Chapitre 2
Le lendemain matin, elle se rendit avec David à la prévôté des marchands. Ils furent reçus par un gros homme suant, au rabat de lingerie plus ou moins crasseux, qui confirma que la lettre patente accordée au jeune Chaillou était valable, à condition toutefois d'acquitter de nouveaux droits.
Angélique objecta :
– Mais, pour la rôtisserie, nous venons déjà de renouveler l'acquittement de la charge de rôtisseur, de cuisinier, enfin de traiteur ! Pourquoi faudrait-il payer encore pour servir une boisson non alcoolisée ?
– Vous avez raison, ma fille, car cela me fait penser qu'en plus des jurés d'épicerie que la question concerne, il faudra aussi dédommager les sous-corporations de la limonaderie. Si tout marche bien pour vous, vous aurez le privilège de payer deux patentes supplémentaires : une à la corporation de l'épicerie, l'autre à celle de la limonaderie.
Angélique avait de la peine à déguiser sa fureur.
– Et ce sera tout ?
– Oh ! non, répliqua-t-il avec componction. Bien entendu, nous ne parlerons pas des taxes royales correspondantes, ni de celles des jurés visiteurs, ni des mesureurs contrôleurs du poids et de la qualité...
– Mais comment pouvez-vous prétendre contrôler ce produit, puisque vous ne le connaissez même pas ?
– Là n'est pas la question. Ce produit étant une MARCHANDISE, toutes les corporations dont il relève doivent en avoir le contrôle... et leur part de bénéfice. Puisque votre chocolat est, dites-vous, une boisson épicée, vous devez avoir chez vous un maître épicier et aussi un maître limonadier, vous devez les rémunérer largement, les loger, payer le prix de la maîtrise du nouveau fonds de commerce vis-à-vis de chacune des corporations. Et, comme vous n'avez pas l'air « partageuse », je vous préviens tout de suite que nous veillerons de près à ce que vous soyez en règle.
– Ce qui veut dire exactement quoi ? demanda Angélique en prenant son air le plus audacieux, les mains sur les hanches.
Mais cela amusa les graves marchands, et l'un d'eux, plus jeune, crut devoir lui expliquer :
– Ce qui veut dire qu'en entrant dans la corporation, vous vous engagez, par cela même, à admettre AUSSI que votre nouveau produit puisse être mis en vente chez TOUS vos confrères épiciers et limonadiers, en supposant que ce produit bizarre plaise aux clients, bien entendu.
– Vous êtes on ne peut plus encourageants, messieurs. Si je vous comprends bien, nous devons faire tous les frais, engager de nouveaux maîtres avec leur marmaille, faire la réclame, essuyer les plâtres comme on dit, et ensuite, ou bien nous nous ruinons, ou bien nous partageons le bénéfice de nos efforts et de notre secret avec ceux qui n'auront rien fait pour nous aider ?
– Qui auront tout fait, au contraire, ma belle, en vous acceptant et en ne contrariant pas votre commerce.
– En somme, c'est une sorte de péage que vous réclamez ?
Le jeune maître-juré essaya bonnement de la calmer.
– N'oubliez pas que les corporations ont des besoins croissants d'argent. Vous n'ignorez pas, étant vous-même commerçante, qu'à chaque nouvelle guerre, victoire ou naissance royale ou même princière, on nous fait racheter une nouvelle fois nos privilèges durement acquis. Et, au surplus, le roi nous ruine en fabriquant à chaque occasion, ou même sans occasion, de nouvelles maîtrises ou charges, un peu du genre de celle que vous nous présentez là au nom de ce sieur Chaillou...
– Le sieur Chaillou, c'est moi, remarqua l'apprenti. Ou du moins c'était mon défunt père. Et je vous assure qu'il a dû payer sa patente très cher !
– Justement, jeune homme, c'est là que vous n'êtes pas en règle vis-à-vis de nous. D'abord, vous n'êtes pas et ne serez jamais maître épicier, et notre corporation n'a donc rien touché de vous.
– Mais, puisque son père apporte une découverte à votre corporation... commença Angélique.
