Chapitre 32

Si Angélique avait pu rattraper la pauvre Jenny, elle aurait essayé de la convaincre qu'elle était nécessaire à son petit garçon, déjà bien malmené par l'existence.

Elle revint à pas lents dans la salle qui était pour une fois vide à cette heure et sursauta presque de saisissement en s'apercevant de la présence de Mme Jonas et de sa nièce Elvire qui se tenaient derrière l'encoignure de la cheminée comme si elles se cachaient. Elles fixèrent sur Angélique des yeux coupables.

– Vous étiez là ? demanda-t-elle. Pourquoi ne vous êtes-vous pas montrées ? Vous avez vu avec qui je m'entretenais ?

Elles hochèrent la tête affirmativement.

– C'était la pauvre Jenny. Vous qui avez été ses amies de La Rochelle, vous auriez pu, mieux que moi, la convaincre de rester avec nous.

Mais à leur expression, Angélique comprit qu'elles avaient été pétrifiées d'horreur, de gêne, à la vue de la revenante.

– Nous avons mal agi, n'est-ce pas ? dit Mme Jonas avec courage.

– Oui.

Angélique alla s'asseoir sur l'escabeau, les jambes coupées.

– Madame Jonas, vous, si bonne ! Je ne comprends pas.

– Ça a été plus fort que moi !

– Je n'aurais pas osé l'aborder, murmura Elvire.

– Votre sœur en religion !

– Elle a été la proie d'un païen, gémit Mme Jonas.

– Pas encore, murmura Angélique.

Comme elles ne l'avaient pas entendue, elle renonça à donner des explications. Il valait mieux pour la pauvre Jenny, après la cuisante déception qu'elle avait eue à Gouldsboro, qu'elle ne les ait point vues.

Mme Jonas pleurait dans son mouchoir.

– Je connais les Manigault. Sarah ne lui pardonnera jamais et son père la tuera.

– En effet, elle a compris. Elle ne retournera jamais chez son père.

Mme Jonas pleurait toujours.

– C'est mieux ainsi, dit-elle enfin en se mouchant.

– Oui. Vous avez raison.

Elle pensait à Jenny Manigault, jeune protestante de La Rochelle, et aux métamorphoses qui s'étaient accomplies en elle par la faute de cette tragédie brutale, une tragédie qui guette toutes les femmes du monde : l'enlèvement.

Née dans un milieu protégé, elle n'y aurait été guère exposée sans les persécutions religieuses. Sa vie avait basculé. Il y avait eu sa fuite avec sa famille, en Amérique. La naissance de son fils. Puis, elle avait été enlevée par une bande d'Indiens abénakis qui passaient et qui l'avaient prise pour une Anglaise. Elle aurait pu aussi bien être enlevée par des Iroquois qui l'auraient prise pour une Française. Ils l'avaient enlevée parce que c'était une femme et qu'elle avait plu à leur chef.

Déracinée brutalement, arrachée à une forme de vie qu'elle croyait parfaite, projetée dans une effarante existence où tout l'effrayait, elle n'avait pas cependant été maltraitée. Et peu à peu, elle avait eu au fond des forêts, parmi ces sauvages qui riaient, se moquaient et vivaient au gré des jours, la révélation de la passion amoureuse, du désir, du bonheur des corps et, en s'y abandonnant, cela comblerait sa vie et effacerait le reste.

Le sauvage, d'après ses confidences, ne pourrait se montrer ni plus brutal ni moins attentionné que son mari blanc, le « charmant » civilisé, et certainement moins exigeant.

Les Indiens, sollicités par les exercices permanents de la chasse et de la guerre, aimaient l'amour mais ne le pratiquaient qu'avec mesure. Ils avaient des interdits, des coutumes qu'ils respectaient et qui raréfiaient leurs élans. La concupiscence effrénée et désordonnée des Blancs constituait pour eux un perpétuel sujet d'étonnement et de mépris.

*****

On dressa pour la nuit les bois d'un lit et sa paillasse dans la grande chambre où dormaient les jumeaux. Ceux-ci étaient veillés par l'une ou l'autre des filles de la nourrice irlandaise.

La chambre d'Honorine n'était pas loin.

Charles-Henri, entouré d'une nombreuse famille, serait rassuré par des présences affectueuses.

