Chapitre 10
Assise sous la tonnelle, elle se remémorait sa visite chez le charcutier. Son esprit continuait à tourner autour de la benoîte personne de maître Lucas, dans l'espoir d'y puiser soit la certitude, soit le doute.
Le récit prenait, selon l'idée qu'elle se faisait du charcutier, un aspect différent. Tour à tour, elle voulait y voir le fruit d'une imagination mystique, une manœuvre intéressée pour lui soutirer de l'argent ou simplement les confidences d'un bavard toujours heureux de montrer qu'il est mieux renseigné que les autres.
Au bout de tant d'années, que pouvaient signifier les faits et gestes de quelques farceurs masqués un matin d'exécution ? À supposer que la mémoire fumeuse d'un ivrogne, tel que le maître de la Vigne-Bleue, n'ait pas confondu deux événements en un seul, qui avait pu se préoccuper de faire échapper Joffrey de Peyrac ?
Angélique savait mieux que personne dans quel abandon ils s'étaient trouvés, son mari et elle, après leur disgrâce.
À l'époque, Andijos n'était qu'un fuyard. Certes, plus tard, on avait appris qu'il avait soulevé le Languedoc contre le roi. Une lutte sourde faite d'hostilité et de guérillas s'était déclarée ; refus de payer l'impôt, escarmouches avec les troupes royales. Finalement, le roi lui-même avait dû se rendre, l'an passé, dans le Languedoc pour mettre fin à cette tension dangereuse. Andijos avait été capturé. Tout cela, Angélique l'avait appris par les papotages des gens de la cour dégustant leur chocolat à la Naine-Espagnole. Tout cela avait peut-être vengé Joffrey de Peyrac, mais ne l'avait pas sauvé. Et maître Aubin ? Comment accepter la seule idée de sa complicité ? Ce parfait fonctionnaire du royaume avait refusé des fortunes, disait-on.
Et pourquoi, en cinq années, Angélique n'avait-elle pas reçu le moindre écho de cet étrange complot ?
À mesure que les heures passaient, le raisonnement sans défaut de Mme Morens détruisait le fol espoir de la petite Angélique. Hélas ! Elle n'était plus une jeune personne romanesque. La vie s'était chargée de la convaincre de sa solitude sans recours. Que son mari fût mort sur le bûcher, ou plus tard, dans une retraite ignorée, il était bel et bien mort ! Elle ne le reverrait jamais.
Elle serra ses mains l'une contre l'autre, dans un geste qui lui était devenu familier lorsqu'elle voulait maîtriser des émotions trop vives. Son visage de jeune femme avait parfois l'expression lointaine et douce que donne la résignation. Mais peu de gens lui connaissaient ce visage, car les nécessités de son commerce la voulaient rieuse et accorte, et même un tantinet bruyante. Elle se pliait volontiers à ce rôle. Il était dans sa nature de se montrer animée.
D'ailleurs, cela l'étourdissait. Elle n'avait plus le temps de penser. Ainsi, au cours de l'année, elle n'avait pas hésité à se lancer dans des initiatives hasardeuses qui faisaient gémir Audiger et qui toutes, ou presque, avaient réussi. Maintenant Angélique était riche. Elle avait un carrosse ; elle habitait place Royale. Ce n'était plus elle qui, à la chocolaterie, versait le breuvage odorant dans les tasses des belles coquettes, mais une armée de négrillons enrubannés qu'elle avait fait venir de Sète, et qu'elle avait dressés à cet effet.
Elle-même ne s'occupait plus que des comptes et des factures. Son existence était celle d'une bourgeoise aisée.
Angélique se leva et reprit sa marche le long du quai des Célestins. Afin d'éviter de trop réfléchir à la confidence de maître Lucas, elle se mit à évoquer les diverses étapes parcourues depuis le soir où elle avait comparu, en grand secret, devant M. Colbert. Il y avait eu d'abord la chocolaterie, devenue en peu de temps l'un des lieux à la mode de Paris. L'enseigne portait « À la Naine Espagnole ». On y avait reçu la visite de la reine, enchantée de n'être plus seule à boire du chocolat. Sa Majesté était venue escortée de la naine et de son nain, le digne Barcarole.
