CHAPITRE VIII


REVOIR PAULINE

D’une rare beauté, le spectacle faisait reculer le temps. En franchissant la porte Saint-Antoine desservant les Trianons devant laquelle s’arrêtaient les voitures, d’une part, et, d’autre part, l’interminable tapis rouge qui se perdait sous les arbres éclairés de lanternes vénitiennes, on abandonnait le vingtième siècle, son fracas et ses outrances, pour pénétrer dans un monde mystérieux et attirant dont la magie effaçait les siècles. On n’était plus dans les années folles mais en l’an de grâce 1784 et la reine Marie-Antoinette allait recevoir le roi Gustave III de Suède venu sous l’incognito de comte de Haga…

Tout y concourait et d’abord le soin que l’on avait mis à dissimuler les lumières électriques au moyen de lampes couvertes disséminées à travers les jardins et qui donnaient des reflets très doux. Près de la cascade on avait reconstitué comme autrefois les grands transparents blancs, peints à la détrempe, figurant de hautes herbes, des buissons de fleurs fantastiques, des palmes et des rochers. Des personnages vêtus de blancheur scintillante semblaient voltiger, irréels dans la sombre verdure.

La couleur de la neige était d’ailleurs de mise comme elle l’avait été pour cette dernière fête qu’avait donnée la Reine dans son jardin anglais. Toutes les femmes étaient habillées de blanc et c’était une débauche de satins, de velours, de mousselines, de dentelles, de crêpes de Chine, de lamés et de plumes sous les plus beaux diamants, les plus belles chutes de perles fines que recelaient les écrins des belles invitées. Et des moins belles aussi. Le noir mat de l’habit masculin relevait encore la splendeur des toilettes féminines…

Quant au cadre, lady Mendl et le décorateur de l’Opéra avaient fait merveilles en utilisant au mieux au bord du lac artificiel la disposition en arc de cercle du Hameau comme d’une scène de théâtre, dont la maison de la Reine était l’élément principal côté cour et la tour de Marlborough, en avancée de la laiterie de propreté, côté jardin. L’ensemble était doucement éclairé de lampes invisibles afin de ne pas mettre en évidence l’usure du temps sur ces gracieuses constructions de bois et de torchis. En face, au pied du Belvédère brillant comme de l’or, plusieurs tribunes basses, tendues de bleu et blanc, étaient disposées pour les invités et sur le lac même un radeau supportait l’orchestre à cordes choisi par la comtesse Greffuhle. Les musiciens étaient bien sûr en costumes d’époque. Des projecteurs cachés dans les arbres étaient prêts à les éclairer en laissant dans l’ombre relative les barques alentour. Venu de nulle part en apparence, un air de flûte animait la nuit… Le temps était doux et le ciel plein d’étoiles.

Curieusement silencieux, ce début de fête ! Conscients des drames flottant encore autour de Trianon, les invités étouffaient leurs voix pour se saluer ou échanger quelques mots tandis que des jeunes gens en livrée bleu et blanc les guidaient vers leurs places.

Splendide à son habitude, la marquise de Sommières fit, au bras de son neveu, une entrée remarquée dans une longue robe de chantilly blanche à courte traîne réchauffée d’une écharpe doublée de satin. L’habituel col baleiné était remplacé par un large « collier de chien » en diamants baguettes assortis à ceux de ses boucles d’oreilles. Une collection de fins bracelets tous semblables étincelait sur la dentelle de son poignet droit cependant que sa main gauche ne portait qu’une bague en dehors de son alliance : une magnifique pierre à reflets bleutés soutenue de chaque côté par deux plus petites qu’Aldo découvrit avec stupeur au moment du départ lorsqu’il posa l’écharpe sur ses épaules tandis qu’elle mettait ses gants :

— Je ne vous ai jamais vu ce bijou. D’où le sortez-vous ?

