Chapitre 3
Par ce crépuscule d'automne, Angélique se promenait sur le Pont-Neuf. Elle venait y chercher des fleurs et profitait de l'occasion pour y errer d'échoppe en échoppe. Elle s'arrêta devant l'estrade du Grand Matthieu et tressaillit. Le Grand Matthieu était en train d'arracher une dent à un homme agenouillé devant lui. Le patient avait la bouche ouverte et distendue par les tenailles de l'opérateur. Mais Angélique reconnut ses cheveux blonds et raides comme de la paille de maïs, et son manteau noir élimé. C'était l'homme du bateau à foin.
La jeune femme joua des coudes pour se mettre au premier rang. Bien qu'il fit assez froid, le Grand Matthieu suait à grosses gouttes.
– Ventre saint-gris, comme dirait celui d'en face, elle est dure, celle-là ! Bon Dieu, qu'elle est dure !
Il interrompit sa besogne pour s'éponger, retira l'instrument de la bouche de sa victime et lui demanda :
– Souffres-tu ?
L'autre se tourna vers le public et sourit en secouant négativement la tête. Il n'y avait pas de doute. C'était lui, avec sa face pâle, sa bouche longue, ses grimaces de jocrisse ébloui !
– Voyez, mesdames et messieurs ! clama le Grand Matthieu. N'est-ce pas merveille ? Voilà un homme qui ne souffre pas et pourtant il a les dents dures, croyez-moi ! Et par quel miracle ne souffre-t-il pas ? Par la grâce de ce baume miraculeux dont j'ai oint sa gencive avant l'opération. Dans ce petit flacon, mesdames et messieurs, est contenu l'oubli de tous les maux. Chez moi, on ne SOUFFRE PAS, grâce au baume miraculeux, et l'on vous arrache les dents sans que vous vous en aperceviez. Allons, mon ami, reprenons notre besogne. L'autre ouvrit la bouche avec empressement. Avec des jurons et de grands ahans, le charlatan s'escrima de nouveau sur la mâchoire rétive.
Enfin, avec un cri de triomphe, le Grand Matthieu brandit au bout de sa tenaille la molaire récalcitrante.
– Et voilà ! Avez-vous souffert, mon ami ?
L'autre se relevait, toujours souriant. Il fit signe que non.
– En dirais-je plus ? Voici un homme, duquel vous venez de voir le supplice, et qui s'éloigne frais et dispos. Grâce au baume miraculeux dont je suis le seul à user parmi les médecins empiriques, personne n'hésitera plus à se débarrasser de ces clous de girofle puants qui déshonorent la bouche d'un honnête chrétien. On viendra avec le sourire chez l'arracheur de dents. N'hésitez plus, mesdames et messieurs. Venez ! La souffrance n'est plus ! LA SOUFFRANCE EST MORTE.
Cependant, le client coiffait déjà son chapeau à fond pointu, et descendait de l'estrade. Angélique le suivit. Elle avait envie de l'aborder, mais se demandait s'il la reconnaîtrait. Il suivait maintenant le quai des Morfondus, sous le Palais de Justice. À quelques pas devant elle, Angélique voyait flotter, dans le brouillard venu de la Seine, sa silhouette bizarre et maigre. De nouveau, il semblait n'être pas réel. Il allait très lentement, s'arrêtait, puis repartait.
Tout à coup, il disparut. Angélique poussa un léger cri. Mais elle comprit que l'homme était simplement descendu, par trois ou quatre marches, du quai jusqu'à la berge. À son tour, sans réfléchir, elle s'engagea dans l'escalier et se heurta presque à l'inconnu, appuyé à la muraille. Plié en deux, il gémissait sourdement.
– Qu'y a-t-il ? Qu'avez-vous, demanda Angélique. Vous êtes malade ?
– Oh ! je me meurs, répondit-il d'une voix faible. Cette brute a failli m'arracher la tête. Et j'ai certainement la mâchoire décollée.
