Chapitre 17

La guérison de Marie-Agnès se poursuivit à l'hôtel du Beautreillis de façon satisfaisante. Cependant, la jeune fille restait dolente et peu enjouée. Elle semblait avoir oublié son rire cristallin qui faisait l'enchantement de la cour, et ne montrait de son caractère que le côté exigeant et impulsif. Au début, elle ne manifesta aucune reconnaissance pour les gentillesses d'Angélique. Mais, comme elle reprenait des forces, Angélique en profita pour lui envoyer une bonne gifle à la première occasion. Désormais, Marie-Agnès décréta qu'Angélique était la seule femme avec laquelle elle pourrait jamais s'entendre. Elle eut des grâces câlines pour venir se blottir près de sa sœur en ces soirées d'hiver où, près du feu, on pouvait s'attarder en jouant de la mandoline ou en brodant un ouvrage. Toutes deux échangeaient leurs impressions sur les personnes qu'elles connaissaient et, comme elles avaient la langue acérée et l'esprit vif, elles riaient parfois à gorge déployée de leurs trouvailles.

Guérie, Marie-Agnès ne semblait aucunement décidée à quitter « son amie Mme Morens ». On ignorait qu'elles étaient proches parentes. Cela les amusait. La reine s'informa de la santé de sa fille d'honneur. Marie-Agnès fit répondre qu'elle se portait bien, mais qu'elle allait entrer au couvent. Cette boutade était plus sérieuse qu'elle n'en avait l'air. Marie-Agnès refusait assez farouchement de voir quiconque, mais se plongeait dans les épîtres de Saint Paul et suivait Angélique aux offices.

Angélique était très contente d'avoir eu le courage de se confesser à Raymond. Cela lui permettait désormais de se présenter à l'autel du Seigneur sans arrière-pensée ni fausse honte et de pouvoir tenir parfaitement son rôle de dame du Marais. Elle retrouvait avec satisfaction l'atmosphère des longues cérémonies imprégnées d'encens, traversées par la voix tonnante des prédicateurs et le chant des orgues.

C'était très reposant d'avoir ainsi le temps de prier et de penser à son âme.

*****

Le bruit de leur conversation amenait à l'hôtel du Beautreillis des gentilshommes émus. Soupirants d'Angélique ou ex-amants de Marie-Agnès, chacun protestait...

– Que nous conte-t-on ? Vous faites pénitence ? Vous vous cloîtrez ? Marie-Agnès opposait aux questions un masque de petit sphinx dédaigneux. Le plus souvent, elle préférait ne pas paraître, ou bien ouvrait ostensiblement un livre de prières. Angélique, en ce qui la concernait, démentait énergiquement. Le moment lui semblait mal choisi. Ainsi, Mme Scarron l'ayant amenée à son directeur, l'honnête abbé Godin, Angélique se rebiffa dès qu'il lui parla de cilice. Ce n'était pas alors qu'elle échafaudait projets sur projets pour épouser Philippe, qu'elle allait abîmer sa peau et les courbes attirantes de son beau corps avec des ceintures de crin et autres objets de pénitence.

Elle n'aurait pas assez de toutes ses séductions pour vaincre l'indifférence de cet étrange garçon qui semblait, avec ses satins clairs et ses cheveux blonds, pétri et revêtu de glace. Pourtant, il était assez assidu à l'hôtel du Beautreillis. Il arrivait, nonchalant, parlant peu. Angélique ne s'interrogeait pas sur son esprit. À le contempler dans sa beauté dédaigneuse, elle retrouvait toujours une sensation lointaine, un peu humble et admirative, de petite fille devant le grand cousin élégant. Aussi bien, lorsqu'elle y songeait, ce souvenir désagréable se teintait d'une assez trouble volupté. Elle se rappelait les mains blanches de Philippe sur ses cuisses, l'écorchure causée par ses bagues... Maintenant qu'elle le voyait si froid et si distant, il lui arrivait de regretter le contact, et sa propre fuite. Philippe ignorait certainement qu'elle était la femme qu'il avait attaquée ce soir-là. Lorsque ses yeux clairs se posaient sur Angélique, celle-ci avait l'impression déprimante que le jeune homme n'avait jamais remarqué sa beauté. Il ne lui faisait aucun compliment, même le plus banal. Il était peu aimable, et les enfants, au lieu d'être séduits par sa prestance, en avaient peur.