Le décrasser ne fut pas une mince affaire. On ne pouvait tout enlever en une fois. Depuis l'automne, il avait traîné avec Jenny de wigwam en wigwam et tous les soins qui lui avaient été prodigués avaient consisté à l'oindre de graisse d'ours pour le protéger des piqûres d'insectes et lui tenir chaud. Cela finissait par faire comme une résine sur la peau. Le linge et les vêtements qu'il portait sur lui quand il avait été entraîné par sa mère n'étaient plus que des guenilles innommables. Pour le vêtir, Elvire apporta les effets devenus trop justes de ses garçonnets.

Angélique plia les petits vêtements avec lenteur. C'étaient des vêtements de droguet, venus de France, soigneusement entretenus, le col de batiste blanc, les bas, les souliers. Charles-Henri avait revêtu docilement la longue camisole de nuit blanche qu'on lui avait prêtée. Il s'étendait dans son lit avec docilité. Se souviendrait-il de l'Indienne qui l'avait entraîné, qui lui donnait à manger des racines cuites sous la cendre, au bord de l'eau, et qui le serrait dans ses bras en pleurant ? La regrettait-il ? Se demandait-il où elle était passée, lui qui la nuit dernière avait dormi dans une hutte de sauvages et était de nouveau couché dans des draps blancs ?

– Je suis persuadée qu'il a senti qu'elle était sa mère, dit Angélique à Yolande qui, près d'eux, s'occupait des nourrissons. Les enfants ne se trompent pas sur ces choses. Je suis sûre qu'il est triste. Mais il est tellement habitué à ce qu'on se le passe d'un endroit à l'autre.

Elle lui ramena le drap sous le menton, le borda bien en le contemplant.

« Tu as toujours eu du courage, pensait-elle. Tu as traversé l'Atlantique avec nous, dans le ventre de ta mère. Tu as été le premier enfant de Gouldsboro, je t'ai donné ton nom. Nous te protégerons, petit garçon, et tu ne manqueras pas d'appuis. Tu auras tes chances, je te le promets. Il ne sera pas dit que tu puisses regretter d'être venu au monde. »

Honorine s'entendait bien avec Charles-Henri. Il était moins âgé qu'elle, mais tous deux jouaient volontiers ensemble. Malgré cela, son installation dans le cercle de famille, et d'une façon qu'elle devina plus définitive, parut éveiller en elle un tourment latent que la présence des jumeaux avait suscité, mais dont elle s'était accommodée jusqu'alors.

– Est-ce que je ne te suffisais pas ? demanda-t-elle à Angélique, est-ce que tu as vraiment besoin de t'encombrer de tous ces enfants-là ?

– Ma chérie, pouvions-nous abandonner Charles-Henri ? Cette Indienne qui est venue, tu te souviens, l'emmenait vivre chez les sauvages.

– Il avait bien de la chance. J'aurais voulu être à sa place. Et maintenant c'est lui, c'est eux tous qui ont pris ma place.

Angélique rit et caressa ce front buté en murmurant :

– Ma chérie ! Ma chérie !

Et sous cette main aimante, la petite boudeuse finit par céder à la câlinerie et s'abandonner contre son épaule, se laissant bercer avec délectation.

– Ma chérie, tu étais quand même avant eux.

– Oui, mais maintenant tu ne t'occupes plus que d'eux. Tu leur parles, tu les berces.

– Mais, je te parle et je te berce aussi.

Elles finirent par rire ensemble.

Mais Honorine perdait son entrain.

Grimpée sur un escabeau, près du berceau des jumeaux, elle passait de longs moments à écouter d'un air d'examinateur les vocalises de Gloriandre qui, tel un oiseau heureux, affirmait la vie, la présence, le bien-être de son personnage.

– Elle ne sait rien dire d'autre, l'idiote !

Interloquée par le timbre de cette voix qu'elle devinait acerbe, le bébé fixait sur elle ses yeux clairs qui, à six mois, avaient choisi leur teinte d'un bleu clair, et qui, dans l'inquiétude, se nuançaient de mauve.

– Ne me regarde pas ainsi, intimait Honorine.

Consciente de déplaire, la pouponne se tournait vers son jumeau comme pour le prendre à témoin ou lui demander son aide.

