Chapitre 36
L'absence de Joffrey changeait pour Angélique et sa fille la couleur des choses. Le temps se mit à l'unisson. Un violent orage retarda l'arrivée à Québec. La ville apparut sous un rideau de pluie. Il fallut attendre le soleil pour envisager de débarquer. Fourrée de verdure, Québec avec ses clochers, tourelles et campaniles aux toits revêtus de plomb qui, mouillés, étincelaient au soleil, retrouva ses apparences de châsse ouvragée, travaillée par un orfèvre amoureux de son œuvre. Angélique, en l'apercevant entre les nuages, flagellée par deux rayons de lumière obliques qui descendaient sur elle comme pour la bénir, ne put s'empêcher de sourire. Québec, au cœur de l'Amérique du Nord, restait un bijou insolite, une merveilleuse petite ville française, et les carillons de l'angélus, l'annonce des offices, les heures de prières scandées de l'Hôtel-Dieu ou des Ursulines continuaient de s'égrener sans discontinuer, mais ce qu'Angélique pressentait s'avéra juste.
La ville d'été était fort différente de la ville d'hiver. Au cours de ces trois mois, au plus quatre mois d'été, écrasants de chaleur, coupés d'orages fracassants et de trop de jours de fêtes chômés, la tâche urgente de moissonner, engranger, préparer les champs pour les semailles d'automne, vidait la cité. Les familles, les communautés s'en allaient vers les censives, vers les seigneuries, pour aider aux moissons, et comme c'était aussi le temps des expéditions militaires, Québec ressemblait à une grande maison dont on a ouvert toutes les fenêtres pour l'aérer, mais qu'on laisse vacante, matelas aux fenêtres, et meubles dans le jardin, tandis que la famille va pique-niquer.
Dès le premier soir, Angélique avait compris qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de continuer son voyage vers Montréal.
La Haute-Ville, sous ses pluies d'orage, lui avait paru moins aimable. Des silhouettes clairsemées y vaguaient sans entrain. Elle n'avait trouvé personne au logis. Les solides bâtisses conventuelles – l'évêché, le séminaire, les jésuites, les Ursulines, l'Hôtel-Dieu – qui, l'hiver, couvaient entre leurs murs épais et sous leurs hautes toitures à trois étages de combles une vie intense et chaleureuse, paraissaient désertées et d'autant plus austères.
Il semblait qu'on n'y pût tramer que de moroses entreprises.
Et les cochons familiers s'en étaient allés paître en troupeau jusqu'au-delà des plaines d'Abraham, à la lisière des bois.
Bref, tout le monde était aux champs.
– Les villes comme les humains ont leur temps de grâce, leurs saisons bénies, fit remarquer Mlle d'Hourredanne, qu'elle trouva heureusement au palais de l'intendance. Ah ! Chère Angélique, il n'y aura plus jamais pour Québec de saison comme celle qu'elle a connue lorsque vous étiez parmi nous.
La fine et charmante demoiselle trottait allègrement, recevait divinement les « puissances » au palais, mais Angélique, remontant la rue de la Petite-Chapelle, puis la rue de la Closerie, avait eu un pincement au cœur devant la demeure où, autrefois, les soirs de grande neige, les proches voisins étaient conviés, afin d'écouter la lecture que faisait Mlle d'Hourredanne, étendue dans son lit, des amours de la princesse de Clèves. Ici ne veillait plus que Jessy, la captive anglaise, avec, juste en face, la maison de Ville-d'Avray à demi close, et comme borgne, avec la plupart de ses volets fermés.
La servante exclusive du marquis y demeurait seule, attendant son gouverneur, et briquant avec énergie les objets précieux qu'il aimait.
Mgr de Laval était en tournée pastorale au long du fleuve, dans ses paroisses.
Lorsqu'elle s'était présentée à l'évêché, Angélique avait été reçue par le coadjuteur qu'elle ne connaissait pas, mais, soit qu'elle se fût attendue à un accueil plus empressé, étant donné les bonnes relations entretenues depuis leur passage en Nouvelle-France, soit que l'ecclésiastique en question ait été affligé d'une nature timide et peu encline à s'épancher, il n'avait ouvert la bouche que pour le strict nécessaire. Son attitude froide, et quand elle y réfléchissait, à peine correcte, avait rappelé fâcheusement à Angélique le temps où la ville se divisait à son sujet, et qu'elle n'était jamais sûre, en abordant quelqu'un, de ne pas tomber sur un partisan du père d'Orgeval. Celui-ci étant mort, les vieilles rancunes duraient-elles encore ? Mais personne ne lui en parla.
