Chapitre 26

Ce n'était pas encore Noël et si le brouillard épais qui enveloppait la nature ne consentait à se fondre à l'improviste que pour laisser entr'apercevoir le fantôme d'une silhouette humaine tâtonnant du pied sur son chemin ou la gerbe d'un petit bouleau subitement devenu d'or ou l'intense brasier d'un merisier sauvage ayant décidé de revêtir, avant les autres, son feuillage rouge, si la grande enveloppe grise et vaporeuse en laquelle la baie des Français aime tant à se draper, jouant la mystérieuse et la timide, alors qu'il n'y a pas plus hardie et désinvolte, si ces rideaux, voiles et écharpes de songe blafard faisaient régner, ce jour-là, une clarté hivernale trompeuse, nul n'oubliait qu'on n'en était qu'aux prémices de l'automne.

Et pourtant, avec le nombre de gens qui s'étaient mis en route, habités d'allégresse et de curiosité, chacun voulant se nantir d'un menu présent, avec le grêle appel d'une cloche étouffée par les brumes mais conviant badauds et travailleurs à cesser leurs musardises ou leurs tâches et à se porter, intrigués et attendris, vers une pauvre cabane, il y avait comme une évocation de Nativité et d’Épiphanie autour de la crèche.

Sauf que le petit Jésus était noir.

Si discrètement que se fût passée cette naissance au cours de la nuit, dans la maison de rondins où l'on avait logé les esclaves achetés au Rhode Island, l'annonce en avait couru dès l'aube d'un bout à l'autre du pays et jusqu'au camp Champlain où le pasteur Baucaire eut l'idée de faire sonner la cloche de sa chapelle pour avertir ses ouailles. Malgré le brouillard, les familles se mirent en route, à pied, à cheval ou en carriole dont il y avait déjà trois modèles en plus des chariots à bœufs.

À Gouldsboro, la plupart étant ou ayant été des gens de mer, navigateurs, marchands ou habitants des ports, ne trouvaient pas de quoi s'exclamer à la vue d'individus de peau noire. On en trouvait assez en France dans la domesticité des grands seigneurs, et jusqu'à Versailles, pour y être habitué, et l'arrivée du petit groupe de nègres était passée presque inaperçue, mêlée au débarquement de toutes les marchandises qu'il fallait décharger et répartir dans le même temps.

Mais la naissance d'un enfant noir, pour la première fois chez eux, réveilla leur enthousiasme.

De tempérament fougueux et non blasé, ils étaient toujours prêts à sauter sur le moindre prétexte de déplacement et de réjouissance.

Les enfants surtout trépignaient de curiosité à l'idée de voir comment était fait un bébé noir, comme si, dans leur esprit, les adultes qu'ils avaient eu l'occasion de voir avaient été peints de cette couleur après coup.

Ils furent un peu déçus car le nouveau-né qu'on leur montra, recroquevillé dans le creux du bras de sa mère, était plutôt d'une teinte rougeâtre, assez foncée.

– La même couleur que les noix de palme avec lesquelles ils font leur huile rouge dans la forêt, commenta un ancien flibustier qui avait plusieurs expéditions au cœur de l'Afrique à son actif, apparemment au service d'un négrier.

Les Indiens présents le trouvaient de leur couleur, ce qui à la fois les flattait et les inquiétait. Mais la plupart des gens avertis faisaient remarquer à l'entourage les parties génitales du nouveau-né d'un beau violet foncé, très sombre, ce qui voulait dire qu'en quelques jours le petit bonhomme tout entier allait devenir aussi noir qu'un morceau d'anthracite, d'autant plus que ses père et mère étaient eux-mêmes très noirs, sans aucune trace de métissage.

La jeune négresse étendue à terre, recouverte d'un tissu léger aux dessins de couleur, les épaules soutenues par un coussin de crin, souriait avec cette expression de satisfaction et de détente des femmes pour lesquelles un accouchement est peut-être la seule occasion qui leur est donnée, en toute une vie, de pouvoir se montrer en public dans l'attitude du repos. Et non seulement sans encourir de blâme, mais pour, circonstance aussi rare, se voir adresser félicitations et compliments.

Avec une très nette conscience de son importance et de son rôle, elle acceptait l'empressement des curieux qui se bousculaient à la porte, et il y avait des disputes pour passer au premier rang.

