Chapitre 15

Ainsi Angélique organisait sa vie dans ce beau quartier où la fine fleur de Paris se rencontrait. On construisait beaucoup de maisons claires, aux façades légèrement inclinées. Les jardins et les cours des hôtels particuliers créaient, parmi ces constructions pressées, des îlots de verdure où se mêlaient les odeurs contrastées des orangers, côté jardin, et des écuries, côté cour.

Mme Morens avait deux carrosses, six chevaux, deux palefreniers, quatre laquais. Son personnel se complétait de deux valets de chambre, d'un maître queux, d'un clerc, de plusieurs servantes et d'un nombre illimité de chambrillons et de marmitons. Elle aurait pu parachever avec son personnage de dame du Marais en se rendant à l'église avec un laquais portant le coussin, un autre la queue et le troisième le sac brodé où l'on mettait le livre à prier Dieu.

Mais Angélique allait rarement à l'église et pour ainsi dire jamais. Elle en éprouvait un grand déplaisir, car cela nuisait à sa réputation. Mais l'asile de Dieu était pour elle le lieu des tourments. Elle se souvenait qu'elle avait commis un crime, vécu en fille. Elle revoyait le bûcher de la place de Grève, le crucifix levé du moine Bécher... Soulevée d'une nausée physique, elle se retrouvait sur le parvis des églises, parmi les mendiants affalés sur les marches...

Elle avait dû renoncer à accompagner ses amies aux offices et était pour son entourage un sujet d'étonnement. Sa vie chaste et son irréligiosité bouleversaient, en un temps où l'on ne connaissait que la conversion de la chair ou celle de l'hérésie, mais non de la foi en Dieu.

Mme Scarron avait entrepris secrètement de la ramener à la piété. Angélique lui paraissait une proie plus facile que la charmante Ninon, dont la pensée libre s'étayait sur une philosophie puisée aux sources grecques et se traduisait par une vie scandaleuse. Angélique avait fréquemment l'occasion de rencontrer la veuve Scarron soit aux réunions graves de l'hôtel d'Aumont, soit aux réceptions plus agitées des Montespan. Au retour, Françoise lui proposait de l'accompagner. Elles revenaient à pied, amicalement, l'une et l'autre ayant gardé de la pauvreté le goût de marcher à travers les rues et de dédaigner l'esclavage du carrosse. Était-ce ce passé misérable, au cours duquel elles s'étaient rejointes furtivement, près de l'âtre de la mère Cordeau, qui les liait si sûrement ? Angélique redoutait et aimait Mme Scarron pour une même raison : c'est qu'elle savait remarquablement écouter les confidences. Par sa voix harmonieuse, sa compréhension nuancée, son intérêt qui n'était pas feint, elle donnait au cœur le plus fermé le désir de s'épancher, et Angélique tremblait sans cesse de laisser échapper un mot imprudent. De son côté, Mme Scarron se souvenait qu'elle était née dans une prison ; qu'à douze ans, à La Rochelle, elle allait chercher une assiette de soupe chez les jésuites et que, plus tard, chez sa tante de Navailles, à peine mieux traitée qu'une servante, elle voyageait sur l'un des mulets portant la litière de sa cousine.

Toutes deux, se cachant leurs misères anciennes, sentaient néanmoins le rapprochement que créaient entre elles ces destins troublés, et elles se voyaient avec grand plaisir. Une autre amie de voisinage qu'Angélique fréquentait assidûment était la charmante marquise de Sévigné.

Celle-ci aussi, comme Mme Scarron, se gardait de l'amour, qui l'avait trop longtemps meurtrie, mais alors que Françoise avait remplacé cette passion par une ambition aussi démesurée que secrète, Mme de Sévigné, selon son propre aveu, « avait rempli son cœur d'amitié ». C'était un enchantement que de passer quelques heures près d'elle et plus encore de recevoir ses lettres vivantes et pleines d'esprit.

Angélique allait chez elle pour entendre parler de Versailles, où la marquise se rendait parfois sur l'invitation expresse du roi, qui aimait sa compagnie. Elle contait avec beaucoup de feu et d'entrain les divertissements qu'on y donnait : courses de bague, ballets, comédie, feux d'artifice, promenades. Et, quand elle voyait trop de regrets dans les yeux d'Angélique, elle s'écriait :

– Ne vous désolez pas, ma très chère. Versailles, c'est le royaume du Désordre, la cohue est telle que, quand il y a fête, les courtisans sont enragés, car le roi ne prend aucun soin d'eux. L'autre soir, MM. de Guise et d'Elbeuf n'avaient quasi pas un trou où se mettre à couvert. Ils ont dû aller dormir à l'écurie.

