Chapitre 14

Elle ne pouvait en croire ses yeux. Un coup de dés et la chance la plus insensée, la plus absurde, lui avait rendu l'hôtel du Beautreillis !

Tenant ses deux petits garçons par la main, elle parcourut la somptueuse demeure. Elle n'osait leur dire :

– Ceci appartenait à votre père.

Mais elle leur répétait :

– Ceci est à vous ! À vous !

Elle ne se lassait pas de détailler des merveilles : la décoration riante de déesses, d'enfants et de feuillages, les balustres de fer forgé, les revêtements de boiseries dans le goût du jour et qui rejetaient dans le passé la mode des lourdes tapisseries. Dans la pénombre des escaliers et des couloirs, on voyait luire un foisonnement d'or et des guirlandes de fleurs dont le scintillement menu n'était interrompu de place en place que par le bras étincelant d'une statue supportant une torchère. Le prince de Condé n'avait pas aménagé cet hôtel qu'il n'aimait point. Il avait enlevé quelques meubles. Ceux qui restaient, il les abandonna à Angélique avec une générosité de grand seigneur.

Beau joueur, il s'effaçait, après avoir remis l'enjeu de la partie à celle qui l'avait gagnée. Il était peut-être réellement plus blessé qu'il ne voulait se l'avouer par le complet détachement de la jeune femme à son égard. Elle n'avait de regards que pour l'hôtel du Beautreillis, et il se demandait, avec une sombre mélancolie, si l'amitié qu'il avait cru lire parfois dans les yeux de son gracieux vainqueur n'avait été, elle aussi, qu'une manœuvre intéressée.

De plus, M. le prince craignait un peu que l'écho de cette partie sensationnelle ne parvînt aux oreilles de Sa Majesté. Celle-ci n'aimait pas beaucoup les excentricités trop retentissantes. M. le prince décida de se retirer à Chantilly. Angélique resta seule en face de son rêve exaltant. Avec un plaisir sans mélange, elle entreprit d'orner son hôtel de tout ce qui se faisait de plus nouveau. Ébénistes, orfèvres et tapissiers furent convoqués. Elle fit faire par M. Boulle des meubles aux bois translucides, rehaussés d'ivoire, d'écaillé, de bronze doré. Son lit sculpté, les sièges et les murs de sa chambre furent tendus d'un satin blanc vert à grandes fleurs d'aurore. Dans son boudoir, la table, le guéridon et le bois des sièges étaient recouverts d'un très bel émail bleu. Le plancher de ces deux pièces était de marqueterie, et d'un bois si odoriférant que le parfum en pénétrait les vêtements de ceux qui le foulaient.

Elle fit venir Gontran pour peindre le plafond du grand salon. Elle achetait mille choses, des bibelots de Chine, des tableaux, du linge, de la vaisselle d'or et de cristal.

Le cabinet, qui lui servait aussi d'écritoire, passait pour une pièce rare, d'école italienne et était presque le seul meuble ancien de l'hôtel. Il était d'ébène, émaillé de rubis rosés, de rubis rouge cerise, de grenats et d'améthystes.

Dans sa fièvre de dépenses, elle fit également l'acquisition d'une petite haquenée blanche pour Florimond, afin qu'il pût galoper à travers les allées du jardin, qu'elle avait fait garnir d'orangers en caisses.

Cantor eut deux grands dogues sévères et doux qu'il pouvait atteler à un petit carrosse de bois doré dans lequel il prenait place.

Elle-même sacrifia à la mode de la saison en s'offrant un de ces petits chiens d'appartement à longs poils qui faisaient fureur. Elle l'appela Chrysanthème. Florimond et Cantor, qui avaient le goût des grosses bêtes féroces, méprisaient franchement cette miniature échevelée.