Depuis lors, la chocolaterie n'avait cessé de prospérer. Angélique reconnaissait volontiers qu'une association avec un homme très épris comme ce brave Audiger présentait de sérieux avantages. Trop faible pour lui résister et, d'autre part persuadé qu'elle serait un jour sa femme, il la laissait libre de faire ce qu'elle voulait. Scrupuleuse dans l'application des termes de leur contrat, Angélique n'en cherchait pas moins, avant tout, à faire fructifier sa part. C'est ainsi qu'elle avait pris entièrement à son compte l'installation des chocolateries annexes qu'elle avait installées dans plusieurs petites villes des environs de Paris : Saint-Germain, Fontainebleau et Versailles, et même à Lyon et à Nantes.
Son talent était de choisir sans erreur ceux qu'elle plaçait à la tête de ces nouvelles entreprises. Elle leur consentait de grands avantages mais exigeait une comptabilité honnête et stipulait dans le contrat que l'établissement devait, dans les six premiers mois, faire des progrès continus, sinon le gérant était remplacé. Celui-ci, talonné par cette menace, déployait une activité fébrile pour convaincre les provinciaux qu'il était de leur devoir de boire du chocolat.
Angélique, contrairement à beaucoup de commerçants et de financiers de l'époque, ne thésaurisait pas. Avec elle, « l'argent bougeait ».
Elle plaça ce qu'elle possédait dans d'autres petites affaires, telles que celle des carrosses publics de Paris, qui partaient de l'hôtel Saint-Fiacre, drainaient sur leurs parcours les petites gens, valets, pages, marchandes et grisettes, soldats béquillards et clercs pressés, et les emmenaient où ils voulaient pour cinq sous seulement. D'autre part, elle s'était également associée avec son ancien perruquier de Toulouse, François Binet.
*****
Angélique avait retrouvé François Binet un jour où, devant son miroir, elle se désolait une fois de plus en songeant à ses longs cheveux, sacrifiés naguère par les « malveillants » du Châtelet.
Ses « nouveaux » cheveux n'étaient pas laids. Ils étaient même plus dorés et plus frisés que les anciens, mais ils restaient désespérément courts. Maintenant qu'Angélique était redevenue une dame et qu'elle ne pouvait les dissimuler sous un bonnet, elle en éprouvait un peu de gêne. Il lui faudrait des postiches. Mais trouverait-elle facilement cette teinte d'or bruni assez rare, qui était la sienne ? Elle se souvint de la réflexion du soldat qui lui avait coupé les cheveux :
– J'irai les vendre au sieur Binet, rue Saint-Honoré. Était-ce le Binet de Toulouse ?...
Quoi qu'il en fût, il y avait peu de chances pour que le perruquier eût encore, dans sa boutique, la chevelure d'Angélique. Mais la curiosité de revoir ce familier des temps heureux ne la quitta plus. Elle se rendit aussitôt chez lui.
C'était bien François Binet, discret, prévenant, bavard. Avec lui, on était tranquille. Il parlerait de tout, mais aucune allusion ne serait faite au passé. Il avait épousé une femme qui avait beaucoup de talent pour coiffer les dames et se nommait La Martin. À eux deux, ils attiraient une clientèle déjà fort choisie. Angélique pouvait se présenter sans fausse honte devant l'ancien barbier de son mari.
