Chapitre 45
Puis ce fut la descente du fleuve qui s'élargissait, jusqu'à revêtir l'anonymat de la mer.
Angélique se tenait de préférence à l'avant du navire, tournée vers cet horizon où, enfin, dans quelques jours, si le vent continuait de souffler dans la bonne direction, elle allait se retrouver près de son mari.
Le vent frais et mou commençait d'avoir un goût de sel sur les lèvres.
Bercée par la houle, elle laissait son esprit errer. Elle essayait de se rappeler ce que disait le dernier arcane, celui où était apparu le fou à la ceinture dorée, lorsque Ruth Summers, à Salem, avait disposé devant elle les tarots. Que disait ce dernier arcane, la troisième étoile de David ? Elle faisait en vain appel à sa mémoire.
Qu'elle avait donc été stupide de ne pas vouloir savoir la fin qui lui aurait peut-être révélé ce qu'il en advenait dans son destin, de l'homme brillant et de la papesse, pour l'instant « maîtrisés ». Des deux premières étoiles, lui revenaient quelques bribes.
Amour triomphant ! Amour triomphant ! Voilà ce qu'avait répété la voyante... Beaucoup d'hommes : l'amour te protège. Et le soleil : un homme qui a pris pour signe le soleil.
Cela signifiait que le roi continuait à étendre sur eux sa protection.
Et la main de Ruth Summers retournait les grandes « lames » aux coloris symboliques, rose pour la chair, bleu pour l'esprit.
Elle souhaita se retrouver dans l'intimité de la chambre aux miroirs, s'effraya d'avoir oublié et comme voulu effacer des moments qui s'inscrivaient parmi les plus extravagants, mais aussi les plus déterminants de sa vie, et qu'elle avait écartés avec une sorte de crainte, comme s'il avait fallu les cacher du regard de Dieu.
Lorsqu'elle était revenue dans son climat de Nouvelle-France, Gouldsboro, Wapassou, elle avait eu la propension d'oublier Salem et ses prodiges.
Ce n'était pas de l'oubli, mais une impression d'irréalité restait attachée à ces deux silhouettes, ces deux chevelures blondes qui avaient été mêlées aux instants troublés et extatiques de sa « mort ». Elle les avait vues en rêve... Elle devait faire effort pour les ramener à la surface de la vie...
Dans les brouillards qui se reformaient souvent sur le fleuve, elles devinrent présentes, deux fantômes dans leurs mantes noires de lépreuses.
« Je ne suis même pas une fidèle amie pour vous, mes pauvres magiciennes. Je suis l'ingrate Française papiste, qui, embarrassée par votre singularité, essaie de ne pas trop se rappeler ce qu'elle doit à d'aussi bizarres et répréhensibles créatures. Mais je n'ai jamais douté... Je vous ai rencontrées. Ce n'était pas un rêve. Et ce n'est pas le hasard qui fit que nos deux enfants du bonheur sont nés à Salem et ont ressuscité de vos mains ! »
Elle était en train de boucler la boucle.
Non ! Ce qui se passait en Nouvelle-Angleterre et qui lui avait permis de mieux comprendre ce qu'avait enduré son frère Josselin n'avait rien d'étheré. C'étaient des personnages de chair et d'os qui bâtissaient un monde dans une fièvre mystique. Parmi eux, Ruth et Nômie avaient aussi leur place. Quand, la soignant, elles lui contaient leurs existences pathétiques, c'était moins les déplacements des petites troupes de quakers harcelés, humiliés, allant de pilons en pendaisons, qui avaient éveillé sa révolte que cette sorte de tranquillité dans l'insensé. Il y avait comme une sorte de banalité dans la cruauté, qui parvenait à la rendre naturelle, sinon souhaitable.
Ruth et Nômie étaient sans révolte. Elles parlaient de ces persécutions, tracasseries et sévices qui leur étaient infligés, presque comme d'un mal nécessaire qu'engendrait la douleur de vivre et de grandir sur les côtes d'Amérique.
Après avoir multiplié les guérisons, elles mourraient pendues, maudites, honnies.