*****

– Tu as une façon de regarder le beau Plessis qui m'inquiète, déclara un soir Marie-Agnès à sa sœur aînée. Angélique, toi qui es la femme la plus sensée que je connaisse, ne me dis pas que tu te laisses prendre à la séduction de ce...

Elle parut chercher une épithète lapidaire, ne la trouva pas, et la remplaça par une moue de dégoût.

– Que lui reproches-tu ? s'étonna Angélique.

– Ce que je lui reproche ? Eh bien, c'est d'être précisément si beau, si séduisant et de ne même pas savoir prendre une femme dans ses bras. Car cela compte, avoue-le, la façon dont un homme prend une femme dans ses bras ?...

– Marie-Agnès, voilà un sujet de conversation bien frivole pour une jeune personne qui à l'intention d'entrer au couvent !

– Justement. Il faut en profiter pendant que je n'y suis pas encore. Pour moi, la façon dont un homme vous saisit, c'est à cela que je le juge d'abord.

Le geste du bras péremptoire et doux, dont on sent qu'on ne pourrait se dégager et qui pourtant vous laisse libre. Ah ! quel plaisir, à cet instant, d'être femme et fragile !

Son fin visage, au regard de chatte cruelle, s'adoucit d'une extase rêveuse et Angélique sourit de lui voir fugitivement le masque de volupté qu'elle ne montrait qu'aux hommes. Puis les sourcils de la jeune fille se froncèrent de nouveau.

– Il faut reconnaître que bien peu d'hommes possèdent ce don. Mais, au moins, ils font tous de leur mieux. Tandis que Philippe n'essaie même pas. Il ne connaît qu'une façon d'agir avec les femmes : il les renverse et il les viole. Il a dû apprendre l'amour sur les champs de bataille. Ninon elle-même n'a rien pu en faire. Sans doute réserve-t-il ses grâces pour ses amants !... Toutes les femmes le détestent en proportion de ce qu'il les déçoit.

Angélique, penchée sur le feu où elle grillait des châtaignes, s'irritait de la colère que les paroles de sa sœur lui causaient.

Elle avait décidé d'épouser Philippe du Plessis. C'était la meilleure solution, celle qui arrangerait tout et mettrait le point final à son ascension et à sa réhabilitation. Mais elle eût voulu se faire illusion sur celui qu'elle s'était choisi comme second mari et sur les sentiments qui la portaient vers lui. Elle eût voulu le trouver « aimable » pour avoir le droit de l'aimer.

Dans un élan de franchise envers elle-même, elle courut chez Ninon le lendemain et, la première, aborda ce sujet.

– Que pensez-vous de Philippe du Plessis ?

La courtisane réfléchit, un doigt sur la joue.

– Je pense que, lorsqu'on le connaît bien, on s'aperçoit qu'il est beaucoup moins bien qu'il ne paraît. Mais, quand on le connaît mieux, on s'aperçoit qu'il est beaucoup mieux qu'il ne paraît.

– Je ne vous suis plus, Ninon.

– Je veux dire qu'il n'a aucune des qualités que promet sa beauté, même pas le goût de se faire aimer. En revanche, si l'on va au fond des choses, il inspire l'estime parce qu'il représente un échantillon d'une race quasi disparue : c'est un noble par excellence. Il se met en transe pour des questions d'étiquette. Il craint une tache de boue sur son bas de soie. Mais il ne craint pas la mort. Et, quand il mourra, il sera solitaire comme un loup et ne demandera aucun secours à personne. Il n'appartient qu'au roi et à lui-même.

– Je ne lui savais pas tant de grandeur !

– Mais vous ne voyez pas non plus sa petitesse, ma chère ! La mesquinerie d'un vrai noble est héréditaire. Son blason lui a caché le reste de l'humanité depuis des siècles. Pourquoi toujours croire que la vertu et son contraire ne peuvent voisiner en un seul être ? Un noble est à la fois grand et mesquin.

– Et que pense-t-il des femmes ?

– Philippe ?... Ma chérie, quand vous le saurez, vous viendrez me le dire.

– Il paraît qu'il est horriblement brutal avec elles ?

– On le raconte...

– Ninon, vous ne me ferez pas croire qu'il n'a pas couché avec vous.

– Hélas, si, ma chère, je vous le ferai croire. Il me faut bien reconnaître que tous mes talents ont échoué près de lui.