Elle était contente de redescendre vers la Basse-Ville, où l'accueil de Janine Gonfarel, dite la Polak, tenancière de l'auberge du Navire de France, avait compensé la déception éprouvée à ne trouver à la place des visages amis que ceux de valets ou d'intendants chargés de lui remettre lettres et messages de la part de leurs maîtres absents.
– Prends toit et couvert chez moi, lui dit son exubérante amie après lui avoir ouvert du haut de son perron les bras en poussant de grandes exclamations de joie qui résonnèrent jusqu'au bout de la place de l'Anse-au-Matelot. Qu'irais-tu faire dans la Haute-Ville ? C'est vide et morne comme un vieux nid abandonné. Au château Saint-Louis, M. de Frontenac n'a laissé que quelques éclopés et vétérans qui n'ont rien d'autre à faire que jouer aux cartes.
« Dans la Basse-Ville, il reste toujours du monde, et chez moi, ça ne désemplit pas, comme d'habitude. Mais je t'ai réservé la plus belle chambre, celle dans laquelle j'avais mis M. de Ville-d'Avray lorsqu'il s'était cassé la cheville, tu te souviens ? Et pour ton beau monde d'officiers, j'ai aussi des chambres. Et pour les soldats de ta garde, il y aura des paillasses dans le hangar. Pour toute la compagnie, le meilleur vin.
Angélique se félicitait de cet arrangement. Honorine s'en montrait ravie. Elle avait toujours aimé jouer avec les gamins du port dans la Basse-Ville qui ménageait entre les maisons des recoins de rive pour y barboter et y faire flotter des petits bateaux.
En redescendant vers ces terres peu hospitalières, Angélique flairait déjà les effluves du bon fricot de Mme Gonfarel.
La Polak lui signala que, durant son absence, des hommes de la prévôté – « des grimauds, moi j'appelle ça des grimauds » – étaient venus rôder dans le port, avaient interrogé les matelots à terre et les maîtres, avaient demandé à parler avec les capitaines. On estimait dans les hauteurs que le contrôle des deux navires et du sloop arrivés sur la fin de la matinée n'avait pas été effectué avec assez de rigueur.
– Mais nous avons des « franchises » signées par M. de Frontenac et M. Carlon, et le représentant du major de la ville et du port est venu lui-même me saluer et me porter les hommages de M. d'Avrensson. Celui-ci est parti avec le gouverneur dans son expédition au lac Frontenac, mais a laissé toutes instructions nous concernant.
– Ne t'en fais pas, glissa la Polak, tout est en ordre, mais c'est la question de vérifier qu'il n'y a pas dans vos équipages et parmi vos employés des parpaillots, des adeptes de la religion réformée. Ici, on s'en méfie plus que d'une épidémie de peste. Toutes les compagnies marchandes ont dans leur contrat qu'elles n'introduiront pas des adeptes de Calvin et de Luther en Nouvelle-France. Cela devient de plus en plus sévère.
Angélique se porta garante près du responsable qui dépendait à la fois de l'évêché, de la prévôté, du greffe et de la voierie, ces questions intéressant la salubrité du port que compromettait l'introduction d'indésirables en la colonie française, et naturellement du bureau des affaires religieuses, délégué par l'administration royale, qu'il n'y avait aucun adepte de la R.P.R. – religion prétendue réformée – à bord de ses navires. Elle croisa ses doigts derrière son dos, car ce n'était pas tout à fait vrai en ce qui concernait les hommes d'équipage, mais son interlocuteur parut se contenter de ses déclarations, et ne parla pas d'aller inspecter les navires et faire réciter à chaque homme son credo.
Il se montrait aimable, exprimait ses regrets de devoir appliquer les mêmes formalités à des hôtes très aimés de la Nouvelle-France, compatriotes au surplus, que M. de Frontenac lui avait recommandés chaudement avant de s'éloigner. Et l'on savait de quelle amitié le roi de France, Sa Majesté Louis-le-Quatorzième, les honorait.