— De mon coffre-fort, qu’il n’a pas quitté depuis ton mariage. Que tu ne t’en sois pas aperçu à l’époque n’a rien d’étonnant : tu ne voyais que Lisa et c’était bien naturel.

— Mais c’est…

D’un geste devenu habituel, Aldo était à la recherche de sa petite loupe de joaillier quand elle l’arrêta :

— Ne cherche pas ! C’est un « Mazarin » et Marie-Antoinette l’a porté. C’est la raison pour laquelle je le mets ce soir. Il m’a semblé normal de le ramener respirer l’air de Versailles !

— Pourquoi ne l’avez-vous jamais dit ?

— Cela ne me semblait pas indispensable ! Maintenant tu le sais et j’ajoute que je le destine à Lisa comme la plupart des bijoux auxquels je tiens !

— C’est impossible ! Vous avez une famille !

— J’avais un fils que je ne voyais que rarement parce que sa femme préférait vivre en Espagne, son pays natal. Elle s’est remariée et je n’ai pas d’autres petits-enfants que les tiens.

— Et vous ne m’en avez jamais parlé ? Je savais que vous ne voyiez pas votre fils… que vous n’aimiez pas en parler mais j’ignorais…

— Je voulais qu’il en soit ainsi. Il avait tourné le dos à la France pour une femme qui me détestait. Plan-Crépin a reçu une fois pour toutes l’ordre de ne pas évoquer le sujet. Nous y allons ?

On y alla mais quand la main de la vieille dame se posa sur sa manche, il la couvrit de la sienne en un geste plein de tendresse dont elle le remercia d’un sourire fier. La tête bien droite sous sa couronne de cheveux argentés, elle avait l’air d’une reine et pour lui elle en était une. Ce soir, il eut une bouffée d’orgueil quand un murmure flatteur salua son apparition. Elle fut immédiatement très entourée bien qu’elle ne fréquentât guère le Tout-Paris mais cette grande voyageuse habituée de nombreux palaces possédait un nombre incroyable de relations françaises ou étrangères. Elle et Aldo avaient leurs places marquées dans la tribune centrale, celle des notables, des ministres ou ambassadeurs tandis qu’Adalbert et Marie-Angéline se retrouvaient dans celle de gauche avec plusieurs membres du Comité, les autres étant installés dans celle de droite, ce qui, grâce à la courbure du lac, leur permettait de se voir.

Plan-Crépin était aux anges ce soir dans la robe de moire que lui avait offerte la marquise, jointe à un long entretien avec le coiffeur et la manucure de l’hôtel. Un chignon savant et un léger maquillage plus les perles qu’elle lui avait prêtées la transformaient et Adalbert lui en fit compliment :

— Aldo a raison quand il dit que vous devriez être plus coquette.

— Bah, dans la vie quotidienne ça ne s’impose pas et j’aime mes aises. Je me vois mal perchée à longueur de journée là-dessus, fit-elle en montrant ses escarpins à hauts talons. De toute façon, je ne serai jamais une foudroyante beauté comme j’en vois une là-bas, ajouta-t-elle en parcourant du regard les tribunes. Sautant l’officielle, il s’arrêta sur la tribune d’en face :… Par exemple la voisine de Gilles Vauxbrun.

— Lady Léonora ? Ce n’est pas une nouvelle, répondit Adalbert occupé à consulter le programme.

— Pas elle, non. Celle qui est à sa gauche et à qui il parle en ce moment. Elle est superbe et je ne sais pas qui elle est.

Il leva les yeux. Presque aussitôt ses sourcils effectuèrent le même mouvement ascendant :

— Pour une surprise !

— Vous la connaissez ?

— Je pense bien ! Aldo et moi avons séjourné chez elle à Newport. Il ne vous a jamais parlé de Pauline Belmont ? Je veux dire la baronne von Etzenberg ?

— Ces gens qui possèdent une copie d’un château français ? Celui de Maisons-Laffitte, je crois !

