Chapitre 5
Angélique posa sa plume sur l'écritoire et relut avec satisfaction le compte qu'elle venait d'établir.
Elle revenait du Masque-Rouge, où elle avait pu enregistrer l'arrivée turbulente d'une bande de jeunes seigneurs dont les cols de dentelles en point de Gênes et les amples « canons » lui avaient fait bien augurer de leur solvabilité. Ils étaient masqués, ce qui était une preuve supplémentaire de leur rang élevé. Certains personnages de la cour préféraient, en effet, garder l'incognito pour aller oublier, dans les tavernes, les servitudes de l'étiquette. La jeune femme, comme cela lui arrivait fréquemment désormais, avait laissé à maître Bourjus, à David et aux mitrons, le soin de recevoir ces clients de marque. Maintenant que la réputation de la maison était faite et que David était rompu à la confection de ses spécialités culinaires, Angélique payait moins de sa personne, et consacrait plus de temps aux achats et à la gestion financière de l'établissement. On était à la fin de l'année 1664. Très doucement, la situation avait évolué vers un état de choses qui, si on l'avait prévu trois ans auparavant, aurait fait éclater de rire toute la rue de la Vallée-de-Misère. Sans avoir encore racheté la maison de maître Bourjus, comme elle en avait l'intention secrète, Angélique en était devenue en quelque sorte la patronne. Le rôtisseur restait propriétaire, mais elle assumait tous les frais, et avait augmenté en proportion sa part des bénéfices. Finalement, c'était maître Bourjus qui touchait la part la plus faible. Au reste il s'estimait satisfait d'être débarrassé de tout souci et de vivre grassement dans sa propre auberge, tout en se faisant un petit pécule pour ses vieux jours. Angélique n'avait qu'à amasser tout l'argent qu'elle voulait. Ce que demandait maître Bourjus, c'était de demeurer sous son aile, de se sentir entouré d'une affection clairvoyante et péremptoire. Parfois, parlant d'elle, il disait « ma fille » avec tant de conviction que beaucoup de clients du Masque-Rouge étaient persuadés de leur parenté. Facilement mélancolique et toujours convaincu de sa fin prochaine, il racontait autour de lui que son testament, sans léser les intérêts de son propre neveu, avantagerait grandement Angélique.
D'ailleurs, David ne pouvait se formaliser des décisions prises par son oncle à l'égard d'une femme qui continuait à le subjuguer entièrement.
David lui-même devenait assez beau garçon. Il s'en rendait compte et ne désespérait pas de faire un jour sa maîtresse de celle qu'il adorait.
Angélique n'était pas sans s'apercevoir des progrès de David dans la science amoureuse. Elle les mesurait à ses propres réactions, car, si les gaucheries de l'adolescent l'avaient jadis fortement agacée, certains de ses regards, maintenant, lui causaient un plaisir un peu trouble. Elle continuait à le traiter durement, de façon bourrue, comme un jeune frère, mais dans les paroles qu'elle lui décochait, elle se reprochait parfois une certaine coquetterie. Les rires et les plaisanteries qu'ils échangeaient autour des broches n'étaient pas toujours dénués de cette provocation mordante qu'une femme et un homme, lorsqu'ils sont attirés l'un vers l'autre, échangent en cachant sous des mots innocents un appel qui l'est beaucoup moins.
Avec une moue un peu moqueuse pour elle-même, Angélique finissait par se demander si elle ne céderait pas un jour, par distraction, à cette passion tumultueuse et fraîche. Aussi bien, elle avait besoin de David. Celui-ci était l'un des piliers sur lesquels reposait le succès de ses futures entreprises. Par exemple, lorsqu'elle aurait acquis deux ou trois boutiques à la foire Saint-Germain, ce serait à David d'en assurer le lancement et la célébrité. L'autre pilier était Audiger, responsable des perspectives chocolatières et limonadières. Avec celuilà aussi, il fallait s'entendre. Il fallait retenir et ne pas décourager cet amoureux plus grave, plus profondément épris, dont la réserve, en s'accentuant, ne pouvait que signifier un sentiment de plus en plus profond. Il ne pouvait être question, avec lui, de le calmer par quelque complaisance. David, pour une nuit où elle lui accorderait le droit de toucher à loisir son « corps divin », lui resterait sans doute éperdument asservi. Angélique redoutait un peu, chez Audiger, la ténacité d'un homme fait et qui a dépassé l'âge des caprices, sans avoir jamais eu celui des passions. Ce calme bourgeois, domestique sans bassesse, militaire par hérédité nationale, franc, courageux et prudent comme d'autres sont blonds ou bruns, ne se laisserait pas payer en monnaie de singe.