Mais la loi devait être la même pour tous, surtout lorsqu'elle était chargée de combattre un danger aussi insidieux et mortel que celui de voir s'introduire au sein de ce fief catholique du Nouveau-Monde des porteurs de germes de l'hérésie protestante. La Nouvelle-France, disait-il, ne pouvait oublier les torts causés par ces transfuges, traîtres à leur Dieu et à leur patrie, les frères Kirke, qui, au nom de l'Angleterre, avaient capturé Québec en 1629, en avaient chassé Champlain, le gouverneur, et avaient occupé le site au nom de l'Angleterre durant cinq années. Angélique ne le contredit pas. Elle se félicitait de ne pas avoir amené Séverine Berne avec elle.
Durant son premier séjour, elle n'avait pas eu affaire au personnage, Joffrey ayant dû traiter avec lui de cette affaire des protestants. Elle ne le connaissait que de vue. Il avait pris de l'importance et pérorait.
– Une surveillance des plus constantes nous a permis de parvenir à un résultat. La Nouvelle-France peut se dire la seule province française à être vraiment purifiée du fléau. Au début, elle fut plus que d'autres menacée, les huguenots réfractaires s'imaginant que, parce qu'ils traversaient les mers, ils pourraient être libres de professer en terre de France leurs coupables doctrines. Il n'y en eut guère qui ne furent détectés, et toutes les âmes pieuses étaient vigilantes. Mère Catherine de Saint-Augustin ayant appris que, parmi les colons arrivés malades et que l'on avait fait porter à l'Hôtel-Dieu, devaient se trouver nombre de protestants déguisés, alla en secret chercher une relique d'os du martyr, le père Brébeuf, la moulut en poudre aux aliments des supposés protestants. Eh bien ! Sachez que tous ces hommes réfractaires et fourbes, au bout de quinze jours, devinrent doux comme des anges, désirant être instruits en la vraie religion, et abjurèrent leur hérésie publiquement et avec une ferveur admirable.
Angélique avait déjà entendu parler de cette histoire de la poudre d'os, mais elle fit comme si elle l'entendait pour la première fois. Après les histoires de Salem, celles de la Nouvelle-France lui paraissaient anodines.
Ayant fini par le prier de s'asseoir, et lui ayant fait offrir un quart de vin blanc, elle ne savait pas s'il était sincèrement amical ou s'il voulait lui faire comprendre qu'il n'était pas dupe et qu'il était de ceux qui continuaient de se méfier des étrangers « indépendants » de Gouldsboro qui avaient fondé la fortune de leur établissement sur l'introduction de soixante huguenots de La Rochelle en terre d'Acadie.
*****
– Et si c'était lui, l'espion du roi, émit la Polak en regardant l'homme s'éloigner. Quelquefois je me le demande. Depuis qu'on parle de révoquer l'édit de Nantes, il prend de plus en plus d'importance. Ça, et tout ce beau monde qui empoisonne son prochain à la cour de France, voilà de quoi on parle et le fond des nouvelles qu'on nous porte de France. Et pendant ce temps-là, les chapeaux se rétrécissent. Ah ! Quand nous rendra-t-on ces beaux grands feutres à large bord qui abritaient nos hommes de la pluie et du soleil, dissimulaient leur visage lorsqu'ils ne voulaient point se faire trop voir, où l'on pouvait planter de belles plumes bien droites ou en panache de faisan doré ou de coq de bruyère, au lieu d'un petit tour de queue de bébé autruche, qu'ils font venir à grands frais des antipodes. Ah ! Ces grands et beaux chapeaux qui avaient tant d'élégance quand on les ôtait pour un grand salut : souviens-toi de Rodogone l’Égyptien, et même de Calembredaine.
Angélique se demanda ce que cachait l'homélie de la Polak pour les grands chapeaux.
Deviser avec la Polak continuait à être pour elle un plaisir rare. Elle sortait de leurs entretiens ragaillardie et plus philosophe. Pour ne pas gaspiller l'occasion, peu fréquente, qui leur était donnée de bavarder entre elles, Angélique remit au surlendemain l'appareillage vers Ville-Marie. Il fallait préparer le petit bâtiment Le Rochelais à recevoir ses passagères. L'arc-en-ciel, qui avait trop de tirant d'eau pour remonter le fleuve au delà de Québec, restait en rade avec M. d'Urville qui, bien logé, considérait sans déplaisir de retrouver une ville où il avait laissé d'aimables connaissances.