— C’est juste ! Ils sont charmants. Le frère John-Augustus est un phénomène, qui collectionne les voiliers et les maillots de bain. Il trempe dans l’océan au moins trois fois par jour pendant que sa femme danse ou joue du banjo. Pauline, elle, est sculpteur.

— Adalbert, en effet, nous a raconté… Mais il n’a jamais dit qu’elle était aussi splendide !

— Ça lui aura échappé, lâcha Adalbert avec la conscience aiguë d’avoir dit n’importe quoi. Ce soir, en contemplant la belle Américaine à la fois somptueuse et sobre dans une robe de mousseline scintillante de petites perles de cristal dont le profond décolleté, sans le moindre bijou, se voilait à demi sous une longue écharpe transparente, il retrouvait intacte l’inquiétude éprouvée l’an passé devant l’attirance visible entre la jeune femme et son ami. Pauline – il en aurait mis sa main au feu ! – était amoureuse d’Aldo et celui-ci, plus troublé qu’il ne voulait l’admettre, s’était hâté de mettre un océan entre lui et ce beau danger auquel Vidal-Pellicorne était presque sûr qu’il avait cédé. Une seule fois sans doute mais cédé tout de même. C’était à l’aube du bal donné à Belmont Castle.

Pauline et Aldo s’étaient attardés dans la bibliothèque… dont Adalbert avait pu constater, en revenant silencieusement sur ses pas, qu’elle avait été fermée à clef… Deux jours plus tard Aldo et lui repartaient, à son grand soulagement. Jamais le bonheur de Lisa qu’il aimait beaucoup n’avait été autant menacé parce que Pauline possédait les mêmes armes qu’elle : intelligence, sensibilité, générosité, culture, courage, sens de l’humour et de l’esthétique, et capacité d’aimer au-delà d’elle-même ! Et Adalbert n’envisageait pas sans crainte ce qui se passerait dans le cœur de son ami quand l’Américaine et lui se retrouveraient face à face. Parce que c’était inévitable…

Tandis que debout au bord du radeau des musiciens Mme de La Begassière délivrait un petit discours de bienvenue plein de tact et de chaleur, il se pencha un peu pour chercher Aldo et ne vit que son profil : aucun doute ! Il regardait Pauline et Pauline le regardait. Ni l’un ni l’autre ne souriait. Adalbert n’en ressentit pas moins qu’un courant invisible s’établissait entre eux et du concert il n’entendit pas une note, se contentant d’applaudir docilement en même temps que les autres… Une idée s’imposait à lui : il fallait que Morosini rentre à Venise et le plus tôt serait le mieux ! Restait à savoir comment l’en convaincre…

Aldo non plus ne vit pas grand-chose du spectacle du Hameau animé par les jeux de lumières et les choristes de l’Opéra, n’entendit guère les extraits de Mozart, de Gluck et de Grétry, joués par les musiciens ou chantés par les célèbres Germaine Lubin et Georges Thill. La musique servait seulement à bercer sa rêverie. Persuadé que personne ne faisait attention à lui, il s’accordait le délicieux plaisir de contempler Pauline : son beau visage sauvé d’une froide perfection par une bouche trop grande, trop rouge mais combien attirante, de caresser du regard son cou gracieux le long duquel tremblaient des diamants, sa gorge à peine voilée, ses lourds cheveux noirs et lustrés noués sur la nuque et piqués d’un croissant de lune étincelant. Osant même se souvenir, avec un frisson, de ce qu’il ne voyait pas et se perdre par moments dans les nuages gris des yeux qui revenaient si souvent vers les siens. Eussent-ils été seuls au cœur de cette nuit sublime embaumant le parfum des tilleuls et des roses, qu’il l’eût prise dans ses bras sans un mot, certain qu’elle s’ouvrirait à lui aussi naturellement qu’au matin de Newport…

Une salve d’applaudissements enthousiastes coupa le fil de son rêve. Il y joignit les siens à retardement…

— Si tu n’avais l’œil si largement ouvert on aurait pu croire que tu dormais, observa Tante Amélie. Tu étais en transe ou quoi ?