Il cracha un filet de sang.
– Mais vous disiez que vous ne souffriez pas ?
– Je ne disais rien, j'en aurais été bien incapable. Heureusement que le Grand Matthieu m'a payé bon prix pour jouer cette petite comédie !
Il gémit, cracha encore. Elle crut qu'il allait s'évanouir.
– C'est stupide ! Il ne fallait pas accepter cela, dit-elle.
– Je n'ai rien mangé depuis trois jours.
Angélique entoura de son bras le buste maigre de l'inconnu. Il était plus grand qu'elle, mais si léger qu'elle se sentait presque la force de porter cette pauvre carcasse.
– Venez, vous mangerez bien ce soir, promit-elle. Et cela ne vous coûtera rien. Pas un sol... ni une dent.
*****
Revenue à l'auberge, elle courut à la cuisine, chercha ce qui pourrait convenir à une victime de la faim et d'un arracheur de dents. Il y avait du bouillon avec une belle langue de bœuf piquée de concombres et de cornichons. Elle lui porta le tout, ainsi qu'un pichet de vin rouge et un grand pot de moutarde.
– Commencez toujours par ceci. Ensuite, nous verrons.
Le long nez du pauvre hère palpita.
– Ô subtil parfum des soupes, murmura l'inconnu en se redressant comme s'il ressuscitait. Essence bénie des divinités potagères !
Elle le laissa, pour qu'il pût se rassasier à l'aise. Après avoir donné ses ordres, vérifié si tout était prêt pour l'arrivée des clients, elle gagna l'office afin de préparer une sauce. C'était une petite pièce où elle s'enfermait lorsqu'elle avait à composer un plat particulièrement délicat.
Au bout de quelques instants, la porte s'ouvrit et son invité passa la tête dans l'entrebâillement.
– Dis-moi, ma belle, c'est bien toi la petite gueuse qui connaît le latin ?
– C'est moi... et ce n'est pas moi, dit Angélique, qui ne savait si elle était contrariée ou contente qu'il l'eût reconnue. Je suis désormais la nièce de maître Bourjus, patron de cette taverne.
– Autrement dit, tu n'es plus sous la juridiction ombrageuse du sieur Calembredaine ?
– Dieu m'en garde !
Il se glissa dans la pièce, s'approcha d'elle de son pas léger et, lui prenant la taille, il l'embrassa sur les lèvres.
– Eh bien ! messire, je crois que vous voilà parfaitement réconforté ! dit Angélique lorsqu'elle eut repris son souffle.
– On le serait à moins. Voici longtemps que je te cherche dans Paris, marquise des Anges !
– Chut ! fit-elle en regardant autour d'elle avec effroi.
– Ne crains rien. Il n'y a pas de grimauts dans la salle. Je n'en ai point vu et je les connais tous, tu peux m'en croire. Alors, petite gueuse, tu connais les bons endroits à ce que je vois. Tu en as eu assez des bateaux à foin ? On quitte une petite fleur pâle, anémique, boueuse, qui pleure en dormant, on retrouve une commère dodue, bien en place... Et pourtant c'est bien toi. Tes lèvres sont toujours aussi bonnes, mais elles ont maintenant un goût de cerise, et non plus de larmes amères. Viens encore...
– Je suis pressée, dit Angélique en repoussant les mains qui voulaient emprisonner ses joues.
– Deux secondes de bonheur gagnent deux ans de vie. Et puis, j'ai faim encore, tu sais !
– Voulez-vous des crêpes et des confitures ?
– Non, je te veux, toi. Ta vue et ton contact suffisent à me rassasier. Je veux tes lèvres en cerise, tes joues de pêche. Tout en toi est devenu comestible. On ne peut rien rêver de mieux pour un poète affamé... Ta chair est tendre. J'ai envie de te mordre. Et tu as chaud !... C'est merveilleux ! L'odeur de tes aisselles me fait mourir de fringale...