La chaleur continuait d'être éprouvante. L'orage montait au cours de la journée, n'éclatait pas toujours. On transpirait et on était très assoiffé.
Dans la salle personnelle de Mme Gonfarel, à côté de la grande salle où s'attablaient ses clients et d'où elle pouvait les examiner par un judas, il faisait assez bon car elle donnait au nord. Et l'on tirait d'un puits intérieur une eau très fraîche.
La Polak renversait sur la table des grands paniers de haricots ou de pois verts et elles s'asseyaient l'une en face de l'autre pour éplucher tout en parlant.
– Je n'ai jamais oublié que les beaux légumes sont mets de prince, disait la Polak. Les gueux n'avaient droit qu'aux épluchures et encore ! Autant dire qu'eux n'en savaient pas le goût. Aussi, je tiens à mon jardin potager.
Elle faisait couler les petits pois dans le creux de sa main avec jubilation.
– C'est de la fine nourriture. Mais les gens d'ici, ils sont tellement habitués à manger du solide qui tient bien au corps pour résister au froid qu'ils n'apprécient pas.
Dans la cuisine d'été attenant à la maison, un ragoût de bœuf au vin rouge mijotait.
– Dis-moi, Polak, et ton gamin, le petit joufflu, je ne l'ai pas encore aperçu.
– Il y a beaucoup de temps qu'il est parti aux bois.
– Si jeune !
– Costaud comme il est, on ne pouvait plus le retenir. La fourrure, c'est une maladie, une fièvre pour tous les jeunes et... la seule façon de s'enrichir !
Cependant, fine mouche et ayant acquis par la possession de biens qu'elle souhaitait conserver un certain flair commercial, Janine Gonfarel, dite la Polak, pour ceux qui l'avaient connue dans une période oubliée de son passé, s'inquiétait. Pas pour le gamin mais pour le marché de cette denrée précieuse, la fourrure. Et on revenait à cette sacrée mode des chapeaux ronds, dont les bords devenaient de plus en plus courts, et qui allait porter un coup fatal, estimait-elle, au commerce si florissant du castor. C'était cette belle mode de jadis, les chapeaux de « feutre de castor », qui avait fait de la peau de cet animal, longtemps dédaigné en tant que vêture même par les Indiens, une marchandise précieuse, et des « voyageurs » qui allaient les collecter chez les sauvages, des hommes aimés de la fortune. Un courageux garçon qui, en France, n'aurait jamais eu un liard en poche tout en trimant toute sa vie, pouvait, après quelques promenades dans le pays d'en haut, se faire bâtir maison bourgeoise à Québec ou en l'île de Montréal et offrir à sa future, robes de soie et de dentelle.
– Mais si le cours du castor s'effondre, gémit-elle, qu'allons-nous devenir, nous autres en Canada, qui n'avons que cette seule richesse ?
– Parle-t-on vraiment de voir la fourrure diminuer ? s'étonna Angélique.
– Pas encore.
Mais, baissant la voix, la Polak dit que depuis quelques années la France envoyait son excédent de fourrures dans les Pays-Bas et en Hollande mais que cette année, les commerçants de Liège et d'Amsterdam en avaient acheté deux fois moins et prévenu qu'ils étaient eux aussi saturés. Et surtout du castor. Indices inquiétants. Il fallait admettre que cela continuait pour les autres fourrures, renards, loutres, visons.
– Nous avons réussi à en prendre le monopole à la Moscovie, mais il n'y aura jamais autant de demandes que pour le castor, et le castor, c'est le chapeau. Petits chapeaux, moins de demandes, trop de castors sur le marché... La ruine au bout...
– Et pourtant, commenta Angélique tout en coupant ses haricots verts, les Français continuent à mener une lutte farouche contre les Anglais pour ne pas leur laisser trafiquer la fourrure dans aucun territoire qui leur est accessible.