— Pas en transe mais assez loin ! Je réfléchissais à l’étrange période que nous vivons ici ! Cette série de crimes sordides sur fond de splendeurs !…

— En ce cas tu sembles y prendre un certain plaisir ? Je t’ai vu sourire… avec béatitude même. Deviendrais-tu sadique ?

L’œil toujours bien vert de la vieille dame pétillait de malice et elle semblait d’excellente humeur. Aldo décida de ne pas gâcher sa soirée.

— Quand on laisse son esprit vagabonder, même sur des événements affreux, il arrive que, chemin faisant, il rencontre quelque chose d’amusant, une incongruité… mais je ne vous en ferai pas confidence parce que ce n’est pas toujours… convenable !

Il s’en tirait avec une pirouette. Si elle garda un doute, elle n’en montra rien. Autour d’eux, applaudissements et acclamations continuaient, nourrissant de nombreux rappels. Enfin, à l’invitation d’Olivier de Malden qui jouait les maîtres de cérémonie, les tribunes se vidèrent et la file des invités s’achemina vers la propriété de lady Mendl, illuminée elle aussi dans le style du Hameau avec des éclairages diffus et des lanternes vénitiennes afin de continuer l’impression de mystère qui régnait autour du lac. Elle avait été jusqu’à faire abattre une partie de sa clôture dans le but de permettre une solution de continuité. Pour l’intérieur de la maison sur lequel ouvraient les hautes fenêtres, elle avait banni l’électricité. Les lustres aux cristaux translucides, les candélabres, les flambeaux, l’ensemble était équipé de ces bougies douées de l’étrange pouvoir de flatter les visages en les adoucissant et d’allumer des éclairs dans les joyaux des femmes.

Des tables rondes juponnées de damas blanc et bleu étaient disposées sur la terrasse, autour de la pièce d’eau et sous les arbres. Elles portaient en leur centre des surtouts de bois doré piqués de feuillages, de nœuds de rubans bleus, de roses, de bruyères blanches comme les bougies. Le chiffre de Marie-Antoinette était brodé en bleu et or sur toutes les serviettes destinées à constituer autant de souvenirs. Enfin des valets en perruques blanches et livrées bleu et blanc attendaient les convives. Le spectacle était ravissant et fut salué, d’entrée par de nouveaux applaudissements. Violons et flûtes invisibles allaient accompagner le souper dont le chef du Trianon Palace avait composé le menu se référant autant que possible à ce que l’on servait dans le petit château de la Reine. Ce à quoi Aldo n’accorda aucun intérêt. Avec Mme de Sommières et les Crawford il dut prendre place à l’une des deux tables d’honneur surélevées d’où l’on pouvait fort bien voir, en contrebas, celle où Gilles Vauxbrun éclatait littéralement d’orgueil en compagnie de Pauline. Il est vrai qu’elle lui souriait souvent…

Il s’était arrangé pour la rencontrer au moment où l’on quittait le Hameau. Confiant un instant Tante Amélie à Adalbert, il était allé vers elle assez vite pour que Vauxbrun n’ait pas le temps de l’emmener. « Il faudrait que j’aie une conversation avec celui-là, pensait-il. Qu’est-ce qui lui prend de l’accaparer avec des airs de propriétaire ? » Mais il se calma en la voyant faire quelques pas à sa rencontre avec un sourire radieux :

— Pauline à Versailles ! Mais quelle merveilleuse surprise, murmura-t-il en baisant sa main juste un peu plus longtemps que ne l’autorisait le code de la politesse.

— Elle l’est aussi pour moi ! J’ignorais que vous fussiez à Paris !

