Chapitre 13

Lorsqu'elle eut l'occasion de revoir le prince de Condé, il ne lui témoigna pas de rancune. Il n'avait pas en amour l'arrogance qu'il montrait à la cour et sur les champs de bataille.

– Au moins, ne m'abandonnez pas pour ma partie de hoca, lui dit-il. Je compte sur vous, chez Ninon, chaque lundi.

Elle s'exécuta, heureuse de lui témoigner son amitié. La protection de M. le prince n'était pas à dédaigner. Et, chaque fois qu'Angélique pensait à l'hôtel du Beautreillis, elle se mordait les doigts. Elle n'avait pas de regret pourtant d'avoir refusé le marché. Mais l'hôtel du Beautreillis était à ELLE. Cela l'indignait d'en être exclue, de ne pouvoir le revendiquer sans contrepartie.

Son personnage de commerçante enrichie lui pesait de plus en plus. Certain jour, entendant Ninon prononcer le nom de Sancé, elle dit vivement :

– Ainsi, vous connaissez quelqu'un de ma famille ?

– Votre famille ? s'étonna la courtisane.

Angélique se rattrapa tant bien que mal :

– J'avais cru entendre : Rancé. Ce sont des parents lointains... De qui parliez-vous donc ?

– D'une amie qui doit venir tout à l'heure. Elle a de l'entrain et je me plais à l'entendre, bien qu'on la redoute fort : Mme Fallot de Sancé.

– Fallot de Sancé ? répéta Angélique en se redressant brusquement.

Ses yeux se dilatèrent.

– Et elle va venir... ici ?

– Mais oui. J'apprécie sa verve... souvent méchante, il est vrai. Mais il faut de ces langues qui distillent le vinaigre, pour apporter un peu de piment à la conversation. Un monde de bénignité et de douceur serait fade.

– Je m'en contenterais, je l'avoue.

– Vous semblez haïr Mme Fallot de Sancé ?

– C'est trop peu dire.

– Elle sera là dans un instant.

– Je vais lui arracher la peau !

– Non, ma mie... cela ne se fait pas chez moi.

– Ninon, vous ne pouvez pas savoir... vous ne pouvez pas comprendre...

– Ma chérie, si toutes les personnes qui se rencontrent ici décidaient de purger leurs querelles à l'instant même, j'assisterais à trois ou quatre morts violentes par jour... Aussi, vous serez sage. Est-ce que cela vous fait très mal ?

– Oui, cela fait mal, dit Angélique qui se sentait fort pâle. Je vais essayer de m'en aller.

– Pourquoi n'essayeriez-vous pas de rester ? Toutes les passions peuvent se dominer, ma mie, même la rancune la plus justifiée. Il n'y a pas de justification à la folie, et la colère en est une. Voulez-vous un conseil ? Éloignez-vous de votre colère comme d'un poêle incandescent. Si vous vous y brûlez, elle vous fera plus de mal que de bien. Allez vous asseoir tranquillement en vous-même et évitez de jeter un regard sur les raisons de votre haine.

– Cela me sera difficile si je dois m'entretenir avec ma sœur.

– Votre sœur ?

– Oh ! Ninon, je ne sais plus ce que je dis, murmura Angélique. C'est une épreuve au-dessus de mes forces.

– Il n'y a pas d'épreuves au-dessus de vos forces, Angélique, répondit Ninon en riant. Plus je vous connais et plus je suis persuadée que vous êtes capable de tout... même de cela. Tenez, voici Mme Fallot. Restez ici dans cette encoignure un moment, afin de recouvrer votre sang-froid.

Elle s'éloigna, alla au-devant d'un nouveau groupe d'arrivantes.

Angélique s'assit sur une banquette de peluche. Comme en un rêve, elle reconnaissait, dominant l'échange des salutations, la voix aiguë de sa sœur. C'était cette même voix qui lui avait crié jadis : « Va-t'en ! Va-t'en ! »

Angélique recula en elle-même comme le lui avait recommandé Ninon et elle essaya d'oublier ce cri.

Au bout d'un instant, elle osa relever la tête et regarder vers le salon. Elle reconnut Hortense, dans une très belle robe de taffetas rouge sombre. Elle avait encore maigri et enlaidi, si cela était possible, mais elle se fardait et se coiffait bien. Sa voix aiguë provoquait les rires. Elle paraissait avoir un allant extraordinaire. Ninon lui prit le bras et l'entraîna vers le recoin où se tenait Angélique.

– Chère Hortense, il y a longtemps que vous désiriez rencontrer Mme Morens. Je vous ai fait cette surprise. La voici.