– Démontrez-le-nous d'abord à vos frais. Puis engagez-vous aussi à nous faire bénéficier de ladite découverte.
Angélique crut que sa tête allait éclater et poussa un profond soupir. Elle prit congé en disant qu'elle allait réfléchir aux mystères des administrations marchandes et qu'elle était certaine que, d'ici la prochaine fois, ces messieurs auraient encore trouvé une excellente raison pour l'empêcher de faire quelque chose de nouveau. Sur le chemin du retour, elle se reprochait d'avoir manqué à la prudence en laissant voir sa nervosité. Mais elle avait déjà compris que, même avec des sourires, elle ne parviendrait à rien avec ces gens-là.
C'est Audiger qui avait raison en affirmant qu'avec l'autorisation du roi il se passerait du patronage des corporations et ne s'en trouverait que mieux. Mais il était riche et avait de puissants appuis, tandis qu'Angélique et le pauvre David se trouvaient assez désarmés en face de l'hostilité des corporations. Demander la protection du roi pour cette première patente, accordée depuis cinq années, lui semblait aussi délicat que difficile.
Elle commença par chercher un moyen de s'entendre avec Audiger. Après tout, au lieu de se combattre, n'avaient-ils pas intérêt à unir leurs efforts et à se partager la besogne ? Ainsi Angélique, avec sa patente et son matériel de chocolaterie, pourrait se charger de faire venir les fèves de cacao et les rendre propres à la consommation, c'est-à-dire jusqu'à la fabrication de la poudre sucrée et cannellisée ou vanillée. Le maître d'hôtel, lui. transformerait la poudre en boisson et en toutes sortes de spécialités de confiserie. Au cours de leur première conversation, Angélique avait pu se rendre compte que le jeune homme n'avait pas encore sérieusement songé aux sources de son ravitaillement. Il répondait négligemment que « cela ne présentait aucune difficulté », « qu'il serait toujours temps d'aviser », qu'il en aurait comme il voudrait « par des amis ». Or, grâce à la naine de la reine, Angélique savait que la venue en France des quelques sacs de cacao nécessaires à la gourmandise de Sa Majesté représentait une véritable mission diplomatique, nécessitait de nombreux intermédiaires, des relations à la cour d'Espagne ou à Florence...
Ce n'était pas ainsi qu'on pouvait envisager le ravitaillement de consommation courante. Ce ravitaillement, seul le père de David paraissait jusque-là s'en être préoccupé.
*****
Audiger revenait souvent à la taverne du Masque-Rouge. À la façon du « glouton » Montaur, il s'installait à une table à part, et évitait visiblement les autres clients. Après des débuts très entreprenants et enjoués, il était devenu subitement taciturne, et Angélique ne pouvait s'empêcher d'être un peu blessée que ce confrère déjà renommé ne lui fît aucun compliment sur sa cuisine. Il ne mangeait d'ailleurs que du bout des dents et ne quittait pas des yeux la jeune femme, tandis qu'elle allait et venait dans la salle. Le regard tenace de ce beau garçon bien vêtu et sûr de lui finissait par intimider Angélique. Elle regrettait leur badinage du premier jour et ne savait comment aborder le sujet qui lui tenait au cœur. Audiger s'était sans doute rendu compte qu'elle serait plus difficile à écarter qu'il ne l'avait pensé. En tout cas, il l'observait avec attention.
Il poussait même cette sorte de surveillance un peu loin car, à plusieurs reprises, au cours des promenades que toute la famille faisait le dimanche à la campagne, on vit surgir Audiger à cheval, et qui, feignant la surprise, s'invitait cordialement à partager le repas sur l'herbe. Comme par hasard, il avait, dans les fontes de sa selle, un pâté de lièvre et une bouteille de Champagne.
Ou bien on le rencontrait soit dans la galiote menant à Chaillot par la rivière, soit dans le coche de Saint-Cloud où ses rubans, ses plumes et ses vêtements de drap fin faisaient curieuse figure.
C'était l'été. Le dimanche, dès l'aube, tous les grands chemins autour de Paris étaient couverts, à plus d'une lieue à la ronde, de promeneurs en carrosse, à cheval et à pied, qui couraient prendre l'air et se réjouir du ciel bleu, les uns à leur maison de campagne, les autres dans les villages des environs.