— Vauxbrun ne vous l’a pas dit ? Pourquoi ? ajouta-t-il à l’attention de son ami qui s’était hâté de les rejoindre…

— Justement pour t’en réserver la surprise, coupa celui-ci avec une mauvaise foi totale. Notre amie vient pour exposer ses œuvres et il était normal que je la fasse inviter à cette soirée. Tu devrais me remercier !

— Mais comment donc ! Merci, mon vieux !… Chère baronne, venez que je vous présente à une dame que j’aime infiniment et avec qui vous devriez vous entendre, dit-il en prenant la main de la jeune femme pour la conduire à Mme de Sommières qui visiblement les attendait, Adalbert l’ayant déjà renseignée.

La rencontre en effet fut empreinte de la soudaine sympathie née entre les deux femmes. Tante Amélie remercia Pauline de son hospitalité et de l’aide qu’elle et les siens avaient apportée à la paire Aldo-Adalbert embarquée dans une histoire aussi ténébreuse que dangereuse. Elle fut tout de suite sensible au charme de la nouvelle venue. Elle aima son regard direct, sa voix chaleureuse, l’étreinte ferme de sa main et le respect empli de gaieté qu’elle lui montra. Elle sentit qu’elle avait devant elle un être de qualité mais ne put s’empêcher de se demander jusqu’à quel point son neveu y était sensible. Il était bien joyeux d’un seul coup !

On se rendit en groupe vers les tables en laissant passer ces quelques instants avec « Mrs Belmont » – Pauline tenait à dépouiller la baronne pour privilégier le nom dont elle signait ses œuvres. La marquise prit le bras d’Adalbert qui, lui aussi, était venu saluer leur amie américaine :

— Quelle femme charmante ! dit-elle d’un ton léger. En temps ordinaire je ne raffole pas des filles de la libre Amérique mais celle-là est… exceptionnelle ! C’est votre avis ?

— Absolument ! Et, dans son genre, son frère ne l’est pas moins ! Il émaille ses discours d’un « Nous autres les Belmont » que je trouve irrésistible. Et quelle générosité ! Il tient quelque peu du marsouin parce qu’il passe la moitié de sa vie dans l’eau mais, à sa manière, c’est un vrai seigneur ! Je les aime bien tous les deux !

— Pas avec un petit plus pour « Pauline » ? Elle est d’autant plus séduisante qu’elle ne cherche pas à l’être !

— Bravo ! Vous possédez, chère marquise, la rare faculté de juger quelqu’un en un clin d’œil et sans jamais vous tromper. Vous avez raison : il est facile de s’attacher à elle ! fit-il avec un léger soupir.

— C’est aussi ce que pense Aldo ?

Une sonnette d’alarme tinta dans la tête d’Adalbert. Il comprit que, sans en avoir l’air, Mme de Sommières entreprenait de le confesser. Grâce à Dieu on arrivait près des tables mais il fallait répondre car sa main s’était raffermie sur son bras : il alluma son plus grand sourire :

— Elle a été pour lui comme pour moi une amie parfaite. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ?

Olivier de Malden en venant lui enlever Tante Amélie pour la conduire à sa place lui évita d’en dire plus long ou de mentir. Il se promit d’éviter autant que possible les apartés avec une aussi fine mouche. Mais la première chose à faire en urgence lui semblait d’intimer à Morosini l’ordre de mettre sa lampe sous le boisseau. Cet imbécile rayonnait positivement !… Et en imaginant ce que Lisa penserait en le voyant en ce moment, il sentait monter une pointe de colère qu’il se hâta de juguler. Prendre Aldo de front ne servirait à rien. Il ne le connaissait que trop !

Quand, le souper achevé on se réunit dans les salons pour offrir à la géniale maîtresse de maison un gigantesque bouquet de fleurs et boire une dernière coupe de champagne, Adalbert attira Marie-Angéline à part mais il n’eut même pas à ouvrir la bouche :

— Vous, dit-elle en pointant son index sur lui, vous vous faites de la bile.