– Ninon, vous m'effrayez !

– À vrai dire, il me tentait, cet Adonis aux yeux durs. On le prétendait mal formé aux choses de l'amour, mais je ne redoute pas une certaine fougue maladroite et me plais à la discipliner. Je m'arrangeai donc pour l'attirer dans mon alcôve...

– Et alors ?

– Alors rien. J'aurais peut-être eu plus de chances avec un bonhomme de neige ramassé dans la cour. Il a fini par m'avouer que je ne l'inspirais aucunement, car il avait de l'amitié pour moi. Je crois qu'il lui faut la haine et la violence pour se sentir en forme.

– C'est un fou !

– Possible... Ou plutôt non, il est seulement en retard sur son temps. Il aurait dû naître cinquante ans plus tôt. Quand je le vois, il m'émeut étrangement car il me rappelle ma jeunesse.

– Votre jeunesse, Ninon ?... dit Angélique en regardant le teint délicat, sans une ride, de la courtisane. Mais vous êtes plus jeune que moi !

– Non, ma mie. Pour consoler certaines, on dit parfois : le corps vieillit, l'âme reste jeune. Mais, pour moi, c'est un peu le contraire : mon corps reste jeune – que les dieux en soient remerciés ! – mais mon âme a vieilli quand même. Le temps de ma jeunesse, ce fut la fin du dernier règne et le début de celui-ci. Les hommes étaient différents. On se battait partout : Huguenots, Suédois révoltés de M. Gaston d'Orléans. Les jeunes gens savaient faire la guerre et non l'amour. C'étaient de grands sauvages en cols de dentelles... Quant à Philippe... Savez-vous à qui il ressemble ? À Cinq-Mars, ce beau gentilhomme qui fut le favori de Louis XIII. Pauvre Cinq-Mars ! Il s'était épris de Marion Delorme. Mais le roi était jaloux. Et le cardinal de Richelieu n'a pas eu trop de mal à précipiter sa disgrâce. Cinq-Mars a posé sa belle tête blonde sur le billot. Il y avait beaucoup de destins tragiques en ce temps-là !

– Ninon, ne parlez pas comme une mère-grand. Cela ne vous va pas du tout.

– Il faut bien que je prenne un ton de mère-grand pour vous gronder un peu, Angélique. Car j'ai peur que vous ne vous égariez !... Angélique, ma jolie, vous qui savez ce qu'est un grand amour, n'allez pas me dire que vous vous êtes amourachée de Philippe. Il est trop loin de vous. Il vous décevrait plus qu'une autre.

Angélique rougit, et les coins de sa bouche tremblèrent comme ceux de la bouche d'un enfant.

– Pourquoi dites-vous que j'ai connu un grand amour ?

– Parce que cela se voit dans vos yeux. Elles sont si rares, les femmes qui portent au fond de leurs prunelles cette trace mélancolique et merveilleuse. Oui, je sais bien... C'est fini pour vous maintenant. De quelle façon ?... Qu'importe ! Peut-être avez-vous appris qu'il était marié, peut-être vous a-t-il trompée, peut-être est-il mort...

– Il est mort, Ninon !

– C'est mieux ainsi. Votre grande blessure est sans poison. Mais... Angélique se redressa avec fierté.

– Ninon, ne parlez plus, je vous en prie. Je veux épouser Philippe. Il faut que j'épouse Philippe. Vous ne pouvez pas comprendre pourquoi. Je ne l'aime pas, c'est vrai, mais il m'attire. Il m'a toujours attirée. Et j'ai toujours pensé qu'il m'appartiendrait un jour. Ne me dites plus rien...

*****

Nantie de ces piètres renseignements sentimentaux, Angélique retrouva en son salon ce même Philippe énigmatique. Il venait, mais l'intrigue ne progressait pas. Angélique finit par se demander s'il ne venait pas pour Marie-Agnès ; cependant, sa jeune sœur s'étant retirée chez les carmélites du faubourg Saint-Jacques pour préparer ses Pâques, il continua de se présenter fréquemment. Elle sut un jour qu'il se vantait de boire chez elle le meilleur rossoli de tout Paris. Peut-être ne venait-il que pour la seule dégustation de cette fine liqueur qu'elle préparait elle-même à grand renfort de fenouil, anis, coriandre, camomille et sucre macérés dans de l'eau-de-vie. Angélique avait la fierté de ses talents ménagers, et aucun appât ne lui paraissait négligeable. Mais elle fut blessée à cette pensée. Ni sa beauté, ni sa conversation n'attiraient donc Philippe ?