– Oh ! vous êtes impossible ! protesta-t-elle en se dégageant. Avec vos déclarations tour à tour lyriques et triviales, vous me rendez folle.
– C'est ce que je souhaite. Allons, ne fais pas la coquette.
D'un geste péremptoire qui prouvait le retour de ses forces, il la reprit contre lui et, lui renversant la tête au creux de son bras, il se remit à l'embrasser.
Le choc d'une louche de bois frappée contre la table les sépara brutalement.
– Par saint Jacques ! hurlait maître Bourjus. Ce gazetier maudit, ce suppôt de Satan, ce calomniateur, dans ma maison, dans mon office, en train de lutiner ma fille ! Hors d'ici, maraud, où je te mets à la rue à coups de pied dans le cul.
– Pitié, messire, pitié pour mes chausses ! Elles sont tellement usées que votre auguste pied risquerait de donner un spectacle indécent aux dames.
– Hors d'ici, faquin, plumitif, rongeur d'ongles ! Tu déshonores ma boutique avec tes hardes percées et ton chapeau de bateleur de foire.
Mais l'autre, grimaçant, riant et tenant à deux mains son arrière-train menacé, avait couru jusqu'à la porte de la rue. Il fit un pied de nez et disparut. Angélique dit, un peu lâchement :
– Cet individu est entré dans l'office et je ne pouvais m'en débarrasser.
– Hum ! grommela le rôtisseur, pour une fois tu n'avais pas l'air si mécontente. Tout doux, ma belle, ne proteste pas ! Ce n'est pas contre cela que je m'élève : un peu de cajolerie de temps en temps, ça vous ragaillardit une belle fille. Mais franchement, Angélique, tu me déçois. Ne vient-il pas des honnêtes gens dans notre demeure ? Pourquoi aller choisir un journaliste ?
*****
La favorite du roi, Mlle de La Vallière, avait la bouche trop grande. Elle boitait un peu. On disait que cela lui donnait une grâce particulière et ne l'empêchait pas de danser à ravir, mais le fait était là : elle boitait.
Elle n'avait pas de poitrine. On la comparait à Diane, on parlait du charme des êtres androgynes, mais le fait était là : elle avait les seins plats. Sa peau était sèche. Les larmes causées par les infidélités royales, les humiliations de la cour, les remords, lui avaient creusé les yeux. Elle devenait maigre et sèche. Enfin, à la suite de sa deuxième grossesse, elle souffrait d'une incommodité d'alcôve dont seul Louis XIV eût pu révéler les détails. Mais le Poète-Crotté les connaissait, lui.
Et, de toutes ces misères cachées ou reconnues, de ces disgrâces physiques, il fit un pamphlet étonnant, plein d'esprit, mais d'une méchanceté et d'une crudité telles que les bourgeois les moins pudibonds évitèrent de le montrer à leurs femmes, lesquelles le réclamèrent à leurs servantes.
Soyez boiteuse, ayez quinze ans,
Pas de gorge, fort peu de sens.
Des parents ? Dieu le sait.
Faites en fille neuve
Dans l'antichambre vos enfants,
Sur ma foi, vous aurez le premier des amants
Et La Vallière en est la preuve.
Ainsi commençait la chanson.
On trouva de ces libelles un peu partout dans Paris, à l'hôtel Biron où logeait Louise de La Vallière, au Louvre et jusque chez la reine, qui, à ce portrait de sa rivale, se mit à rire pour la première fois depuis bien longtemps et frotta de joie ses petites mains. Blessée, morte de honte, Mlle de La Vallière se jeta dans le premier carrosse venu et se fit conduire au couvent de Chaillot, où elle voulait prendre le voile. Le roi lui donna l'ordre de revenir et de se montrer à la cour. Il la fit chercher par M. Colbert. Dans ce rappel, il y avait moins de tendresse indignée que de défi furieux de la part d'un souverain que son peuple osait bafouer, mais qui commençait à craindre que sa maîtresse ne lui fît pas honneur.