– Ils se liguent contre moi, pleurait Honorine.

Elle cherchait des prétextes contre sa petite sœur aux yeux d'ange.

– Elle a un nom qui veut dire « gloire », regrettait-elle d'un air chagrin.

– Et toi, tu as un nom qui veut dire « honneur » !

Honorine estimait que cela créait des obligations plus contraignantes et moins brillantes que la gloire.

– Elle s'appelle aussi Éléonore.

– Alors elle me prend mon nom.

*****

Soudain, les nuits de l'enfant furent entrecoupées de cauchemars. Honorine commença de voir apparaître un visage de femme qui la regardait avec une expression si méchante qu'elle en demeurait pétrifiée comme un lapereau devant un serpent. Cette femme lui faisait des promesses terrifiantes :

« Cette fois, c'est toi que j'atteindrai. C'est le meilleur moyen de me venger d'elle ! Tu ne m'échapperas pas, cette fois ! »

Sa langue pointue passait entre ses lèvres. Elle avait des yeux qui ressemblaient à de l'or, mais pas comme ceux des loups. La même couleur, mais plate, éteinte, luisant comme une pierre froide.

Honorine se sentait inondée de sueur, figée, paralysée...

« Dame Lombarde ! Dame Lombarde, l'empoisonneuse ! »

Elle hurlait dans son sommeil.

– Je l'ai vue ! Je l'ai vue ! Elle va mettre le feu à Wapassou... Ils vont brûler ma maison, mes jouets, et ma chambre et tout !...

– Mais qui, qui ? essayaient en vain de lui faire dire Angélique, Joffrey, les nourrices, Don Alvarez dont l'appartement était au même étage et les sentinelles montées du corps de garde en courant, tous réunis affolés autour de son lit.

– La femme aux yeux jaunes... Elle a des cheveux noirs comme des serpents avec du rouge dedans...

Elle se lançait dans une telle description qu'Angélique, soudain, sentait la peur resurgir en elle.

« On dirait qu'elle décrit Ambroisine, la duchesse de Maudribourg, la démone. Pourtant, elle ne l'a jamais vue ! »

La peur s'insinuait.

« Serait-il possible que l'horrible créature puisse revenir dans des songes ? Que son esprit vienne tourmenter mon enfant pour se venger ? »

Honorine affirmait qu'il y avait un homme noir qui se tenait derrière la femme aux yeux jaunes. Lui ne faisait rien. Il était comme un fantôme, mais elle lui obéissait... C'était un jésuite !

Voilà ce qu'on gagne à parler devant les enfants, se dit-on. Surtout lorsqu'ils sont nantis d'une imagination aussi débridée que cette pittoresque gamine dont les oreilles tramaient partout.

Elle n'avait pas laissé passer l'histoire de la visionnaire de Québec sur l'apparition mythique de la démone de l'Acadie. Combien de fois en avait-on parlé et reparlé sans prendre garde à cette enfant qui écoutait !

La démone de l'Acadie et l'homme noir qui se tenait derrière elle, qui pour les uns étaient Joffrey de Peyrac derrière Angélique, désignée comme personnage infernal, et pour d'autres, qui avaient vu les choses de près, Ambroisine de Maudribourg et son guide et confesseur, le père d'Orgeval que les Iroquois appelaient Hatskon-Hontsi, l'homme noir.

Fallait-il recommencer à rabâcher cette histoire ? La visionnaire, Mère-Madeleine, avait formellement reconnu Angélique comme n'étant pas la démone de l'Acadie.

Ambroisine était morte et enterrée. Le père d'Orgeval aussi.

L'opinion française canadienne très montée et surexcitée contre eux auparavant s'était retournée comme un gant.

Ainsi que le taureau qui cesse de voir s'agiter devant lui le chiffon rouge, l'éloignement du jésuite avait permis aux gens de retrouver leur sang-froid et un jugement plus rassis et le comte et la comtesse de Peyrac avaient passé à Québec une saison d'hiver pleine d'agréments.

Fallait-il croire que ce n'était que rémission ? Que tout n'était pas résolu, conclu, terminé, tranché, jugé ?