Angélique n'avait pas eu le temps de fuir. Elle vit, tout près d'elle, le visage affreux d'Hortense plissé dans une expression sucrée de bienveillance. Mais elle se sentait maintenant très calme.

– Bonjour, Hortense, dit-elle.

Ninon les regarda un instant toutes deux, puis s'éclipsa. Mme Fallot de Sancé avait eu un sursaut violent. Ses yeux en pépins de pomme s'agrandirent. Elle devint jaune sous son fard.

– Angélique ! souffla-t-elle.

– Oui, c'est moi. Assieds-toi donc, ma chère Hortense... Pourquoi as-tu l'air si étonnée ? Pensais-tu sincèrement que j'étais morte ?

– En effet ! dit violemment Hortense qui se ranimait.

Elle serra son éventail dans son poing comme une arme. Ses sourcils se rapprochèrent, sa bouche se convulsa. Angélique la retrouvait tout entière.

« Qu'elle est laide ! Qu'elle est horrible ! » se dit-elle avec la même jubilation puérile que du temps de leur enfance.

– Et permets-moi de t'affirmer, continuait Hortense aigrement que, selon l'opinion de la famille, c'est ce que tu aurais eu de mieux à faire : mourir.

– Je n'ai pas partagé l'opinion de la famille à ce sujet.

– C'est bien dommage. De quoi aurions-nous l'air maintenant ? C'est à peine si les remous de cette terrible affaire Commencent à s'apaiser. Nous avions réussi à faire oublier que tu étais des nôtres, et voilà que tu reparais pour nous nuire encore !

– Si c'est de cela que tu as peur, ne crains rien, Hortense, dit Angélique tristement. La comtesse de Peyrac ne reparaîtra jamais. On me connaît désormais sous le nom de Mme Morens.

Ceci ne calma pas la femme du procureur.

– Ainsi c'est donc toi, Mme Morens ? Une originale qui mène une vie scandaleuse, une femme qui fait du commerce comme un homme ou comme la veuve d'un boulanger. Tu passeras donc ta vie à te singulariser pour nous déshonorer ! Dire qu'il n'y a qu'une seule femme dans Paris qui vende du chocolat et qu'il faut que ce soit ma propre sœur !...

Angélique haussa les épaules. Les jérémiades d'Hortense ne la touchaient pas.

– Hortense, dit-elle brusquement, donne-moi des nouvelles de mes enfants. Mme Fallot s'interrompit net et regarda sa sœur d'un air stupide.

– Oui, mes enfants, répéta Angélique, mes deux fils que je t'avais confiés lorsqu'on me chassait de partout.

Elle vit Hortense se ressaisir de nouveau, se préparer à la lutte.

– Il est bien temps de t'informer de tes enfants ! C'est parce que tu m'as rencontrée que tu songes à eux, persifla-t-elle. Voilà décidément un cœur de tendre mère...

– J'ai eu des difficultés...

– Avant de te payer des parures comme celles que tu portes, tu aurais pu, il me semble, t'informer de leur sort.

– Je les savais en sécurité près de toi. Parle-moi d'eux. Comment vont-ils ?

– Je... je ne les ai pas vus depuis longtemps, dit Hortense avec effort.

– Ils ne sont pas chez toi ? Tu les as mis en nourrice ?

– Que faire d'autre ? s'écria Mme Fallot avec un regain de colère. Allais-je les garder chez moi alors que je n'ai jamais pu me payer une nourrice à domicile pour mes propres enfants ?

– Mais maintenant ? Ils sont grands. Que deviennent-ils ?

Hortense regardait autour d'elle d'un air traqué. Tout à coup, ses traits chavirèrent, et les coins de sa bouche s'abaissèrent d'une façon pitoyable. Angélique eut l'impression surprenante que sa sœur allait éclater en sanglots.

– Angélique, fit-elle d'une voix étouffée, je ne sais comment te dire... Tes enfants... C'est affreux... Tes enfants ont été enlevés par une Égyptienne !

Elle détourna la tête. Ses lèvres tremblaient. Il y eut un très long silence.

– Comment as-tu su cela ? demanda enfin Angélique.

– Par la nourrice... lorsque je suis allée à Neuilly. Il était trop tard pour prévenir la maréchaussée... Il y avait déjà six mois que tes enfants avaient été enlevés...

– Ainsi, tu es restée plus de six mois sans aller voir la nourrice, sans la payer peut-être ?