Mais personne pourtant n'osait pénétrer à l'intérieur pour remettre les cadeaux préparés. Ils étaient arrêtés dans leur élan par la présence des autres occupants du logis qu'on distinguait mal dans la pénombre que ne dissipait guère la lumière déjà assez pauvre du jour, filtrant à travers les petits carreaux des deux fenêtres tendues de peaux de poisson séché. Il était difficile de distinguer les traits et les expressions des compagnons de la jeune accouchée. On ne voyait que leurs yeux blancs, incrustés d'un iris sombre et fixe, prunelles qui se déplaçaient par paires suivant leurs mouvements : debout, assis, à droite ou à gauche. C'était impressionnant ! Un petit feu à terre, de temps à autre, jetait une lueur et modelait un visage. On découvrait debout, un peu en retrait, un homme d'une trentaine d'années, vêtu de la camisole et du caleçon de toile blanche des esclaves des Antilles, travaillant dans les champs de canne à sucre.

Il tenait son chapeau de paille tressée devant lui, à deux mains, dans une attitude de politesse digne, celle qu'on avait dû lui enseigner tout petit à observer devant le maître. Ce n'était pas le père, affirmaient quelques-uns, avertis on ne sait comment.

Le père, c'était celui qui se tenait au fond, assis immobile contre le mur, les bras autour de ses genoux. Sa face simiesque provoquait les murmures, et le voyageur d'Afrique commença à raconter des histoires d'hommes des bois qui étaient en réalité de grands singes très noirs, très farouches, aperçus entre les branches, difficiles à abattre, encore plus à capturer. Il en avait vu, mais pas de près. La grande femme soudanaise et son fils de dix ans pour d'autres raisons inspiraient la méfiance. Se tenant au chevet de l'accouchée, elle laissait entendre par une attitude hautaine et détournée que si elle avait assisté sa sœur en esclavage, ce n'était pas sans mépris car elle était d'une autre race, supérieure à celle de ces Bantous de la forêt.

La jeune femme accouchée était la seule à paraître à l'aise et sans frayeur. Gardant la pose avec grâce, et les paupières baissées sur son petit, au creux de son bras, elle faisait de son mieux pour que chaque visiteur pût le voir et l'admirer car, en ce jour, c'était lui le roi.

– Ne pourrait-on recouvrir cet enfant ? demandaient des ménagères.

On leur répondait que si la mère jugeait bon de l'exposer ainsi nu, c'est qu'elle avait ses raisons. Il ne faut pas contrarier ces gens-là dans leurs coutumes, et sans doute voulait-elle faire à ses visiteurs la civilité de les avertir du sexe de l'enfant sans qu'ils aient la fatigue de s'en informer.

Aussi bien, malgré les brumes, il ne faisait pas froid. Le temps était moite, tiède... Le petit ne risquait pas de prendre mal.

Cela jacassait ferme dans le brouillard autour de la baraque lorsque Angélique arriva en compagnie d'Honorine et de quelques suivantes. Joffrey de Peyrac, Colin Paturel, au même instant, survenaient, apportant au nouveau citoyen de Gouldsboro leurs hommages et Siriki les suivait dans sa livrée amarante, tenant un petit coffret, roulant des yeux anxieux, et visiblement très ému de l'opportunité qui lui permettait, sous le prétexte de remettre un cadeau de la part des Manigault, d'approcher de plus près la dame de ses pensées, la belle Akashi.

Les trois visiteurs étant de haute taille et touchant le plafond durent s'agenouiller.

Le matin, le comte de Peyrac avait fait porter des vivres, des fruits, du lait et la pièce de tissu d'indienne avec laquelle elle se couvrait. Il lui remettait maintenant un choix d'autres étoffes bien pliées, des toiles à fleurs aussi, et d'autres lainages de couleur vive.

Mme Manigault avait expédié Siriki avec quelques babioles. Elle trouvait ridicule de se déplacer pour la naissance d'un négrillon, elle dont le mari contrôlait jadis le commerce de « bois d'ébène » transitant par La Rochelle, mais puisque tout le monde le faisait et voulait apporter son cadeau, elle ne serait pas en reste. Les anneaux d'oreilles, les colliers de cornaline, les épingles et fibules piquetées de faux brillants, bijoux de pacotille réservés aux tractations avec les rois africains et dont elle avait – pourquoi ? – emporté quelques reliquats, ravirent la jeune femme au moins autant que la petite émeraude de Caracas que Colin Paturel lui offrit en lui recommandant de la faire porter à l'enfant pour éloigner le mauvais sort.