Enfin, pour parachever son installation, elle décida d'offrir un grand souper suivi d'un bal. Cette fête consacrerait la nouvelle situation de Mme Morens, non plus chocolatière au faubourg Saint-Honoré, mais devenue l'une des dames de qualité du Marais. À l'occasion de ce souper, elle se souvint d'Audiger. Le maître d'hôtel lui serait d'un précieux conseil. Angélique s'avisa qu'elle ne l'avait pas vu depuis trois mois. Elle avait bien un peu négligé ses affaires durant ce temps mais, heureusement, elle avait pu dépenser sans remords, car deux de ses navires étant revenus sans encombre d'une première campagne aux Indes Orientales, elle avait vu brusquement doubler ses bénéfices.

*****

Angélique savait que le duc alors comte de Soissons avait accompagné le roi en Roussillon, et pensait qu'Audiger avait fait partie de sa suite. Elle s'étonnait cependant que son associé, toujours si empressé et respectueux, eût quitté Paris sans lui dire adieu. À tout hasard, elle lui fit porter un mot où elle lui demandait de ses nouvelles et disait qu'elle serait heureuse de le voir.

Il parut dès le lendemain, la mine sombre et puritaine.

– Que pensez-vous de mon palais ? fit Angélique en l'accueillant gaiement. N'est-ce pas l'un des plus beaux hôtels de Paris ?

– À vrai dire, je n'en pense rien, répondit Audiger d'une voix caverneuse.

Angélique eut une moue déçue.

– Vous voilà encore fâché ! Voyons, n'êtes-vous pas heureux de ma réussite ?

– Il y a réussite et réussite, dit le maître d'hôtel, fort raide. Je m'incline devant celle qui est le fruit du travail et de l'intelligence. Mais ne m'a-t-on pas dit que vous aviez gagné votre hôtel au jeu ?

– C'est exact.

– Et ne m'a-t-on pas dit qu'en échange de la mise le prince de Condé, qui était votre partenaire, vous demandait d'être sa maîtresse ?

– C'est encore exact.

– Qu'auriez-vous fait si vous aviez perdu ?

– J'aurais été sa maîtresse, Audiger ! Vous savez aussi bien que moi qu'une dette de jeu est sacrée.

Le rond visage du maître d'hôtel devint écarlate, et il prit une aspiration profonde. Angélique se hâta d'ajouter :

– Mais je n'ai pas perdu ! Et maintenant, je suis propriétaire de cette magnifique demeure. Est-ce que cela ne valait pas le risque d'être... coquette ?

– Semez graine de coquette et vous récolterez des cocus, dit sombrement Audiger.

– Vos réflexions sont stupides, mon pauvre ami. Regardez donc la réalité en face. Je n'ai pas perdu et vous n'êtes pas cocu... pour la bonne raison que nous ne sommes pas mariés. Ne l'oubliez donc pas si souvent !

– Comment l'oublierais-je ? gémit-il d'une voix altérée. Je me consume en y songeant. Angélique. (Il tendit vers elle ses deux mains.) Angélique, marions-nous, je vous en supplie, marions-nous pendant qu'il est encore temps.

– Encore temps ?... répéta-t-elle avec surprise.

Elle se tenait debout sur la dernière marche de l'escalier, d'où elle l'avait interpellé lorsqu'elle était venue à sa rencontre.

Sa petite main ornée de bagues reposait sur la rampe de pierre ouvragée. Elle portait une robe d'intérieur de velours noir qui avivait sa carnation ambrée. Au cou, un collier de perles.

Dans ses cheveux bouclés, aux reflets d'or, la mèche de cheveux blancs, recroquevillée comme une rose d'argent, mettait un autre bijou, émouvant... Sa personne était l'image d'une jeune veuve trop frêle pour vivre, ainsi isolée, au sein d'un grand hôtel à demi désert. Mais ses yeux verts refusaient toute clémence. D'un lent regard, ils englobèrent le décor grandiose du vestibule aux mosaïques de pierre dure, les hautes fenêtres ouvertes sur la cour, le plafond à caissons, garni de chiffres qu'on n'avait pu effacer.

– Encore temps ? répéta-t-elle à voix plus basse, comme pour elle-même. Oh ! non vraiment, je ne crois pas.

Avec la sensation d'avoir reçu un soufflet, Audiger mesura l'abîme qui le séparait d'elle. Le malheureux ne comprenait pas par quelle implacable évolution la modeste servante du Masque-Rouge s'était métamorphosée en cette grande dame dédaigneuse. Il ne voyait en elle qu'une ambitieuse.

