Chapitre 30

Wapassou au cœur du Maine avait été, pour Angélique et son mari, après leurs retrouvailles, le champ clos de la première épreuve traversée côte à côte. Celle de l'hiver terrible où le comte, sa famille, sa recrue et ses ouvriers avaient failli mourir de faim, de froid et de scorbut, abandonnés, démunis, menacés par les Indiens et les Français de Canada, séparés de leurs amis des rivages par des milles et des milles de désert glacé4. Depuis, les lieux avaient été transformés. Les soldats, bûcherons, charpentiers, artisans et manœuvriers de toutes sortes que le comte de Peyrac avait engagés et fait venir à ses frais d'Europe ou de différentes colonies d'Amérique, avaient bien travaillé. Abandonné le premier petit « fortin » que les tombées de neige ensevelissaient presque entièrement, et où ils s'étaient terrés comme des bêtes le premier hivernage, une vingtaine d'hommes et de femmes avec quelques enfants, pendant d'interminables mois, rassemblant leurs forces pour résister à tous les pièges de l'hiver : froid, faim, ennui, promiscuité, maladies...

Non loin, dominant le lac d'Argent, s'élevait une confortable bâtisse de deux étages, avec un donjon de bois, nantie de caves et de greniers dans les combles, avec toutes les défenses d'un fort bien armé et les agréments d'une demeure où les familles résidentes avaient chacune leurs appartements. S'y ajoutaient salles communes, cuisines, magasins, entrepôts.

À l'intérieur de la palissade établie sur un vaste périmètre, on trouvait les communs, des granges et – merveille ! – des étables et des écuries. Car, au cours des deux derniers étés, dix chevaux de labour et de trait, six vaches et leurs veaux avaient été menés d'étape en étape à pied d'œuvre.

Aux quatre coins de l'enceinte s'édifiait un fort bastion à meurtrières, avec en dessous un corps de garde qui pouvait servir de logement car on y avait aménagé des poêles allemands ou helvétiques pour le chauffage et à l'étage inférieur, il y avait des réserves de vivres. Chaque bastion représentait à lui seul une petite forteresse pouvant soutenir un dur assaut ou un siège de quelques semaines.

Sans être hors de la palissade, le magasin aux poudres que l'on établit toujours, de préférence, loin des habitations, avait été creusé hors de vue dans des souterrains dont les parois avaient été recouvertes d'un enduit d'argile, de sable, de paille à fumier de bovins mélangée à quelque autre ingrédient d'une pierre recuite et broyée qui lui donnait de la dureté, et qui formait un revêtement absorbant l'humidité et maintenant la sécheresse requise à la protection de la précieuse poudre et des munitions.

De vastes hangars restaient disponibles pour permettre aux Indiens visiteurs de pétuner et de troquer à leur aise ou de demeurer quelques jours céans, lorsqu'on les amenait blessés ou malades.

Et il y avait deux petits bâtiments pour « faire suerie ». Les Indiens avaient appris aux Blancs l'excellence de cette coutume qui consistait à s'enfermer dans une cabane hermétiquement close où des cailloux surchauffés, jetés dans une calebasse d'eau, entretenaient une vapeur suffocante et brûlante. Après avoir sué à en mourir, on sortait et on allait se rouler, nu, dans la neige ou se jeter dans le lac glacé.

Enfin, signe de la quiétude dans laquelle on vivait, des fermes entourées de jardins s'étaient élevées çà et là, à quelque distance du fort.

Chaque famille ainsi autonome avait le soin d'une vache et d'un porc.

Les habitants s'étaient multipliés et, comme à Gouldsboro, Angélique ne pouvait plus connaître personnellement tous ceux qui étaient venus peupler Wapassou à la charnière des saisons, et se grouper sous la bannière bleue à écu d'argent du comte de Peyrac.

On commençait donc par se congratuler entre amis de longue date. Les Jonas, les Malaprade, le chevalier de Porguani... Les longues absences des propriétaires du fief auraient pu entraîner, parmi ceux qui demeuraient sur place, des troubles et des querelles. Mais Wapassou était de ces lieux où les choses tournent bien d'elles-mêmes par la grâce d'on ne sait quelles influences bénéfiques.

Les êtres y étaient portés à être patients, d'humeur joyeuse et égale et les caractères à montrer le meilleur d'eux-mêmes. Certes, chacun y mettait du sien et il fallait avoir affaire à des gens de qualité. Mais jusqu'alors, aucune Bertille Mercelot ne s'était montrée pour « mêler sa goutte de verjus et faire tourner la sauce ».