— Cela se voit à ce point ?

— Non, mais moi je vous connais bien… et je connais bien Aldo. Alors je vous dis, cessez de vous tourmenter ! Il n’y a aucune raison !

— Ah, vous trouvez ? ronchonna-t-il en désignant de la tête la terrasse où Aldo avait réussi à entraîner Pauline.

Il s’était hâté de profiter du répit offert par Léonora, qui, l’œil farouche, était venue récupérer son chevalier servant.

— Mais mettez vos lunettes et regardez-les ! Il est en train de tomber amoureux d’elle… si ce n’est déjà fait !

— Il le croit peut-être mais vous vous trompez ! Il est l’époux de Lisa et il en a profondément conscience.

Devant une indulgence aussi coupable qu’inattendue chez Plan-Crépin, Adalbert prit feu :

— Et si je vous disais…

— Rien ! Je ne veux rien savoir… Sinon ceci : que se produirait-il, selon vous, si à cet instant Lisa faisait dans ce salon l’une de ces apparitions dont elle a le secret ?…

— Elle serait furieuse.

— Elle n’en aurait pas le temps ! Aldo se précipiterait vers elle avec son amour au bord des lèvres.

— Ah, vous le croyez ? C’est parce que vous ne savez pas à quel point Pauline Belmont est exceptionnelle !

— Lisa aussi est exceptionnelle. Son tort est de ne pas être là !

— Son… tort ?

— Eh oui, son tort ! Où était-elle quand Aldo a rencontré cette Pauline ? À Vienne, chez sa grand-mère, en train de fabriquer un petit Morosini j’en conviens mais elle n’était qu’au début de sa grossesse et pouvait parfaitement l’accompagner : il le lui a demandé devant moi et notre marquise. Où est-elle à présent ? Encore en Autriche ou en Suisse à pouponner un bébé en pleine forme qu’elle pourrait sans problème confier à sa grand-mère et à sa fidèle Trudi sans compter une armée de serviteurs. Elle pouvait donc… et je dirais même qu’elle devait accompagner son époux et nous n’en serions pas là ! On n’a pas idée d’être suissesse à ce point ! À quoi cela ressemble-t-il, dites-moi, de laisser galoper seul un homme d’une telle séduction ? En outre, si j’ai bien deviné, elle lui a donné d’autorité le second rang, se déclarant mère avant tout… mais plus son épouse. Ça aussi c’est une faute ! Aldo a besoin d’une femme et si la titulaire déclare forfait… De toute façon, ce ne sera qu’une passade. Alors, fichez-lui la paix !

— Tudieu, Plan-Crépin ! s’exclama derrière eux Mme de Sommières qu’ils n’avaient pas vue venir. Si c’est le genre de catéchisme que l’on enseigne à la messe de six heures, je me demande si je ne devrais pas vous défendre d’y aller ?

L’interpellée leva vers le plafond un nez offensé et renifla :

— Je dis ce que je pense !

— Et ce n’est pas idiot. Vous me surprenez !… Cela dit, mon cher Adalbert, nous mêler de sa romance ne servirait qu’à braquer notre don Juan. Contentons-nous de veiller au grain mais de loin. Et ne me prenez pas pour une entremetteuse si j’invite Mrs Belmont à déjeuner ou à dîner un jour prochain…

À la vérité, leurs trois inquiétudes si soucieuses auraient pu entendre ce que se disaient Aldo et Pauline. D’autant qu’ils avaient commencé par ne rien dire. Il lui avait offert une cigarette et tous deux accoudés à la balustrade admirèrent d’abord en silence le parc et les jardins dont les lumières s’éteignaient l’une après l’autre. Comme une lente marée l’obscurité remontait vers eux.

— Je savais que vous deviez venir, murmura Aldo. Mais pas seule. Vauxbrun, malade d’angoisse attendait…

— Diana Lowell ? La pauvre s’est fracturé le genou en tombant de cheval ! fit Pauline en riant. C’est cruel à dire mais le cher Vauxbrun en a été agréablement soulagé.