Angélique secoua le sable de la feuille où elle venait de coucher ses comptes. Elle eut un rire indulgent.
« Me voilà bien entre mes trois cuisiniers bourrés de tendresse à mon égard, chacun pour des raisons diverses ! Il faut croire que c'est la profession qui veut cela... La chaleur des feux leur fait fondre le cœur comme la graisse des dindons. »
Javotte entra pour l'aider à se dévêtir et brosser ses cheveux.
– Qu'est-ce qu'on entend à l'entrée ? demanda Angélique.
– Je ne sais pas. On dirait qu'il y a un rat qui grignote la porte depuis un moment. Le bruit s'accentuant, Angélique alla dans l'antichambre et constata que le grignotement ne venait pas du bas de la porte, mais du petit guichet à mi-hauteur. Elle écarta le volet et poussa un léger cri de répulsion, car, aussitôt, une petite main noire s'était faufilée par le grillage du guichet et se tendait tragiquement vers elle.
– C'est Piccolo ! s'écria Javotte.
Angélique tira tous les verrous, ouvrit la porte, et le singe se précipita dans ses bras.
– Que se passe-t-il ? Jamais il n'est venu tout seul jusqu'ici. On dirait... ma foi, oui, on dirait qu'il a rompu sa chaîne.
Intriguée, elle porta la petite bête dans sa chambre et la posa sur la table.
– Oh ! la, la ! s'exclama la servante en riant. Dans quel état il est ! Son poil est tout collé et rouge. Il a dû tomber dans du vin.
En effet, Angélique, ayant caressé Piccolo, s'aperçut que ses doigts étaient poisseux et rougis. Elle les flaira et, aussitôt, se sentit devenir très pâle.
– Ce n'est pas du vin, dit-elle, c'est du sang !
– Il est blessé ?
– Je vais voir.
Elle le débarrassa de son justaucorps brodé et de son haut-de-chausses, tous deux également humides de sang. Cependant, l'animal ne portait aucune trace de blessures, bien qu'il fût agité d'un tremblement convulsif.
– Qu'y a-t-il, Piccolo ? fit Angélique à mi-voix... Que se passe-t-il, mon petit ami ? Explique-moi !
Le singe la dévisageait de ses yeux vifs et dilatés. Tout à coup il sauta en arrière, attrapa une petite boîte de cire à cacheter et commença à marcher très gravement en agitant devant lui la petite boîte.
– Oh ! le coquin ! s'écria Javotte en pouffant de rire. Il nous effraie, et puis le voilà qui se met à imiter Linot et son panier d'oubliés. N'est-ce pas remarquable, madame ? On dirait exactement Linot lorsqu'il présente gravement et gentiment sa corbeille.
Mais l'animal, après avoir fait le tour de la table en imitant la silhouette du petit marchand d'oubliés, paraissait de nouveau inquiet. Il tournait, regardait autour de lui, reculait. Son museau se plissait dans une expression à la fois pitoyable et effrayée. Il levait le visage à droite, puis à gauche. On aurait dit qu'il s'adressait en suppliant à quelque personnage invisible. Enfin, il parut se débattre, lutter. Il lâcha violemment la boîte qu'il tenait, crispa ses deux mains sur son ventre et tomba en arrière avec un cri aigu.
– Mais qu'est-ce qu'il a ? Qu'est-ce qu'il a ? balbutia Javotte, effarée. Il est malade ! Il est devenu fou.
Angélique, qui avait suivi attentivement le manège du singe, marcha d'un pas rapide vers la garde-robe, décrocha sa mante et prit son masque.
– Je crois qu'il est arrivé un malheur à Linot, dit-elle d'une voix blanche, il faut que j'aille là-bas.