Mais Angélique était persuadée que MM. de Guise et d'Elbeuf préféraient encore coucher à l'écurie plutôt que d'être exclus des fastes de Versailles, et elle n'avait pas tort. Ce château royal, dont tout le monde s'entretenait, et qu'elle se refusait de connaître avant de pouvoir s'y présenter dans tout son éclat, avait pris aux yeux d'Angélique le lustre merveilleux d'un mirage. Il était devenu le but à la fois unique et invraisemblable de son ambition. Aller à Versailles ! Mais une chocolatière, même la plus riche de Paris, pouvait-elle trouver sa place au sein de la cour du Roi-Soleil ? Elle se persuadait que cela se produirait un jour. Elle était déjà arrivée à tant de choses !

Louis XIV dépensait des sommes folles pour l'embellissement de Versailles.

– Il se pique de la beauté de sa maison comme une belle de son visage, disait encore Mme de Sévigné.

*****

Lorsque la reine mère mourut d'un cancer, le roi, qui s'était évanoui à son chevet, courut à Versailles. Il y resta trois jours, errant parmi les allées de tilleuls, les bosquets de buis taillés en boule et le peuple de marbre des déesses et des dieux. Versailles mit un baume sur la blessure cuisante. Il put verser des larmes, évoquer avec douceur l'auguste présence de celle qui avait fait de lui un roi et qu'il revoyait dans ses atours noirs éclairés de guimpes ou de dentelles, avec le magnifique cordon de perles qui lui sautait jusque sur les genoux, sa belle croix de diamants, et ses petites mains admirables. Il s'attarda dans l'appartement où il l'avait reçue et qui était orné des deux choses qu'Anne d'Autriche préférait : des bouquets de jasmin amples comme des buissons et des bibelots de Chine en filigrane d'or et d'argent. À Versailles, au moins, il n'avait pas fait pleurer sa mère.

Vers le même temps, Mme de Montespan perdit également sa mère et ce deuil, joint à celui de la cour, retint un moment au logis la folle Poitevine. Elle vint plus souvent chez Angélique, fuyant les créanciers et les ennuis de son ménage. Sa gaieté se nuançait d'un tourment secret. Elle parla de son enfance. Son père était un homme de plaisir et sa mère une bigote. De sorte que l'une étant à l'église pendant le jour et l'autre en partie fine la nuit, ces deux époux ne se voyaient guère. On ne savait comment ils avaient trouvé le moyen de faire quelques enfants. Athénaïs parlait aussi de la cour, mais avec des réticences et une impatience mal dissimulée : la reine était une sotte et La Vallière une malheureuse imbécile. Quand donc le roi se déciderait-il à la répudier ? Il ne manquait pas de personnes prêtes à prendre sa place... On disait que Mme de Roure et Mme de Soissons avaient été voir la Voisin pour empoisonner La Vallière.

On parlait beaucoup de poison dans Paris, et pourtant il n'y avait plus guère, au Marais, que de très vieilles dames pour se faire apporter, au moment du repas, la crédence, petite armoire contenant des coupes pleines de pierres de crapaudine ou de cornes de licorne, et aussi le « languier », sorte de salière d'or ou d'argent où reposaient des langues de serpents. Toutes ces choses étaient destinées à combattre les effets du poison. La nouvelle génération affectait de mépriser ces pratiques. Cependant, bien des gens mouraient mystérieusement et les médecins trouvaient leurs viscères brûlés par un feu corrosif. Apparemment quelqu'un leur avait donné, selon l'expression du policier Desgrez, « un coup de pistolet dans un bouillon ».

Angélique avait pour voisine la marquise de Brinvilliers. Celle-ci habitait rue Charles-V, à deux pas. Ce fut pourtant par hasard qu'Angélique se retrouva devant cette femme qu'elle avait assaillie du côté de la porte de Nesle, au temps où elle faisait partie de la bande de Calembredaine.