– La payer ?... Avec quoi ? Nous avions à peine de quoi vivre. Après ce scandale du procès de ton mari, Gaston a perdu presque toute sa clientèle ; il a fallu que nous déménagions. Et c'était l'année où nous nous trouvions obligés de racheter les charges royales. Dès que je l'ai pu, je suis allée à Neuilly. La nourrice m'a raconté le drame... Il paraît qu'un jour une bohémienne, une femme en loques, est entrée dans sa cour et a réclamé les deux enfants en prétendant qu'elle était leur mère. Et, comme la nourrice voulait appeler des voisins, elle l'a blessée avec un grand couteau... J'ai moi-même été obligée de lui payer une note d'apothicaire à cause de cette blessure...

Hortense renifla et chercha son mouchoir dans son aumônière. Angélique demeurait bouche bée. Les larmes qui rougissaient les yeux d'Hortense la stupéfiaient plus encore que d'apprendre que sa sœur était retournée chez la nourrice. La femme du procureur parut s'aviser de son comportement insolite :

– Alors, c'est tout l'effet que cela te produit ? siffla-t-elle. Je t'apprends que tes enfants ont disparu et tu demeures plus indifférente qu'une bûche ?... Ah ! nous sommes bien bêtes, Gaston et moi, de nous être rongés les sangs pendant des années en songeant à ce pauvre petit Florimond traînant sur les routes avec des... Bohémiens !

La voix se cassa sur le dernier mot.

– Hortense, calme-toi, balbutia Angélique. Il n'est pas arrivé malheur aux enfants. Cette... cette femme qui est venue les chercher... c'était moi.

– Toi !

Dans les yeux horrifiés d'Hortense, Angélique vit passer l'image d'une femme en loques armée d'un couteau pointu.

– La nourrice a exagéré : je n'étais pas en loques et je ne l'ai pas menacée d'un couteau. J'ai dû seulement crier un peu fort parce que les enfants étaient dans un état effroyable. Si je ne les avais pas emmenés, tu ne les aurais pas retrouvés non plus, car ils seraient morts. Une autre fois, tâche de choisir un peu mieux la nourrice...

– Évidemment. Avec toi, on peut toujours prévoir une AUTRE FOIS, dit Hortense en se levant, hors d'elle. Tu es d'une insouciance renversante, d'une insolence, d'une... Adieu.

Elle s'en alla en renversant son tabouret dans sa fureur. Restée seule, Angélique demeura un long moment les mains jointes sur sa robe, dans une attitude de méditation. Elle se disait que les gens ne sont pas toujours aussi mauvais qu'ils pourraient l'être.

Une Hortense qui, sous le coup d'une abjecte peur, la jetait dehors sans merci, était capable d'éprouver des remords en songeant à un petit Florimond transformé en Bohémien. Un joyeux Méridional comme Andijos, tout juste bon à perdre au jeu et à faire bouffer ses manchettes, soudain s'en allait en guerre contre le roi et tenait quatre ans, comme chef de bande, une province entière en révolte.

Un prince de Condé sauvait un royaume, complotait des assassinats, trahissait, puis s'humiliait pour rentrer en grâce, et n'était au fond qu'un homme simple, réellement modeste, attristé par la folie de son enfant, un homme dont toute la vie avait été dominée par un seul amour tendre et passionné.

Demain, Angélique enverrait Florimond et Cantor chez les Fallot de Sancé, avec des présents pour leurs cousins et pour leur tante.

– Vous êtes là ? demanda Ninon en soulevant la tenture. J'ai vu partir Mme Fallot. Elle semblait en bonne santé, bien que d'humeur morose. Je croyais que vous deviez lui arracher la peau ?

– Réflexion faite, répondit suavement Angélique, j'ai pensé qu'il était plus cruel de la lui laisser comme elle était.

*****

Ce même jour aurait pu être marqué d'une pierre blanche. Ce fut dans la soirée que se joua, entre Mme Morens et le prince de Condé, la célèbre partie de hoca qui devait défrayer la chronique mondaine, scandaliser les dévots, enchanter les libertins et amuser tout Paris. La partie débuta comme d'habitude à l'heure où l'on apportait les chandelles. Suivant les fortunes diverses des joueurs, elle pouvait durer trois ou quatre heures. Ensuite, il y aurait petit souper. Puis l'on rentrerait chez soi.

Le hoca commençait avec un nombre illimité de partenaires. Ce soir-là, une quinzaine de joueurs prirent le départ. On jouait gros jeu. Les premiers coups éliminèrent rapidement la moitié de la tablée. La partie s'en trouva ralentie. Tout à coup, Angélique, qui était distraite et songeait à Hortense, s'aperçut avec étonnement qu'elle poursuivait hardiment un combat fort serré contre M. le prince, le marquis de Thianges et le président Jomerson. C'était elle qui depuis un moment « menait » le jeu. Le petit duc de Richemont, qui l'adorait, marquait ses tablettes et, en y jetant un coup d'œil, elle vit qu'elle avait gagné une petite fortune.