Au sortir de l'hiver, qui est une épreuve de force avec l'esprit de zizanie et d'intolérance, non seulement on retrouvait tout le monde vivant, mais ayant resserré les liens d'amitié et d'estime mutuelles.

On était à Wapassou en terre libre. Toutes les opinions étaient respectées et cela ne pesait à personne. Dans le souci de ne point déplaire à son prochain et de ne point blesser ses convictions, chacun apportait discrétion et tact à pratiquer sa religion. Un oratorien d'un certain âge avait été chargé d'officier pour les catholiques de l'endroit. Avant de procéder à l'édification de la chapelle, il avait débattu avec les réformés du lieu où ils risqueraient d'être le moins importunés par les murmures et cantiques du rituel catholique.

Mais les réformés de Wapassou étaient habitués à bien pis. Dans le fortin du premier hivernage, on avait vécu presque au coude à coude avec un jésuite, le père Masserat, qui disait des messes chaque matin !

Elvire, la nièce des Jonas, huguenots de La Rochelle, avait épousé Hector Malaprade, catholique. Leur différence de confession qu'ils devaient plus au hasard de leurs naissances qu'à une conviction de l'âme, ne leur avait pas paru un obstacle suffisant pour dédaigner et briser la merveilleuse histoire d'amour qui s'était nouée entre eux, et ils s'étaient estimés parfaitement mariés devant Dieu et devant les hommes, pour avoir signé leurs noms sur le registre officiel de Wapassou, devant le comte de Peyrac, considéré comme capitaine et seul maître à bord, et avoir reçu la bénédiction de M. Jonas pour Elvire, et celle, fortuite, du père Masserat pour Hector, au cours d'un office auquel ils avaient assisté, du seuil, la main dans la main.

Telle était la mentalité de Wapassou.

Les consciences se sentaient à l'aise et dans leur droit. N'œuvrait-on pas assez pour le Seigneur en arrachant, jour après jour, un pan de terre païenne à la sauvagerie, et en bâtissant pour des enfants innocents, un lieu où ils ne seraient pas condamnés, avant de naître, à la persécution, à la prison, ou au bannissement ?

Après conseil, il avait été décidé que dans chaque aile du grand bâtiment central, une pièce serait aménagée, l'une pour y célébrer la messe, l'autre pour les réformés afin qu'ils pussent s'y rassembler et y prier ou chanter leurs psaumes sous l'égide de M. Jonas reconnu un peu comme leur conseiller et leur chef spirituel.

Loin de séparer les représentants des deux religions, la piété manifestée par leurs fidèles les rassurait mutuellement. La plupart de ceux qui étaient ici avaient trop souffert d'intolérances sectaires et stériles, sans souhaiter d'en voir s'atténuer la rigide permanence.

Loin des regards des autres qui les eussent contraints à durcir leur attitude, ils s'accordaient de vivre avec plus de souplesse et de bénignité.

Et lorsque, dans la grande salle commune où l'on se réunissait l'hiver après le labeur, maître Jonas, assis près de l'âtre, ouvrait sa bible, il n'était pas rare de voir Porguani, l'Italien, catholique scrupuleux et fervent, venir lui demander d'en lire à haute voix quelques versets qu'il écoutait avec un plaisir manifeste en fumant sa longue pipe.

Cette année-là, Wapassou allait recevoir un ministre du culte en la personne du neveu du pasteur Beaucaire, un veuf d'une trentaine d'années, nanti d'un garçon de dix ans. Originaire d'une province de l'ouest de la France, Aunis ou Vendée, ravagée par une « campagne d'abjuration », ce jeune pasteur avait perdu son épouse, violée puis précipitée dans un puits par les dragons du roi, les « missionnaires bottés »... Réfugié avec son enfant à La Rochelle, il avait suivi dans leur fuite aux Amériques son oncle, le pasteur Beaucaire et la fille de celui-ci, Abigaël, sa cousine, mariée à Gabriel Berne, un voisin.

À Gouldsboro après avoir longtemps gardé le deuil, tout en assistant son oncle dans les travaux de paroisse, il venait d'épouser l'une des accortes filles de Mme Carrère et ce couple avait décidé de commencer une nouvelle vie de pionniers.

