Chapitre 21
Les affres et les scrupules qui durant cette période assaillirent Angélique et troublèrent ses nuits ne furent soupçonnés ni de son entourage ni de ses amies. Jamais elle n'avait paru si belle, si sûre d'elle-même. Elle affronta, avec un sourire à la fois condescendant et naturel, la curiosité des salons où se répandit comme une traînée de poudre, en même temps que la nouvelle de son futur mariage, la révélation de son origine aristocratique. Mme Morens ! La chocolatière ! Une Sancé ?... Famille devenue obscure au cours des derniers siècles, mais alliée par un réseau de rameaux glorieux aux Montmorency, et même aux Guise. Aussi bien les derniers rejetons de cette famille avaient commencé à la parer d'un nouveau lustre. Anne d'Autriche n'avait-elle pas réclamé à son chevet d'agonisante, un grand jésuite aux yeux de feu, le R. P. de Sancé, dont toutes les grandes dames de la cour souhaitaient recevoir la direction. Ainsi Mme Morens, dont l'originale existence et l'ascension brusquée étaient, quoi qu'on s'en défendît, un petit sujet de scandale, était la propre sœur de ce fin et souple ecclésiastique, déjà presque illustre ?... On en doutait. Mais, à une réception donnée par Mme d'Albret, qui s'était arrangée pour les mettre en présence, on vit le jésuite embrasser la future marquise du Plessis-Bellière, la tutoyer ostensiblement et s'entretenir longuement avec elle sur le ton de la plaisanterie fraternelle.
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C'était d'ailleurs vers Raymond qu'Angélique s'était précipitée le lendemain de sa rencontre avec Molines. Elle savait qu'elle aurait en lui un allié sûr, qui, sans avoir l'air d'y toucher, organiserait admirablement sa réhabilitation mondaine. Ce qui, d'ailleurs, ne manqua pas de se produire.
Une semaine ne s'était pas écoulée que la barrière d'arrogance dressée entre la roture présumée de la jeune femme et la sympathie des nobles dames du Marais s'était effondrée. On lui parla de sa sœur, la délicieuse Marie-Agnès de Sancé, dont la grâce avait enchanté, deux saisons, la cour. Sa conversion n'était que passagère, n'est-ce pas ? De toute façon, la cour allait s'honorer de la présence d'une autre Sancé, dont la beauté n'avait rien à envier à la première et dont l'esprit était déjà célèbre dans les ruelles. Ses frères Denis et Albert, ce dernier étant page de Mme de Rochant, vinrent la voir et, après des effusions pleines de franchise, lui réclamèrent de l'argent. On ne parla pas du frère peintre qu'on ignorait, et à peine de l'aîné, un jeune fou parti jadis pour les Amériques. De même qu'on ne s'appesantit guère sur le premier mariage d'Angélique, ni sur les raisons qui avaient pu pousser la descendante d'une authentique famille princière à fabriquer du chocolat. Ces courtisans et ces dames frivoles savaient parfaitement oublier, dans les chuchotements d'une confidence, ce que les uns et les autres avaient intérêt à oublier.
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À l'exception d'un seul, de Guiche, tous les favoris de jadis, redoutant la disgrâce, avaient appris à être plus discrets. Vardes était en prison depuis l'affaire du petit marchand d'oubliés, qui avait dévoilé celle de la lettre espagnole. La bonté profonde de la Grande Mademoiselle lui dicta le silence, malgré son amour des commérages. Elle embrassa longuement Angélique et lui dit :
– Soyez heureuse, très heureuse, ma chérie, tout en essuyant quelques larmes d'émotion.
Mme de Montespan avait bien souvenir d'un détail assez bizarre dans la vie de cette Angélique de Sancé, mais, toute à ses propres intrigues, elle ne s'en occupa guère. Elle se réjouissait qu'Angélique fût bientôt présentée à la cour. Avec la triste Louise de La Vallière et une reine maussade et pleurnicheuse, la cour manquait d'entrain. Or, le roi, sérieux et un peu gourmé, était aussi épris de gaieté et de folie qu'un adolescent trop longtemps contraint. Le caractère enjoué d'Angélique ferait merveille pour permettre à celui, étincelant, d'Athénaïs de s'épanouir. Leur attelage, formé par ces deux beautés rieuses, et qui se donnaient si vivement la réplique, n'était-il pas déjà recherché dans les salons comme un gage d'animation et de réussite d'une soirée ?
Athénaïs de Montespan accourut et donna à son amie une foule de conseils sur ses toilettes et sur les bijoux qui lui étaient nécessaires pour sa présentation à Versailles.
Quant à Mme Scarron, on pouvait avoir confiance en sa discrétion. L'intelligente veuve avait un souci trop constant de ménager Te présent, le passé ou l'avenir des personnes qui pouvaient lui être utiles, pour se risquer à commettre une imprudence. Par cet accord tacite et général, le récent passé d'Angélique parut tomber dans un trou noir. Un soir, après avoir regardé une fois encore le poignard de Rodogone-l'Égyptien, la jeune femme comprit que tout cela n'avait été qu'un rêve atroce et qu'il n'y fallait plus songer. Sa vie se ressoudait selon une ligne continue et prescrite d'avance, la vie d'Angélique de Sancé, jeune fille noble du Poitou, à laquelle déjà, autrefois, Philippe du Plessis-Bellière paraissait promis.