Siriki s'était glissé près d'Angélique afin de lui demander conseil. Jugeait-elle habile de sa part qu'il profitât de l'aubaine pour remettre à Akashi un présent personnel ? Il montra dans le creux de sa main un petit masque en triangle, taillé dans de l'ivoire, fétiche qu'il portait au cou lorsqu'on l'avait enlevé et qu'il n'avait jamais quitté.

Colin leur adressa un signe afin de l'avertir qu'il n'avait pas encore engagé les négociations. Aussi bien, regardant autour d'eux, ils ne virent plus trace de la grande négresse et de son fils qui s'étaient éclipsés avec autant de célérité que s'ils étaient passés à travers les murs.

*****

– Et maintenant, est-ce que vous allez enfin m'expliquer pourquoi vous avez fait l'achat de ces esclaves ? demanda un peu plus tard Angélique, tandis qu'au bras de son mari elle regagnait le fort.

Le brouillard cette fois devenait si dense qu'on ne voyait plus, selon une expression familière, « le bout de ses chaussures ».

À quelques pas de la cabane, déjà le bruit des voix s'étouffait. Ils pouvaient se croire dans un désert ou dans les limites d'un songe.

Seul l'appel caverneux des conques de brume, jeté par les pêcheurs essayant de regagner la rive sans que leurs barques entrassent en collision, parvenait par intermittence et tout à l'heure, les notes lointaines espacées de la trompette de chasse que M. Tissot, le maître d'hôtel, faisait sonner du haut de la plate-forme pour annoncer que les repas étaient servis, avaient tout de même atteint leurs oreilles.

Joffrey haussa le sourcil avec surprise.

– Pourquoi « enfin » ?

– Parce que vous ne m'avez pas encore dit pourquoi vous les aviez achetés quand nous sommes passés par le Rhode Island avant d'aller à New York. Et cela fait bientôt trois mois, sinon plus...

Il avait beau être le plus attentif des époux, il y avait quand même des choses qui lui échappaient ! N'était-ce pas normal qu'elle veuille être mise au courant de ses occupations, de ses desseins ?... La croyait-il si sotte qu'elle ne puisse comprendre quels étaient ses buts, ses visées pour l'avenir proche ou lointain ? La soupçonnait-il d'être indifférente à ce qu'il entreprenait ?

Elle se reprit tout à coup et laissa aller sa tête contre son épaule dans un mouvement câlin de contrition.

– Oh ! Mon cher seigneur, oui, je suis sotte ! Quand je pense aux mille tâches que vous assumez et aux mille plans que vous tramez, sans vous désintéresser du moindre détail, du plus petit chaînon dont vous avez besoin pour forger notre réussite et assurer notre puissance, j'en ai le vertige. Certes non, je ne voudrais pas tout savoir, je m'y perdrais. Qu'était-ce que mon affaire de chocolat à Paris à côté de ce que vous bâtissez, accomplissez ! Et moi, je ne fais que de me laisser gâter, combler, en vous reprochant de ne pas me faire assez de confidences. Vous m'apportez tous les bonheurs sur un plat d'or et d'argent, et je me tourmente pour des vétilles !

Joffrey souriait. Il allait encore se moquer d'elle, mais elle l'avait bien mérité.

– L'homme est lent à entrer dans la réalité du bonheur, dit-il. Et les femmes plus encore. On bataille pour atteindre un rêve, accomplir une prouesse et lorsqu'elle est accomplie, on continue à rester en alerte au lieu de se réjouir. Vous souvenez-vous lorsque nous sommes arrivés ici ? Tout n'était que ruines derrière nous, en nous et de plus nous ne possédions rien. Tout était à construire, à sauver avant même qu'on ait planté un pieu. L'or et les armes ne suffisaient pas pour triompher. Il fallait, de plus, le courage pour traverser l'épreuve de survivance. Je vous ai dit : « Il nous faut gagner un an... » Je vous ai vue porter des fagots sur votre épaule, souffrir de la faim, affronter la fureur iroquoise sans trembler, veiller les malades. Je vous ai vue faire face aux dangers, éviter les pièges, accepter blessures et fatigues sans jamais vous plaindre, avec une constante bonne humeur et foi en notre réussite... et nous avons franchi l'année et nous avons gagné. Alors aujourd'hui, je peux moi réaliser mon rêve qui était de vous combler, de vous offrir enfin cette vie agréable et libre dont vous savez si bien profiter, vous qui avez le don du bonheur. Je ne vous cache rien. Nous n'avons plus qu'à être heureux. Quant à cette acquisition d'esclaves nègres à Newport, si ma démarche vous intriguait, pourquoi ne m'avez-vous pas questionné dès le premier jour ?