Ici, l'automne était plus avancé.

Étaient passés les cygnes, les canards, les oies blanches, les oies bernaches, constellant le ciel de croix à pointes noires.

Les abeilles avaient fait leurs nids en haut des branches, signe que l'hiver serait froid.

Mme Jonas avait hâte de montrer à Angélique où en étaient les travaux concernant les provisions d'hiver rassemblées au cours de l'été, fruit de cueillettes actives et de soins donnés aux premières cultures.

Les baies des bois, merises, petites poires, noix, faines, noisettes avaient été ramassées, mises à sécher, ainsi que les champignons divers, enfilés sur des fils minces et solides et tendus en chapelets d'une poutre à l'autre des plafonds.

En cas de disette, des racines de bardane à faire bouillir dans l'eau salée, des glands, qu'on pouvait consommer après avoir jeté la première eau.

Des tonneaux de choux surs, la saurkraute allemande, étaient en préparation. On attendait la venue d'une plus ample réserve de sel pour les terminer et les entreposer dans les caves. Cet aliment des pays de climat froid était réputé pour éviter le scorbut.

Et, sous les toits, dans les « galleteaux » comme les appelait Mme Jonas qui était de l'Aunis, il y avait la suprême réserve de bois qu'on pouvait descendre de l'intérieur dans des paniers suspendus à des poulies, jusqu'aux étages et aux grandes salles du rez-de-chaussée.

Les cultures étaient encore modestes. Un peu de seigle, de l'avoine pour les chevaux. À part les choux, les citrouilles, les raves et racines, genre navets et carottes, les agriculteurs de Wapassou avaient surtout porté leur effort à préparer de grandes prairies d'élevage, en asséchant le plus possible de terres aux alentours des lacs, afin de pouvoir amasser une quantité suffisante de fourrage pour la survie des bêtes domestiques. Le pichet de lait posé sur les tables familiales chaque matin était à ce prix.

Et y avait-il son plus agréable, bien que monotone, à ouïr dans les lointains de la maison, que le pilonnement alterné de deux barattes à beurre travaillant activement à transformer ce lait en une belle motte jaune pâle de ce beurre parfumé à l'odeur des fleurs de Wapassou ?

La forte Yolande ne fut pas longue à se porter volontaire et à prendre le relais dans la fatigante besogne qui demande vigueur et patience.

Des hommes et des jeunes gens étaient revenus de la dernière chasse que, chaque année, ils menaient avec les Indiens Métallaks. Une ultime séance de dépeçage, découpage, fumage, aurait lieu, puis un dernier festin avant que les Indiens ne repartent, par petites bandes, prendre leurs quartiers d'hiver.

Leur chef était ce Mopountook qui avait initié Angélique à la saveur des eaux de source du pays. Ware ! Ware ! L'eau ! L'eau ! répétait-il en algonquin, l'entraînant toujours plus loin. Et il disait aussi : « La nourriture, c'est pour le corps... L'eau, c'est pour l'âme ! »

*****

Le festin eut lieu sur la colline, près de ces grandes marmites de bois taillées dans des souches d'arbres non déracinés, et où les Indiens du Nord faisaient cuire leur bouillie de maïs avant que les Blancs n'eussent apporté à l'Amérique le chaudron de fer ou de fonte.

Les villages dans ce temps-là se groupaient autour des récipients inamovibles où l'eau versée était portée à ébullition par des boulets de pierre incandescents. Les tribus, alors, étaient peut-être moins nomades qu'aujourd'hui où il suffisait de jeter sur son échine les précieuses et indispensables chaudières pour décabaner.

Des quartiers de grandes citrouilles couleur d'aurore rôtissaient sur des braises. Dans l'une des chaudières des ancêtres, bouillaient des haricots, dans l'autre cuisaient les différents morceaux d'un orignal entier.

On offrit au Sagamore Mopountook les noix de gras de l'intestin de l'élan qui gardent un certain parfum de boyaux et se dégustent crues, mets de choix irremplaçable pour soutenir l'effort au cours des longues marches ou des longs portages et aussi les pieds de l'animal, grillés près du foyer et dorés, sous leur gélatine transparente, arrosés d'une sauce de fruits acides des bois. Le tout sans sel pour complaire aux Indiens.

Pour les estomacs délicats, des outardes rôtissaient sur les broches.