Mme de Brinvilliers ne la reconnut pas, du moins Angélique l'espéra, mais cette dernière se sentit extrêmement gênée tout au long de la visite, en songeant au bracelet d'or qui reposait dans un coffret près du poignard de Rodogone-l'Égyptien. Mme Morens était venue chez la fille du lieutenant de police, M. d'Aubrays, pour lui adresser une requête. M. d'Aubrays était mort récemment, mais son fils avait repris sa fonction, et Angélique espérait que Mme de Brinvilliers voudrait bien intervenir près de son frère. Il s'agissait d'obtenir la libération d'un pauvre gueux, emprisonné pour mendicité et que Mme Morens, qui l'avait connu autrefois, désirait prendre à son service. Le gueux en question était Pied-Léger.

*****

Un jour qu'Angélique passait en carrosse place du Pilori, elle avait aperçu, exposé au carcan, le long visage aux yeux tristes de Pied-Léger.

Son sang ne fit qu'un tour, car Pied-Léger était un innocent que son épuisant métier de coureur avait rendu infirme et réduit à la misère. Même à la tour de Nesles, jamais Angélique ne l'avait vu voler. C'était à peine s'il mendiait, et Calembredaine trouvait juste de le nourrir et de l'abriter sans lui demander contrepartie. Angélique fit arrêter sa voiture et sauta à terre. Sans souci des badauds, elle interpella le condamné :

– Pied-Léger, mon ami, que fais-tu là-haut ?

– Oh ! c'est toi, marquise des Anges, répondit le malheureux. Est-ce que je le sais, ce que je fais là ? Le sergent des pauvres m'a ramassé. Et puis, ils m'ont mis dans leur clocher. Savoir pourquoi, c'est une autre affaire.

– Patiente un peu, je reviens te délivrer.

Afin de ne pas perdre de temps en démarches vaines, Angélique courut directement chez M. d'Aubrays. Elle obtint que l'enquête sur le garçon fût rapide et la libération signée le lendemain. Mme de Brinvilliers invita Angélique à sa prochaine réunion. Elle y verrait toutes sortes de gens charmants, entre autres le chevalier de Sainte-Croix. Nul n'ignorait que ledit chevalier était l'amant en titre de la dame...

*****

Pied-Léger, revêtu d'une livrée fort belle, fut nommé valet de chambre de Florimond et de Cantor. Il ne pouvait pas faire grand-chose, mais il était doux et bon et savait raconter des histoires aux enfants. On ne lui en demandait pas plus. Ce n'était pas le premier revenant de la tour de Nesle qu'Angélique accueillait à l'hôtel du Beautreillis.

Les autres, les irréductibles mendiants, éclopés, vagabonds, avaient vite appris le chemin de sa demeure où, trois fois par semaine, les attendaient une soupe chaude, du pain et des vêtements. Cette fois, Angélique n'avait pas demandé à Cul-de-Bois de la débarrasser de ses gueux. Recevoir les pauvres entrait dans ses attributions de grande dame, et elle aurait voulu pouvoir les abriter tous.

Alors que la familiarité d'un Audiger commençait à lui devenir odieuse en lui rappelant sa condition humiliée de servante, les pauvres restaient ses frères, ses « frangins », et elle ne craignait pas, en baissant la voix pour ne pas être entendue de ses valets, de « jaspiner bigorne » avec eux. Les gueux éclataient alors de leur grand rire effrayant, ce rire qu'elle connaissait si bien...

Pouvait-elle oublier la tour de Nesle, l'odeur du ragoût qui bouillonne dans la marmite, les petites vieilles rongeant les cadavres de rats apportés par l'Espagnol, la danse monstrueuse du père Hurlurot et de la mère Hurlurette, le chant de la vielle, les grands rires, les grands cris, les râles ?...

Elle ouvrait sa porte. Et, dans les matins gelés de l'hiver, ces matins silencieux de neige où l'haleine pourrie des gueux se condensait en nuages opaques, elle voyait ceux-ci se porter vers elle comme des fauves.

– Les pauvres sont terribles, disait Monsieur Vincent.

Oui, ils étaient terribles. Mais Angélique savait comment détresse et méchanceté peuvent mordre à même la chair, à même le cœur. Elle aussi avait été entraînée dans le flot purulent. La vieille voix chaleureuse qui avait éveillé ce siècle à la charité, la voix de Monsieur Vincent, trouvait en elle un écho.