– Je vous accompagne, madame.
– Si tu veux. Tu tiendras la lanterne. Auparavant, monte le singe à Barbe pour qu'elle le nettoie, le réchauffe et lui donne à boire du lait.
Le pressentiment du drame s'était abattu sur Angélique de façon inéluctable. Malgré les paroles de réconfort que lui murmurait Javotte, pas un instant durant le trajet elle ne douta que le singe n'eût assisté à une scène terrible. Mais la réalité dépassait encore ses pires appréhensions. À peine arrivait-elle à l'entrée du quai des Tanneurs qu'un bolide, lancé, en courant, faillit la renverser. C'était Flipot, hagard.
Elle le saisit aux épaules et le secoua pour l'aider à reprendre ses esprits.
– J'allais te chercher, marquise des Anges, bégaya le gamin. Ils ont... ils ont tué Linot !
– Qui, ils ?
– Eux... Ces hommes, les clients.
– Pourquoi ? Que s'est-il passé ?
Le pauvre mitron avala sa salive et dit précipitamment, comme s'il récitait une leçon apprise :
– Linot était dans la rue avec sa corbeille de gaufres. Il chantait :
– Oublies ! Oublies ! Qui appelle l'oublieur ?... Il chantait comme tous les soirs. L'un des clients qui étaient chez nous, vous savez, l'un des seigneurs masqués, en col de dentelle, a dit : « Voilà une jolie voix. Je me sens des envies d'oubliés. Qu'on aille me chercher le marchand. » Linot est venu. Alors le seigneur a dit : « Par Saint Denis, voilà un gamin plus séduisant encore que sa voix ». Il a pris Linot sur ses genoux et s'est mis à l'embrasser. D'autres sont venus et voulaient l'embrasser aussi... Ils étaient tous saouls comme des grives... Linot a lâché son panier et a commencé à crier et à leur donner des coups de pied. L'un des seigneurs a tiré son épée et la lui a plongée dans le ventre. Un autre aussi lui a plongé son épée dans le ventre. Linot est tombé, et il y avait plein de « raisiné » qui lui sortait du ventre.
– Maître Bourjus n'est pas intervenu ?
– Si, mais ils l'ont châtré.
– Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? Qui ça ?
– Maître Bourjus.
– Tu deviens fou !
– Non, c'est pas moi, c'est eux qui sont fous, pour sûr. Quand maître Bourjus a entendu Linot crier, il est venu de la cuisine. Il disait : « Messeigneurs ! Voyons ! Messeigneurs ! » Mais ils lui ont sauté dessus. Ils riaient et le bourraient de coups en disant : « Gros tonneau ! Grosse barrique ! Même que moi, j'ai commencé à rigoler ». Et puis, il y en a un qui a dit : « Je le reconnais, c'est l'ancien patron du Coq-Hardi !... » Un autre dit : « Tu ne m'as pas l'air bien hardi pour un coq, je vais faire de toi un chapon. Il a pris un grand couteau à viande, ils se sont tous précipités sur lui et ils lui ont coupé... »
Le gamin acheva son récit d'un geste énergique qui ne laissait aucun doute sur l'affreuse mutilation dont avait été victime le pauvre rôtisseur.
– Y gueulait comme un âne ! Maintenant on ne l'entend plus gueuler. Peut-être qu'il est mort.
David voulait aussi les arrêter. Ils lui ont flanqué un grand coup d'épée sur la tête. Alors quand on a vu ça, David et moi, et les autres mitrons et les servantes et la Suzanne, on a tous f... le camp !
La rue de la Vallée-de-Misère avait un aspect inusité. Toujours animée en cette saison de carnaval, les nombreux clients qui remplissaient les rôtisseries continuaient de chanter et de choquer leurs verres. Mais, vers l'extrémité, il y avait un attroupement anormal de silhouettes blanches coiffées de hauts bonnets. Les rôtisseurs voisins et leurs marmitons, armés de lardoires et de tourne-broches, s'agitaient devant la taverne du Masque-Rouge.
– On ne sait quoi faire ! cria l'un d'eux à Angélique. Ces démons ont bloqué la porte avec des bancs. Et ils ont un pistolet...