Les plus délicieuses odeurs s'élevaient, se mêlant aux fumées des huttes charbonnières de la hauteur d'en face où l'on fabriquait du charbon de bois pour l'hiver.

Des cris, des rires et des accents de flûtes et de clarinettes orchestraient le repas.

Barthélémy, Thomas et Honorine, et en général tous les enfants, se réjouissaient beaucoup à regarder manger les Indiens. Ces hôtes de marque n'avaient-ils pas, quand ils mangeaient, des manières beaucoup plus répréhensibles que les leurs, enfants de Blancs, à qui on reprochait si souvent de se mal tenir à table ! On aurait beau jeu maintenant de venir leur recommander de ne pas manger avec leurs doigts, de s'essuyer les mains, de fermer la bouche en mâchant et de ne pas roter !

Les enfants regardaient leur mère respective du coin de l'œil avec triomphe : c'était si amusant d'arriver à roter comme de vrais Indiens. Et les mères faisaient mine de ne s'apercevoir de rien.

Soit ! Les Indiens étaient malpropres, mais si gais, si convaincus de leur bienséance, qu'on ne ressentait pas de gêne à les voir s'essuyer les doigts sur leurs mocassins, ou prendre dans l'écuelle une part de viande pour vous la tendre après l'avoir un peu goûtée afin de s'assurer de sa qualité.

Et ce jour-là, entre les Blancs, ce fut le concours à qui arriverait à manger le mieux à l'indienne, c'est-à-dire d'une façon tout à fait déconseillée par le manuel de La civilité puérile et honnête.

La palme revenait à Joffrey de Peyrac.

Celui-ci, sans se départir de sa dignité de grand seigneur qui, sous n'importe quelle défroque, faisait partie de sa nature, avait une façon inimitable de s'accroupir auprès d'un Indien, tendant vers la face cuivrée son visage intelligent où se lisait une attention à la fois déférente et fraternelle.

Il prenait du bout des doigts dans la marmite les morceaux, les mangeait avec la même componction religieuse que ses hôtes, puis lançait derrière lui les ossements, avec une négligence qu'il semblait avoir pratiquée toute sa vie.

Il tirait sur le calumet, passé de bouche en bouche, sans manifester la moindre hésitation. En réalité, ces rites pour lui n'avaient d'autre importance que de resserrer les liens de compréhension humaine entre deux races étrangères, et s'il fallait manger avec ses doigts et cracher dans le même tuyau de pipe, il n'y voyait aucun inconvénient.

C'était donc surtout son attitude qui encourageait les Européens à se sentir à l'aise. Mélange d'indulgence et de considération.

Les enfants y arrivaient d'emblée. Une parenté d'esprit existe entre les enfants et les sauvages.

Elvire disait qu'elle sentait que ses garçons pourraient aussi bien la quitter d'un jour à l'autre sans retourner la tête pour suivre les Indiens dans leurs wigwams, et l'on connaissait maintes histoires d'enfants canadiens, français ou anglais, capturés au cours de raids, et qui s'étaient habitués chez leurs ravisseurs, s'attachant plus à leurs tribus d'adoption qu'ils ne l'avaient jamais fait vis-à-vis de leurs familles blanches.

Vers la fin des agapes, un quidam parmi les nouveaux venus qui connaissait mal la mentalité des Indiens de l'intérieur, proposa, pour couronner la fête, de distribuer à chacun une petite « goutte », une roquille d'alcool.

C'était une erreur. Mopountook s'indigna.

L'eau-de-feu des Blancs était pour les Indiens source de délire sacré. N'en boire qu'une « roquille », la valeur d'un dé à coudre, mesure française, ne leur provoquerait aucune transe ! N'avaler qu'une si petite quantité était considérée par le chef des Métallaks, non seulement comme un triste gaspillage, mais comme une insulte aux dieux. Lorsqu'on sert les dieux, on doit les servir sans lésiner !

Il interdit à ses guerriers d'accepter l'offre ridicule et mesquine. Certains, en cachette, allèrent réclamer leur « dé à coudre » dans l'intention de l'ajouter à leur réserve de plusieurs pintes, patiemment constituée au cours de l'été, d'un traitant à l'autre, et qu'ils conservaient en vue de la grande soûlerie sacrée à laquelle leurs frères et eux se livreraient avant la dispersion de l'hiver.