Mme Morens, chocolatière, était une personnalité fort connue de Paris. Cependant, tout en la coiffant, Binet continuait à l'appeler à mi-voix : « Madame la comtesse », et elle ne savait pas si cela lui faisait plaisir ou lui donnait envie de pleurer. Binet et sa femme composèrent pour Angélique une coiffure audacieuse. Ils coupèrent franchement ses cheveux très court, découvrant ses oreilles ravissantes, et, avec ce qu'ils avaient enlevé, composèrent deux ou trois boucles postiches qui reposaient gracieusement le long du cou et des épaules, et donnaient une fausse apparence de longueur. Le lendemain, comme Angélique se promenait au Mail avec Audiger, deux dames l'abordèrent et lui demandèrent qui lavait coiffée de façon si seyante. Elle les envoya à Binet. Ceci lui donna l'idée de s'associer avec le perruquier et sa femme. Elle rabattrait pour eux les grandes dames de sa propre clientèle et toucherait un pourcentage sur leur chiffre d'affaires. Elle leur prêta aussi de l'argent pour envoyer des voitures en province, chargées de garçons perruquiers qui devaient acheter leurs chevelures aux belles filles des campagnes. Paris ne suffisait plus à l'énorme consommation de cheveux consacrés à la fabrication des perruques.
Enfin, Angélique conclut une affaire plus importante que toutes les autres. Elle acheta des « parts de bateau » à un marchand de Honfleur nommé Jean Castevast avec lequel elle était déjà en rapport pour son approvisionnement en cacao.
Maître Castevast faisait un trafic assez compliqué, qui allait de l'affrètement des bateaux de pêche pour les bancs de Terre-Neuve à la vente de la morue dans Paris ; des achats massifs de sel sur les côtes de Poitou et de Bretagne à l'armement des bateaux qui rapportaient d'Amérique les produits exotiques. Il armait aussi des bateaux de course. Ses affaires marchaient bien. Il prêtait à gros intérêt et pour de courtes échéances aux matelots de ses propres équipages ; il réassurait à 4 % des créances louches que des étrangers jugeaient peu sûres, mais qu'il estimait bonnes ; il rachetait et échangeait les esclaves chrétiens contre des Maures capturés par ses bateaux, ceci par l'intermédiaire des religieux de la Trinité dont un couvent se trouvait à Lisieux. Cette dernière activité permettait à maître Castevast de passer pour un bienfaiteur de l'humanité, tout en réclamant des « avances » aux familles des prisonniers et en acceptant l'expression substantielle de leur reconnaissance.
Les affaires du marchand Castevast étaient habituellement fort prospères, mais il assumait de grands risques et, dernièrement, il s'était trouvé brusquement au bord de la faillite. Un de ses bateaux avait été capturé par les Barbaresques ; un autre avait disparu à la suite d'une révolte de l'équipage et l'augmentation de l'impôt sur le sel lui avait fait perdre toute une cargaison de morue.
Angélique en avait profité pour feindre de voler au secours du petit marchand retors dont elle avait déjà apprécié la hardiesse et l'habileté.
Elle l'aida tout d'abord en lui prêtant de l'argent. Puis, par ses relations, elle le fit élire procureur du roi à l'hôtel de ville de Honfleur. Elle obtint également, pour son frère, la charge de procureur du roi à l'Amirauté de la même localité. Grâce à ces deux charges royales, Jean Castevast se trouvait presque entièrement à l'abri des rapacités du fisc. De plus, étant actionnaire de la Compagnie des Indes Orientales et Occidentales, Angélique avait obtenu de Colbert l'autorisation pour les bateaux de Castevast d'avoir accès à la Martinique et de ne payer qu'une faible redevance aux fonctionnaires royaux de l'île. Cette exemption de l'impôt était la première satisfaction qu'elle avait recherchée, comme une inconsciente revanche sur le sergent des aides qui avait hanté son enfance. Elle se souvenait peut-être aussi des premiers enseignements commerciaux que lui avait inculqués le sieur Molines.