Les plus fins limiers de la police furent lancés à la poursuite du Poète-Crotté. Cette fois, personne ne doutait qu'il fût pendu.
*****
Angélique terminait sa toilette de nuit dans sa petite chambre de la rue des Francs-Bourgeois. Javotte venait de se retirer avec une révérence. Les enfants dormaient. On entendit courir au-dehors. Les pas étaient étouffés par la mince pellicule de neige qui, très lentement, en ce soir de décembre, s'était mise à tomber. Des coups résonnèrent à la porte. Angélique enfila sa robe de chambre et alla tirer le judas.
– Qui est là ?
– Ouvre-moi vite, petite gueuse, vite. Le chien !
Sans prendre le temps de réfléchir, Angélique tira les verrous. Le gazetier trébucha contre elle. Au même instant, une masse blanche surgit de l'ombre, bondit et le prit à la gorge.
– Sorbonne ! cria Angélique.
Elle s'élança et sa main rencontra le pelage humide du dogue.
– Laisse-le, Sorbonne. Lass ihn ! Lass ihn !
Elle lui parlait en allemand, se souvenant vaguement que Desgrez lui donnait des ordres dans cette langue.
Sorbonne grondait, les crocs solidement enfoncés dans le collet de sa victime. Mais, au bout d'un instant, la voix d'Angélique lui parvint. Il remua la queue et consentit à lâcher sa proie, non sans continuer à gronder.
L'homme haletait :
– Je suis mort !
– Mais non. Entrez vite.
– Le chien va rester devant là porte et avertir le policier.
– Entrez ! vous dis-je.
Elle le poussa elle-même à l'intérieur, puis resta sous la voûte, tirant la porte derrière elle. Elle tenait solidement Sorbonne par son collier. À l'entrée du porche, elle voyait tourbillonner la neige dans le reflet d'une lanterne. Enfin, elle distingua l'approche du pas feutré, le pas qu'on entendait toujours derrière le chien, le pas du policier François Desgrez. Angélique s'avança.
– Est-ce que vous ne cherchez pas votre chien, maître Desgrez ? Il s'arrêta, puis entra à son tour sous la voûte. Elle ne voyait pas son visage.
– Non, répondit-il avec beaucoup de calme. Je cherche un pamphlétaire.
– Sorbonne passait. Figurez-vous que je l'ai connu autrefois, votre chien. Je l'ai appelé et me suis permis de le retenir.
– Sans nul doute, il en a été ravi, madame. Vous preniez le frais sur votre seuil par ce temps charmant ?
– Je fermais ma porte. Mais nous parlons dans l'obscurité, maître Desgrez, et je suis sûre que vous ne devinez pas qui je suis.
– Je ne le devine pas, madame, je le sais. Il y a longtemps que je sais qui habite cette maison et, comme aucune taverne de Paris ne m'est inconnue, je vous ai vue au Masque-Rouge. Vous vous faites appeler Mme Morens et vous avez deux enfants, dont l'aîné se nomme Florimond.
– On ne peut rien vous cacher. Mais, puisque vous savez qui je suis, pourquoi faut-il un hasard pour que nous nous parlions ?
– Je n'étais pas certain que ma visite vous fît plaisir, madame. La dernière fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes quittés en très mauvais termes.
*****
Angélique évoqua la nuit de chasse dans le faubourg Saint-Germain. Il lui parut qu'elle n'avait plus une goutte de salive dans la bouche.
Elle interrogea d'une voix sans timbre :
– Que voulez-vous dire ?
– Il neigeait comme cette nuit, et la poterne du Temple n'était pas moins obscure que votre voûte.
Angélique dissimula un soupir de soulagement.
– Nous n'étions pas en mauvais termes. Nous étions vaincus, ce n'est pas la même chose, maître Desgrez.