L'incident clos, les Métallaks ayant mangé à en être terrassés puis ayant digéré au cours d'une longue sieste béate tout environnée de fumée du tabac de Virginie, Mopountook et les autres chefs prirent Honorine ainsi que ses amis sur leur dos ou sur leurs épaules afin de leur faire faire un tour de galop dans la prairie.

Les cris, les rires et les chants reprirent. Les femmes avaient rangé les ustensiles, nettoyé les pots.

La subtile clarté du jour s'assombrit.

Lorsque Angélique regardait autour d'elle, ce n'était pas seulement la montée du froid qui la faisait frissonner légèrement.

Sous le poudroiement doré du soleil, le paysage somptueux des derniers jours d'automne avait pris un visage plus dépouillé. Le soleil pâlit et les Indiens chasseurs s'en allèrent.

On leur fit des signes du haut de la colline tandis qu'ils longeaient une dernière fois la rive du lac avant de disparaître sous les arbres gris. Dans cette eau que déjà ternissait une mince pellicule de glace, le reflet de leurs vivantes silhouettes paraissait troublé.

*****

Durant toute la saison d'été jusqu'à la fin de l'automne, les sentinelles, du haut des bastions et du donjon, n'avaient cessé de faire le guet sans relâche, et de nombreuses patrouilles de soldats mercenaires commandés par Marcel Antine poussaient chaque jour des reconnaissances aux alentours.

La surveillance se relâcha un peu ensuite quand la première neige fut tombée. C'est que la neige, hors la beauté paradisiaque qu'elle confère au paysage par sa blancheur étincelant de mille feux, amène avec elle un silence et comme une trêve qui n'est pas seulement imaginaire.

La neige et le froid garantissaient pour les humains la paix. Dure saison pour les bêtes et pour ceux qui n'ont pas leur suffisance de nourriture et de chaleur, elle avait cette clémence d'éloigner un fléau encore plus destructeur, la guerre.

Comme quoi, puisque les commandements n'y suffisent pas, il ne reste plus pour dresser une barrière entre l'homme et l'exécution de ses desseins de violence, que les décisions aveugles de la nature qui est une gardienne vigilante. Capricieuse, caustique, elle se rit de la puissance d'insecte de l'homme et parfois elle se fâche, si l'on essaie de passer outre. Si l'on savait comprendre les signes de son apparente déraison plus que la maudire, on devrait la remercier pour la désinvolture et l'arbitraire avec lesquels elle se met en travers des résolutions humaines et fait fi de leurs plans et de leurs décrets. Par exemple, la tempête, qui coula l'Invincible Armada espagnole devant les côtes d'Angleterre, anéantit des années de préparations minutieuses et fort bien agencées, gaspilla des flots d'or et changea le cours de l'histoire...

C'était une des raisons pour lesquelles Angélique aimait la neige. Rien de plus délicieux quand on se levait dans la chaleur de la maison que de deviner, à travers les vitres constellées de givre, la clarté blafarde de la neige tombée, sans bruit, durant la nuit. La journée serait différente.

Il fallait prendre d'autres dispositions : la fabrication d'un gâteau s'imposait. Les enfants obtenaient congé.

D'un élan unanime ils vinrent chercher les jumeaux pour leur montrer la première neige. Les femmes durent les ôter du berceau et les emmener dehors. Enveloppés de fourrures, ils clignaient leurs paupières fragiles sous l'éclat du soleil d'or que la neige réverbérait comme un miroir. Et les enfants, par cette ardeur à les faire participer à leur joie, semblaient leur dire :

« Regardez ! Regardez, petits princes, comme le monde qui vous a été donné est beau ! »

Lucas M'boté, le Noir bantou, avait regardé sans frayeur ce qui était sa première neige. Il avait pénétré dans cet élément inconnu avec l'impassibilité du guerrier primitif pour qui le monde, à la barrière de son village, est un réservoir sans fin de pièges et de surprises magiques qu'on lui enseigne, dès son plus jeune âge, à être prêt à découvrir et à affronter sans terreur et sans manifester d'étonnement puéril.

Par contre, Ève Grenadine qui voyait de la neige, elle aussi, pour la première fois, avait montré autant d'enthousiasme bruyant et de frénésie à se rouler dans la vaporeuse blancheur que la jeunesse de l'endroit.