*****

Quand vinrent les premiers jours du printemps, elle se sentit désespérée, d'autant plus qu'un carême rigoureux l'affaiblissait. Elle s'était trop enthousiasmée en secret à l'idée d'épouser Philippe pour avoir le courage d'y renoncer. En effet, devenue marquise du Plessis, elle serait présentée à la cour, elle retrouverait sa terre natale, sa famille, et régnerait sur le beau château blanc qui avait ravi sa jeunesse.

Rendue nerveuse par des alternatives d'espoir et de découragement, elle brûlait d'aller consulter la Voisin pour se faire confirmer son avenir. L'occasion lui en fut fournie par Mme Scarron, qui se présenta un après-midi chez elle.

– Angélique, je viens vous chercher, car il faut absolument que vous m'accompagniez. Cette folle d'Athénaïs s'est mis en tête d'aller demander je ne sais quoi à une devineresse diabolique, une nommée Catherine Monvoisin. Il me semble que nous ne serons pas trop de deux femmes pieuses pour prier et lutter contre les maléfices qui vont peut-être s'abattre sur cette malheureuse imprudente.

– Vous avez parfaitement raison, Françoise, s'empressa de dire Angélique.

Flanquée de ses deux anges gardiens, Athénaïs de Montespan, trépidante et nullement émue, pénétra dans l'antre de la sorcière. C'était une fort belle maison du faubourg du Temple, la sorcière enrichie ayant déménagé du galetas sinistre où longtemps le nain Barcarole avait introduit de furtives silhouettes. Maintenant, on allait presque ouvertement chez elle.

Elle recevait en général ses pratiques sur une sorte de trône, et drapée dans un manteau brodé d'abeilles d'or. Mais, ce jour-là, Catherine Monvoisin, que la fréquentation du grand monde ne détournait pas de ses fâcheuses habitudes, était ivre à tomber. Dès le seuil du parloir où elles furent introduites, les trois femmes comprirent qu'on ne pourrait rien tirer de la pythonisse.

Celle-ci, après les avoir contemplées longuement d'un regard trouble, finit par descendre de son siège en titubant et fronça sur Françoise Scarron horrifiée, dont elle saisit la main.

– Vous alors, dit-elle, vous alors ! Vous avez une destinée peu ordinaire. Je vois la Mer, et puis la Nuit, et puis surtout le Soleil. La Nuit, c'est la misère. On sait ce que c'est ! Il n'y a rien de plus noir ! Comme la Nuit ! Mais le Soleil, c'est le roi. Voilà, ma belle, le roi vous aimera, et même il vous épousera.

– Mais vous vous trompez ! s'écria Athénaïs, furieuse. C'est moi qui suis venue vous demander si le roi m'aimerait. Vous confondez tout.

– Vous fâchez pas, ma p'tite dame, protesta l'autre d'une voix pâteuse. J'suis pas si saoule que je puisse confondre la destinée de deux personnes. Chacun la sienne, pas vrai ? Passez-moi votre main. Chez vous aussi, il y a le Soleil. Et puis, la Chance. Oui, vous aussi, le roi vous aimera. Mais, par exemple, il ne vous épousera pas.

– La peste soit de la pocharde ! marmonna Athénaïs en retirant sa main avec rage.

Mais la Voisin entendait donner à chacune pleine mesure. Elle s'empara d'office de la main d'Angélique, roula des yeux, hocha la tête.

– Une destinée prodigieuse ! La Nuit, mais surtout le Feu, le Feu qui domine tout.

– Je voudrais savoir si je vais épouser un marquis ?

– J'peux pas vous dire s'il est marquis, mais je vois deux mariages. Là, ces deux petits traits. Et puis six enfants...

– Seigneur !...

– Et puis... des liaisons !... Une, deux, trois, quatre, cinq...

– Ce n'est pas la peine, protesta Angélique en voulant retirer sa main.

– Attendez donc !... C'est ce Feu qui est surprenant. Il brûle toute votre vie... jusqu'à la fin. Il est si violent qu'il cache le Soleil. Le roi vous aimera, mais vous ne l'aimerez pas à cause de ce Feu...