– Il ne faut pas m'appeler maître, madame, car j'ai vendu ma charge d'avocat, ayant au surplus été rayé de l'université. Cependant, je l'ai vendue fort bien, et j'ai pu racheter une charge de capitaine-exempt, en vertu de laquelle je me dévoue à une tâche plus lucrative et non moins utile : la poursuite des malfaiteurs et des malintentionnés de cette ville. Ainsi, des hauteurs du verbe, je suis tombé au bas-fond du silence.
– Vous parlez toujours aussi bien, maître Desgrez.
– À l'occasion. Je retrouve alors le goût de certaines périodes oratoires. C'est sans doute à cause de cela que je suis particulièrement chargé du sort de ces incontinents de la parole écrite ou non : les poètes, les gazetiers, les plumitifs de toutes sortes. Ainsi, ce soir, je poursuis un personnage virulent, un nommé Claude Le Petit, qu'on appelle aussi le Poète-Crotté. Cet individu aura sans doute à vous bénir de votre intervention.
– Pourquoi cela ?
– Parce que vous nous avez retenus en bon chemin et que, lui, il a continué à courir.
– Je m'excuse de vous avoir retenu.
– J'en suis personnellement enchanté, quoique le petit salon où vous me recevez manque un peu de confort.
– Pardonnez-moi. Il faudra revenir, Desgrez.
– Je reviendrai, madame.
Il se pencha vers le chien pour lui mettre sa laisse. Les flocons de neige devenaient de plus en plus serrés. Le policier releva le col de son manteau, fit un pas, puis s'arrêta.
– Il me revient une chose en mémoire, dit-il encore. Ce Poète-Crotté avait écrit de bien cruelles médisances au moment du procès de votre mari. Attendez...
Et la belle madame de Peyrac
Priant que la Bastille ne s'ouvre
Et qu'il demeure en son cul-de-sac...
– Oh ! taisez-vous, par pitié ! s'écria Angélique en portant les mains à ses oreilles. Ne parlez jamais de ces choses-là. Je ne me souviens plus de rien. Je ne veux plus m'en souvenir...
– Le passé est donc mort pour vous, madame ?
– Oui, le passé est mort !
– C'est ce qu'il avait de mieux à faire. Je ne vous en parlerai plus. Au revoir, madame... et bonne nuit !
*****
Angélique, claquant des dents, remit ses verrous. Elle était gelée jusqu'aux moelles par cette station dans le froid, avec, pour tout vêtement, sa robe de chambre. Et, au froid, s'ajoutait l'émotion d'avoir revu Desgrez et d'avoir entendu ses révélations. Elle entra dans sa chambre et ferma la porte. L'homme aux cheveux blonds était assis sur la pierre de l'âtre, les bras serrés autour de ses maigres genoux. Il ressemblait à un grillon.
La jeune femme s'appuya contre la porte. Elle dit d'une voix blanche :
– C'est vous le Poète-Crotté ?
Il sourit.
– Crotté ? Certainement. Poète ? Peut-être.
– C'est vous qui avez écrit ce... ces ignominies sur Mlle de La Vallière ? Vous ne pouvez donc pas laisser les gens s'aimer tranquillement ? Le roi et cette fille ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour garder leurs amours secrètes, et voilà que vous étalez le scandale en termes odieux ! La conduite du roi est blâmable, certes. Mais c'est un homme jeune, fougueux, qu'on a marié de force à une princesse sans esprit ni beauté.
Il ricana.
– Comme tu le défends, ma jolie ! Ce franc-ripault t'a-t-il entortillé le cœur ?
– Non, mais j'ai horreur de voir souillé un sentiment respectable et royal.
– Il n'y a rien au monde de respectable, ni de royal.
Angélique traversa la pièce et alla s'appuyer de l'autre côté de la cheminée. Elle se sentait faible et tendue. Le poète levait les yeux vers elle. Elle y voyait danser les points rouges des flammes.
– Ne savais-tu pas qui j'étais ? demanda-t-il.