Oui, Angélique croyait se rappeler qu'elle avait toujours aimé la neige, et tandis qu'elle triait des plantes médicinales pour les ranger dans des boîtes d'écorce de bouleau, avec Honorine assise à ses pieds sur un tabouret, elle évoquait son enfance au château de Monteloup, le vieux château poitevin qui prenait une si bonne allure lorsque ses deux ou trois grosses tours rondes s'encapuchonnaient de bonnets blancs et pointus.

Monteloup, expliquait-elle à l'enfant, c'était un peu comme ici à Wapassou. Loin de tout, l'hiver, ils étaient si seuls à se chauffer tous ensemble dans la grande cuisine. L'on pouvait craindre les incursions des soldats-brigands pillards... Les paysans des hameaux, dans le danger, venaient chercher refuge au château et l'on relevait le pont-levis aux chaînes rouillées. Ils avaient chez eux un mercenaire suisse ou allemand, le vieux Guillaume, comme Kurt Ritz, avec une hallebarde deux fois haute comme lui.

Il y avait en Poitou une race de petits baudets noirs très poilus, à grandes oreilles, taillés comme à coups de serpe dans du bois, tant ils semblaient rustiques. Ceux que son père élevait avec les mulets, les jours de froid venaient aussi se réfugier au château.

On entendait le pas de leurs petits sabots ronds et durs grêler sur le bois du pont-levis, puis ils se rangeaient en rond devant la grande porte et attendaient. Si l'on tardait trop à leur ouvrir, ils se mettaient à braire. Quelle cacophonie !

– Raconte ! Raconte encore les petits ânes noirs, suppliait Honorine qui s'était prise de passion pour les histoires d'enfance d'Angélique.

*****

L'année de son retour de Québec, Angélique avait donné aux Jonas le chien « niaiseux » qu'elle avait sauvé de la tempête et de ses tortionnaires sur les supplications d'Honorine.

– Il vous protégera de l'incendie !

On disait que cette espèce de chien soupçonnait tout début de sinistre en n'importe quel coin de la maison. Averti par des ondes qu'il était seul à capter, il se jetait alors contre les murs, contre les fenêtres comme un fou, sans bruit, car il ne « jappait » pas. À part cela, il n'était bon à rien. Et comme jusqu'alors aucun incendie – Dieu soit loué – ne s'était déclaré à Wapassou, on ne pouvait juger de l'excellence de son flair en la partie. Par contre, il s'était perdu maintes fois, avait failli se faire dévorer par les loups. Mais il était devenu un chien heureux.

Elvire et les enfants l'aimaient beaucoup, et il aimait tous les enfants. Il avait son utilité. L'hiver, il se couchait sur les petits bas trempés pour les faire sécher plus vite. L'été, afin d'éviter qu'il lui arrive malheur, on avait été obligé de l'enchaîner, ce qui l'avait contristé. Pour lui rendre le sentiment de sa valeur, on l'attelait à une petite charrette, ou l'hiver à un léger traîneau, dans lesquels il promenait les petits qui ne marchaient pas encore.

La neige tombée, c'était aussi le moment d'immoler un ou deux porcs et les cérémonies de boucherie entamaient la liste des fêtes et réjouissances de la saison.

Il y aurait l'Avent et les coutumes diverses qui l'accompagnaient. Noël, tout de piété, puis l’Épiphanie où l'on s'offrait des cadeaux en souvenir des rois mages.

La vie s'organisait à l'intérieur de la maison. Angélique trouvait le temps de brosser longuement chaque soir les beaux cheveux d'Honorine, de se promener avec elle, de voir s'éveiller et grandir ses nouveaux enfants. Gloriandre au teint doré, aux cheveux noirs qui commençaient de boucler, ouvrait des yeux d'un bleu grave, clair cependant, un bleu de bleuet. « Les yeux de ma sœur Marie-Agnès », pensait Angélique, en se remémorant celle qui avait été une ravissante fille d'honneur de la reine, puis qui s'était faite religieuse.

– La fille de Joffrey !

Elle la prenait dans ses bras et la promenait en lui parlant.

– Comme tu es belle ! Comme tu es mignonne !

Mais Gloriandre recevait les compliments avec indifférence. Ses yeux bleus continuaient de regarder en elle une image intérieure, comme si depuis le début, elle s'était réfugiée en son monde, avait suivi un chemin personnel, du fait d'avoir moins requis l'attention que son frère, à sa venue sur Terre.

