Chapitre 9

Le charcutier de la place de Grève prenait le frais devant sa boutique. C'était l'un des premiers jours du printemps. Le ciel se montrait radieux. Il n'y avait aucun pendu au gibet, pas de préparatifs d'exécution, et, de l'autre côté de la Seine, les tours carrées de Notre-Dame se dressaient sur le ciel pervenche, dans un grand envol de pigeons et de corneilles. L'air était si pur que, de la boutique, on pouvait entendre le tic-tac du moulin à roues de maître Hughes en contrebas du fleuve.

Il n'y avait pas grand monde sur la place ce matin-là. On voyait bien vite que le carême n'était pas loin. Les gens commençaient à marcher moins vite et à prendre une mine contrite comme si c'était une catastrophe que de devoir se sacrifier une fois l'an pour Nôtre-Seigneur. Certes, maître Lucas, le charcutier, serait bien obligé de fermer boutique. Il perdrait de l'argent et son épouse grognerait comme une truie maussade. Mais, enfin, la pénitence c'est la pénitence ! Qu'étaient donc ces chrétiens qui voulaient faire pénitence sans souffrir ? Maître Lucas, en son cœur, remerciait la sainte Église d'avoir institué ce carême qui lui permettait d'associer ses crampes d'estomac aux douleurs du Christ en croix. Sur ces entrefaites, un carrosse assez beau déboucha sur la place et fit halte non loin de la charcuterie. Une femme en descendit, une fort belle femme coiffée à la nouvelle mode des dames du Marais : cheveux courts, en petites boucles serrées, avec deux boucles plus longues glissant le long du cou pour reposer gracieusement sur la poitrine. Maître Lucas voyait là encore un signe de la folie des temps : les femmes coupaient leurs cheveux, cette gracieuse parure que Dieu leur a donnée. Il ferait beau voir que maîtresse Lucas, ou même leur fille Jeanine, se coupât les cheveux pour imiter les grandes dames !

Même au cours de la dure famine de 1658, alors que l'argent manquait au foyer, maître Lucas s'était opposé à ce que sa femme vendît sa chevelure à ces maudits perruquiers, toujours avides de satisfaire les seigneurs. Ainsi allait le monde : on coupait les cheveux des femmes pour les mettre sur la tête des hommes !

*****

La dame regardait les enseignes et paraissait chercher quelque chose. Lorsqu'elle s'approcha de la charcuterie Saint-Antoine, maître Lucas la reconnut. Un jour, on la lui avait montrée dans le quartier des Halles où elle avait deux entrepôts de marchandises. Ce n'était pas une dame de qualité, comme sa démarche et la beauté de ses vêtements auraient pu le faire croire, mais une des plus riches commerçantes de Paris, une certaine Mme Morens. Pour avoir eu l'idée ingénieuse de lancer la mode du chocolat, elle avait fait fortune. Non seulement, elle dirigeait la chocolaterie de la Naine-Espagnole, dans le faubourg Saint-Honoré, mais elle était propriétaire de plusieurs restaurants et tavernes réputés. Elle avait aussi la haute main sur quelques petites entreprises plus modestes, mais prospères, telles que celle « des carrosses à cinq sols », et de plusieurs boutiques de la foire Saint-Germain, ainsi que du monopole de la vente des oiseaux des îles sur les quais de la Mégisserie. Quatre des commerçants qui suivaient la cour dans ses déplacements lui payaient patente.

On la disait veuve, partie de peu, mais si habile en affaires que les plus grands personnages de la finance et jusqu'à M. Colbert aimaient à s'entretenir avec elle. Se souvenant de tout cela, maître Lucas, lorsque la dame l'aborda, ôta son bonnet et s'inclina aussi bas que le lui permettait son petit ventre rebondi.

– Est-ce ici qu'habite maître Lucas, charcutier à l'enseigne de Saint-Antoine ? demanda-telle.

– C'est moi-même, madame, pour vous servir. Si vous voulez vous donner la peine d'entrer dans mon humble boutique...

Il la précédait, supputant à l'avance une commande importante.

– J'ai là des cervelas, des saucissons plus beaux à l'œil que l'agate, plus savoureux au palais qu'un nectar, du petit salé qui parfume la soupe et tous les plats auxquels on le mêle, ne serait-ce que par un morceau pas plus gros qu'un dé. J'ai là aussi ce jambon rouge qui...