Ambroisine la papesse, la pieuse, la bienfaitrice elle, n'effrayait personne.
Le monde n'est pas aveugle.
Il est seulement veule et sans vrai désir de justice et d'amour.
Quand ainsi, Angélique à la proue de son navire avait fait en pensée le tour du cercle, l'impatience qu'elle avait de retrouver Joffrey s'intensifiait encore.
Il lui ressemblait. Elle pouvait tout lui dire. Elle lui confierait ses appréhensions à propos d'Ambroisine. Elle le voyait déjà sourire, rassurant. Et sans doute lui tiendrait-il les mêmes discours qu'elle s'adressait à elle-même.
Si la duchesse de Maudribourg était vivante, et alternativement Angélique en était convaincue et jugeait la chose invraisemblable, de quelles possibilités disposerait-elle aujourd'hui pour leur nuire ? Sa mission n'avait-elle pas pris fin avec celle du jésuite, son frère d'enfance ? Et, avec lui et cette mission, avait dû s'éteindre la flamme diabolique.
Tour à tour, elle les voyait, la papesse et l'homme brillant, réduits aux plates dimensions des êtres ordinaires, comme ces grands généraux qui, après avoir connu des heures de gloire, se retrouvent dans la banalité mesquine de leur inemploi.
Tant de choses s'étaient métamorphosées depuis les semaines de l'été maudit.
Nul ne pouvait plus s'attaquer à leur amour aujourd'hui. Le pays lui-même avait pris un nouveau visage. Les étrangers de Gouldsboro, au début faibles et vulnérables, s'étaient implantés, avaient bâti, rassemblé autour d'eux les activités de la baie Française, et avaient changé, en s'élevant, l'équilibre des forces en présence.
En quelques années, la situation s'était développée de telle façon que Joffrey de Peyrac était en train de devenir l'arbitre entre les peuples de l'Amérique du Nord : Français, Anglais, et Nations indiennes, qu'elles fussent d'origine iroquoise ou algonquine.
Déjà, à Salem, Angélique avait eu un aperçu de son influence lorsqu'elle avait vu les Nouveaux-Anglais le considérer comme l'un des leurs, pouvant se ranger honorablement aux côtés des États coloniaux semi-indépendants de la couronne britannique : « Vous êtes comme nous. » Et elle avait eu la confirmation de son importance par cette aide que le gouverneur Frontenac de la Nouvelle-France lui avait demandée comme un allié et comme à un frère en lequel il avait toute confiance.
Et il l'envoyait vers les Iroquois avec la certitude que lui seul pouvait retenir leur fureur sauvage
Combien elle avait hâte de le revoir, de l'entendre, de le toucher, de s'assurer qu'il était revenu sain et sauf.
Chaque jour elle espérait qu'à travers la grande étendue grise du fleuve bordée de franges de brumes, un bâtiment viendrait au-devant d'eux, amenant Joffrey à sa rencontre, mais chaque jour son espoir était déçu.
Et lorsqu'on annonça qu'à la fin de la matinée Tadoussac serait en vue, elle fut saisie de panique.
« Et s'il n'était pas là. Et s'il lui était arrivé malheur aux Iroquois ! Si Outtaké l'avait tué ? »
Elle se voyait déjà assise éternellement sur les rives de Tadoussac, attendant son retour comme « L'Angélique » du Roland furieux de l'Arioste enchaînée à son roc.
Les hautes falaises rosâtres, ouvrant le fjord noir et glacé du Saguenay, apparurent, la tête dans les nuages, puis, au delà d'un cap, les maisons le clocher pointu et la grande croix de Tadoussac se découvrirent, avec, au large, dans sa rade des navires à l'ancre.
– Est-il là ?
Angélique n'arrivait pas à maintenir l'objectif de la longue-vue devant son œil. Enfin, l'image se précisa. Il était là.
– C'est lui ! Non, ce n'est pas lui !