Joffrey, qui s'enchantait de sa beauté et lui faisait beaucoup de frais, n'avait pas plus de succès. Cependant, elle savait être curieuse, observait autour d'elle, mais les humains, leurs voix, leurs gestes n'attiraient pas plus son attention que le reflet du soleil ou le brillant d'un objet. On aurait dit qu'elle ne cessait d'écouter en elle-même le chœur des anges.

Rarement, se mettait-elle en colère. Mais, lorsque son jumeau donnait le branle, elle le suivait aussitôt avec une conviction et une vigueur qui, heureusement, n'avaient rien d'éthéré.

Ensemble, ils redressèrent la tête pour jeter un regard par-dessus les bords du berceau, ensemble ils se cramponnèrent d'une main, puis s'assirent.

Le jeune Raimondeau, une fois assis, se tenait fort droit et refusait, avec une force insoupçonnée, de s'étendre de nouveau. Il déroutait le jugement populaire qui aime à s'exprimer en opinions catégoriques, sans appel, traduisant un avis général que personne ne conteste. On dit d'un enfant, « il est beau ! Il est laid ! » Or, il offrait les caractéristiques d'être à la fois laid et beau.

Lorsque l'on surprenait dans son visage allongé, mais qu'il soutenait avec une fierté d'infant espagnol, le regard impérieux de ses prunelles sombres, ni noires ni marron, « couleur de café brûlant plein de mousse brune », disait Honorine, il était beau. L'on ne voyait plus que ce regard et sa petite bouche bien modelée, impérieuse elle aussi.

À d'autres moments, comme s'il avait été ramené subitement à la conscience de son état chétif de miraculé-ressuscité, il reprenait une apparence souffreteuse et, sous son crâne rond toujours peu garni, son nez se révélait ridiculement pointu, son visage encore plus étroit et blafard. Il était laid.

Mais à six mois, l'on se prononça pour la beauté : ses joues se remplissaient.

*****

Par les nuits de fort gel, on entendait les loups et Honorine se tenait éveillée.

Depuis que Cantor lui avait fait écouter le concert des loups, elle avait toujours été traversée de pitié par les hurlements de ces pauvres loups cherchant pitance, et souvent elle restait assise sur sa couchette, rêvant de leur apporter des tombereaux de belle viande. Eux l'attendaient dehors avec espoir, en rond devant la porte et la regardaient de leurs beaux yeux d'or obliques. Elle les faisait entrer dans le fort.

Quand elle restait ainsi sans trouver le sommeil dans son petit lit à écouter, au loin, l'appel des loups, il arrivait que soudain il fût là, à son chevet, son père. Il lui disait :

– Ne t'inquiète pas. Les loups ne sont pas malheureux. C'est le sort des loups de ne pas manger tous les jours à leur faim, de chercher pâture, de franchir l'hiver. Pour qu'ils n'aient jamais faim, il faudrait les asservir. Ils ne demandent pas tellement d'être nourris que d'être libres. Pour les loups, pour les bêtes, la chasse c'est un jeu. Poursuivre et être poursuivis, c'est un jeu et s'ils perdent et meurent, cela fait partie du jeu... Ils ne savent pas qu'ils sont vaincus. Seulement qu'ils ont bien mené leur vie de loup. Tu préfères avoir faim que d'être en prison, n'est-ce pas ? Les loups ne sont pas moins courageux que les hommes...

Il savait qu'il ne la consolerait pas ainsi, la drôle de petite fille qui était blessée par la souffrance des êtres innocents, qui portait en elle un sens aigu, inguérissable de tous les abandons, de toutes les répudiations. Elle était tout instinct. Et ses raisonnements d'une logique implacable cachaient une profonde méfiance pour les explications des « grandes personnes ».

Mais, par sa venue à son chevet, il posait un baume momentané sur ses blessures. Son attention la comblait et pour lui faire plaisir elle voulait bien faire semblant de le croire, de le croire un peu. « Les loups n'étaient pas malheureux. » Il l'avait dit. Il devait le savoir, lui qui savait tout.

Elle se laissait border par lui, le grand seigneur qui commandait à la mer et aux Iroquois, et qui faisait éclater le tonnerre en gerbes rouges, blanches et bleues. Et qui était son père.

Et elle fermait les yeux avec un air de sagesse très composé et très inhabituel chez elle qui le faisait sourire de tendresse.