Les Français n'en avaient jamais assez, et l'on comprenait leur âpreté puisque le budget de la colonie et sa subsistance, sa raison d'être, reposaient sur ce commerce unique. La Polak restait pessimiste :
– La fourrure est menacée, il faut aller la chercher de plus en plus loin... Enfin, ce n'est peut-être qu'une idée que j'ai comme ça. Ça peut tenir encore longtemps. Quand les gens ne veulent pas que cela change, on trouve toutes sortes de combines, et peut-être que la ruine n'est pas pour demain. Mais il faut penser à l'avance... Plus de fourrures ! Que ferons-nous ? On produit du bon blé, mais pas de navires pour l'envoyer et pourtant M. Carlon, l'intendant, s'est donné du mal. On lui cherche des noises. Et voici qu'on recommence à charger de graviers les navires qui retournent en France afin de les lester pour manque de fret.
Quel contraste avec le travail de fourmis qu'ils avaient vu en Nouvelle-Angleterre. Angélique décrivit l'activité des colonies anglaises qui envoyaient à Terre-Neuve ou aux îles, des vivres, des bestiaux, des bois de futaille débités pour couvrir les toits, et qui ramenaient des produits français, vins et parfums, ou de la mélasse, du sucre pour fabriquer du rhum qu'ils exportaient ensuite à nouveau là où l'on en manquait.
La Polak l'écoutait avec intérêt.
– Allons voir Basile, lui aussi flaire le vent... Il aura peut-être une idée pour les chapeaux.
*****
Si Joffrey avait été là, tout aurait été différent. Il entraînait le monde à sa suite. Il insufflait un ferment de vie qui donnait le goût de le suivre. Il imposait une cohésion dans l'action.
Lui absent, elle était plus sensible à un changement dû aux dispersions de l'été. Lorsqu'elle était à Salem, elle se sentait française, mais lorsqu'elle était à Québec, elle se sentait d'ailleurs. Et puis, il faisait si chaud.
Pourtant, la nuit, en écoutant clapoter la marée au pied des maisons de la Basse-Ville, elle goûta le repos.
Dans la grande et belle chambre où la Polak les avait installées, on brûlait de la citronnelle pour éloigner les moustiques. Honorine endormie près d'elle, Angélique somnolait. La nuit était claire dans l'encadrement de la fenêtre ouverte. La lune devait se cacher derrière la brume lourde exhalée par le fleuve et la forêt. Les bruits du port étaient discrets. Elle avait toujours goûté les mouvements du bord des quais, ce duo de la terre et de l'eau, chacun ayant l'air de chuchoter à l'autre des confidences, des secrets, de se communiquer les charmes de leurs mondes opposés, les navires à l'ancre, seigneurs vagabonds, dodelinants, comme impatients de reprendre le large et la faune disparate des quais autour de petits feux, très surveillés, pas toujours permis, mais qui sont le plaisir de la terre ferme.
Elle était un peu de cette espèce errante – par la force des choses – mais que ce fût le fruit d'une contrainte ne l'empêchait pas d'avoir acquis cette faculté de se sentir partout un peu du lieu où elle passait. Elle en était sans en être. Elle les tenait par un bout et cela crochait dur, il n'y avait plus qu'à dérouler l'écheveau vers une autre direction. Et c'était cela le rôle qu'ils devaient jouer pour rassembler tous ces coins du monde qui leur tenaient à cœur et auxquels ils appartenaient par des liens de naissance ou de choix.
Ils n'étaient plus au-dehors, mais au contraire au-dedans de l'inextricable enchevêtrement : le roi, la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France, les vaisseaux, les coureurs de bois, l'avenir, les rêves, les ambitions, les enfants qui grandissent, si lentement et si vite, les fortunes qui s'édifient si lentement et s'écroulent si vite, les lois qui se gonflent à éclater comme un crapaud et occupent tout le devant de la scène, arbitrent les peurs et d'autres qui se perdent comme eau dans le sable. Des hommes disparaissent, d'autres s'imposent.