Après avoir entendu la messe dans une petite église, on allait danser sous l'ormeau avec les paysans, et l'on dégustait les vins blancs de Sceaux, les vins clairets de Vanves, d'Issy et de Suresnes.
Et le Poète-Crotté, pour une fois moins amer, célébrait l'éternel besoin d'évasion des Parisiens :
Une fête, qu'il fasse beau,
Paris déborde comme l'eau,
La terre se trouve couverte
De gens assis sur l'herbe verte.
Papa Bourjus et son petit monde suivaient le mouvement.
– À Chaillot ! À Chaillot ! Allons, un sol chacun, criaient les bateliers.
La nef passait devant le Cours-la-Reine et devant le couvent des Bonshommes1. Plus loin, on débarquait pour aller dans le bois de Boulogne faire collation. Parfois les bateaux menaient jusqu'à Saint-Cloud. On courait alors jusqu'à Versailles pour voir le roi manger. Mais Angélique refusait cette promenade. Elle s'était promis qu'elle n'irait à Versailles que reçue à la cour, par le roi. C'était un serment qu'elle s'était fait à elle-même. Autant dire qu'elle n'irait jamais à Versailles... Elle restait donc au bord de la Seine avec ses deux petits garçons grisés d'air pur.
Le soir venait.
– À Paris ! À Paris ! Allons, un sol chacun ! criaient les bateliers.
David et le galant de Rosine, le fils d'un rôtisseur qu'elle devait épouser à l'automne, prenaient les enfants sur leurs épaules. Aux portes de la ville, on croisait des groupes d'ivrognes.
*****
Au lendemain d'une joyeuse promenade Audiger sortit brusquement de sa réserve et dit à Angélique :
– Plus je vous observe et plus vous me laissez perplexe, belle amie. Il y a quelque chose en vous qui me chiffonne...
– À propos de votre chocolat ?
– Non... ou plutôt si,... indirectement. D'abord, je me suis figuré que vous étiez faite pour les choses du cœur... et même de l'esprit. Et puis, je m'aperçois que vous êtes en réalité très pratique, matérielle même, et que vous ne perdez jamais la tête.
« Je l'espère bien », pensa-t-elle. Mais elle se contenta de sourire de la façon la plus charmante.
– Dans la vie, voyez-vous, dit-elle, il y a des périodes où l'on est obligé de faire entièrement une chose, puis une autre. À certaines époques, c'est l'amour qui domine, généralement quand la vie est facile. À d'autres, c'est le labeur, un but à atteindre. Ainsi, je ne vous cache pas que, pour moi, la chose qui m'importe le plus actuellement, c'est de gagner de l'argent pour mes enfants dont... dont le père est mort.
– Je ne voudrais pas être indiscret, mais puisque vous voulez bien me parler de vos enfants, croyez-vous que dans un commerce aussi harassant qu'aléatoire, et surtout si peu conciliable avec une vraie vie de famille, vous arriverez à les élever et à les rendre heureux ?
– Je n'ai pas le choix, dit Angélique durement. D'ailleurs, je n'ai pas à me plaindre de maître Bourjus, et j'ai trouvé près de lui une situation inespérée par rapport à ma modeste condition.
Audiger toussota, joua un moment avec les glands de son rabat, et dit d'une voix hésitante :
– Et... si je vous donnais ce choix ?
– Que voulez-vous dire ?
Elle le regarda et vit dans ses yeux bruns une adoration contenue. L'instant lui parut bien choisi pour pousser plus avant ses négociations.
– À propos, avez-vous enfin votre patente ?
Audiger soupira.
– Vous voyez bien que vous êtes intéressée et ne le cachez même pas. Eh bien, pour tout vous dire, je n'ai pas encore le cachet de la Chancellerie, et je ne pense pas l'avoir avant le mois d'octobre car, pendant les chaleurs, le président Séguier est à sa maison de campagne. Mais, à partir d'octobre, tout ira très rapidement. En effet, j'ai entretenu moi-même de mon affaire le comte de Guiche, qui est le propre gendre du chancelier Séguier. Vous voyez que d'ici peu vous n'aurez plus aucun espoir d'être une belle chocolatière... à moins que...