– Ma foi, j'étais inquiète, troublée, presque déçue par vous, en vous voyant aller en acheteur parmi les marchands, avec cette assurance des hommes qui font leur choix et cette aisance que donne l'habitude de ces sortes de marchés. J'avais comme une crainte...

– Une crainte de quoi, mon ange ?

– D'apprendre...

– D'apprendre quoi, mon cœur ?

– Le sais-je ? Qu'un aspect de vous qui m'était inconnu allait m'apparaître et me révéler que vous étiez sur ce point comme les autres. L'abîme entre nous... Que vous vouliez employer des esclaves, que vous achetiez par exemple la belle femme somali... peut-être... pour vous ?

Joffrey de Peyrac renversa la tête en arrière pour s'esclaffer, et l'on entendit dans la nue le piaillement d'une mouette invisible répondre à ce rire.

Il riait à en perdre le souffle.

– Qu'y a-t-il donc de si drôle ? demanda Angélique, feignant d'être piquée. Ce n'est pas nouveau... Vous avez possédé des esclaves en Méditerranée. Et le Rescator n'allait-il pas au batistan de Candie pour y acquérir des odalisques ?

– Et s'y ruiner en achetant la plus belle femme du monde aux yeux verts qui lui filait entre les doigts ?

Il se reprenait à rire. Les échos de sa gaieté se répercutaient dans le brouillard.

En Nouvelle-Angleterre, elle l'avait vu, lui, très précis, parlant un anglais impeccable, se plier à la discipline et aux heures de ses hôtes dont il ne voulait pas contrarier le sévère code réglant les journées partagées entre prières, études et labeur.

Revenu dans ses domaines, il changeait et vivait plus au gré de sa fantaisie, tout en continuant à traiter un nombre infini de questions en attente, mais sans rigueur.

Ainsi, pour l'instant, il se promenait avec elle et c'était d'une importance capitale, surtout avec les idées qu'elle se faisait, des plus inattendues. Mais elle lui plaisait ainsi, tellement féminine. Les gens de la maison du comte connaissaient sa manière de vivre lorsqu'il était à Gouldsboro. M. Tissot savait que s'il ne le voyait pas paraître, il n'avait qu'à renvoyer ses gâte-sauce aux cuisines réchauffer les plats, et sa garde espagnole cessait de marcher sur ses talons, pique en main.

– La Méditerranée ? Ne sentez-vous pas comme tout cela est loin, petite dame ? fit-il d'une voix contenue. Si loin que l'on s'étonne d'avoir été celui-là qui a traversé tant d'événements seul et sans vous. Oh, mon cher trésor ! Ces aspects et ces visages révélés et différents de nous-mêmes composent notre histoire d'amour. Nous avons avancé sur le chemin, comme nous n'avions cessé d'avancer depuis le jour où la foudre a frappé mon cœur, à moi, le troubadour du Languedoc, qui croyais tout savoir sur l'art d'aimer... Sommes-nous toujours sur le bon chemin ?

– Je l'espère, dit-elle vivement.

– Non ! Je parle du chemin sur lequel nous marchons.

Ils se remirent à rire tous deux.

– Nous suivons un sentier, mais je ne souhaite pas qu'il nous ramène trop vite au fort.

Il lui demanda si elle n'avait pas froid et jeta un pan de son manteau sur ses épaules.

Elle lui fit cependant remarquer qu'il ne lui avait toujours pas raconté pourquoi il avait acheté ces gens du Rhode Island.