– Personne ne me l'a dit, et comment aurais-je pu le deviner ? Votre plume est impie et libertine, et vous...
– Continue...
– Vous m'aviez semblé bon et joyeux.
– Je suis bon avec les petites gueuses qui pleurent dans les bateaux à foin, et je suis méchant avec les princes.
Angélique soupira. Elle avait du mal à se réchauffer. Elle eut un geste du menton vers la porte.
– Maintenant, il vous faut partir.
– Partir ! s'exclama-t-il. Partir alors que le chien Sorbonne m'attend pour crocher dans mes chausses, et que le policier du diable prépare ses chaînes ?
– Ils ne sont pas dans la rue.
– Si. Ils m'attendent dans l'ombre.
– Je vous jure qu'ils ne se doutent pas que vous êtes ici.
– Comment le savoir ? Est-ce que tu ne connais pas ces deux compagnons-là, ma mignonne, toi qui as fait partie de la bande de Calembredaine ?
Elle lui fit signe vivement de se taire.
– Tu vois ? Toi-même, tu les sens aux aguets, dehors, dans la neige. Et tu veux que je m'en aille !
– Oui, allez-vous-en !
– Tu me chasses ?
– Je vous chasse.
– Je ne t'ai pourtant pas fait de mal, à toi ?
– Si.
Il la regarda longuement, puis tendit la main vers elle.
– Alors, il faut nous réconcilier. Viens.
Et, comme elle demeurait immobile :
– Nous sommes tous les deux poursuivis par le chien. Que nous restera-t-il si nous nous fâchons ?
Il continuait à tendre la main.
– Tes yeux sont devenus durs et froids comme des émeraudes. Ils n'ont plus ce reflet ensoleillé de petite rivière sous les feuillages qui semble dire : Aime-moi, embrasse-moi...
– C'est la rivière qui dit tout cela ?
– Ce sont tes yeux quand je ne suis pas ton ennemi. Viens !
Elle céda tout à coup et vint s'accroupir près de lui. Il mit aussitôt son bras autour de ses épaules.
– Tu trembles. Tu n'as plus ton air assuré de bonne hôtesse. Quelque chose t'a fait peur et t'a fait mal. Le chien ? Le policier ?
– C'est le chien. C'est le policier, et c'est vous aussi, monsieur le Poète-Crotté.
– Ô sinistre trinité de Paris !
– Vous qui êtes au courant de tout, savez-vous ce que je faisais avant d'être avec Calembredaine ?
Il eut une moue ennuyée et grimaça.
– Non. Depuis que je t'ai retrouvée, j'ai à peu près compris comment tu t'étais débrouillée, et comment tu avais empaumé ton rôtisseur. Mais, avant Calembredaine, eh bien, non, la piste s'arrête là.
– C'est préférable.
– Ce qui me fâche, c'est que je suis à peu près sûr que le policier du diable le connaît, lui, ton passé.
– Vous faites assaut de renseignements ?
– Des renseignements, nous nous en repassons souvent, lui et moi.
– Au fond, vous vous ressemblez tous les deux.
– Un peu. Mais il y a quand même une grande différence entre nous.
– Laquelle ?
– C'est que je ne peux pas le tuer, tandis que lui peut me conduire sur le chemin de la mort. Si tu ne m'avais pas ouvert ta porte ce soir, je serais présentement au Châtelet, par ses soins. J'aurais gagné déjà trois pouces de taille grâce au chevalet de maître Aubin, et demain à l'aube, je me serais balancé au bout d'une corde.
– Et pourquoi dites-vous que, de votre côté, vous ne pouvez pas le tuer ?
– Je ne sais pas tuer. La vue du sang m'indispose.
Elle se mit à rire de sa mimique dégoûtée. La main nerveuse du poète se posa sur son cou.
– Quand tu ris, tu ressembles à un petit pigeon.
Il se pencha sur son visage. Elle voyait dans ce sourire tendre et moqueur la brèche d'ombre causée par la tenaille du Grand Matthieu, et cela lui donnait envie de pleurer et d'aimer cet homme.