Étaient-ils le jouet d'une illusion trompeuse, d'un encore dangereux mirage, lorsque se tenant au sommet du donjon de Wapassou, dans les pures et cristallines journées de l'hiver, serrés l'un contre l'autre, ils contemplaient avec une joie infinie le pays « qui leur avait été donné » ?

Leurs poitrines se gonflaient de l'air froid et vivifiant, comme s'ils aspiraient à travers une nature bienveillante la force invisible de « L'Oranda » des Indiens, celle du grand esprit qui fait vivre l'être. Le souffle de vie. Leur sentiment de victoire et d'avoir triomphé de leurs ennemis et des plus difficiles obstacles était-il faux ?

Non.

Elle éprouva avec certitude que les influences maléfiques, des morts ou des vivants, n'avaient plus de pouvoir contre eux, qu'ils ne pourraient plus jamais leur nuire, ni les atteindre de coups mortels, ou décisifs, ou destructeurs, de ces coups dont on ne se relève pas ou mal, et qui prennent beaucoup trop de temps à guérir.

Les plus noirs complots ne pouvaient plus les atteindre. Désormais, ils planaient au-dessus d'eux. Ils étaient les plus forts. Inatteignables.

Et c'était des moments si parfaitement extatiques qu'ils vivaient là-haut sur le donjon, à se tenir appuyés l'un à l'autre dans la gloire du soleil...

S'était-elle trompée ? Non ! Impossible !

Elle en voulait presque à Joffrey de ne pas opposer aux interrogations qu'elle se posait à haute voix, véhémente, un barrage de dénégations aussi fortes. Elle aurait préféré le voir éclater de rire et la traiter doucement de folle à propos de ses appréhensions concernant Ambroisine.

– Répondez-moi, lui dit-elle un jour en le saisissant par les deux bras afin qu'elle pût le regarder bien en face. Est-ce qu'« ils » vont sortir de la tombe ?

Il prit ses tempes entre ses mains et l'embrassa sur les lèvres.

Il se contenta de répondre que, Dieu merci, il n'était pas prophète. Le destin l'avait chargé d'assez de fonctions à remplir, sans y ajouter celle-là.

Elle y avait plus de dispositions que lui. Et c'est pourquoi il n'était pas inattentif à ses pressentiments, ni aux rêves d'Honorine. Encore qu'il ne fallait pas oublier qu'ils traversaient le plus dur de l'hiver : les corps et les esprits se fatiguaient.

Les sifflements du vent taraudaient, à la longue, la résistance et la patience, comme un incessant rappel de la fragilité des hommes livrés aux éléments et l'envahissement des Indiens perturbait l'ordre des travaux, des délassements et même des prières.

Tous étaient baptisés, disaient-ils. Ils voulaient participer aux offices, se confesser, communier. Ils entraient partout, se mêlaient de tout. Certains prenaient mal de découvrir qu'ils logeaient sous le même toit que des Anglais ou des « hérétiques qui ont crucifié Notre Seigneur ». Ils étaient promptement remis à la raison. Quelqu'un se dévouait pour « disputer » avec eux des fins dernières en d'interminables conversations, pipes à la bouche. De ce fait, les provisions de tabac s'épuisaient. Et les provisions tout court.

*****

Angélique fit boire à sa fille de savants mélanges de tisanes calmantes.

Elle ne partageait pas les avis que les nuits troublées d'Honorine étaient dues à la présence de Charles-Henri qui avait réveillé en elle une jalousie cachée vis-à-vis des petits. Il y avait peut-être un peu de cela, mais non pas que cela.

Angélique, pour sa part, restait persuadée qu'Ambroisine était apparue à Honorine en songe. Profitant d'une faille, d'une faiblesse, d'un mouvement de jalousie enfantine, après tout naturelle, l'esprit de la démone s'était réinsinué parmi eux et s'était emparé de sa fille pour tout embrouiller et poursuivre sa vengeance. C'était tellement dans sa manière. Il y avait peut-être longtemps qu'elle guettait, et tout à coup, comme un vampire, elle revenait !

Joffrey de Peyrac soupçonnait-il cela aussi ? Était-ce pour cette raison qu'il se taisait, quand on parlait devant lui des cauchemars d'Honorine ?