– Je sais... je sais que tout ce que vous fabriquez est excellent, maître Lucas, interrompit-elle gentiment. Et je vais vous envoyer ce tantôt un garçon pour prendre ma commande. Mais, si je suis venue moi-même ce matin, c'est pour autre chose... Voilà. J'ai une dette envers vous, maître Lucas, depuis de longues années, et je ne l'ai pas encore acquittée.

– Une dette ? répéta le charcutier surpris.

Il regarda attentivement le beau regard de son interlocutrice, puis hocha la tête, certain qu'il était de ne jamais avoir adressé seulement la parole à cette belle personne. Elle sourit.

– Oui. Je vous dois le prix de la visite d'un médecin et d'un apothicaire que vous aviez fait venir pour soigner une pauvre fille tombée malade à votre porte... il y a de cela près de cinq années.

– Cela ne me dit pas qui vous êtes, dit-il sur un ton bonhomme. Car il m'est arrivé plus d'une fois de soigner les gens qui tombaient malade à ma porte. Avec tout ce qui se passe place de Grève, j'aurais mieux fait de devenir moine hospitalier que d'ouvrir un commerce de charcuterie. La Grève n'est pas un coin pour les gens qui veulent être tranquilles. En revanche, on y a de la distraction. Racontez un peu comment la chose s'est passée, que je me souvienne.

– C'était un matin d'hiver, dit Angélique d'une voix qui s'altéra malgré elle. On brûlait un sorcier. J'ai voulu assister à l'exécution et je suis venue, mais j'ai eu tort, car je me trouvais grosse et presque à mon terme. Le feu m'a effrayée. Je me suis évanouie et me suis réveillée chez vous. Vous aviez fait venir un médecin.

– Oui ! Oui ! Je me souviens, marmonna-t-il.

Le sourire jovial s'était effacé de son visage. Il regardait Angélique avec une expression perplexe, où il y avait de la pitié et aussi un peu de crainte.

– Ainsi, c'était vous, dit-il doucement. Pauvre femme !

Angélique sentit le rouge lui monter aux joues. Cette démarche, elle le savait, lui rappellerait de douloureux souvenirs. Elle s'était promis de ne jeter aucun regard en arrière et de se redire sans cesse qu'elle était Mme Morens, nantie d'une fortune solide et d'une réputation quasi sans tache.

Mais l'exclamation du brave homme libéra son émotion, et elle se revit, perdue dans la foule, bousculée, broyée de toutes parts, si pitoyable avec ses yeux hagards, son pauvre corps déformé.

Elle se redressa, lissa sa jupe de faille bleue, les dentelles qui bouffaient sur ses poignets garnis de bijoux. Elle dit, en s'efforçant de sourire :

– C'est vrai. J'étais à cette époque une pauvre femme et vous m'avez été charitable, maître Lucas. Mais, vous voyez, la vie, depuis lors, s'est montrée plus clémente pour moi, et je peux aujourd'hui vous remercier.

Ce disant, elle sortit de son aumônière une lourde bourse de cuir qu'elle avait préparée et la posa sur le comptoir. Le charcutier parut ne pas y prendre garde. Il continuait à regarder la visiteuse d'un air attentif et méfiant.

– Élise, viens donc un peu ! lança-t-il par-dessus son épaule. La charcutière s'approcha et plongea dans ses nombreuses cottes de ferrandine soutachées de velours. Elle avait entendu la conversation.

– Pour sûr vous avez changé ! dit-elle. Mais je vous aurais reconnue rien qu'à vos yeux. Mon époux et moi, on s'est fait souvent bien des reproches de vous avoir laissée partir dans l'état où vous étiez et on a souvent souhaité de vous retrouver.

– D'autant plus...

– ...qu'on a pensé après qu'on aurait dû vous dire notre idée...

– ...sur ce qui s'était passé avant.

– ...Des fois que vous auriez été de sa famille...

Ils parlaient avec embarras, s'interrogeant du regard et se répondant comme dans une litanie.

– De quelle famille ? demanda Angélique étonnée.

– De la famille du sorcier, pardi.

La jeune femme secoua la tête, s'efforçant de jouer l'indifférence.

– Non vraiment, je n'étais pas de sa famille.

– Ça arrive. Il y en a des femmes qui viennent pour l'exécution et qui s'évanouissent devant ma porte ! Mais, dans ce cas... si vous n'êtes pas de sa famille...