Dans sa naïve bonhomie dépourvue d'instinct, le maître d'hôtel ne pouvait deviner quelle tragique silhouette se dressait, ici même, derrière la jeune femme solitaire : celle de Joffrey de Peyrac, comte de Toulouse, l'époux chéri qui avait été brûlé comme sorcier en place de Grève et qui, même mort, demeurait le maître incontesté de ces lieux. Connaissant la noblesse, ses dents acérées, sa sottise invétérée et sa morgue, il était persuadé que la pauvre enfant se briserait contre des barrières infranchissables et lui reviendrait un jour pantelante, humiliée, mais enfin assagie. D'ailleurs, n'avait-elle pas souhaité le revoir, ne l'avait-elle pas appelé, prenant conscience enfin de sa folie et désireuse d'un conseil amical et prudent tel que seul il pouvait lui en donner ?

– Vous m'avez écrit, dit-il plein d'espoir, que vous désiriez me voir ?

– Oh ! oui, Audiger, s'exclama-t-elle, heureuse d'une diversion. Figurez-vous que j'ai très envie de donner un grand souper, et je voudrais que vous vous occupiez de dresser la table et de guider les valets pour le service.

Il rougit. Elle sentit son erreur, essaya de se rattraper.

– N'est-ce pas naturel que je fasse appel à vous ? Vous êtes le plus parfait maître d'hôtel que je connaisse et nul mieux que vous ne sait plier les serviettes pour leur donner toutes sortes de formes curieuses et nouvelles...

Audiger passait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Il avait simultanément envie d'injurier Angélique, de la rouer de coups, de partir en silence, de lui obéir et de se faire sauter la cervelle. Avec amertume, il se disait qu'il n'y a que les femmes pour rendre un homme ridicule, quel que soit le parti qu'il adopte.

Il choisit cependant le plus digne.

– Je suis désolé, mais ne comptez pas sur moi, fit-il d'une voix rauque.

Et avec un grand salut il la planta là.

*****

Elle dut se passer de lui. Mais la fête que Mme Morens donna en son hôtel du Beautreillis fut cependant un grand succès.

Les gens les mieux titrés de Paris ne dédaignèrent pas d'y paraître. Mme Morens dansa avec Philippe du Plessis-Bellière, éblouissant dans un costume de satin bleu pervenche. La robe d'Angélique, en velours bleu roi, sou tachée d'or, s'accordait avec la tenue de son partenaire. Ils formaient le couple le plus magnifique de l'assemblée. Angélique eut la surprise de voir le froid visage s'émouvoir d'un sourire, tandis que, tenant haut sa main, il la guidait pour un « branle » à travers le grand salon.

– Aujourd'hui, vous n'êtes plus la baronne de la Triste Robe, dit-il.

Elle garda cette parole en son cœur avec le sentiment jaloux d'un bien précieux, infiniment rare. Le secret de son origine les faisait complices. Il se souvenait de la petite sarcelle grise dont la main avait tremblé dans celle d'un beau cousin.

« Que j'étais sotte ! » se disait-elle en souriant, penchée, rêveuse, sur son passé d'adolescente.

*****

Son installation terminée, Angélique eut une dépression morale soudaine. La solitude de sa maison princière l'accabla. L'hôtel du Beautreillis signifiait trop de choses pour elle. Cette demeure qui n'avait jamais été habitée et qui, pourtant, semblait imprégnée de souvenirs, lui semblait vieillie par une longue peine.

« Les souvenirs de ce qui aurait dû être », songeait-elle. Assise, au cours des douces nuits printanières, devant le feu ou devant la croisée, elle laissait passer les heures. Son activité coutumière la désertait. Elle était en proie à un mal qu'elle ne pouvait comprendre. Car son corps de jeune femme était solitaire, tandis que son esprit et son cœur subissaient la présence d'un fantôme. Il lui arrivait de se lever subitement, et, tenant un chandelier, d'aller jusqu'au seuil guetter, dans l'ombre de la galerie, elle ne savait quoi...