– Qui voulez-vous que ce soit ! fit M. d'Urville en lui reprenant l'instrument. J'aperçois parfaitement M. de Peyrac et, un peu plus loin, je crois reconnaître le sieur Perrot. Les soldats, les marins vont et viennent à terre ou sur le pont des navires. Tout le monde paraît paisible. Je peux commencer de discerner un certain remue-ménage, il me semble joyeux. C'est sans doute parce qu'on nous a aperçus et qu'on s'apprête à nous recevoir.
Au même instant, un coup sourd leur parvint.
– Vous voyez bien qu'il se passe quelque chose !
– On nous a reconnus et la flotte nous salue. Je vais faire répondre de notre bord.
Un peu plus tard, deux salves tirées des canons de L'arc-en-ciel faisaient écho au signal de reconnaissance.
Encore quelques bordées et manœuvres sous le vent, destinées à rapprocher les vaisseaux de la rive, et le doute ne fut plus possible.
C'était bien Joffrey qui était là-bas, sur la grève, sa haute silhouette dépassant celles des gens de son état-major, sauf celle de Nicolas Perrot.
L'œil collé à la longue-vue, elle le voyait se détacher du groupe, faire quelques pas. Et son cœur battait la chamade.
Le doute n'était plus possible.
C'était lui, son roi, sa patrie, son refuge.
Tout au long de ce voyage, seule vers Montréal, elle n'avait cessé d'être en proie à des craintes aussi informes qu'injustifiées. Et pourquoi ? Parce que, loin de lui, elle ne respirait qu'à moitié.
Et là encore, à l'instant de le rejoindre, au lieu de se réjouir, la main de l'impatience l'oppressait comme si un cataclysme subit, l'apparition du monstre dormant sous les eaux du Saguenay par exemple, eût pu retarder l'instant d'être près de lui et de constater, cette fois encore, qu'il était bien en vie.
Dès que la chaloupe de L'arc-en-ciel aborda, elle courut à lui et lui jeta les bras autour du cou. Sans souci des spectateurs qui les entouraient.
Une seule chose était importante : s'assurer de sa présence par la sensation de son corps contre le sien, de sa chaleur vivante, de sa réalité, par la force de son étreinte qui se refermait sur elle et l'emprisonnait, de la rudesse de la peau de son visage tanné et de la douceur de ses lèvres qu'elle connaissait si bien. Un corps vivant ! Un homme vivant !
À chaque fois qu'elle le retrouvait, son sentiment de délivrance et de jubilation croissait.
Ah non ! Cette fois, c'était juré ! Elle ne le laisserait plus se séparer d'elle, ne serait-ce que pour quelques semaines !
Il l'écarta pour mieux contempler son visage illuminé d'une si naïve et sincère joie. Dans ses yeux sombres pétillait cette étincelle allègre, un peu narquoise, qu'elle avait vue s'allumer dans ceux de Raimon-Roger la première fois où il avait éclaté de rire.
– Dieu soit loué ! Nous sommes en Nouvelle-France et non en Nouvelle-Angleterre. Sinon nous en avions pour deux bonnes heures au pilori !
Elle adorait son sourire, celui du comte de Toulouse...
Qu'importe si elle ne se conduisait pas avec la retenue d'une grande dame française. Tadoussac, vieux poste à fourrures, à deux pas d'un fleuve qui conduisait vers les régions les plus sauvages du monde, était bien le dernier endroit où on avait à se préoccuper de l'étiquette.
Et qui donc ici, parmi les leurs ou les indépendants français de Tadoussac, pouvait se scandaliser de leur élan ?
L'amour qu'ils se portaient, s'il était parfois pour leur entourage une cause d'étonnement, peut-être d'un peu d'envie, était aussi pour leurs familiers et tous ceux qui, en grand nombre, s'étaient placés sous leur égide, un gage de sécurité, une assurance de pérennité et de réussite.
Méfiants au début comme peuvent l'être des hommes de mer ou de guerre envers une femme, peu à peu l'habitude s'était prise de les considérer ensemble comme un porte-bonheur.