« Les pauvres... qui ne savent où aller ni que faire, qui errent dans la solitude de leur misère et qui déjà se multiplient, hélas !... c'est là mon poids et ma douleur ! »

À genoux sur les dalles, elle leur lavait les pieds, elle pansait leurs plaies. Eux seuls, avec ses deux enfants, avaient le pouvoir de ranimer la source de l'amour dans son cœur endurci.

*****

Peu après l'incident de Pied-Léger, elle revit Pain-Noir. Le vieux ne changeait pas. Il était toujours bardé de ses coquilles, de ses chapelets de faux pèlerin. Tandis qu'elle pansait l'éternel ulcère qui lui rongeait la jambe :

– Ma frangine, lui dit-il, je me suis ramené pour te prévenir : si tu tiens à ta peau, faut pas continuer ton p'tit manège.

– Qu'est-ce que tu racontes, Pain-Noir ? Qu'ai-je fait encore ?

– Toi, rien. Mais c'est l'autre.

– Quelle autre ?

– La copine qui te fait des mamours depuis bientôt huit jours. Tiens, pas plus tard qu'aujourd'hui, je l'ai vue sortir de chez toi.

Angélique se souvint que Mme de Brinvilliers était venue lui rendre visite.

– Cette dame de petite taille, vêtue d'un manteau amarante ?

– J'sais pas qu'il est amarante son manteau, mais cette petite dame j'la connais assez pour te dire de t'en méfier... comme du diable.

– Voyons, Pain-Noir, c'est Mme de Brinvilliers, la propre sœur du lieutenant de police.

– Possible ! Mais j'te dis de t'en méfier.

– D'ailleurs, comment la connais-tu ?

– C'est toute une histoire. Un jour qu'il faisait frisquet, j'me suis endormi sur le parvis de l'église Sainte-Opportune. Je me suis réveillé à l'Hôtel-Dieu. Des couvertures, un matelas, des rideaux et, sur la tête, un bonnet à coques... jamais ma vermine n'avait été si au chaud. Avec ça, mes quilles qui ne voulaient plus bouger... J'y suis resté, à l'Hôtel-Dieu... Fallait bien !... Y avait cette dame qui nous visitait. Elle apportait des confitures, du jambon... Une vraie bonne dame. Seulement, voilà, tous les malades qui mangeaient ce qu'elle leur apportait, ils crevaient comme des mouches. Moi, j'ai l'œil. J'peux voir ça tout seul. Aussi, quand un jour elle vient et qu'elle me dit, toute sucrée : « Voici quelques douceurs, mon pauvre homme ». »Non, que j'y dis, j'ai pas encore envie d'aller voir le Franc-Mitou3, pas envie de mourir, quoi ! » Les mirettes qu'elle m'a faites ! Le feu de l'Enfer était dedans. C'est pourquoi je te dis : méfie-toi, marquise des Anges, c'est pas une personne à fréquenter.

– Que vas-tu imaginer, mon pauvre Pain-Noir !

– Imaginer... imaginer !... Moi, je crois à ce que je vois. Et je connais aussi un valet qui s'appelle La Chaussée et qui est à M. de Sainte-Croix, le godelureau de cette Brinvilliers, et ce La Chaussée m'a raconté de drôles d'histoires.

Angélique restait rêveuse. Le nom de Sainte-Croix avait été mêlé à l'expédition chez le vieux Glazer, où elle avait découvert de l'arsenic. Et Desgrez ne disait-il pas :

– Les criminels de notre temps, ce n'est plus dans les rues qu'il faut les chercher, mais en d'autres lieux... dans les salons peut-être ?...

Elle frissonna. Beau quartier calme des Marais !... Que de drames encore se cachaient derrière les portes cochères surmontées de leurs écussons de pierre ! Il n'y avait pas de paix en ce monde...

– C'est entendu, Pain-Noir. Je ne fréquenterai plus cette dame. Merci de m'avoir avertie.

Elle alla lui chercher un flacon de vin, un morceau de lard.

– Ton bissac n'est pas bien lourd, mon pauvre Pain-Noir. Le vieux regardait la perspective neigeuse de la rue, qui était sa seule demeure.

Il cligna de l'œil :

– Hélas les pauvres gueux, pleins de mésaventures, Ne sont riches que de choses futures.