L'un des principes de Mme Morens et peut-être le secret de sa réussite était ce dicton personnel, qu'elle se gardait bien de confier à quiconque : « N'importe quel commerce est avantageux... sans le fisc ! »
En échange de ses prêts et de ses services, Angélique avait obtenu de Castevast deux parts sur ses bateaux. Elle était enfin son unique commanditaire à Paris en ce qui concernait les produits exotiques : cacao, écaille, ivoire, oiseaux des îles, bois précieux. Elle fournissait du bois aux nouvelles Manufactures royales du meuble que M. Colbert venait de fonder. Quant aux singes et aux oiseaux, elle les vendait aux Parisiennes... Tout cela lui permettait de gagner beaucoup d'argent.
Angélique s'aperçut que, toute à ses calculs, elle avait quitté les quais et s'était engagée dans la rue du Beautreillis. L'encombrement qui régnait dans cette rue la ramena à la réalité. Elle regrettait d'avoir renvoyé son carrosse. Aller à pied parmi les porteurs d'eau et les servantes en course ne seyait pas à sa nouvelle condition. Ayant abandonné la jupe courte des femmes du peuple, elle voyait avec regret le bas de ses lourdes jupes souillé de boue.
Un remous de la cohue la plaqua contre le mur d'une maison. Elle protesta violemment. Le gros bourgeois qui l'écrasait à demi se retourna pour lui crier :
– Patience, la belle ! C'est M. le prince qui passe.
En effet, une grande porte cochère venait de s'ouvrir et un carrosse à six chevaux en sortait. Derrière la vitre, Angélique eut le temps de reconnaître le profil morose du prince de Condé. Quelques gens crièrent :
– Vive M. le prince !
Il souleva, bourru, sa manchette de dentelle. Pour le peuple, il restait toujours le vainqueur de Rocroi. Malheureusement, la paix des Pyrénées le contraignait à une retraite qui ne lui plaisait guère.
Lorsqu'il fut passé, la circulation reprit. Angélique se dirigea devant la cour de l'hôtel que le prince venait de quitter. Elle y jeta un regard. Depuis quelque temps, son bel appartement de la place Royale ne lui suffisait plus. Elle rêvait, elle aussi, de posséder un hôtel avec porte cochère, cour à tourner carrosse, cour d'écuries et de cuisines, logement des officiers, et, par-derrière, un beau jardin garni d'oranges et de parterres fleuris. La demeure qu'elle aperçut ce matin-là était de construction relativement récente. Sa façade claire et sobre, aux très hautes fenêtres, aux balcons de fer forgé, son toit d'ardoise fort net avec des lucarnes arrondies étaient dans le goût des dernières années. La porte se refermait lentement. Sans savoir pourquoi, Angélique s'attardait. Elle remarqua qu'au-dessus de la porte l'écusson sculpté semblait avoir été brisé. Ce n'était ni la vieillesse, ni les intempéries qui avaient pu effacer ainsi les armes princières, mais bien le ciseau volontaire d'un ouvrier.
– À qui appartient cet hôtel ? demanda-t-elle à une fleuriste qui tenait boutique non loin de là.
– Mais... à M. le prince, répondit l'autre en se rengorgeant.
– Pourquoi M. le prince a-t-il fait enlever l'écusson placé au-dessus de la porte ? C'est dommage, les autres sculptures sont si belles !
– Oh ! ça, c'est une autre histoire, fit la bonne femme, assombrie. C'étaient les armes de celui qui a fait construire l'hôtel. Un gentilhomme maudit. Il faisait de la sorcellerie et convoquait le diable. On l'a condamné au bûcher.
Angélique demeura immobile. Puis elle sentit le sang quitter lentement son visage. Voilà pourquoi elle ressentait devant cette porte de chêne blond qui miroitait au soleil une impression de déjà vu...
C'était là qu'elle était venue en premier lieu lors de son arrivée à Paris. C'était sur cette porte qu'elle avait vu apposés les scellés de la justice du roi...
– On dit que cet homme était très riche, continuait la femme. Le roi a distribué ses biens. M. le prince en a eu la plus grande part, dont cet hôtel. Avant d'y entrer, il a fait gratter les armes du sorcier et jeter de l'eau bénite partout. Vous pensez... il voulait dormir tranquille !