– Que m'auriez-vous dit si j'avais été de sa famille ?

– Ben dame ! Ce qui s'était passé dans la boutique de cabaretier de la Vigne-Bleue, notre voisin, lorsque le tombereau s'est arrêté et qu'on a descendu le sorcier pour lui faire boire un coup avant de monter sur le bûcher.

– Que s'est-il passé ?

L'homme et la femme se jetèrent un coup d'œil.

– Oh ! vous savez, dit maître Lucas, c'est pas des choses à raconter à n'importe qui... Enfin, je veux dire à des gens que ça ne regarde pas. Il n'y a qu'un membre de sa famille que cela pourrait intéresser... mais, puisque vous ne le connaissez pas...

Les yeux d'Angélique allaient de l'un à l'autre des deux visages rubiconds. Elle n'y vit que bonté, obligeance naïve.

– Si, je le connaissais, murmura-t-elle d'une voix étouffée. C'était... mon mari !

Le charcutier secoua la tête.

– On s'en doutait. Alors, écoutez.

– Attends..., dit sa femme.

Elle alla jusqu'à la porte, la ferma soigneusement et mit les deux volets de bois devant la « montre » où s'étalaient les victuailles exposées à l'œil des passants. Dans la pénombre imprégnée de l'odeur appétissante des saucisses, du lard salé, du jambon, Angélique, le cœur battant, se demandait quelle révélation elle allait entendre. Sa démarche près du charcutier avait été sans arrière-pensée. Elle s'était souvent reproché de n'avoir pas encore remboursé les braves gens qui l'avaient secourue. Mais elle reculait toujours cet instant. Que pouvaient-ils lui apprendre qu'elle ne sût déjà ?... Le bourreau n'avait-il pas allumé le bûcher ?... Le corps de Joffrey de Peyrac n'avait-il pas été consumé, ses cendres dispersées au vent ?...

– C'est maître Gilbert, le cabaretier, qui nous a conté la chose, expliqua le charcutier. Il a parlé un soir qu'il avait bu et que son secret lui pesait. Après, il nous a fait jurer de ne rien répéter car, avec des histoires pareilles, on risque à se retrouver un beau soir avec une dague dans la gorge. Il a dit que la veille de l'exécution des hommes masqués sont venus le trouver et lui ont proposé un plein sac d'écus. Ce qu'ils voulaient en échange ? Que maître Gilbert leur laissât son cabaret pour toute la matinée du lendemain. Évidemment, un matin d'exécution, un cabaret en place de Grève fait des affaires. Mais ce qu'il y avait dans le sac dépassait trois fois ce qu'il aurait pu gagner. Alors il a dit : « Tope là, morbleu, vous êtes chez vous ! » Le lendemain, quand les gaillards masqués sont revenus, Gilbert a mis ses volets et s'est retiré dans sa chambre avec sa famille et ses servantes. De temps en temps, pour se distraire, ils regardaient par un trou de la cloison pour voir ce que faisaient les compagnons masqués. Ils ne faisaient rien. Ils étaient assis autour des tables et avaient l'air d'attendre. Quelques-uns s'étaient démasqués, mais Gilbert ne les connaissait pas. Il faut vous dire qu'il se doutait bien un peu de la raison pour laquelle on lui avait demandé le service. Sous la boutique, il a de très grandes caves, qui sont de vieilles fondations romaines, et il y a même un souterrain à demi écroulé qui communique avec les berges de la Seine. Entre nous, Gilbert n'est pas sans utiliser parfois ce souterrain pour ramener quelque tonneau sans payer de droits à ces messieurs de l'Hôtel de Ville. Aussi il n'a pas été étonné lorsqu'il a vu les compagnons se lever et tirer le panneau de sa propre cave. C'était au moment où la foule commençait à crier parce que le tombereau du condamné arrivait à l'angle de la rue de la Coutellerie et de la place. Tout le monde était aux fenêtres, sauf mon Gilbert qui gardait l'œil à la cloison parce que ça l'intéressait ce qui se passait dans son cabaret. Il a vu d'autres hommes sortir de la cave. Ceux-là portaient un paquet assez long enveloppé d'un sac... il n'a pu voir ce qu'il y avait dans ce paquet, mais il s'est fait cette réflexion : « Ma parole, ça m'a tout l'air d'un macchabée ». Dehors on criait de plus en plus fort. Le tombereau était juste devant l'enseigne de la Vigne-Bleue et il y avait une sorte de remous, de poussée qui l'empêchait d'avancer. Maître Aubin gueulait et ses valets donnaient des coups de fouet. Mais ça n'avançait plus. En attendant que ça se déblaie, maître Aubin a décidé qu'il allait entrer à la Vigne-Bleue pour essayer de fortifier son client avec un peu d'eau-de-vie. Il fait souvent cela. Il boit lui-même un bon coup ainsi que ses valets. Il faut reconnaître que le métier de bourreau, ça demande un peu de remontant, n'est-ce pas ? Quand la porte s'est ouverte, Gilbert a très bien vu le condamné qu'on portait. Il avait sa chemise blanche tachée de sang, ses longs cheveux noirs qui pendaient jusqu'à terre... Pardonnez-moi, madame, je vous fais du mal. Élise, va donc chercher un petit flacon avec des verres.