Sur les pas du coquillard, vint le policier au long nez. Elle avait rarement revu Desgrez au cours de ces dernières années et ce n'était pas, chaque fois, sans un certain embarras. Malgré les façons très correctes du policier, elle ne pouvait oublier tout à fait la séance à la fois brutale et voluptueuse à laquelle il l'avait soumise. Elle se sentait en état d'infériorité devant lui et, depuis lors, le craignait un peu.

Lorsqu'on l'avertit de sa présence, elle fit la grimace et descendit, maussade. On l'avait fait entrer dans un petit bureau où elle recevait habituellement les clercs et les fournisseurs.

– Vous n'avez pas l'air enchantée, madame, fit gaiement François Desgrez. Est-ce donc de me voir ? Je venais pourtant vous féliciter de l'admirable demeure où vous avez eu le génie de vous installer. Dieu sait comment vous vous y êtes prise...

– Dieu ne le sait peut-être pas, répondit Angélique, mais, en revanche, je suis bien certaine que vous le savez. Ne faites pas l'hypocrite, monsieur le policier, et dites-moi sans détours ce qui me vaut l'honneur de votre visite.

– Toujours carrée en affaires, à ce que je vois. Bien ! Allons au fait. Vous avez pour voisine et amie, je crois, cette charmante dame de Brinvilliers. Pourriez-vous, à l'occasion, me présenter à elle ?

– Pourquoi cela ? Vous êtes policier et, à ce titre, vous pourriez fort bien vous introduire par le truchement de son frère.

– Précisément, je ne veux pas me présenter à ce titre. Mais je pourrais être, par exemple, un jeune gentilhomme de vos amis, séduit par ses beaux yeux et qui brûle de lui faire la cour.

– Pourquoi, répéta Angélique qui se tordait les mains avec une angoisse inconsciente, pourquoi me demandez-vous cela, à moi ?

– Vous êtes déjà au courant de pas mal de choses, mon petit, et vous pourriez m'être utile.

– Je ne veux pas vous être utile ! éclata-t-elle. Je ne veux pas vous introduire dans les salons pour y faire votre sale besogne de grimaut. Je ne veux pas fréquenter cette femme... Je ne veux rien avoir de commun avec vous tous... avec toutes ces horreurs. Qu'on me laisse...

Elle tremblait de tous ses membres. Le jeune homme la regarda avec surprise.

– Qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez les nerfs en pelote, ma parole. Je vous ai déjà vue effrayée ou désespérée, mais jamais aussi peureuse, sans raison valable. Pourtant, vous avez réussi, il me semble. Vous êtes tranquille ici, vous êtes à l'abri.

– Non, je ne suis pas à l'abri, puisque vous revenez encore... vous revenez toujours ! Vous spéculez sur mon misérable passé pour me faire avouer... je ne sais quoi. Je ne sais rien, je ne veux rien savoir, je ne veux rien entendre, je ne veux rien voir... Ne comprenez-vous pas que j'ai déjà perdu ma vie pour m'être mêlée aux intrigues des autres ?... J'ai encore un long chemin à parcourir et, si je tremble, c'est parce que j'ai peur de vous tous qui allez vous liguer pour me perdre encore... Laissez-moi, oubliez-moi. Oh ! Desgrez, je vous en supplie !

Il l'écoutait pensivement et elle crut voir au fond de ses yeux bruns une expression inusitée, un regard mélancolique de chien battu. Il avança la main comme s'il eût voulu lui caresser la joue, mais il n'acheva pas son geste.

– Vous avez raison, dit-il avec un soupir. On vous a fait assez de mal. Soyez en paix. On ne vous tourmentera plus, mon cœur.

Il s'en alla et elle ne le revit plus.

Elle en gardait une peine inavouée, mais aussi elle se sentait soulagée. Elle ne voulait plus de ce passé qu'elle commençait à arracher d'elle comme un vêtement honteux.

La Brinvilliers pouvait bien empoisonner toute sa propre famille si cela lui faisait plaisir. Angélique s'en moquait. Ce n'est pas elle qui se mêlerait d'aider un policier à la démasquer. Elle avait autre chose à faire. Elle voulait être reçue à Versailles. Mais les derniers mètres de son ascension étaient les plus pénibles. Elle s'essoufflait. Elle sentait que, pour parvenir au but, il lui faudrait livrer un dernier combat, le plus dur, le plus âpre de tous...

Elle marqua un point important lorsque le hasard la remit en relation avec son frère, le jésuite Raymond de Sancé.

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