Angélique remercia la fleuriste et s'éloigna.
En traversant la rue du Faubourg-Saint-Antoine, elle cherchait déjà par quelle manœuvre habile elle pourrait se faire présenter au prince de Condé.
*****
Angélique s'était installée place Royale quelques mois après l'ouverture de la chocolaterie. Déjà l'argent affluait. En quittant la rue des Francs-Bourgeois pour le centre du quartier aristocratique, la jeune femme montait d'un échelon dans l'échelle sociale. Place Royale, les gentilshommes se battaient en duel et les belles discutaient philosophie, astronomie et bouts rimes.
Hors des relents de cacao qui l'escortaient, Angélique se sentit renaître et ouvrit des yeux pleins de sympathie sur ce monde clos et si parisien.
La place, encadrée de ses maisons rosés, avec ses hauts toits d'ardoise et l'ombre de ses arcades qui abritaient au rez-de-chaussée des boutiques de frivolités, lui offrit un refuge où elle se détendait de son labeur.
Ici, on vivait discrètement et précieusement. Les scandales y avaient de faux airs de théâtre.
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Angélique commença de goûter le plaisir de la conversation, cet instrument de culture qui, depuis un demi-siècle, transformait la société française. Malheureusement, elle craignait de se sentir gauche. Son esprit avait été si longtemps éloigné des problèmes que posaient un épigramme, un madrigal ou un sonnet !
De plus, à cause de son origine roturière ou que l'on croyait telle, les meilleurs salons lui demeuraient fermés. Pour les conquérir, elle prit patience. Elle s'habillait richement, mais sans être très sûre d'être à la mode.
Lorsque ses petits garçons se promenaient sous les arbres de la place, on se retournait pour les regarder tant ils étaient jolis et bien mis. Florimond et Cantor lui-même portaient maintenant de vrais costumes d'homme – en soie, brocart et velours – avec de grands cols de dentelles, des bas à baguettes, des souliers à rosettes et à talons. Leurs beaux cheveux frisés étaient coiffés de feutres à plumes, et Florimond avait une petite épée, ce qui l'enchantait. Sous ses dehors nerveux et fragiles, il avait la passion de la guerre. Il provoquait en duel le singe Piccolo ou le pacifique Cantor. Cantor, à quatre ans, parlait à peine. N'était l'intelligence de son beau regard vert, Angélique l'aurait cru un peu en retard. Il était seulement taciturne et ne voyait pas l'utilité de parler, puisque Florimond le comprenait et que la domesticité prévenait ses moindres désirs. Angélique, place Royale, avait une cuisinière et un second valet. Avec Flipot, promu petit laquais, et le cocher, Mme Morens pouvait faire assez bonne figure parmi ses voisines. Barbe et Javotte portaient des bonnets de dentelle, des croix d'or, des châles indiens. Mais Angélique se rendait bien compte qu'aux yeux des autres elle n'en était pas moins une parvenue. Elle voulait aller plus haut, et précisément les salons du Marais permettaient aux ambitieuses de « passer » de la roture à l'aristocratie, car bourgeoises et grandes dames s'y retrouvaient sous le signe de l'esprit.
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Elle commença par gagner les bonnes grâces de la vieille demoiselle qui occupait l'appartement au-dessous du sien. Celle-ci avait connu les beaux jours de la préciosité et de la querelle des femmes. Elle avait rencontré la marquise de Rambouillet, fréquentait Mlle de Scudéry. Son jargon était délicat et inintelligible. Philonide de Parajonc prétendait qu'il y avait sept sortes d'estime et divisait les soupirs en cinq catégories. Elle méprisait les hommes et haïssait Molière. L'amour était à ses yeux « la chaîne infernale ».