– Non, je vous en prie, continuez, supplia Angélique, haletante.

– C'est que... il n'y a plus grand-chose à dire, à la vérité. Gilbert lui-même le confesse. Il n'a rien vu. La boutique était sombre. Il entendait maître Aubin crier parce qu'il n'y avait personne pour lui servir à boire. Les archers au-dehors défendaient la porte. On avait posé le condamné sur une table.

– Et que faisaient les autres, les hommes masqués ?

– Ils étaient debout, assis, comment savoir ? Il faisait sombre. Gilbert le dit : « Je n'ai rien vu ». Mais c'est plus fort que lui. Il ne peut s'empêcher de penser que le paquet que les autres ont remporté ensuite n'avait pas le même contenant qu'à l'aller et que... que c'est le premier macchabée sorti de la cave qu'on a brûlé ce jour-là en place de Grève !

Angélique passa la main sur son front. L'histoire lui paraissait insensée, et elle se demandait pourquoi on la lui racontait. Elle saisissait mal la signification cachée de ce récit. La lumière peu à peu se fit jour à travers sa stupeur. JOFFREY N'ETAIT PEUT-ETRE PAS MORT !

Mais était-ce possible ? Elle l'avait vu brûler, grande forme noire liée au poteau. Elle était restée seule, la proie de tous... Jamais une lueur ne s'était levée dans sa nuit, un mot, un message, un signe ami... Joffrey vivant ! Et il avait fallu qu'elle attende plus de cinq années pour qu'une allusion à ce miracle lui soit faite... par un charcutier qui, de son propre aveu, n'avait rien vu, ne faisait que répéter les propos d'un ivrogne... Quelle folie !

Joffrey vivant !... Elle pourrait le revoir, le toucher... Revoir son visage mystérieux, fascinant, unique, son visage affreux et si beau ! Où était-il ? Pourquoi n'était-il pas encore revenu ? Ah ! S'il n'était pas encore revenu, c'était qu'il était mort ! Oui, mort ! Il n'y avait pas d'espoir...

– Calmez-vous, dit la charcutière. Ne tremblez pas ainsi. Tout cela, ce n'est qu'une supposition. Tenez, buvez un peu de vin.

Le vin, très fort en alcool, lui fit du bien. Elle respira profondément deux ou trois fois et retrouva ses esprits. Mais elle restait brisée comme après une maladie courte et violente. Tristement, elle hocha la tête :

– Ce que vous me racontez là est étrange, il est vrai. Mais comment l'interpréter ? S'il y avait eu substitution, maître Aubin s'en serait aperçu ensuite, lorsqu'il a coiffé le condamné de la cagoule noire avant de le lier au bûcher ? Il faudrait envisager que maître Aubin avait été payé en échange de sa complicité et que...

Elle frissonna.

– Si vous aviez vu le bourreau une seule fois, comme je l'ai vu, vous comprendriez que cela est impossible.

Les braves gens eurent un geste d'impuissance.

– Nous, on ne sait rien de plus, ma pauvre dame ! On a pensé que ça vous intéresserait. Souvent, nous nous disions : « Pourquoi la pauvre petite n'est-elle pas revenue ? Peut-être notre histoire pourrait-elle lui rendre un peu d'espérance ! »

– Cinq ans ! murmura Angélique. Et rien durant tout ce temps-là ! S'il avait eu des amis dévoués – lesquels ? – pour l'arracher ainsi aux mains du bourreau, des amis assez riches pour payer la fortune nécessaire pour fléchir maître Aubin, pourquoi personne ne m'aurait-il fait un seul signe depuis lors ? Non, tout cela n'est que folie !

