Chapitre 25
Sur la route du retour, elle n'était pas sans inquiétude, et son cœur battit plus vite lorsqu'elle reconnut dans la cour l'équipage du marquis. Les laquais lui dirent que leur maître était arrivé depuis plus de deux heures. Elle se hâta vers le château. Comme elle montait l'escalier, elle entendit les enfants crier.
« Encore une colère de Florimond ou de Cantor, se dit-elle contrariée. L'air de la campagne les rend turbulents. »
Il ne fallait pas que leur futur beau-père pût les considérer comme des êtres insupportables. Elle se précipita vers la chambre des petits pour y mettre sévèrement de l'ordre. Elle reconnut la voix de Cantor. Il criait sur un ton d'indicible terreur et, à ses cris, se mêlaient des aboiements féroces.
Angélique ouvrit la porte et demeura pétrifiée.
Devant la cheminée, où flambait un grand feu, Florimond et Cantor, serrés l'un contre l'autre, se trouvaient acculés par trois énormes chiens-loups, noirs comme des diables d'enfer et qui aboyaient férocement en tirant sur leurs laisses de cuir. Les extrémités de ces laisses étaient réunies dans la main du marquis du Plessis. Celui-ci, tout en retenant les bêtes, paraissait s'amuser beaucoup de la frayeur des enfants. Sur le dallage, Angélique reconnut, baignant dans une mare de sang, le cadavre de Parthos, l'un des dogues familiers des petits garçons, qui avait dû être étranglé en essayant de les défendre. Cantor criait, son visage rond inondé de larmes. Mais la figure blême de Florimond avait une extraordinaire expression de courage. Il avait tiré sa petite épée et, la pointant vers les bêtes, essayait de protéger son frère.
Angélique n'eut pas le temps de pousser une exclamation. Plus rapide que sa pensée, un réflexe lui fit saisir un lourd tabouret de bois et elle le lança dans la gueule des chiens, qui hurlèrent et reculèrent en gémissant de douleur.
Déjà, elle avait saisi Florimond et Cantor dans ses bras. Ils se cramponnèrent à elle. Cantor se tut aussitôt.
– Philippe, dit-elle haletante, il ne faut pas effrayer ainsi ces enfants... Ils auraient pu tomber dans le feu... Voyez. Cantor a déjà la main brûlée...
Le jeune homme tourna vers elle ses prunelles dures et limpides comme le gel.
– Vos fils sont couards comme des femelles, fit-il d'une voix pâteuse.
Son teint était plus sombre que d'habitude, et il vacillait légèrement.
« Il a bu », se dit-elle.
À ce moment, parut Barbe. Essoufflée, elle posait une main sur sa poitrine, pour contenir les battements de son cœur. Ses yeux, avec une expression d'effroi, allèrent de Philippe à Angélique, puis s'arrêtèrent sur le chien mort.
– Que Madame m'excuse, fit-elle. J'étais allée chercher le lait à l'office, pour la collation des petits. Je les avais laissés à la garde de Flipot. Je ne me doutais pas...
– Il n'y a rien de grave, Barbe, dit Angélique, très calme. Ces enfants ne sont pas habitués à voir des bêtes de chasse aussi féroces. Il faudra bien qu'ils s'y accoutument s'ils veulent plus tard chasser le cerf et le sanglier, comme de vrais gentilshommes.
Les futurs gentilshommes jetèrent un regard peu enthousiasmé sur les trois bêtes. Mais, comme ils étaient dans les bras d'Angélique, ils ne craignaient plus rien.
– Vous êtes des petits sots, leur dit-elle, sur un ton de douce gronderie.
Planté sur ses deux jambes écartées, Philippe, dans son costume de voyage de velours mordoré, contemplait le groupe de la mère et des enfants. Brusquement, il fit claquer son fouet sur les chiens, les tira en arrière et sortit de la pièce. Barbe s'empressa de fermer la porte.
– Flipot est venu me chercher, chuchota-t-elle. M. le marquis l'avait chassé de la pièce. Vous ne m'ôterez pas de l'idée qu'il voulait faire dévorer les enfants par ses chiens...
– Ne dis pas de sottises, Barbe, coupa sèchement Angélique. M. le marquis n'a pas l'habitude des enfants ; il a voulu jouer...
– Ouais ! Jeux de princes ! On sait jusqu'où ça peut aller. Je connais un pauvre petit qui l'a payé bien cher.