De ceux qui avaient accompagné le comte de Peyrac au Saguenay, beaucoup, pendant cette campagne, s'étaient sentis mal à l'aise, anxieux, pas tranquilles, quoi ! Ce ne sont pas des choses qui s'avouent. Mais, maintenant qu'« ils » étaient de nouveau ensemble, qu'« elle » était revenue, fidèle au rendez-vous, la dame du lac d'Argent, et que tous deux passaient, appuyés l'un à l'autre, en souriant au milieu des vivats et des hourras poussés par les équipages et les habitants de Tadoussac accourus, ça allait mieux !
– Et ces Iroquois ?
– Ils y étaient. Outtaké à leur tête, descendant par le lac Mistassini... On aurait dit qu'il m'attendait : « Entre nous, Ticonderoga, il existe un fil invisible qui ne casse jamais, et qui voyage à travers les fleuves, les déserts et les montagnes. »
Il y avait eu palabres, de nombreux calumets échangés, et Outtaké avait remis au comte de Peyrac un wampum qui disait : « Ce collier contient ma parole : je ne porterai pas la guerre chez les Français. Tant qu'ils resteront fidèles à l'homme blanc de Wapassou, celui-qui-fait-éclater-le-tonnerre, Ticonderoga, mon ami. »
Ainsi l'espoir qu'Angélique avait mis dans le Nouveau Monde, de pouvoir recommencer une vie neuve, de voir effacer ce qui avait brisé l'ancienne, de trouver un climat propice à l'accomplissement de leurs personnalités, ne s'avérait pas une illusion.
Autour d'eux, les oiseaux de malheur s'éloignaient...
Seuls restaient en lice les sombres esprits de deux êtres dont la mort s'était emparée.
Du moins, leurs morts étaient-elles admises par les vivants...
Et, paradoxe, Angélique n'avait jamais cessé de craindre que ces morts ne continuassent le combat contre elle avec plus de puissance que s'ils étaient demeurés vivants !
N'était-ce pas là, de sa part, un peu de « superstition poitevine », comme aurait dit Joffrey qui, si elle lui en parlait et lui racontait l'intervention de Garreau et les craintes qui lui étaient venues que la démone ne fût pas morte à Tidmagouche, sourirait et se moquerait d'elle gentiment.
Elle lui en parlerait, certes, ne serait-ce que pour goûter le plaisir d'être rassurée dans ses bras, mais plus tard.
Les oiseaux de ténèbres voletaient autour du halo de lumière de leur vie. Les noires ailes se débattaient contre l'éclat de cette lumière montant comme un soleil levant.
Elle seule les voyait. Ils confirmaient son pressentiment que tout n'était pas résolu, qu'il y aurait d'autres épreuves à traverser, mais ces deux adversaires irréductibles, enragés contre eux, morts ou vifs, ne pourraient jamais vraiment triompher.
Car elle et Joffrey avaient atteint ces plages de la sérénité intérieure et de l'espérance d'où l'on ne peut plus être chassé, et elle savait aussi que, longtemps encore, quoi qu'il arrive, il y aurait pour eux, beaucoup d'heures de bonheur à vivre.
FIN
1 Cf. « Angélique et la démone ».
2 À l'époque le mot nègre en français, issu du mot portugais negro qui voulait dire textuellement : homme de peau noire, n'avait aucun sens péjoratif et signifiait la même chose que le mot : noir de nos jours, qui n'était pas employé. Celui de négresse commençait seulement à entrer en usage et l'on disait communément une jeune nègre, une nègre.
Le mot « marron » ou « marronne » qui fut appliqué aux esclaves évadés venait d'une altération du mot hispano-américain, cimarron : retourné à l'état sauvage.
3 Cf. « Angélique et le Nouveau Monde ».
4 Cf. « Angélique et le Nouveau Monde ».
5 Sobriquet donné aux protestants parce qu'ils officiaient souvent la nuit, comme des papillons de nuit.
6 Aujourd'hui Kingston sur le lac Ontario.
7 Lac George.
8 Budget émargeant de la cassette royale pour certaines entreprises.
9 Cf. « Angélique et la démone ».
10 Cf. « Angélique à Québec ».