Elle se leva. Ses jambes tremblaient. Elle ne put s'empêcher de jeter un regard inquiet sur ses interlocuteurs.

– Pourquoi m'avez-vous raconté cela ? Allez-vous me trahir ?

– Non pas ! Pour qui nous prenez-vous, ma mie ?

– Alors pourquoi ? Voulez-vous de l'argent encore ?

– Vous perdez la tête ! dit le petit charcutier en se redressant avec une soudaine dignité. J'aime rendre service à mon prochain, c'est tout. Et, plus je pensais à cette histoire, plus j'étais certain qu'elle signifiait quelque chose, et que c'était à vous qu'il fallait le dire.

Il leva les yeux dévotement vers la statue de la Vierge.

– Je prie souvent Notre-Dame pour qu'elle m'inspire des actes de vraie charité, de cette charité qui est utile et bienfaisante, et non de celle dont on se glorifie et qui humilie celui qui reçoit.

– Si vous êtes si bon chrétien, vous auriez dû vous réjouir de la mort d'un sorcier.

– Je ne me réjouis d'aucune mort, murmura le charcutier, dont les yeux bleus enfoncés dans les replis de graisse brillèrent d'une pure lumière. Tout homme, devant la mort, n'est plus qu'une âme en péril. Pas un condamné n'est passé sur cette place sans que je demande à Notre-Dame de le sauver afin qu'il ait le temps de se racheter, ou de mieux vivre, ayant mesuré sa faiblesse devant le gouffre de l'éternité. Et cela arrive parfois : un messager du roi apporte la grâce ou bien... comme cela s'est passé il n'y a pas si longtemps, une émeute éclate au cours de laquelle les trois condamnés peuvent s'évader. Oui, ce sont ces choses-là dont je me réjouis...

Maîtresse Lucas était allée rouvrir la porte. Le soleil qui entrait de nouveau n'éclairait sur le visage du charcutier que des sentiments sincères. Angélique, que son expérience avait rendue extrêmement clairvoyante, ne décelait chez ce commerçant aucune trace d'hypocrisie.

– Pourquoi êtes-vous bon ? fit-elle étonnée. Les gens de vos corporations sont durs. Ils ne rendent guère de services sans espoir de récompense.

– Pourquoi ne serais-je pas bon ? répondit le charcutier avec l'allégresse d'un enfant de Dieu. La vie est si courte et je n'ai guère envie de perdre mon paradis pour quelque filouterie ou dureté qui me rendrait à peine plus riche et plus puissant que les autres.

*****

En les quittant, Angélique renvoya sa voiture et décida de revenir à pied jusqu'à la place Royale2.

Elle se sentait faible, mais avait besoin de marcher pour mettre un peu d'ordre dans ses idées.

Elle suivit la Seine par un quai qu'on venait de construire et qui bordait l'enclos des Célestins.

Les treilles du beau jardin monastique commençaient à se garnir de feuilles et de vrilles d'un vert tendre. Le public pouvait se promener dans l'enclos. On ne fermait les portes qu'à la saison où les raisins mûrs pouvaient tenter les visiteurs, et on les rouvrait après les vendanges.

Angélique entra dans le jardin et alla s'asseoir sous l'une des tonnelles. Elle venait souvent en ce lieu avec des amies et des galants qui lui récitaient des vers, ou plus simplement le dimanche, en mère de famille, avec Florimond et Cantor. Ce matin-là, l'enclos était encore à demi désert. Quelques frères en robe brune, ceints d'un tablier de grosse toile, bêchaient les plates-bandes ou greffaient les vignes. Du couvent montait un bourdonnement de prières, de chants psalmodiés, et une cloche tintait sans relâche.

C'était de ce mélange de voix, de cantiques, de cierges allumés, d'encens, de cette accumulation de rites, d'observances, de dogmes, que surgissait parfois, au cours des temps, une fleur de sainteté réelle, parfaite, telle que Monsieur Vincent, telle que ce charcutier de la place de Grève.

Sainteté quotidienne, imprégnée de débonnaire sagesse, qui effaçait des siècles de turpitudes, de mesquineries, d'intolérance religieuse.

« À cause de ces êtres exceptionnels, se dit Angélique, on pourrait pardonner. »

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