– Vous avez de la chance, ce soir, madame, lui dit le marquis de Thianges avec une grimace. Voici près d'une heure que vous tenez la mise et vous ne semblez pas décidée à la lâcher.

– Je n'ai jamais vu un joueur tenir la mise aussi longtemps ! s'écria le petit duc très excité. Madame, n'oubliez pas que, si vous la perdez, vous devez rembourser à chacun de ces messieurs la même somme que vous avez gagnée présentement. Il est encore temps de vous arrêter. Vous en avez le droit.

M. Jomerson se mit à hurler que les spectateurs n'avaient pas le droit d'intervenir et que, si cela continuait, il ferait évacuer la salle. On le calma en lui faisant remarquer qu'il n'était pas au Palais, mais chez Mlle de Lenclos. On attendait la décision d'Angélique.

– Je continue, dit-elle.

Et elle distribua les cartes. Le président respira. Il avait beaucoup perdu et espérait qu'un coup du sort allait, dans la seconde suivante, le payer au centuple de ses imprudences. Jamais on n'avait vu un joueur tenir la mise aussi longtemps que cette dame. Si Mme Morens s'accrochait, elle était fatalement perdue, et ce serait tant mieux pour les autres. C'était bien d'une femme de s'accrocher ainsi ! Heureusement, elle n'avait pas de mari à qui rendre des comptes, sinon le pauvre homme aurait pu déjà se préparer à faire venir son intendant pour connaître ce dont il disposait en argent liquide.

Sur ces entrefaites, le président Jomerson dut abattre un jeu lamentable et quitta la partie fort penaud.

Angélique menait toujours. On l'entourait, et des gens qui étaient sur le point de partir ne se décidaient pas à s'en aller, restaient debout sur un pied, le cou tendu. Pendant quelques tours, l'égalité se maintint. En ce cas, Angélique touchait la mise proposée, mais aucun joueur n'était éliminé. Puis M. de Thianges perdit et quitta la table en s'épongeant. La soirée avait été rude ! Qu'allait dire sa femme en apprenant qu'il leur fallait payer à Mme Morens, la chocolatière, le revenu de deux années ? À condition qu'elle gagnât, naturellement ! Dans le cas contraire, elle devrait payer au prince de Condé le double de la somme qu'elle avait gagnée. On avait le vertige rien que d'y songer ! Cette femme était folle ! Elle courait à sa ruine. Au point où elle en était arrivée, aucun joueur, même le plus fou, n'aurait eu la hardiesse de continuer.

– Arrêtez-vous, mon amour ! suppliait le petit duc à l'oreille d'Angélique. Vous ne pouvez plus gagner.

Angélique tenait la main posée sur le paquet de cartes. C'était une petite brique lisse et dure qui lui brûlait la paume.

Elle fixa un regard attentif sur le prince de Condé. La partie pourtant ne dépendait pas seulement de lui, mais du SORT.

LE SORT se trouvait devant elle. Il avait pris le visage du prince de Condé, ses yeux de feu, son nez d'aigle, ses dents blanches et carnassières que découvrait un sourire. Et ce n'étaient plus des cartes qu'il tenait entre ses mains, mais un petit coffret où brillait une ampoule verte de poison.

Autour de lui, il n'y avait que ténèbres et silence.

Puis le silence se brisa comme verre sous le choc de la voix d'Angélique :

– Je continue.

Ce coup-là, il y eut encore égalité. Villarceaux se mit aux fenêtres. Il appelait les passants, leur criant qu'il fallait monter, qu'on n'avait jamais vu partie aussi sensationnelle depuis celle où son aïeul avait joué sa femme et son régiment, au Louvre, avec le roi Henri IV. On s'entassait dans le salon. Les valets eux-mêmes étaient montés sur des chaises pour suivre de loin le combat. Les chandelles fumaient. Personne ne se souciait de les moucher. Il faisait une chaleur étouffante.

– Je continue, répéta Angélique.

– Égalité.

– Encore trois tours à égalité et ce sera le « choix de la mise ».

– Le coup suprême du hoca... Un coup qu'on ne voit que tous les dix ans !

– Tous les vingt, mon cher.

– Une fois par génération.

– Souvenez-vous du financier Tortemer qui avait demandé son blason à Montmorency.

– Lequel avait demandé la flotte entière de Tortemer.

– C'est Tortemer qui a perdu...

– Continuez-vous, madame ?

– Je continue.