Cependant, elle n'avait pas toujours été aussi farouche. On chuchotait que, dans sa jeunesse, loin de se contenter du fade pays du Tendre, elle n'avait pas dédaigné le royaume de Coquetterie et avait souvent atteint sa capitale, Jouissance. Elle-même confessait en levant des yeux blancs : L'amour m'a terriblement défriché le cœur !
– S'il n'avait défriché que cela ! grommelait Audiger qui voyait d'un mauvais œil Angélique fréquenter cette précieuse sur le retour. Vous allez devenir pédante. Un proverbe de chez nous dit pourtant qu'une femme est assez savante quand elle peut mettre différence entre la chemise et le pourpoint de son mari. Angélique riait et le désarmait par une moue mutine.
Ensuite, elle allait assister, avec Mlle de Parajonc, aux conférences du Palais Précieux où celle-ci l'avait fait inscrire pour trois pistoles.
On y rencontrait la fleur des honnêtes gens, c'est-à-dire beaucoup de femmes de la moyenne bourgeoisie, des ecclésiastiques, des jeunes savants, des provinciaux. Le prospectus de la société était fort alléchant :
Nous prétendons, moyennant trois pistoles seulement, fournir durant trois mois, du premier jour de janvier à la mi-carême, tous les divertissements que l'esprit raisonnable peut imaginer.
Le lundi et le samedi, bal et comédie, avec distribution gratuite de citrons doux et d'oranges du Portugal.
Le mardi, concerts de luths, de voix et d'instruments.
Le mercredi, leçon de philosophie.
Le jeudi, lecture des gazettes et des pièces nouvelles soumises au jugement. Le vendredi, propositions curieuses soumises au jugement.
Tout était prévu pour rassurer les dames que pouvait inquiéter un retour nocturne :
On donne bonne escorte aux personnes qui en auront besoin pour la sûreté de leur argent, de leurs bijoux et points de Gênes. Peut-être n'en aurons-nous que faire étant sur le point de traiter avec tous les filous de Paris qui nous promettent bons passeports, moyennant quoi l'on pourra aller et venir en toute sûreté, ces messieurs ayant fait voir qu'ils sont assez religieux à tenir leur parole quand ils l'ont une fois donnée.
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À tant de sollicitude, le Palais Précieux ajoutait un choix de conférenciers de bonne marque. Roberval, professeur de mathématiques au Collège Royal, venait parler de la comète qui en 1665 agitait les Parisiens.
On discutait du débordement du Nil, de l'amour d'inclination, mais aussi des causes de la lumière, de la question du vide et de la pesanteur de l'air. Angélique s'aperçut qu'en écoutant les conférences scientifiques, elle souffrait comme une damnée dans un bénitier.
À certains termes, elle tressaillait, croyant entendre la voix passionnée de Joffrey de Peyrac et voir briller le feu de son regard.
– Ma cervelle est trop petite, dit-elle un jour à Mlle de Parajonc. Toutes ces grandes questions m'effraient. Je ne veux plus aller au Palais Précieux que pour le bal et la musique.
– Votre sublime est trop profondément enfoncé dans la matière, se désola la vieille demoiselle. Comment voulez-vous briller dans un salon si vous n'êtes pas au courant de ce dont on parle ? Vous ne voulez ni de philosophie, ni dé mécanique, ni d'astronomie, et vous ne savez pas rimer. Que vous reste-t-il ?... La dévotion. Au moins, avez-vous lu saint Paul et saint Augustin ? Voilà de bons ouvriers pour établir la souveraine volonté de Dieu. Je vous les prêterai.
Mais Angélique refusa saint Paul et saint Augustin, et même le livre de Mlle de Gournay : De l'Égalité des hommes et des femmes où elle eût pourtant puisé de solides arguments à opposer aux déclarations d'Audiger.
En revanche, elle se plongeait ardemment et presque en cachette, dans le Traité de minauderies et de bon air de Mlle de Quintin et L'Art de plaire à la cour de Mlle de Croissy.