Ce qui était fatigant, c'est qu'à peine une partie finie, les pions d'une autre, à l'issue incertaine, se disposaient déjà sur l'échiquier. Et il n'y avait pas à hésiter. On était engagé. Joffrey avait accepté d'aider Frontenac auprès des Iroquois. Elle avait mis au monde deux enfants, et la seule perspective de leurs vies commençantes renversait les données de la leur, rendait plus grave et plus subtil le choix de leurs décisions et des entreprises de l'avenir, plus importante la stabilité du présent. Florimond et Cantor étaient à la cour de France. La petite personne qui dormait contre son épaule avait choisi d'être remise aux mains de Mlle Bourgeoys pour apprendre à lire et à chanter.
Et eux, ils étaient au milieu de cette toile encore tissée à gros fils, au Nouveau Monde. Leur fortune reposait sur les tractations commerciales avec la Nouvelle-Angleterre, leur générosité envers la Nouvelle-France, la protection du roi.
La partie n'avait pas trop mal commencé, mais tout était encore très confus et l'échiquier se perdait dans le brouillard. La seule chose qu'elle savait, c'est qu'il fallait continuer, sans faillir, la marche des « découvreurs », des explorateurs, qui ne savent pas toujours ce que leur réserve le tournant du fleuve.
Demain, une fois de plus, en doublant le cap Rouge vers Montréal, elle s'avancerait en pays inconnu. Ce n'était pas pour lui déplaire.
Angélique regardait dormir Honorine. Elle caressait sa belle chevelure. À chaque sacrifice qu'Honorine leur avait imposé à coups de ciseaux, ses cheveux repoussaient plus beaux et d'une teinte plus sourde de cuivre rouge.
Elle posa un baiser sur le front blanc et bombé.
« Que vais-je devenir sans toi, mon petit amour ?... »
Honorine soupira dans son sommeil, et murmura :
– Oh ! J'ai tant de choses à faire !...
Ce n'était pas une plainte découragée. Mais l'exclamation à la fois extasiée et un peu inquiète de qui mesure l'importance des travaux qui lui sont assignés et doute d'y parvenir.
Et Angélique se demandait quelles tâches innombrables l'enfant pouvait bien apercevoir dans son rêve, sur le chemin de sa vie.
*****
Apprenant qu'Angélique était de passage à Québec, Mme de Campvert vint la visiter. Cette femme qui avait mauvaise réputation et qui avait été exilée de la cour parce qu'elle était la plus fieffée tricheuse au jeu qu'il se pût rencontrer, se fit porter en chaise dès qu'elle la sut au port. Elle lui gardait reconnaissance et amitié pour avoir soigné son petit singe mourant d'une inflammation des bronches que personne ne voulait prendre en pitié. Le singe était toujours en bonne santé.
– Je prends bien soin de lui par les grands froids, comme vous me l'avez recommandé. Ah ! Quand ce dur exil finira-t-il ? Quand le roi me pardonnera-t-il ? Il vous a pardonné à vous. Vous parlerez pour moi lorsque vous le verrez à Versailles, n'est-ce pas ?
Elle semblait persuadée qu'ils allaient prochainement repasser en France. Elle avait des nouvelles de la cour, de Vivonne.
– Peut-être que c'est lui qui s'oppose à mon retour. Je sais trop de choses sur lui... Quand vous retournerez à la cour, parlez pour moi...
– Mais je..., commença Angélique qui voulait lui faire comprendre que le retour dont elle parlait était, malgré l'autorisation du roi, très problématique.
Elle n'aurait pas écouté ses dénégations dont les raisons lui auraient échappé, elle qui se desséchait loin de Versailles.
– Ces messieurs du courrier royal que j'ai reçus chez moi à l'arrivée des navires, m'ont dit que vos fils sont très appréciés de Sa Majesté. Je ne sais ce qu'ils ont compris de votre situation en Nouveau Monde, mais ils s'étonnaient de ne pas vous trouver à Québec, ainsi que M. de Peyrac. Il paraît qu'à la cour, périodiquement, la nouvelle se répand que vous êtes de retour en France, que M. de Peyrac et vous, allez vous présenter à Versailles incessamment. Il y a même eu un faux bruit certain jour que vous veniez d'arriver, que vous aviez déjà été reçus par le roi. Chacun se désolait de son côté, croyant avoir été le seul à avoir tout manqué. En tout cas, ce qu'on peut dire, c'est que vous êtes attendus par Sa Majesté. Est-ce vrai ce que l'on raconte ? Que Sa Majesté, jadis, n'a pas été insensible à vos charmes ?