– Il faut aller chercher le guet.
– David y a couru, mais...
Le patron du Chapon-Plume, qui était voisin du Masque-Rouge, dit en baissant la voix :
– Des valets ont arrêté le guet dans la rue de la Triperie. Ils lui ont dit que les clients qui étaient en ce moment au Masque-Rouge étaient de très hauts seigneurs, des gens de l'entourage du roi, et que le guet ferait une drôle de gueule quand il se verrait embarqué dans cette histoire. David a quand même été jusqu'au Châtelet, mais les valets avaient déjà prévenu les gardes. Au Châtelet, on lui a dit qu'il n'avait qu'à se débrouiller avec ses clients.
*****
De la taverne du Masque-Rouge, un vacarme effrayant s'élevait : rires énormes, chants avinés, et cris si sauvages que les cheveux des braves rôtisseurs se dressaient sous leurs toques.
Tables et bancs ayant été entassés devant les fenêtres, on ne pouvait rien distinguer de ce qui se passait à l'intérieur, mais on entendait les bruits de verre et de vaisselle brisée, et, de temps en temps, le claquement sec d'un pistolet qui devait prendre pour cibles les beaux flacons de verrerie précieuse dont Angélique avait paré ses tables et l'auvent de la cheminée.
Angélique aperçut David. Il était aussi blême que son tablier, le front noué d'un torchon que maculait une étoile de sang.
Il vint à elle et compléta en balbutiant le récit de l'affreuse saturnale. Les seigneurs avaient été tout de suite très exigeants. Ils avaient déjà bu dans d'autres cabarets. Ils avaient commencé par renverser une pleine soupière quasi bouillante sur la tête d'un des mitrons. Puis on avait eu toutes les peines du monde à les chasser de la cuisine, où ils voulaient se saisir de la Suzanne, proie pourtant peu alléchante. Enfin, il y avait eu le drame de Linot, dont la charmante figure leur avait inspiré d'horribles désirs...
– Viens, dit Angélique en saisissant le bras de l'adolescent. Il faut aller voir. Je vais passer par la cour.
Vingt mains la retinrent.
– Tu n'es pas folle ?... Tu vas te faire embrocher ! Ce sont des loups !...
– Il est peut-être temps encore de sauver Linot et maître Bourjus ?...
– On ira quand ils commenceront à roupiller.
– Et quand ils auront tout cassé, pillé et brûlé ! Cria-t-elle.
Elle s'arracha des mains de ceux qui voulaient la retenir et, traînant David, entra dans la cour. De là, elle passa dans la cuisine.
La porte de la cuisine, communiquant avec la salle commune, avait été soigneusement verrouillée par David lorsqu'il s'était enfui avec les autres domestiques. Angélique poussa un soupir de soulagement. Au moins, les importantes provisions qui y étaient entreposées n'avaient pas été soumises à la fureur destructrice des misérables. Aidée du jeune garçon, elle poussa la table contre le mur et se hissa jusqu'à l'imposte qui, à mi-hauteur, permettait de jeter un regard à l'intérieur. Elle aperçut la salle dévastée, jonchée de vaisselle et de plats, de nappes souillées, de verres brisés. Les jambons et les lièvres avaient été décrochés des solives. Les ivrognes trébuchaient dessus, les écartaient à grands coups de bottes. Les paroles obscènes de leurs chansons, leurs jurons, leurs blasphèmes s'entendaient maintenant distinctement. La plupart d'entre eux étaient groupés autour d'une des tables, près de l'âtre. À leurs attitudes et à leurs voix de plus en plus pâteuses, on devinait qu'ils ne tarderaient pas à s'effondrer. À la lueur du feu, la vue de ces bouches ouvertes et braillantes, sous des masques noirs, avait quelque chose de sinistre. Les vêtements somptueux étaient maculés de taches de vin et de sauce, et peut-être aussi de sang. Angélique cherchait à distinguer les corps de Linot et du rôtisseur. Mais, les chandelles ayant été renversées, le fond de la salle était dans la pénombre.
– Quel est celui qui a, le premier, attaqué Linot ? demanda-t-elle à voix basse.