– Oui... à moins que..., dit Angélique. Écoutez donc.
Et, tout de go, elle lui fit part de ses intentions. Elle lui révéla qu'elle avait une patente antérieure à la sienne, avec laquelle elle pourrait lui faire « des ennuis ». Mais le mieux n'était-il pas de s'entendre ? Elle se chargerait de la fabrication du produit, et lui le préparerait. Et, pour avoir part au bénéfice de la chocolaterie, Angélique y travaillerait et y mettrait des fonds.
– Où comptez-vous installer votre chocolaterie ? demanda-t-elle.
– Dans le quartier Saint-Honoré, près de la croix du Trahoir. Mais vos histoires ne tiennent pas debout !
– Elles tiennent parfaitement debout, et vous le savez bien. Le quartier Saint-Honoré est un excellent quartier. Le Louvre est proche, le Palais-Royal aussi. Il ne faudrait pas une boutique ressemblant à une taverne ou à une rôtisserie. Je vois de beaux carrelages noirs et blancs, des glaces et des boiseries dorées, et, derrière, un jardin avec des tonnelles garnies de treilles comme dans l'enclos des Célestins... des tonnelles pour les amoureux.
Le maître d'hôtel, que les explications de la jeune femme avaient rendu maussade, se dérida un peu à cette dernière description.
– Vous êtes vraiment charmante lorsque vous vous laissez aller ainsi à votre nature primesautière, ma mie. J'aime votre gaieté et votre feu, auxquels vous savez mêler une juste modestie. Je vous ai observée attentivement. Vous avez la réplique facile, mais vos mœurs sont honnêtes. Cela me plaît. Ce qui me choque en vous, je ne vous le cache pas, c'est votre esprit par trop pratique et votre façon de vouloir traiter d'égal à égal avec des hommes expérimentés. La fragilité des femmes s'accorde mal avec un ton péremptoire, des façons tranchantes. Elles doivent laisser aux hommes le soin de débattre ces questions où leurs petites cervelles se perdent et s'emmêlent.
Angélique pouffa.
– Je vois d'ici maître Bourjus et David discuter de ces questions !
– Il ne s'agit pas d'eux.
– Alors ? Vous n'avez donc pas encore compris que je suis seule pour me défendre ?
– Précisément, il vous manque un protecteur.
Angélique fit la sourde oreille.
– Tout doux, maître Audiger. En réalité vous êtes un vilain jaloux qui voulez être seul à boire votre chocolat. Et, comme ce que je vous explique vous embarrasse fort, vous essayez de vous en tirer en faisant des discours sur la fragilité des femmes. En réalité, dans la petite guerre que nous nous livrons, la solution que je vous propose est excellente.
– J'en connais une cent fois meilleure.
Sous le regard appuyé du jeune homme, Angélique n'insista pas. Elle lui enleva son assiette, essuya la table et s'informa de ce qu'il désirait comme entremets. Mais, tandis qu'elle s'éloignait vers la cuisine, il se leva et la rejoignit en deux pas.
– Angélique, ma mie, ne soyez pas cruelle, supplia-t-il. Accepter de venir dimanche vous promener avec moi. Je voudrais vous parler sérieusement. Nous pourrions aller au moulin de Javel. Nous mangerions une matelote. Ensuite, nous marcherions à travers champs. Voulez-vous ?
Il avait posé sa main sur la taille d'Angélique. Elle leva les yeux, attirée par ce visage frais, surtout par les lèvres fortement dessinées sous les deux virgules sombres de la moustache. Des lèvres qui devaient résister souplement au baiser avant de s'entrouvrir, qui devaient s'imposer, exigeantes, à la chair qu'elles effleuraient. Une houle de plaisir qu'elle ne maîtrisa pas la secoua, et ce fut d'une voix mal affermie qu'elle accepta d'aller le dimanche suivant au moulin de Javel.