Quelqu'un venait ?... Non ! C'était le silence. Les enfants dormaient dans leur appartement, sous la garde de servantes dévouées. Elle leur avait rendu la maison de leur père. Angélique se couchait dans son lit magnifique. Elle avait froid. Elle touchait sa chair lisse et ferme, et la caressait avec une sorte de tristesse. Aucun homme vivant n'eût pu contenter son désir. Elle était seule pour la vie !

*****

Cette partie du Marais où se trouvait l'hôtel du Beautreillis était tout encombrée de vestiges moyenâgeux, car il occupait l'emplacement de l'hôtel Saint-Pol qui avait été, sous Charles VI et Charles VII, la résidence préférée des rois. Construit pour le souverain et ses princes, l'hôtel Saint-Pol avait groupé de nombreuses habitations que reliaient des galeries séparées par des cours et des jardins, et où se trouvaient l'oisellerie, la ménagerie, les terrains de jeu et de tournoi. Les grands vassaux avaient leurs hôtels personnels dans le voisinage immédiat du roi. Ces hôtels, fort beaux, tel celui de Sens ou de Reims, mêlaient encore leurs pignons et leurs tourelles aiguës aux nouvelles résidences. Partout, la pierre médiévale, tourmentée et tordue comme une flamme, survivait et montait à l'assaut des belles façades conçues par Mansart ou Perrault.

C'est ainsi qu'au fond de son jardin Angélique possédait un très vieux puits, dentelé et ajouré comme une pièce d'orfèvrerie. Après avoir monté les trois marches circulaires qui le rehaussaient, on pouvait s'asseoir sur la margelle et rêver à loisir, sous le dôme de fer forgé, en caressant d'un doigt des salamandres sculptées et des chardons de pierre moussue. Un soir où la jeune femme se promenait, la lune étant pleine et la soirée tiède, elle trouva près du puits un grand vieillard aux cheveux blancs qui tirait de l'eau. Elle reconnut le domestique qui montait le bois et s'occupait des chandelles. Il était déjà à l'hôtel du Beautreillis lorsqu'elle s'y était installée. C'était lui dont le prince de Condé disait qu'il avait servi l'ancien propriétaire.

Angélique avait rarement parlé à ce vieil homme. Les autres domestiques le désignaient sous le nom de « grand-père ». Elle lui demanda comment il s'appelait.

– Pascalou Arrengen, not' dame, pour vous servir.

– Voilà un nom qui dit bien d'où tu viens. Tu es gascon pour le moins, ou béarnais ?

– J'suis d'Bayonne, not' dame. J'suis basque, pour tout dire.

Elle passa sa langue sur ses lèvres et se demanda si elle allait parler. Le vieux avait tiré le seau du puits. L'eau éclaboussait la margelle et brillait sous la lune.

– Est-ce vrai que celui qui a fait bâtir cet hôtel était de là-bas, du Languedoc ?

– Pour sûr qu'il en était... de Toulouse !

– Comment s'appelait-il ?

Elle voulait entendre son nom, goûter la douceur amère de le sentir vivant encore dans le souvenir d'un pauvre homme qui l'avait approché et peut-être aimé. Mais le vieillard se signa précipitamment et regarda autour de lui avec effroi.

– Chut ! faut pas prononcer son nom. Il est maudit !

Le cœur d'Angélique saigna.

– Alors, c'est donc vrai ? interrogea-t-elle encore en continuant à jouer son personnage. On dit qu'il a été brûlé comme sorcier...

– On le dit.

Le vieux la regardait avec une attention extrême. Ses yeux pâles paraissaient interroger, comme s'il eût hésité sur le bord d'une confidence.

Soudain, il se mit à sourire et ses rides s'imprégnèrent d'une malice sournoise.

– On le dit... mais ce n'est pas vrai.

– Pourquoi ?

– C'est un autre, un déjà mort qu'on a brûlé en place de Grève.

Cette fois, le cœur d'Angélique se mit à frapper dans sa poitrine comme un tambour.

– Comment le sais-tu ?

– Parce que je l'ai revu.

– Qui cela ?

– Lui... le comte maudit.