– Le petit homme, là, au coin de la table, celui qui a un flot de rubans rosés sur un justaucorps pervenche. C'est lui qui paraissait donner le branle et entraînait les autres.
Au même instant, celui que désignait David se dressa péniblement et, levant son verre d'une main tremblante, s'écria d'une voix de fausset :
– Messieurs, je bois à la santé d'Astrée et d'Asmodée, princes de l'amitié.
– Oh ! cette voix ! s'exclama Angélique en se rejetant en arrière.
Elle l'aurait reconnue entre mille. C'était la voix qui, dans ses pires cauchemars, l'éveillait encore parfois : « Madame, vous allez mourir ! »
Ainsi c'était donc LUI – toujours lui. Avait-il donc été choisi par les enfers pour représenter sans cesse auprès d'Angélique le démon d'un malfaisant destin ?
– Est-ce lui qui a donné à Linot le premier coup d'épée ? demanda-t-elle.
– Peut-être, je ne sais plus. Mais le grand, là, derrière, en rhingrave rouge, l'a frappé aussi.
Celui-là non plus, il n'avait pas besoin d'ôter son masque pour qu'elle le reconnût. Le frère du roi et le chevalier de Lorraine ! Et elle était certaine maintenant de pouvoir mettre un nom sur toutes les autres faces masquées !
Soudain, l'un des ivrognes commença à jeter les chaises et les tabourets dans le feu. L'un d'eux saisit une bouteille et, de loin, la lança à travers la salle. La bouteille éclata dans le feu. C'était de l'eau-de-vie. Une énorme flamme jaillit et embrasa aussitôt les meubles. Un feu d'enfer s'engouffra en ronflant dans la cheminée, et des tisons jaillirent en crépitant sur le dallage.
Angélique dégringola de son perchoir.
– Ils vont incendier la maison. Il faut les arrêter !
Mais l'apprenti l'enserra de ses bras nerveux.
– Vous n'irez pas. Ils vont vous tuer !
Ils luttèrent un instant. Ses forces décuplées par la colère et la crainte du feu, Angélique réussit à se dégager et à repousser David.
Angélique rajusta son masque. Elle non plus ne se souciait pas d'être reconnue. Résolument, elle repoussa les verrous et tira avec fracas la porte de la cuisine. L'apparition sur le seuil de cette femme drapée dans sa mante noire et si curieusement masquée de rouge causa un instant de stupeur parmi les fêtards. Le ton des chants et des cris baissa.
– Oh ! le masque rouge !
– Messieurs, dit Angélique d'une voix vibrante, avez-vous perdu l'esprit ? Ne craignez-vous pas la colère du roi lorsque la rumeur publique lui apprendra vos crimes ?...
Au silence hébété qui suivit, elle sentit qu'elle avait lancé le seul mot – le roi ! – capable de pénétrer dans les cervelles embrumées des ivrognes et d'y allumer une lueur de lucidité. Profitant de son avantage, elle se porta hardiment en avant. Son intention était de parvenir jusqu'à l'âtre et d'en extraire les meubles enflammés afin de réduire le brasier et d'éviter ainsi le feu de cheminée qui menaçait.
C'est alors qu'elle aperçut sous la table le corps affreusement mutilé de maître Bourjus. Près de lui, l'enfant Linot, le ventre ouvert, le visage blanc comme neige, calme comme celui d'un ange, semblait dormir. Les sangs des deux victimes se mêlaient aux rigoles de vin qui coulaient parmi des éclats de bouteilles.
L'horreur de ce spectacle la paralysa une seconde. Comme un dompteur qui, pris de panique, se détourne un instant de ses fauves, elle perdit le contrôle de la meute. Cela suffit pour déchaîner de nouveau la tempête.
– Une femme ! Une femme !
– Voilà ce qu'il nous faut !
Une main brutale s'abattit sur la nuque d'Angélique. Elle reçut un coup violent sur la tempe. Tout devint noir. Elle était suffoquée par une nausée. Elle ne savait plus où elle était. Quelque part, une voix de femme poussait un cri aigu et continu... Elle s'aperçut que c'était elle qui criait.
Elle était étendue sur la table, et les masques noirs se penchaient sur elle avec de grands hoquets de rire.