Un remous faillit renverser la table et écrasa à demi les deux joueurs sur leurs cartes.

– Sacrebleu ! jura le prince en cherchant sa canne. Je vous jure que je vous assomme tous si vous ne nous laissez pas respirer. Ecartez-vous, que diable !...

La sueur ruisselait sur le front d'Angélique. La chaleur seule en était cause. Elle n'éprouvait aucune anxiété. Elle ne pensait ni à ses fils, ni à tous les efforts qu'elle avait fournis et qu'elle était sur le point d'anéantir.

En vérité, tout lui semblait parfaitement logique. Trop d'années elle avait lutté contre le SORT par des moyens de taupe besogneuse. Voici qu'elle rencontrait le sort face à face, sur son terrain, dans sa folie. Elle allait le saisir à la gorge, le poignarder. Elle aussi était folle, dangereuse et inconsciente, comme LE SORT lui-même. Ils étaient à égalité !

– Égalité.

Il y eut une rumeur, puis des cris.

– Le choix de la mise ! Le choix de la mise !

Angélique attendit que le désordre fût un peu calmé pour demander, d'une voix sage d'écolière, en quoi consistait exactement ce coup suprême du hoca.

Tout le monde se mit à parler à la fois. Puis le chevalier de Méré vint s'installer près des joueurs et d'une voix tremblante leur expliqua la chose. Au cours de cette dernière manche, les joueurs repartaient à zéro. Dettes et gains précédents étaient annulés. En revanche, chacun posait la mise, c'est-à-dire non pas ce qu'il offrait, mais ce qu'il réclamait. Et cela devait être énorme. On cita des exemples : ainsi le financier Tortemer, au siècle dernier, avait réclamé les titres de noblesse d'un Montmorency, et l'on répéta que le grand-père de Villarceaux avait accepté, s'il perdait, de céder sa femme et son régiment à l'adversaire.

– Puis-je encore me retirer ? demanda Angélique.

– C'est votre droit le plus strict, madame.

Elle demeura immobile et le regard rêveur. On aurait entendu voler une mouche. Depuis plusieurs heures. Angélique avait « mené le jeu ». En ce suprême coup, la chance allait-elle l'abandonner ?

Son regard parut s'éveiller et se mit à briller avec une intensité presque farouche. Cependant, elle sourit.

– Je continue.

Le chevalier de Méré avala sa salive et dit :

– Pour « le choix de la mise », la phrase réglementaire est celle-ci : Partie acceptée. Si je gagne je demande...

Angélique inclina docilement la tête, et toujours souriante, répéta :

– Partie acceptée, monseigneur. Si je gagne, je vous demande votre hôtel du Beautreillis.

Mme Lamoignon poussa une exclamation que son époux étouffa aussitôt d'une main furieuse.

Tous les yeux étaient tournés vers le prince, qui avait son regard de colère. Mais c'était un joueur net et sans replis.

Il sourit à son tour, releva son front altier :

– Partie acceptée, madame. Si je gagne, vous serez ma maîtresse.

Les têtes, d'un même mouvement, se tournèrent cette fois vers Angélique. Elle souriait toujours. Les lumières posaient des reflets sur ses lèvres entrouvertes. La moiteur qui perlait à la surface de sa peau dorée la rendait brillante, lustrée comme un pétale mouillé par l'aube. La fatigue qui bleuissait ses paupières lui donnait une curieuse expression de sensualité et d'abandon.

Les hommes présents frémirent. Le silence se fit pesant et trouble. À mi-voix, le chevalier de Méré parla :

– Le choix vous revient encore, madame. Si vous refusez : partie remise et l'on revient au coup précédent. Si vous acceptez : partie convenue.

La main d'Angélique prit les cartes.

– Partie convenue, monseigneur.

Elle n'avait que des valets, des dames et des cartes basses. Son plus mauvais jeu depuis le début de la partie. Cependant, après quelques échanges, elle réussit à composer une figure de petite valeur. Il lui restait deux solutions : abattre aussitôt et risquer que le jeu actuel du prince de Condé fût plus fort que le sien, ou bien essayer de composer, avec l'aide de la « loterie », une figure plus importante. Dans ce cas, le prince, peut-être assez mal nanti, pouvait se ressaisir et abattre avant elle une figure de rois et d'as. Elle hésita, puis abattit.

Cela ne fit pas grand bruit, mais un coup de canon n'eût pas moins pétrifié l'assistance. Le prince, les yeux sur son jeu, ne bougeait point.

Brusquement, il se leva, étala ses cartes, puis s'inclina profondément :

– L'hôtel du Beautreillis est à vous, madame.

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