En tout cas, Angélique savait qu'il partageait avec elle l'opinion que ces manifestations nerveuses ne signifiaient pas seulement l'extériorisation d'une jalousie profonde et maladive chez l'enfant.

Malheureusement pour la fillette et sans qu'Angélique pût nettement intervenir et arrêter les commentaires, on en parlait. On disait :

« Elle est jalouse ! Elle n'aime pas son petit frère et sa petite sœur ! »

Sans penser à mal, pour la corriger, on lui faisait « les gros yeux » :

« Il faut avoir bon cœur... » disait-on.

Honorine, qui avait paru aller mieux, devint sombre... de nouveau s'apaisa et parut retrouver sa joie de vivre.

Elle obéissait, disparaissait, mais reparaissait aux heures des repas, après s'être lavé les mains et la frimousse sans comédie. De même, elle se présentait à l'heure du coucher, sans qu'on soit obligé de la chercher jusqu'au grenier. Bref, elle était sage « comme une image », ce qui signifiait pour la compagnie qu'elle ne dérangeait personne et ne faisait plus parler d'elle. Ce qui aurait dû, si l'on n'avait pas eu tellement à faire, éveiller la méfiance et mettre en lumière qu'on ne la voyait pas en fait de la journée entière.

Constatation qui, avec un peu de jugeote et de prudence, aurait dû mener à la déduction qu'elle se cachait en quelque coin secret et s'y livrait à des travaux aussi mystérieux qu'importants.

Un matin, Angélique entendit un cri aigu de femme. Puis un autre, un troisième. Ces exclamations émanaient de voix différentes, mais rappelaient le mélange de stupeur, d'atterrement, d'horreur du cri d'Elvire lorsque, l'hiver du premier Wapassou, elle avait découvert Honorine qui, avec l'aide de son complice, le petit Thomas, se fabriquait une coiffure à l'iroquoise après s'être coupé les cheveux.

Cela venait de la chambre des jumeaux. Pour avoir laissé le domaine de ceux-ci un bref moment sans surveillance, les gardiennes découvraient du seuil un spectacle qui leur faisait payer cher leur négligence.

Honorine s'était encore coupé les cheveux. Mais d'un seul côté seulement. Tenant d'une main la longue mèche soyeuse et cuivrée, et de l'autre un pinceau de poils de martre dont on se servait pour divers badigeonnages, elle était grimpée sur son escabeau familier afin d'être à la hauteur du berceau de Gloriandre et de Raimon-Roger, tous deux dressés sur leur séant, et très alertés par l'opération.

À terre était posé un seau de cuir rempli de colle de poisson. De son pinceau dégoulinant de cette même colle, Honorine oignait le crâne du bébé Raimondeau et essayait d'y faire adhérer la mèche rougeoyante de ses cheveux sacrifiés.

Honorine aurait préféré que son œuvre fût parachevée avant de voir surgir tous ces curieux. Son entreprise lui avait causé bien des peines, mais elle l'avait, jusque-là, menée à bien. C'était elle seule qui s'était coupé les cheveux. Ce qui expliquait qu'il n'y ait qu'un côté tranché.

C'était elle qui avait fabriqué le grand seau de colle.

Où ? Quand ? Comment ?

C'était son affaire et le resterait. Elle avait réussi à monter le seau à l'étage sans le renverser.

C'était une très bonne colle de poisson, bien puante, bien collante, mais sans aucun danger pour le pauvre Raimon-Roger qui en était inondé. Gloriandre n'était pas non plus exempte d'éclaboussures.

Après avoir inspiré la stupeur, la cocasserie du spectacle entraîna les rires. Il valait mieux cela que d'en faire un drame. Tous sentaient que les intentions de la fillette, maladroites et peu claires, n'étaient pas mauvaises.

Pourtant, le rire la blessa plus que des reproches car elle avait conscience d'avoir travaillé dur pendant plusieurs jours afin de réaliser très proprement une idée mirifique et généreuse.

Elle cria :

– Je veux mon père ! Où est mon père ?

Joffrey de Peyrac était en tournée, hors du fort. Il ne rentrerait qu'au soir. Honorine devrait se débrouiller avec toutes ces femmes. Et, naturellement, pensa-t-elle, la première question serait : « Pourquoi as-tu fait cela ? ». Elle prit les devants.