Angélique frissonna en évoquant Linot. Le blond Philippe, au pas nonchalant, n'avait-il pas été parmi les tortionnaires du petit marchand d'oubliés ? Du moins, n'était-il pas resté indifférent à ses supplications ?...
Voyant les enfants tranquillisés, elle regagna son appartement. Elle s'assit devant sa coiffeuse pour refaire ses boucles.
Que signifiait ce qui venait de se passer ? Fallait-il prendre l'incident au sérieux ? Philippe était ivre, cela sautait aux yeux. Dégrisé, il s'excuserait d'avoir causé ce remue-ménage... Mais un mot de Marie-Agnès montait aux lèvres d'Angélique : Une brute !
Une brute cachée, sournoise, cruelle... Quand il veut se venger d'une femme, il n'hésite devant rien.
« Il n'ira tout de même pas jusqu'à attaquer mes petits », se dit Angélique, en jetant son peigne et en se levant avec agitation.
Au même instant, la porte de la chambre claqua. Angélique vit Philippe sur le seuil. Il posa sur elle un regard lourd.
– Avez-vous le coffret au poison ?
– Je vous le remettrai le jour de notre mariage, Philippe, comme il a été convenu dans notre contrat.
– Nous nous marions ce soir.
– Alors, je vous le remettrai ce soir, répondit-elle en s'efforçant de ne pas montrer son désarroi.
Elle sourit et tendit la main vers lui.
– Nous ne nous sommes pas encore dit bonjour...
– Je n'en vois pas la nécessité, répliqua-t-il, et il referma brutalement la porte.
Angélique se mordit les lèvres. Décidément, le maître qu'elle s'était choisi ne serait pas facile à amadouer. Le conseil de Molines lui revint en mémoire : Essayez de l'asservir par les sens. Mais, pour la première fois, elle doutait de sa victoire. Elle se sentait sans pouvoir sur cet homme glacé. Elle n'avait jamais senti aucun désir, lorsqu'il se trouvait devant elle, s'éveiller en lui. Elle-même, pour le moment, nouée par l'anxiété, n'éprouvait plus aucune attirance pour lui.
– Il a dit que nous nous marierions ce soir. Il ne sait plus ce qu'il dit. Mon père n'est même pas prévenu...
Elle en était à ce point de ses réflexions lorsqu'on frappa timidement. Angélique alla ouvrir et découvrit ses fils, toujours serrés l'un contre l'autre de la façon la plus touchante. Mais, cette fois, Florimond étendait sa protection d'aîné au singe Piccolo, qu'il tenait sur un bras.
– Maman, dit-il d'une petite voix tremblante mais ferme, nous voudrions aller chez monsieur notre grand-père. Ici, nous avons peur.
– Peur est un mot qu'un garçon qui porte l'épée ne doit pas prononcer, dit Angélique sévèrement. Seriez-vous couards, comme on l'a insinué tantôt ?
– M. du Plessis a déjà tué Parthos. Maintenant, il va peut-être tuer Piccolo.
Cantor se mit à pleurer avec des petits sanglots étouffés. Cantor, le calme Cantor, bouleversé ! C'était plus que ne pouvait en supporter Angélique. Il n'y avait pas à chercher si cela était stupide ou non : ses enfants avaient peur. Or, elle s'était juré qu'ils ne connaîtraient plus jamais la peur.
– C'est entendu, vous allez partir avec Barbe pour Monteloup, et tout de suite. Seulement, promettez-moi d'être bien sages.
– Mon grand-père m'a promis de me faire monter sur un mulet, dit Cantor, déjà réconforté.
– Peuh ! moi, il va me donner un cheval, affirma Florimond.
Moins d'une heure plus tard, Angélique les embarquait dans la carriole avec leurs domestiques et leurs garde-robes. Il y avait assez de lits à Monteloup pour les loger, eux et leur suite. Les domestiques eux-mêmes paraissaient contents de s'en aller. L'arrivée de Philippe avait apporté dans le château blanc une atmosphère irrespirable. Le beau jeune homme, qui jouait le rôle de la grâce à la cour du Roi-Soleil, faisait régner dans sa seigneurie solitaire la poigne d'un despote.
Barbe murmura :
– Madame, on ne va pas vous laisser ici, toute seule avec ce... cet homme.
– Quel homme ? demanda Angélique, hautaine.
Elle ajouta :
– Barbe, une existence confortable t'a fait oublier certains épisodes de notre vie commune. Souviens-toi que je sais me défendre envers et contre tous.
Et elle embrassa la servante sur ces bonnes joues rondes, car elle se sentait le cœur transi.