– Et si je vous répondais, ma très chère, que... je n'en sais rien. Le philosophe Descartes a voulu rendre les Français conscient des raisons de leurs actes. Je crains qu'il n'ait réussi à ne les rendre qu'insupportables, car je ne suis pas certain que cette méthode de pensée et de jugement puisse s'appliquer à tous nos élans, nos désirs, nos peurs cachées et indéfinissables. Les « pourquoi » et les « parce que » brouillent notre instinct qui est une force précieuse en nous, mais sans raison. Pourquoi suis-je allé flâner sur le marché des esclaves à Newport ? Pourquoi m'a-t-il été intolérable de voir la grande femme peul qui ressemblait à la sultane Leila dans cet état d'humiliation et sans recours, confondue à jamais dans la situation servile à laquelle son exil loin de son royaume allait la condamner, privée de ses pouvoirs sur son peuple, privée de son peuple ?

– Vous cherchiez une épouse pour Kouassi-Bâ ?

– L'idée à circulé... Rien de plus. Kouassi-Bâ a partagé, non seulement toutes mes épreuves, mais tous mes travaux. C'est un expert en mines et j'ai pu lui confier la marche des chantiers d'extraction et de transformation du minerai suivant mes procédés chimiques. C'est un savant... Il est vrai que la belle Akashi appartient au pays des laveurs d'or d'un fleuve dont on ne connaît pas tous les méandres, le Niger.

– Que font-ils de cet or ?

– Des bijoux et surtout ils l'offrent aux dieux... Et puisqu'il vous faut des « parce que », je vous dirai que je l'ai achetée parce que le capitaine hollandais a dit qu'elle était invendable. Les deux planteurs qui en avaient fait l'acquisition, l'un à l'île de Saint-Eustache, l'autre à Saint-Domingue, sont morts quelques heures après. Le capitaine repassant par là, on la lui rendit pour rien avec empressement et terreur, elle et son sorcier de fils.

– Le garçon ?

– Regardez-le bien la prochaine fois que vous le verrez et vous comprendrez... En somme, je crois que vous avez été bien avisée de ne pas me questionner ce jour-là. Car la vraie raison qui me poussait à rechercher quelqu'un sur le marché, à rechercher, en effet, une femme mais pas de cette sorte, je n'aurais pu vous la donner non plus. Bien, je vous vois de nouveau ouvrir des yeux inquiets et je vais essayer quand même de vous donner une explication qui plairait à M. Descartes, encore que cette raison elle-même fût suscitée en moi par un pressentiment flou qui me faisait craindre pour le bien-être de l'enfant que nous attendions. Je voulais m'assurer que s'il le fallait, une nourrice pourrait vous suppléer pour l'allaiter. Nous étions en Amérique et non dans nos provinces de France où l'on en peut trouver facilement. Je remarquai cette jeune nègre « marronne »2 de Saint-Domingue qui me parut remplir toutes les conditions. Elle était familiarisée avec la vie des Blancs et me dit qu'elle avait déjà allaité un enfant de sa maîtresse. Mais son propre enfant ayant été vendu par la suite, elle se révolta et s'enfuit dans les montagnes avec un esclave africain qui venait d'arriver. On les rattrapa trois mois plus tard et on les vendit ainsi qu'un oncle ou un frère de la jeune femme qui leur avait donné asile. Voici l'histoire qui les a amenés en Rhode Island puis aujourd'hui en nos murs. Une « marchandise calamiteuse » comme me disait aussi le Hollandais qui ne savait qu'en faire. Je pense avoir passé avec eux un contrat, en paroles, qui satisfait les deux parties. Mais, ainsi que nous avons pu le constater, le destin s'est encore joué de nos plans. M'écoutez-vous ? interrogea-t-il, la voyant rester silencieuse.

– De toute mon âme.

« Je vous adore, disaient ses yeux tournés vers lui, je ne vois plus que vous sur Terre. Je vous adore. »

Elle n'avait plus qu'une envie. Poser ses lèvres sur les siennes. Ils s'arrêtèrent dans leur lente promenade.

La brume mouillait leurs lèvres de sel. Personne alentour. Le silence.

Et jusqu'à la fin du monde ils s'embrasseraient, s'embrasseraient.

Ils étaient ensemble, ensemble.

Ils se regardaient et leurs lèvres se reprenaient.

– Allons ! dit-il enfin. Vous me rendez fou ! Pourquoi, pourquoi un baiser ne peut-il pas être éternel ?

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