– Pourquoi riez-vous ? Raimon-Roger est bien content. Il me dira merci quand il sera plus grand.

C'était une des phrases de Séverine quand elle la grondait : « Tu me diras merci quand tu seras plus grande ! »

– Comment osez-vous le laisser avec son crâne chauve alors que vous savez bien que les Iroquois n'aiment pas les chauves et qu'ils leur cassent la tête quand ils les voient. J'ai pensé que c'étaient mes cheveux qu'il lui fallait car il est le « comte roux ». Mon père l'a dit. Il doit donc avoir des cheveux roux comme les miens.

Les grandes personnes ne sont pas rapides à saisir des évidences. Voici qu'au lieu de la féliciter, on tentait de lui expliquer qu'il fallait attendre que Raimon-Roger ait ses cheveux à lui. Les cheveux ne peuvent pas être collés. Ils doivent appartenir à la personne elle-même...

– Ce n'est pas vrai. J'ai bien vu que M. de Ville-d'Avray portait des cheveux qu'il enlevait et qu'il mettait sur un champignon le soir, et M. de Frontenac, et tous, et même M. le gouverneur Paturel quand il reçoit l'amiral anglais !

– Mais ce sont des perruques !

– Eh bien ! Je lui fais une perruque. Pourquoi attendre qu'Outtaké vienne lui briser le crâne ?

Devant le silence qui accueillait ses paroles, et les rires étouffés qui rusaient, le découragement la saisit, puis la colère.

Elle dégringola de son tabouret en criant :

– Vous faites peser sur moi une intolérable servitude.

Là, ce devait être une citation d'un roman de chevalerie. Angélique la rattrapa. Honorine sanglotait.

– Je fais ce que je peux pour te prouver... que je les aime... et ça... ça ne te plaît pas... ça ne réussit pas...

Angélique fit de son mieux pour calmer son désespoir. Honorine avait eu de bonnes intentions. Elle avait fabriqué une colle de poisson remarquable, c'était dommage pour ses cheveux à elle, mais ils repousseraient, ce n'était pas la première fois, on s'habituait ; Raimondeau, quand il serait grand, serait très touché d'apprendre ce que sa grande sœur avait fait pour lui. Voici qu'Angélique venait d'avoir une idée : grâce à l'initiative d'Honorine, elle allait fabriquer une pommade pour en frotter le petit crâne de Raimondeau afin que ses cheveux poussent plus vite...

Et... Eh bien, oui, avec les cheveux sacrifiés d'Honorine, on allait essayer de lui fabriquer une petite perruque en attendant.

Ils y venaient donc à son idée !... Alors pourquoi l'avoir grondée ? Pourquoi s'être moqué d'elle ?

Après avoir nettoyé les enfants, les jeunes femmes et jeunes filles, Yolande, Elvire, Ève, les berceuses, filles de la sage-femme irlandaise, pleines de remords, vinrent la chercher pour l'emmener se promener et faire une grande partie de traîne indienne.

Au retour, l'enfant était rassérénée. Le cours des journées reprit sans heurts...

*****

Ses frères l'appelaient « Honn' ! », Florimond quelquefois, mais Cantor toujours, le début de son nom, en le faisant sonner longuement, comme une conque marine, ou une trompe antique. Ils prétendaient qu'elle ne répondait que lorsqu'on l'appelait ainsi...

– Mais ce n'est pas un nom prononçable, un nom des Écritures, protestait Elvire.

C'était au temps du premier Wapassou. Elvire était attachée à Honorine et devait surveiller la petite qui ne tenait pas en place et n'était généralement guère loin, mais introuvable.

Souvent, la pauvre Elvire faisait appel à Cantor qui détestait rechercher sa demi-sœur, mais, peut-être pour cela même, savait où elle se trouvait.

– Honorine ! Ho-no-ri-ne ! continuait de s'égosiller la jeune boulangère de La Rochelle, dont la voix devenait stridente et affolée. Silence.

– Cantor ! Can-to-or, criait-elle alors.

Cantor apparaissait, assez vite, en bougonnant.

– J' suis pas une nourrice, moi.

– C'est votre sœur. Elle court toujours je ne sais où dans ce pays terrifiant où derrière chaque arbre il y a un Indien qui vous guette avec son couteau à scalper.