Les alternatives de l'hiver : jours de tempête, ensevelissement, retour du soleil dont il fallait profiter pour dégager portes et fenêtres et creuser des tranchées à travers la cour, jours de gel qui vous poignait jusqu'aux os dès qu'on mettait le nez dehors, puis de nouveau l'annonce des tempêtes, rythmaient la vie quotidienne. Les veillées prenaient une grande importance. Et les livres.

Les navires d'Europe amenaient chaque année un nombre considérable de livres en langues française, anglaise, espagnole ou néerlandaise.

De mystérieux colis préparés d'avance attendaient à Cadix le navire d'Erikson, groupant des productions venues de Londres ou de Paris, souvent via Amsterdam qui était le centre d'éditions clandestines d'ouvrages interdits dans leur pays d'origine pour subversion religieuse ou politique.

Plus ouvertement, Florimond avait pu commencer de leur faire l'envoi de ces multiples brochures, romans en prose ou en vers, qui paraissaient et se vendaient comme des « petits pains » et comblaient les aspirations de rêve, de féerie, de méditation et d'avidité à s'instruire d'une société qui était sortie totalement inculte de cent ans de guerres de religion, mais avait pris goût à travers les disputes théologiques aux exercices de l'esprit.

En France, éditeurs et libraires faisaient fortune. Bourgeois, petits-bourgeois, artisans étaient avides de s'évader par l'imagination des âpretés de la vie quotidienne et jusque chez les miséreux. À la cour des Miracles, Angélique avait vu d'anciens scribes ou professeurs de Sorbonne déchus par l'ivrognerie ou autre malchance lire à haute voix des romans que gueux et garces écoutaient en pleurant.

Honorine demandait souvent à M. Jonas de lire dans sa bible l'histoire d'Agar. Elle s'y intéressait en souvenir de la petite Rôm qu'elle avait rencontrée à Salem, qui se parait de fleurs et se nommait Agar.

Dans le récit biblique, la lâcheté et pour tout dire la veulerie et la médiocrité des grands hommes de la Bible, comme cet Abraham entre autres qui chassait au désert sa servante Agar et son jeune fils parce que sa vieille épouse était jalouse de l'enfant Ismaël, ne la choquaient pas outre mesure.

M. Jonas, par sa voix solennelle et dévote, essayait d'en faire un héros admirable, mais la jeune Honorine n'était pas dupe.

Qu'attendre d'autre des adultes ?

Mais elle aimait la scène du désert, la vérité du récit dont elle partageait mot à mot les étapes, l'angoisse de la soif, la fatigue de la mère et de l'enfant, l'ombre courte d'un palmier compatissant qui ne pouvait être le salut à lui seul, et l'humanité des sentiments de la pauvre Agar, folle de la plus grande douleur des femmes : la mort de leur enfant, fuyant, en se tordant les bras sous le soleil, l'intolérable, l'insoutenable épreuve, celle d'assister à l'agonie du bel Ismaël chéri, injustement rejeté et condamné... L'intervention de l'ange la rendait rêveuse.

– Il aurait pu venir un peu plus tôt, l'ange, disait-elle.

– Ce n'est pas le rôle des anges, expliquait M. Jonas.

– Ils arrivent toujours presque trop tard, j'ai remarqué...

In extremis dit-on. Ainsi, l'intervention du Très-Haut est plus éclatante.

In extremis. Honorine retint l'expression.

Elle regardait les jumeaux s'ébattre dans leur bercelonnette et se montrer leurs menottes l'un à l'autre d'un air ravi.

Eux aussi avaient eu des anges qui étaient venus les sauver in extremis. Elle se souvenait de ce qu'elle avait entendu répéter à Salem dans la maison de Mrs Cranmer : « In extremis ! In extremis. »

– Et moi, ai-je eu aussi un ange qui est venu quand je suis née ? demanda-t-elle un jour à Angélique.

Elle s'attendait à être une fois de plus défavorisée par le sort et fut étonnée d'entendre sa mère lui répondre.

– Oui.

– Comment était-il ?

Angélique s'interrompit dans sa besogne qui consistait à mettre en sachet le tilleul argenté.

– Il avait des yeux bruns très doux, des yeux comme ceux des biches. Il était beau et jeune. Et il tenait une épée à la main.

– Comme l'archange saint Michel ?

– Oui.

– Comment était-il habillé ?

– Je ne me souviens plus très bien... Il me semble qu'il était vêtu de noir.

Honorine fut satisfaite. Les anges des jumeaux aussi étaient vêtus de noir.

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