De ces bavardages, Angélique retenait un fait. C'est que la protection du roi leur demeurait acquise et, tant que cela se répéterait, nul ne pourrait leur nuire en Nouvelle-France.
*****
Un militaire d'une trentaine d'années se présenta à l'auberge du Navire de France. Il avait entendu parler de la présence de Mme de Peyrac à Québec et voulait lui demander d'intervenir auprès de sa « blonde », sachant qu'elle la connaissait et saurait peut-être la convaincre de l'épouser, comme il l'en suppliait depuis longtemps.
– Tu parles d'une blonde ! s'exclama la Polak.
Il s'agissait de la Mauresque, cette fille du roy qui était arrivée avec le contingent de La licorne, et que M. et Mme de Peyrac avaient conduite jusqu'à Québec où elles étaient envoyées pour fournir des épouses aux jeunes Canadiens.
Le terme de « blonde » était si familier aux soldats pour désigner la fiancée ou la belle restée au pays que le brave garçon, qui n'en connaissait sans doute pas d'autre, ne voyait pas pourquoi il n'en aurait pas usé pour désigner celle qui hantait ses rêves, et qui était donc une fort jolie négresse, élevée à Paris par les dames de Saint-Maur.
Elle n'avait pas encore trouvé d'époux, non parce qu'elle avait manqué de prétendants, mais parce qu'elle s'était mis en tête de n'épouser qu'un officier ou un gentilhomme.
Angélique glanait ainsi quelques nouvelles sur ses protégées. Henriette n'était pas pressée non plus de convoler avec un Canadien pour connaître la dure vie des censives isolées. Elle était toujours au service de Mme de Baumont, qui l'avait emmenée en France pour un voyage qu'elle était obligée de faire afin de régler des questions d'héritage. Toutes deux seraient de retour l'an prochain à moins que l'Henriette trouve mari aux Vieux Pays.
– Si elle revient, préviens-la que sa jeune sœur est bien mariée, en Acadie, à Port-Royal, en la seigneurie de La Roche-Posay. Je pense qu'elle sera heureuse d'en être avisée.
On lui dit aussi que Delphine du Rosoy, qui avait pris en charge ses compagnes à la mort de Mme de Maudribourg, devait être en ville, un peu esseulée car son mari, enseigne, avait accompagné M. de Frontenac au lac Ontario, pour le « pawa » des Iroquois.
Ce ménage, très aimé de tous, était parmi les membres les plus actifs de la confrérie de la Sainte-Famille et s'occupait des œuvres. Ils s'attristaient de ne pas encore avoir d'enfants.
Et puisqu'on parlait de la Sainte-Famille, Angélique relisait le pli de Mme de Mercouville, qu'elle avait été l'un des premiers à ouvrir parmi ceux qu'on lui avait remis à son arrivée. Elle se doutait qu'il y serait parlé des projets de noces entre Kouassi-Bâ et Perrine, son esclave noire.
Pour commencer, Mme de Mercouville lui mandait qu'elle se trouvait en sa seigneurie de la Pointe-aux-Bœufs avec toute sa tribu, y compris la promise de Kouassi-Bâ. Toujours obligeante, elle n'oubliait pas de lui communiquer quelques noms et indications qui pourraient lui être utiles dans sa recherche de captifs anglais en Nouvelle-France, renseignements qu'elle lui avait demandés dans son courrier de l'automne dernier. Elle lui recommandait quelques personnes à Ville-Marie, connues comme zélés convertisseurs d'hérétiques et un jésuite, aumônier à la mission de Saint-François-du-Lac, sur la rivière Saint-François, où se tenait un grand rassemblement d'Abénakis baptisés, possesseurs d'Anglais ramenés par eux, en butin de leurs raids de représailles sur les établissements de Nouvelle-Angleterre.
Elle la prévenait en toute amitié que cette affaire des captifs anglais était une question délicate.
Les Anglais étaient le butin des Indiens alliés qui avaient coutume d'utiliser les prisonniers pour remplacer, dans les travaux de force, les guerriers qui étaient morts au combat.