Ses poignets et ses chevilles étaient immobilisés par des poignes de fer. Ses jupes furent relevées violemment.
– À qui le tour ? Qui s'envoie la gueuse ?
Elle criait comme on crie dans les cauchemars, dans un paroxysme de désespoir et de terreur.
Un corps s'abattit sur elle. Une bouche se colla à sa bouche. Puis il y eut un brusque silence, si profond qu'Angélique put croire qu'elle avait vraiment perdu connaissance. Cependant, il n'en était rien, C'étaient ses bourreaux qui venaient de se taire et de s'immobiliser. Leurs regards troubles et effarés suivaient à terre un objet qu'Angélique ne voyait pas.
Celui qui, une seconde plus tôt, était grimpé sur la table et s'apprêtait à violer la jeune femme, s'était écarté précipitamment. Sentant que ses bras et ses jambes étaient redevenus libres, Angélique se redressa et rabattit vivement ses longues jupes. Elle ne comprenait pas. On aurait dit qu'une baguette de magicien venait soudain de pétrifier les forcenés. Lentement, elle se laissa glisser jusqu'au sol. Alors elle aperçut le chien Sorbonne, qui avait renversé le petit homme en justaucorps pervenche et lui tenait solidement la gorge entre ses crocs. Le dogue était entré par la porte de la cuisine, et son attaque avait été rapide comme l'éclair.
L'un des libertins bredouilla :
– Rappelez votre chien... Où... où est le pistolet ?
– Ne bougez pas, ordonna Angélique. Si vous faites un seul mouvement, je donne l'ordre à cette bête d'étrangler le frère du roi !
Ses jambes tremblaient sous elle comme celles d'un cheval fourbu, mais sa voix était nette.
– Messieurs, ne bougez pas, répéta-t-elle, sinon vous porterez TOUS la responsabilité de cette mort devant le roi.
Puis, très calme, elle fit quelques pas. Elle regarda Sorbonne. Il tenait sa victime comme le lui avait appris Desgrez. Un seul mot, et les mâchoires d'acier broieraient totalement cette chair pantelante, feraient craquer les os. De la gorge de Monsieur d'Orléans s'échappaient des bredouillements indistincts. Son visage était violet de suffocation.
– Warte, dit doucement Angélique.
Sorbonne remua légèrement la queue pour montrer qu'il avait compris et qu'il attendait les ordres. Autour d'eux, les auteurs de l'orgie restaient immobiles, dans l'attitude où les avait surpris l'irruption du chien. Ils étaient tous trop ivres pour essayer de comprendre ce qui se passait. Ils voyaient seulement que Monsieur, frère du roi, était sur le point d'être étranglé, et cela suffisait à les terrifier.
Angélique, sans les quitter du regard, ouvrit un des tiroirs de la table, prit un couteau et s'approcha de l'homme à la rhingrave rouge, qui se trouvait le plus près d'elle. La voyant lever son couteau, il eut un geste de recul.
– Ne bougez pas ! dit-elle sur un ton sans réplique. Je ne veux pas vous tuer. Je veux seulement savoir à quoi ressemble un assassin en dentelles !
Et, d'un geste prompt, elle coupa le lacet qui retenait le masque du chevalier de Lorraine. Lorsqu'elle eut regardé ce beau visage consumé par la débauche et qu'elle connaissait trop bien pour l'avoir vu se pencher sur elle, au Louvre, une nuit qu'elle n'oublierait jamais, elle alla vers les autres.
Hébétés, arrivés au dernier degré de l'ivresse, ils se laissaient faire et elle les reconnaissait tous, tous : Brienne, le marquis d'Olone, le beau de Guiche, son frère Louvignys, et celui-là qui, lorsqu'elle le découvrit, ébaucha une grimace moqueuse et murmura :
– Masque noir contre masque rouge.
C'était Péguilin de Lauzun. Elle reconnut aussi Saint-Thierry, Frontenac. Un élégant seigneur, étendu à même le sol, dans les flaques de vin et de vomissures, ronflait. La bouche d'Angélique s'emplit de haine et d'amertume haineuse lorsqu'elle identifia les traits du marquis de Vardes.