– Tu l'as revu ? Où cela ?

– Ici... Une nuit... dans la galerie du bas... je l'ai vu.

Angélique soupira et ferma les yeux avec lassitude. Quelle folie de chercher un espoir dans les divagations d'un pauvre valet qui avait cru voir un fantôme ! Desgrez avait raison de dire qu'il ne fallait jamais parler de LUI, qu'il ne fallait jamais penser à LUI.

Mais le vieux Pascalou était lancé.

– C'était une nuit, peu après le bûcher. Je dormais dans l'écurie sur la cour et j'étais seul parce que le concierge lui-même était parti. Moi, j'étais resté. Où voulez-vous que j'aille ? J'ai entendu du bruit dans la galerie et j'ai reconnu son pas. Un rire muet fendit la bouche édentée.

– Qui ne reconnaîtrait son pas ?... Le pas du Grand Boiteux du Languedoc !... J'ai allumé ma lanterne et je suis entré. Le pas marchait devant moi, mais je ne voyais personne parce que la galerie fait un coude. Cependant, quand je suis arrivé au tournant, je l'ai vu ! Il s'appuyait à la porte de la chapelle et se tournait vers moi...

La peau d'Angélique se contracta dans un long frisson.

– Tu l'as reconnu ?

– Je l'ai reconnu comme un chien reconnaît son maître, mais je n'ai pas vu son visage. Il portait un masque... Un masque d'acier noir... Tout à coup, il s'est enfoncé dans le mur et je ne l'ai plus vu.

– Oh ! va-t'en, gémit-elle, tu me fais mourir de peur.

Le vieillard la regarda avec surprise, passa sa manche sous son nez, prit son seau et s'éloigna docilement.

*****

Angélique regagna sa chambre dans un état de panique indescriptible. Voilà donc pourquoi, entre ces murs, elle se sentait oppressée tour à tour de joie et de douleur. C'était parce que le fantôme de Joffrey de Peyrac les hantait. Joffrey de Peyrac... fantôme ! Quel triste destin pour lui qui n'était que vie, qui adorait la vie sous toutes ses formes et dont le corps était si merveilleusement dressé aux voluptés !

Elle laissa tomber sa tête entre ses mains et crut qu'elle allait pleurer.

C'est alors que, du sein de la nuit, naquit un chant, un chant céleste et délicieux qui ressemblait à celui des anges lorsqu'ils se répandent au-dessus des campagnes le soir de Noël.

Angélique crut d'abord à une hallucination. Mais, en s'approchant du couloir, elle distingua nettement une voix d'enfant qui chantait.

Prenant un bougeoir, elle se dirigea vers la chambre de ses fils. Doucement, elle souleva la tenture et s'arrêta, charmée par le tableau qu'elle avait sous les yeux.

Une veilleuse de vermeil éclairait doucement l'alcôve où couchaient les petits garçons. Debout sur le grand lit, Cantor, en chemise blanche, ses mains grassouillettes jointes sur son ventre et les yeux levés, chantait, pareil à un angelot du paradis. Sa voix était d'une pureté extraordinaire, mais sa diction de bébé accrochait les mots de la façon la plus touchante :

C'est le zour de la Noël


Que Zésus est né.


Il est né dans une étable,


Dessus la paille ;


Il est né dedans un coin,


Dessus le foin.

Florimond, accoudé sur son oreiller, l'écoutait avec un plaisir visible.

Un léger bruit tira Angélique de sa contemplation. Elle vit Barbe à ses côtés qui essuyait deux larmes attendries.

– Madame ne savait pas que notre trésor chantait si bellement ? chuchota la servante. Je voulais en faire la surprise à madame. Mais il est farouche. Il ne veut chanter que pour Florimond.

De nouveau, la joie remplaçait la peine dans le cœur d'Angélique. L'âme des troubadours était passée en Cantor. Il chantait. Joffrey de Peyrac n'était pas mort, puisqu'il revivait en ses deux fils. L'un lui ressemblait, l'autre aurait sa voix... Déjà, elle décidait de faire donner des leçons à Cantor par M. Lulli, le musicien du roi.

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