*****
Angélique était troublée plus qu'elle ne l'aurait voulu par la perspective de cette promenade. Elle avait beau se raisonner, chaque fois qu'elle songeait aux lèvres d'Audiger et à sa main sur sa taille, un frisson très doux la parcourait. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas éprouvé pareille sensation. En y réfléchissant, elle s'apercevait que, depuis près de deux ans, depuis l'aventure du capitaine du guet, pas un homme ne l'avait touchée. C'était d'ailleurs une façon de parler, car son existence s'était déroulée dans une atmosphère de sensualité assez difficile à surmonter. Elle ne comptait plus les baisers et les caresses qu'elle avait dû repousser à coups de gifles. Plusieurs fois, dans la cour, elle avait été assaillie par quelque brute avinée, elle avait dû se défendre à coups de sabots, appeler au secours. Tout cela, ajouté à l'épreuve du capitaine du guet et aux rudes embrassements de Calembredaine, lui laissant un âcre souvenir de violence qui avait refroidi ses sens. Elle s'étonnait d'en sentir le réveil, avec une soudaineté et une douceur qu'elle eût été bien incapable de prévoir deux ou trois jours plus tôt. Audiger profiterait-il de son trouble pour lui faire promettre de ne pas le gêner dans ses affaires ?
« Non, se disait Angélique. Le plaisir est une chose, les affaires en sont une autre. Une bonne journée d'entente ne peut pas nuire à la réussite de mes futurs projets. » Pour étouffer les remords qu'elle éprouvait à l'avance d'une défaite inévitable, elle se persuada que l'intérêt de ses affaires rendait cette défaite presque indispensable. Au reste, il ne se passerait peut-être rien. Audiger n'avait-il pas toujours été parfaitement correct ? Devant son miroir, elle lissait d'un doigt ses longs sourcils déliés. Était-elle toujours belle ? On le lui disait. Mais la chaleur des feux n'avait-elle pas encore assombri son teint naturellement mat ?
« Je suis devenue un peu grasse. Cela ne me va pas trop mal. D'ailleurs, les hommes de ce genre doivent aimer les femmes potelées. »
Elle eut honte de ses mains durcies et noircies par les travaux de la cuisine, et elle se rendit sur le Pont-Neuf acheter au Grand Matthieu un pot d'onguent pour les blanchir. En revenant par le Palais de Justice, elle monta jusqu'à la galerie des Merciers et fit l'emplette d'un col de dentelle en point de Normandie, qu'elle jetterait sur l'encolure de sa modeste robe de drap bleu vert. Elle aurait ainsi l'air d'une petite-bourgeoise, et non d'une servante ou d'une commerçante. Elle compléta sa toilette par l'achat d'une paire de gants et d'un éventail. Une folie !
Ses cheveux lui donnaient du souci. En repoussant, ils étaient devenus plus frisés et plus blonds, mais n'allongeaient pas. Avec regret, elle évoquait la nappe lourde et soyeuse qu'elle secouait jadis sur ses épaules.
Le matin du grand jour, elle les dissimula sous un beau carré de satin bleu foncé qui avait appartenu à maîtresse Bourjus. À l'échancrure de son corsage, elle avait un camée de cornaline et, à sa ceinture, une aumônière brodée de perles, qui était également un héritage de la pauvre femme.
Angélique attendit sous le porche. La journée promettait d'être belle. Le ciel était pur entre les toits.
Lorsque le carrosse d'Audiger apparut, elle s'y précipita avec l'impatience d'une pensionnaire un jour de sortie.
Le maître d'hôtel était positivement éblouissant. Il portait une rhingrave jaune soulignée de rubans feu. Son pourpoint de velours chamois à petits galons orangés s'entrouvrait sur une chemise plissée du plus fin linon. La dentelle de ses canons, de ses manchettes et de sa cravate, était arachnéenne.
Angélique la toucha avec admiration.
– C'est du point d'Irlande, commenta le jeune homme, cette dentelle m'a coûté une petite fortune.
Un peu dédaigneusement, il souleva le modeste collet de sa compagne.
– Plus tard, vous en aurez d'aussi belle, ma chérie. Il me semble que vous êtes capable de porter avec grâce la toilette. Je vous vois très bien en robe de soie et même de satin.