Ah ! les beaux jeunes gens du roi ! Elle avait admiré jadis leur plumage chatoyant, mais l'hôtesse du Masque-Rouge n'avait droit qu'à l'image de leur âme pourrie !
Trois d'entre eux lui étaient inconnus. Le dernier cependant éveilla en elle un souvenir, mais si vague qu'elle ne put le préciser.
C'était un long et grand garçon coiffé d'une magnifique perruque d'un blond doré. Moins ivre que les autres, il s'appuyait contre l'un des piliers de la salle et affectait de se limer les ongles. Lorsque Angélique s'approcha de lui, il n'attendit pas qu'elle eût coupé le cordon de son masque et le releva lui-même, d'un geste gracieux et nonchalant. Ses yeux, d'un bleu très pâle, avaient une expression glacée et dédaigneuse. Elle en fut troublée. La tension nerveuse qui la soutenait s'effondra ; une grande fatigue l'envahit. La sueur ruisselait sur ses tempes, car la chaleur de la pièce était devenue insoutenable. Elle revint vers le chien et le prit par le collier pour lui faire lâcher prise. Elle avait espéré que Desgrez surgirait, mais elle restait seule et abandonnée parmi ces dangereux fantômes. L'unique présence qui lui paraissait réelle était celle de Sorbonne.
– Relevez-vous, monseigneur, dit-elle d'une voix lasse. Et vous tous, allez-vous-en maintenant. Vous avez fait assez de mal.
Vacillant, tenant leur masque d'une main et traînant de l'autre les corps effondrés du marquis de Vardes et du frère du roi, les courtisans s'enfuirent. Dans la rue, ils durent se défendre à l'épée contre les gâte-sauce qui, armés de leurs broches, les poursuivaient de leurs cris de colère et de révolte.
*****
Sorbonne flairait le sang et grondait, ses babines noires retroussées. Angélique tira à elle le corps léger du petit marchand d'oubliés et caressa son front pur et glacé.
– Linot ! Linot ! Mon doux petit garçon... ma pauvre petite graine de misère...
Une clameur venant du dehors l'arracha à son désespoir.
– L'incendie ! L'incendie !
Le feu de cheminée avait éclaté et s'était communiqué aux combles de la maison. Des débris commençaient à s'écrouler dans l'âtre, et une fumée épaisse envahissait la salle. Portant Linot, Angélique se précipita hors de la pièce. La rue était éclairée comme en plein jour. Clients et rôtisseurs se montraient avec effroi le panache de flammes qui couronnait le toit de la vieille maison. Des gerbes d'étincelles pleuvaient sur les toits avoisinants. On courut à la Seine, toute proche, pour organiser une chaîne de seaux et de baquets. Mais l'incendie avait pris par le haut. Il fallut hisser l'eau à travers les étages des deux maisons voisines, car l'escalier du Masque-Rouge s'effondrait.
Angélique, suivie de David, avait voulu retourner dans la salle pour en retirer le corps de maître Bourjus. Tous deux durent reculer, suffoqués par la fumée. Alors, par la cour, ils entrèrent dans la cuisine et enlevèrent pêle-mêle tout ce qui s'y trouvait. Cependant, les capucins arrivaient. La foule les acclama. Le peuple aimait ces moines, qui avaient dans leur règle l'obligation de se porter au secours des incendiés, et avaient fini par représenter le seul corps de pompiers de la ville.
Ils apportaient avec eux des échelles et des crochets de fer, et de grandes seringues de plomb destinées à lancer au loin de puissants jets d'eau. Sitôt sur les lieux du sinistre, ils retroussèrent les manches de leurs robes de bure et, sans souci des brindilles enflammées qui tombaient sur leurs crânes, ils s'engouffrèrent dans les maisons voisines. On les vit apparaître sur les toits et commencer à tout démolir autour d'eux à grands coups de crochet. Grâce à cette vigoureuse intervention, la maison en flammes fut isolée, et comme le vent ne soufflait pas, l'incendie ne se communiqua pas au reste du quartier. On avait craint l'un de ces grands fléaux dont Paris, avec son amoncellement de vieilles maisons de bois, était victime deux ou trois fois par siècle. Une vaste brèche comblée de gravats et de cendres s'était creusée à l'endroit où hier encore se trouvait la joyeuse taverne du Masque-Rouge. Mais le feu était éteint.