– Ta-ta-ta. Les Indiens, c'est pas des gens méchants, si on ne les craint pas. C'est plutôt elle, Honn'-la-flamme, qui leur ferait peur avec sa chevelure comme du feu : jamais ils ne la toucheront, sa chevelure. Ils auraient peur de se brûler. Allez ! Vous vous faites des idées idiotes !

– S'il n'y avait que les Indiens, se lamentait Elvire, mais il y a des ours, des tigres...

– Peuh ! fit Cantor, de simples lynx, tout au plus. Le lynx chasse la nuit, nous sommes en plein jour. Vous voyez que vous vous faites des idées...

– J'ai tellement peur, confessait Elvire. Je n'ose même pas accrocher le linge dehors. Dame Angélique me recommande de l'étendre loin de la maison pour qu'il prenne bien du soleil et du vent. Mais, dès que je suis loin de la maison, je sens mes cheveux qui bougent comme si on me scalpait.

– Si vous continuez à mijoter toutes ces stupidités, cela vous arrivera. Les idées peuvent provoquer les actes et même des Indiens qui n'y penseraient pas peuvent se sentir obligés de vous scalper.

Elvire poussa un cri d'épouvanté.

– Elle ne vous répondra pas, ricanait Cantor feignant de croire qu'elle avait voulu appeler Honorine, Honn'. Vous ne savez pas vous y prendre. Honn', ce n'est pas « Oû-oû-oû » comme un loup enrhumé...

Honorine pouffait sous ses couvertures.

– Honn', continuait-il, ce n'est pas un cri, c'est un son, vous comprenez ? Un son qu'on n'a pas besoin de crier, parce que de lui-même il va loin.

Sur ce, il élevait sa main qui tenait un insecte et le déposait sur le dos de son autre main.

– Seigneur ! Un scorpion !

– Ne criez pas, disait une fois de plus Cantor en rattrapant l'insecte. Heureusement, les insectes n'entendent pas la voix humaine. Mais par votre peur vous arriveriez à l'affoler et à l'obliger de me mordre alors qu'il n'en avait pas du tout envie. Je parie que lorsque vous étiez à La Rochelle, tous les chiens cherchaient à vous mordre, ou même vous ont mordue parfois, chère Elvire !

– Comment le savez-vous ? s'émerveilla l'innocente jeune femme. Il est vrai que votre père est un tel savant ! Vous devez avoir hérité de lui.

– J'essaie. Mais j'ai encore beaucoup à apprendre. Ce que je sais, c'est que mon père vous recommanderait de ne pas vous affoler à tout bout de champ, sinon, même les chiens indiens, qui sont très pacifiques, vous mordront aussi.

– J'essaierai, promit Elvire, mais où chercher Honorine ?

– Justement, au lieu de tous ces discours pour expliquer que vous êtes paralysée par la peur, vous devriez vous calmer, et alors vous sauriez, comme moi, qu'elle est là-bas derrière cet arbre pourri. Elle cherche à attraper un écureuil dans son trou. Elle en a donc pour des heures et ne risque pas de faire des bêtises.

– Ah ! fit Elvire incrédule en regardant dans cette direction et ne voyant rien qui bougeait sur les frondaisons rouge et or de l'été indien. Comment pouvez-vous le savoir puisque je vous ai vu arriver de l'autre côté de la forêt ?

– Mon esprit peut se promener de son côté, pendant que je suis occupé à autre chose. Je le savais, sans le savoir.

– Mais elle n'est peut-être pas là. Honn ! essayait de crier la jeune femme, comme le lui avait dit Cantor.

– Pas ainsi.

Le garçon mettait ses deux mains en cornet autour de ses lèvres et lançait sans effort :

– Hhhonn'...

Honorine surgissait comme attirée par un aimant de derrière une vieille souche.

– Tu m'empêches d'attraper l'écureuil, Cantor ! Qu'y a-t-il ?

– Viens ! Je vais te montrer un scorpion et tu pourras le caresser !

– Ne faites pas cela ! suppliait Elvire...

Honorine rabattait son drap au-dessus de sa tête afin de pouvoir rire à son aise au défilé de ses souvenirs.

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