« Et même de brocart d'or », songea Angélique en serrant les dents.
Mais, quelques instants plus tard, lorsque le carrosse se mit à longer la Seine, elle retrouva sa bonne humeur.
Le moulin de Javel dressait, parmi les troupeaux de moutons de la plaine de Grenelle, ses grandes ailes de chauve-souris, dont le doux tic-tac accompagnait les baisers et les serments des couples d'amants. On venait au moulin de Javel en cachette. Un grand corps de logis formant auberge y recevait la compagnie, et le patron était discret.
« Si on ne savait pas se taire dans une maison comme la nôtre, disait-il, ce serait une belle pitié ! Nous mettrions toute la ville en désordre. »
On voyait passer des petits ânes chargés de sacs pansus. Il flottait dans ses parages une odeur de farine et de blé chaud, de soupe au poisson et aux écrevisses. Angélique respirait l'air frais avec délices. Quelques nuages blancs passaient dans le ciel d'azur. Angélique leur souriait et les comparait à des blancs d'œufs bien battus. De temps en temps, elle regardait les lèvres d'Audiger et savourait le petit frisson délicieux qu'elle éprouvait aussitôt.
N'allait-il pas essayer de l'embrasser ? Il semblait un peu compassé dans ses beaux vêtements, et tout occupé de composer le menu du dîner avec le patron de l'auberge, fort honoré de sa visite.
Dans la salle, où régnait une ombre propice, d'autres couples s'attablaient. À mesure que se vidaient les cruchons de vin blanc, les attitudes devenaient plus libres. On devinait des gestes osés, que soulignaient les rires roucoulants des dames. Angélique buvait pour tromper sa nervosité, et ses joues devenaient brûlantes. Audiger s'était mis à parler de ses voyages et de son métier. Il en faisait une nomenclature précise, n'épargnant ni une date, ni une roue d'essieu brisée.
– Comme vous pouvez vous en rendre compte ; ma chère, ma situation repose sur des bases solides et qui ne permettent plus de surprises. Mes parents...
– Oh ! sortons d'ici, supplia Angélique qui venait de reposer sa cuillère.
– Mais il fait une chaleur étouffante !
– Dehors, au moins, il y a du vent... et puis on ne voit pas tous ces gens qui s'embrassent, ajouta-t-elle à mi-voix.
Devant le soleil aveuglant, Audiger se récria. Elle allait prendre mal et se gâter le teint. Il la coiffa de son vaste chapeau à plumes blanches et jaunes, et s'écria, comme il l'avait fait le premier jour :
– Dieu que vous êtes jolie, ma mie.
Mais, quelques pas plus loin, comme il longeait un petit sentier au bord de la Seine, il reprit le récit de sa carrière. Il dit que, lorsque la chocolaterie serait mise en route, il entreprendrait d'écrire un livre très important sur le métier d'officier de bouche, où se trouveraient tous les renseignements nécessaires aux pages et cuisiniers désirant se perfectionner dans leur art.
– En lisant ce livre, le maître d'hôtel apprendra l'ordre de bien servir une table et d'y ranger les services. De même, le sommelier y verra la manière de bien plier le linge, en plusieurs figures, ainsi que celle de faire toutes sortes de confitures, tant sèches que liquides, et toutes sortes de dragées et autres gentillesses fort utiles à tout le monde. Le maître d'hôtel aura la révélation que, l'heure du repas venue, il doit prendre une serviette blanche qu'il pliera en long et ajustera sur son épaule. Je lui ferai bien remarquer que la serviette est la marque de son pouvoir et le signe démonstratif et particulier de ce pouvoir. Je suis ainsi. Je peux servir l'épée au côté, le manteau sur les épaules, le chapeau sur la tête, mais toujours la serviette doit être placée en la posture que j'ai dite.
Angélique eut un petit rire moqueur.
– Et quand vous faites l'amour, en quelle posture la placez-vous, la serviette ?
Elle s'excusa aussitôt, devant la mine scandalisée et stupéfaite du jeune homme.