– C'est bien, murmura-t-il, tu n'as plus peur. Tout s'éloigne... Il y a seulement la neige qui tombe dehors, et nous qui sommes là bien au chaud... Cela ne m'arrive pas souvent d'être logé à si belle enseigne !... Tu es nue sous ces vêtements ?... Oui, je le sens. Ne bouge pas, ma mie... Ne dis plus rien...
Sa main glissait, écartait la robe pour suivre la ligne de l'épaule, glissait plus bas. Il rit parce qu'elle tressaillait.
– Voici les bourgeons du printemps. Et pourtant, c'est l'hiver !...
Il lui prit les lèvres. Puis il s'allongea devant le feu et doucement l'attira contre lui.
*****
Mais écoute un peu, je te prie
J'entends le crieur d'eau-de-vie
Et je crois, raillerie à part,
Chère amie, qu'il est déjà tard !...
Le poète avait remis son grand chapeau et son manteau troué. L'aube était là, envahie de neige, et, dans la blancheur de la rue silencieuse, le marchand d'eau-de-vie, emmitouflé, trébuchait comme un ours.
Angélique l'appela. Il leur servit à tous deux, sur le seuil, un petit verre d'alcool. Quand le bonhomme se fut éloigné, ils se sourirent.
– Où allez-vous, maintenant ?
– Rendre compte à Paris d'un nouveau scandale. M. de Brienne, cette nuit, a trouvé sa femme avec un amant.
– Cette nuit ? Comment pouvez-vous le savoir ?
– Je sais tout. Adieu, ma belle.
Elle le retint par le pan de son manteau et lui dit :
– Revenez.
Il revint. Il arrivait le soir, grattait aux carreaux selon un signal convenu. Elle allait lui ouvrir sans bruit. Et, dans la tiédeur de la petite chambre, près de ce compagnon tour à tour bavard, caustique et amoureux, elle oubliait le dur labeur de la journée. Il lui racontait les scandales de la cour et de la ville. Cela l'amusait, car elle connaissait la plupart des personnages dont il parlait.
– Je suis riche de toute la peur des gens qui me craignent, disait-il.
Mais il ne s'attachait pas à l'argent. C'est en vain qu'elle voulait le vêtir plus décemment. Pour un bon dîner qu'il acceptait sans d'ailleurs faire le geste d'ouvrir son escarcelle, il disparaissait huit jours et, quand il se représentait, hâve, affamé, souriant, elle le questionnait en vain. Pourquoi, puisqu'il s'entendait si bien avec les bandes argotières de Paris, n'allait-il pas, à l'occasion, faire bombance avec elles ? On ne l'avait jamais vu à la tour de Nesle. Pourtant, étant l'un des personnages importants du Pont-Neuf, sa place y était marquée. Et, avec tous les secrets qu'il connaissait, il eût pu faire « chanter » bien des gens.
– C'est plus amusant de les faire pleurer et grincer des dents, disait-il. Il n'acceptait de l'aide que de la main des femmes qu'il aimait. Une petite bouquetière, une fille de joie, une servante après s'être livrées à ses caresses avaient le droit de le gâter un peu. Elles lui disaient : « Mange, mon petit », et le regardaient engloutir avec attendrissement.
Puis il s'envolait. Comme la bouquetière, la fille de joie ou la servante, Angélique éprouvait parfois le désir de le retenir. Allongée, dans la chaleur du lit, près de ce long corps dont l'étreinte était si vive et si légère, elle passait un bras autour de son cou et l'attirait près d'elle.
Mais, déjà, il ouvrait les yeux, notait la lueur du jour derrière les petits carreaux sertis de plomb. Et il sautait hors du lit, s'habillait en hâte.
En vérité, il ne tenait pas en place. Il était possédé d'une manie assez rare à l'époque et qui de tous temps s'est payée fort cher : la manie de la liberté.