On en revenait au projet Kouassi-Bâ/Perrine, on en traiterait à son retour de Ville-Marie. Si celui-ci avait lieu dans le début d'août, Mme de Peyrac trouverait beaucoup plus de monde à Québec, où l'on revenait pour préparer les grandes fêtes mariales et les processions qui parcoureraient la ville du haut en bas, solennités qui ne pouvaient se dérouler avec autant d'apparat que dans la capitale qui recevait en même temps en cette circonstance sa bénédiction annuelle de l'ostensoir, et auxquelles tous les citoyens de Québec voulaient participer.
Pour le mariage, Mme de Mercouville avait fait préparer un brouillon de contrat, établi selon les termes en usage pour ces sortes d'accords, qu'elle priait M. et Mme de Peyrac de bien vouloir étudier, afin qu'on puisse en discuter les modalités lors de leur passage au retour qui, elle croyait l'avoir compris à son grand regret, serait bref.
Angélique lut, sans enthousiasme, le projet en question :
Le comte de Peyrac, seigneur de Peyrac et d'autres lieux, autorise Armand-César, son nègre, de marier Perrine-Adèle, la négresse de Mme la baronne douairière du Morne-Ankou, en l'île de la Martinique, née d'Ambert, épouse Mercouville.
Ceci en considération de trente années de service –ou moins, ou plus – dudit Armand-César et aussi après l'expression de la satisfaction exprimée par la baronne pour la durée où ladite négresse était capable de servir.
Le soussigné, messire Jeammot, curé de la paroisse de la Pointe-aux-Bœufs, attestera avoir reçu lesdites déclarations conformes et, en conséquence, leur donnera la bénédiction nuptiale sollicitée par eux.
Les mariés s'engagent à servir tous deux pendant trois années encore, après quoi, ils seront déclarés libérés.
Signé : Jeanne de Mercouville, née..., etc.
– Mais ça ne va pas du tout ! s'exclama Angélique, encore debout dans la salle où Mme Gonfarel venait de l'introduire.
Tout d'abord, elle était choquée qu'on parlât de Kouassi-Bâ, dont elle apprenait pour la première fois qu'il se nommait Armand-César, comme d'un vulgaire esclave. Il y avait beau temps qu'il était affranchi. Quel dommage que Joffrey ne soit pas là ! Il se serait chargé au mieux de ces questions avec beaucoup moins de dépense qu'elle, d'énergie et de contrariété. Décidément, elle n'aimait Québec que pour s'occuper de choses frivoles, agréables et personnelles, diplomatiques à la rigueur. C'était dû sans conteste à l'air français qu'on y respirait, même au cœur de l'été, et qui détournait l'esprit des devoirs ingrats.
La Polak l'encouragea dans cette voie.
– Vous en reparlerez à ton retour. Laisse tout cela de côté. Ça mûrira en cave...
Angélique ne voulut pas montrer ce brouillon de contrat à Kouassi-Bâ. Peut-être était-il déçu de n'avoir pu rencontrer Perrine, mais il n'en dit rien et elle le sentait surtout préoccupé de veiller sur elle, Angélique, et sur Honorine. Ce qui passait en premier lieu pour lui, c'était qu'il pût revenir à Tadoussac en ayant mené à bien sa mission : protéger et défendre, s'il le fallait les armes à la main, ce qu'il savait être pour son maître, Joffrey de Peyrac, le plus précieux trésor : celle qu'il appelait « le Bonheur-du-Maître ». Angélique ne doutait pas que, s'il lui arrivait la moindre chose, Kouassi-Bâ était prêt à se suicider sur place. C'était déjà assez dur pour lui de penser qu'on allait laisser Honorine chez des étrangers. Au contraire d'elle, l'air de la Nouvelle-France lui inspirait une profonde suspicion. Lors de leur dernier hiver à Québec, il n'avait cessé d'arborer une expression très sombre. Il marchait dans les rues de Québec avec plus de méfiance que dans celles de Paris, la nuit, avant que M. de La Reynie y ait fait mettre des lanternes. Il se détendait rarement et ses yeux ne cessaient de guetter de droite à gauche.
Aussi, pendant ce voyage où il se sentait, lui, chargé de si lourdes responsabilités, veilla-t-elle à ne pas lui causer trop d'affres en se promenant étourdiment sans l'avertir de ses déplacements. À Québec, ils ne resteraient que trois jours. Elle n'avait pas envie de s'attarder.