– Pardonnez-moi. Le vin blanc me donne toujours des idées saugrenues. Mais aussi, pourquoi m'avoir suppliée à deux genoux de venir au moulin de Javel pour me parler de la posture des serviettes ?...
– Ne me ridiculisez pas, Angélique. Je vous parle de mes projets, de mon avenir. Et cela cadre avec les intentions que j'ai eues en vous demandant de venir seule avec moi aujourd'hui. Vous souvient-il d'une parole que je vous ai dite le premier jour où nous nous sommes vus ?
C'était alors une demi-boutade : « Mariez-vous avec moi ! » Depuis j'ai beaucoup réfléchi et j'ai compris que vous étiez vraiment la femme qui...
– Oh ! s'écria-t-elle, j'aperçois des meules. Allons-y vite. Nous serons mieux qu'en plein soleil.
Elle se mit à courir en retenant son grand chapeau et alla se jeter, essoufflée, dans le foin tiède. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le jeune homme la rejoignit en riant et s'assit près d'elle.
– Petite folle ! Décidément vous me déconcertez toujours. Je crois parler à une femme d'affaires avisée, et c'est un papillon qui vole de fleur en fleur.
– Une fois n'est pas coutume. Audiger, soyez gentil, ôtez votre perruque. Vous me donnez chaud avec cette grosse fourrure sur la tête, et je voudrais pouvoir caresser vos vrais cheveux.
Il eut un petit mouvement de recul. Cependant, au bout d'un moment, il ôta sa perruque et passa avec soulagement ses doigts dans ses courts cheveux bruns.
– À mon tour, dit Angélique en avançant la main.
Mais il la retint avec gêne.
– Angélique !... Que vous prend-il ? Vous devenez positivement diabolique !... Moi qui voulais vous parler de choses sérieuses !
Sa main était sur le poignet de la jeune femme, et elle en éprouvait une brûlure. Maintenant qu'il était ainsi troublé, penché sur elle, elle retrouvait son émotion. Les lèvres d'Audiger étaient vraiment belles, sa peau tendue et fraîche, ses mains blanches. Ce serait assez agréable qu'il devînt son amant. Elle trouverait près de lui de solides étreintes, saines, presque conjugales, qui la reposeraient de son existence de lutte et de labeur. Ensuite, étendus paisiblement l'un près de l'autre, ils parleraient de l'avenir du chocolat.
– Écoutez, murmura-t-elle, écoutez le moulin de Javel. Sa chanson proteste. On ne parle pas de choses sérieuses à son ombre. C'est interdit... Écoutez, regardez, le ciel est bleu. Et vous, vous êtes beau. Et moi, je...
Elle n'osa pas achever, mais elle le regardait hardiment de ses yeux verts pleins de lumière. Ses lèvres entrouvertes, un peu humides, le feu de ses joues, la palpitation précipitée de ses seins qu'Audiger découvrait dans l'entrebâillement du grand col de dentelles, disaient plus clairement encore que les paroles : « Je vous désire. »
Il eut un mouvement vers elle, puis il se redressa précipitamment et resta un moment debout, le dos tourné.
– Non, dit-il enfin d'une voix nette, pas vous ! Certes, il m'est déjà arrivé de prendre dans le foin des filles à soldats ou des servantes. Mais vous, non ! Vous êtes la femme que j'ai choisie. Vous serez à moi le soir de nos noces bénies par un saint prêtre. C'est une chose à laquelle je me suis engagé au sein des pires désordres. Je respecterai celle que je choisirai pour épouse et pour mère de mes enfants. Et c'est vous que j'ai choisie, Angélique, presque à l'instant où je vous ai vue pour la première fois. Je comptais vous demander aujourd'hui votre consentement. Mais vous m'avez bouleversé par vos façons fantasques. Je veux croire que ce n'est pas là le fond de votre nature. La réputation qu'on vous accorde d'être une veuve incorruptible est-elle surfaite ?