*****
Angélique, les joues noircies, contemplait la ruine de ses espoirs. Près d'elle, se tenait le chien Sorbonne.
« Où est Desgrez ? Oh ! Je voudrais voir Desgrez, pensait-elle. Il me dira ce qu'il faut faire. »
Elle prit le dogue par son collier.
– Conduis-moi à ton maître.
Elle n'eut pas à aller loin. À quelques mètres, dans l'ombre d'un porche, elle distingua le feutre et le grand manteau du policier. Celui-ci râpait tranquillement un peu de tabac.
– Bonjour, fit-il de sa voix paisible. Mauvaise nuit, n'est-ce pas ?
– Vous étiez là, à deux pas ! s'exclama Angélique suffoquée. Et vous n'êtes pas venu ?
– Pourquoi serais-je venu ?
– Vous ne m'avez donc pas entendue crier ?
– Je ne savais pas que c'était vous, madame.
– N'importe ! C'était une femme qui criait.
– Je ne peux pas me précipiter au secours de toutes les femmes qui crient, fit Desgrez avec bonne humeur. Cependant, croyez-moi, madame, si j'avais su qu'il s'agissait de vous, je serais venu.
Elle grommela, rancunière.
– J'en doute !
Desgrez soupira.
– N'ai-je pas déjà risqué une fois ma vie et ma carrière pour vous ? Je pouvais bien les risquer encore une seconde fois. Vous êtes, hélas ! dans ma vie, madame, une déplorable habitude, et je crains bien que, malgré ma prudence native, ce ne soit par là que je finisse par perdre ma peau.
– Ils m'ont tenue sur la table... Ils voulaient me violer.
Desgrez abaissa sur elle son regard sarcastique.
– Cela seulement ? Ils auraient pu faire pis.
Angélique passa la main sur son front avec égarement.
– C'est vrai ! J'ai éprouvé une sorte de soulagement quand j'ai vu que c'était seulement cela qu'ils voulaient. Et puis, Sorbonne est arrivé... à temps !
– J'ai toujours eu une grande confiance dans les initiatives de ce chien.
– C'est vous qui l'avez envoyé ?
– Évidemment.
La jeune femme poussa un profond soupir et, d'un mouvement spontané de faiblesse et d'excuse, appuya sa joue contre l'épaule rugueuse du jeune homme.
– Merci.
– Vous comprenez, reprit Desgrez de ce timbre tranquille qui à la fois l'exaspérait et la calmait, je n'appartiens qu'en apparence à la police d'État. Je suis surtout policier du roi. Ce n'est pas à moi de troubler les charmants délassements de nos nobles seigneurs. Voyons, ma chère, n'avez-vous pas encore assez vécu pour ignorer ainsi à quel monde vous appartenez ? Qui ne suivrait la mode ? L'ivrognerie est une plaisanterie, la débauche poussée jusqu'à la lubricité un doux travers, l'orgie poussée jusqu'au crime un agréable passe-temps. Le jour, ce sont courbettes à la cour et talons rouges ; la nuit, amour, tripots, tavernes. N'est-ce pas là une existence bien comprise ? Vous vous trompez, ma pauvre amie, si vous vous imaginez que ces gens sont redoutables. En vérité, leurs petites amusettes ne sont guère dangereuses ! Le seul ennemi, le pire ennemi du royaume, c'est celui qui, d'un mot, peut corrompre leur puissance : c'est le gazetier, le journaliste, le pamphlétaire. Moi, je recherche les pamphlétaires.
– Eh bien, vous pouvez vous mettre en chasse, dit Angélique en se redressant, les dents serrées, car je vous promets du travail.
Une idée subite lui était venue.
Elle s'écarta et commença de s'éloigner. Puis elle revint.
– Ils étaient treize. Il y en a trois dont je ne connais pas les noms. Il faudra que vous me les procuriez.
Le policier ôta son chapeau et s'inclina.
– À vos ordres, madame, dit-il, en retrouvant la voix et le sourire de l'avocat Desgrez.