Dans le carrosse qui les ramenait, Athénaïs ne décolérait pas.

– Cette femme ne vaut pas le premier sol de tout l'argent qu'on lui donne. Je n'ai jamais entendu pareil ramassis de sottises. Le roi vous aimera !... Le roi vous aimera !... Elle raconte la même chose à tout le monde !

*****

Ce fut par Mlle de Parajonc qu'Angélique apprit la nouvelle. Elle ne s'y attendait pas, et mit un certain temps à démêler la vérité dans le jargon de la vieille précieuse. Celle-ci vint la voir à son habitude, vers l'heure du souper, jaillissant de la nuit brumeuse comme une sombre chouette, ébouriffée de multiples rubans, lés yeux fixes et guetteurs. Charitablement, Angélique lui offrit quelques galettes au coin du feu. Philonide l'entretint longuement de leur voisine, Mme de Gauffray, qui venait de « sentir le contrecoup de l'amour permis », c'est-à-dire qu'après dix mois de mariage elle avait mis au monde un beau garçon. Puis elle s'étendit sur les malaises de « ses chers souffrants ». Angélique crut qu'elle parlait de ses vieux parents, mais il s'agissait seulement des pieds de Mlle de Parajonc. Les « chers souffrants » avaient des cors. Enfin, après avoir coupé les cheveux en quatre et les sentiments en huit, après avoir déclaré en regardant la pluie battre les carreaux : « Le troisième élément tombe », Philonide, toute au plaisir d'annoncer la nouvelle, décida de parler comme tout le monde :

– Savez-vous que Mme de Lamoignon va marier sa fille ?

– Grand bien lui fasse ! La petite n'est pas belle, mais elle a assez d'argent pour s'établir brillamment.

– Comme toujours, vous voyez juste aussitôt, ma très chère. C'est bien en effet la dot seule de cette petite noiraude qui put tenter un aussi beau gentilhomme que Philippe du Plessis.

– Philippe ?

– Vous n'en aviez ouï aucun écho ? interrogea Philonide, dont les yeux attentifs clignèrent.

Angélique s'était ressaisie. Elle dit en haussant les épaules :

– Peut-être... Mais je n'y avais pas attaché d'importance. Philippe du Plessis ne peut s'abaisser à épouser la fille d'un président, haut placé il est vrai, mais d'origine roturière.

La vieille fille ricana.

– Un paysan de mes domaines me disait souvent : L'argent ne se ramasse qu'à terre et, pour le ramasser, il faut se baisser. Chacun sait que le petit du Plessis est toujours en difficulté. Il joue gros jeu à Versailles et, pour l'équipement de sa dernière campagne, il a dépensé une fortune ; il traînait derrière lui un train de dix mulets portant sa vaisselle d'or et je ne sais quoi encore. La soie de sa tente était si brodée que les Espagnols la repéraient de leurs tranchées et l'avaient prise pour cible... Je reconnais d'ailleurs que ce charmant insensible est furieusement beau...

Angélique la laissait monologuer. Après une première réaction d'incrédulité, elle se sentait découragée. Ce dernier seuil à franchir pour se retrouver enfin dans la lumière du Roi Soleil : le mariage avec Philippe, s'écroulait. Elle avait toujours su, d'ailleurs, que ce serait trop difficile et qu'elle n'aurait pas la force suffisante. Elle était usée, à bout... Elle n'était qu'une chocolatière et ne pourrait se maintenir plus longtemps au niveau de la noblesse, qui ne l'accueillerait jamais. On la recevait, on ne l'accueillait pas... Versailles !... Versailles !... L'éclat de la cour, le rayonnement du Roi-Soleil ! Philippe ! Beau dieu Mars inaccessible !... Elle retomberait au niveau d'un Audiger. Et ses enfants ne seraient jamais gentilshommes... Toute à ses pensées, elle ne se rendait pas compte du temps écoulé. Le feu s'éteignait dans la cheminée, la chandelle fumait.

Angélique entendit Philonide interpeller aigrement Flipot, qui se tenait de garde près de la porte :

– Inutile, ôtez le superflu de cet ardent.

Comme Flipot restait bouche bée, Angélique traduisit d'un ton las :

– Laquais, mouche la chandelle.

Philonide de Parajonc se levait, satisfaite.

– Ma chère, vous semblez rêveuse. Je vous laisse à vos muses...

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