Angélique secoua nonchalamment la tête. Elle mordillait une fleur tout en examinant le jeune homme entre ses cils. Elle essayait de s'imaginer en épouse légitime du maître d'hôtel Audiger. Une bonne petite bourgeoise que les grandes dames salueraient avec condescendance au Cours-la-Reine, lorsqu'elle s'y promènerait dans un modeste carrosse doublé de drap olive, avec un chiffre entouré d'une cordelière, un cocher vêtu de brun et un petit laquais.
En vieillissant, Audiger prendrait du ventre et deviendrait rouge. Et, quand il raconterait pour la centième fois à ses enfants ou à ses amis l'histoire des petits pois de Sa Majesté, elle aurait envie de le tuer...
– J'ai parlé de vous à maître Bourjus, reprenait Audiger. Il ne m'a pas caché que, si vous aviez une vie exemplaire et si vous étiez courageuse au travail, vous manquiez de piété. C'est à peine si vous entendez la messe le dimanche, et vous n'assistez jamais aux vêpres. Or, la piété est une vertu féminine par excellence. Elle est l'armature de son âme, naturellement faible, et un gage de sa bonne conduite.
– Que voulez-vous ? On ne peut pas être à la fois pieuse et lucide, croyante et logique.
– Que racontez-vous, ma pauvre enfant ? Seriez-vous gagnée par les hérésies ? La religion catholique...
– Oh ! je vous en prie ! s'écria-t-elle en s'enflammant subitement. Ne me parlez pas de religion. Les hommes ont corrompu tout ce qu'ils ont touché. De ce que Dieu leur a donné de plus sacré, la religion, ils ont fait un mélange de guerres, d'hypocrisie et de sang qui me donne envie de vomir. Au moins, dans une femme jeune qui a envie qu'on l'embrasse un jour d'été, je pense que Dieu reconnaît l'œuvre de sa création, puisque c'est Lui qui l'a faite ainsi.
– Angélique, vous perdez la tête ! Il est temps qu'on vous arrache à la société de ces libertins dont vous avez le tort d'écouter les discours. En réalité, je crois qu'il vous faut non seulement un protecteur, mais un homme qui vous dompte quelque peu et qui vous remette à votre place de femme. Entre votre oncle et son crétin de neveu qui vous adorent, vous vous croyez tout permis. Vous avez été beaucoup trop gâtée, vous avez besoin d'être dressée...
– Vraiment ? répondit Angélique. (Et elle bâilla en s'étirant.)
Cette discussion avait apaisé son désir. Elle s'étendit confortablement dans le foin, non sans avoir relevé sournoisement sa longue jupe sur ses fines chevilles gainées de soie.
– Tant pis pour vous, dit-elle.
Cinq minutes après, elle donnait. Audiger, le cœur battant, contempla le souple corps abandonné. Il en détaillait toutes les merveilles qu'il savait par cœur, comme une litanie : un front d'ange, une bouche mutine, un beau corsage. Angélique était de taille moyenne, mais si bien proportionnée qu'on la croyait grande. C'était la première fois qu'il voyait ses chevilles ; elles laissaient deviner les jambes bien galbées qui les prolongeaient. Audiger, la sueur au front, décida de s'éloigner, fuyant une tentation à laquelle il se sentait bien près de succomber.
*****
Angélique rêvait qu'elle s'en allait sur la mer dans un bateau à foin. Une main la caressait en lui disant : « Ne pleure pas. »
Elle s'éveilla et vit qu'il n'y avait personne, plus personne près d'elle. Mais, le soleil baissant à l'horizon, l'enveloppait de sa tiédeur.
« À cause de cet idiot d'Audiger, me voilà réduite à folâtrer avec le soleil », se dit-elle avec un soupir.
Une langueur s'attardait en elle. Elle caressa ses bras duvetés.
« Tes épaules sont deux boules d'ivoire, tes seins sont juste faits pour la main d'un homme... »
Qu'était-il devenu, ce drôle d'oiseau noir, l'homme du bateau à foin ? Il disait des paroles rêveuses et puis, tout à coup, moqueuses. Il lui avait donné un très long baiser. Peut-être n'existait-il pas ?
Elle se leva, secoua les herbes accrochées à sa robe et, rejoignant Audiger à l'auberge du moulin, elle lui demanda maussadement de la ramener à Paris.