— Et d’autant plus heureux ! Comment vont votre frère et votre belle-sœur ?

— À merveille ! Nous autres les Belmont comptons parmi les privilégiés que le krach boursier d’octobre dernier n’a guère atteints. Seules les fortunes les plus anciennes donc les plus solides ont résisté à la tempête du « Jeudi noir » de Wall Street mais il y a eu de gros dégâts. Les ruines ont été lourdes et nombreuses. John-Augustus essaie d’aider de son mieux les plus défavorisés…

— J’en ai eu connaissance. J’ai pris le plus de renseignements que je pouvais.

— Vous vous tourmentiez pour nous ?

— Vous n’en doutiez pas, j’espère ?

Il avait jeté sa cigarette et, redressé, se tournait vers elle pour admirer la ligne fière de son profil et respirer son parfum. Elle en fit autant et ils se retrouvèrent face à face.

— Merci, dit-elle. Cela veut dire que vous avez pensé à nous.

— J’ai surtout pensé à vous… plus que je n’aurais dû sans doute ! Vous n’êtes pas facile à oublier, Pauline !

— Nous nous l’étions promis cependant. Et si nous nous étions dit adieu…

— Nous étions sincères et nous n’avons pas voulu cette rencontre.

— Puisque vous saviez que je venais, vous auriez pu partir ?

— J’y ai songé mais pas longtemps parce que j’ai découvert que j’avais envie de vous revoir…

Il s’arrêta au bord de ce qui ne pouvait être qu’un aveu. Elle était belle à damner un saint et il mourait d’envie de la prendre dans ses bras quand le salut lui vint d’une voix à la fois aigre et enrouée :

— Chère Pauline, il est temps de partir. Je vais avoir le plaisir de vous raccompagner, fit Vauxbrun avec un sourire satisfait qui tapa sur les nerfs d’Aldo mais lui rendit le sens des réalités.

— Où êtes-vous descendue ? demanda-t-il.

— Au Ritz. D’abord, j’aime cet hôtel. En outre, il présente l’avantage d’être situé près de ma future exposition.

— Et c’est ?

— Chez moi ! triompha Vauxbrun. Je vais déménager une partie de mon magasin mais sans toucher au décor. Les œuvres de Pauline seront admirablement mises en valeur par mes tapisseries anciennes…

— Bravo ! On dirait que tu as l’art de mettre toutes les chances de ton côté…

— Chacun son tour ! Pendant que je me morfondais à Boston, toi tu coulais des jours délicieux à Newport.

Le regard de Pauline alla de l’un à l’autre. La tension était palpable et elle se hâta d’intervenir :

— Tellement délicieux qu’il a failli y laisser la vie ! Ainsi qu’Adalbert et certains autres… Veuillez m’excuser, je désire saluer Mme de Sommières !

— Nous allons faire mieux, s’empressa l’antiquaire qui se sentait sur un terrain glissant. Il se fait tard et la nuit fraîchit : je vais lui proposer de la ramener à l’hôtel avec Mlle du Plan-Crépin.

Tante Amélie accepta volontiers même si la distance entre la villa et le Palace était courte : elle sentait de la lassitude et craignait l’humidité du petit matin :

— Je ne suis plus à l’âge romantique où, après avoir dansé la nuit entière, on s’isole à deux pour regarder se lever le soleil, soupira-t-elle. Je suis à celui des rhumatismes. Aussi ne vais-je pas tarder à partir pour Dax mais auparavant, chère baronne…

— Dites Pauline, je vous en prie !

— Alors, Pauline, j’aimerais vous avoir à dîner chez moi ! La fête étant finie, je compte regagner la rue Alfred de Vigny le plus tôt possible !

— Oh non ! gémit Marie-Angéline. La fête est peut-être finie mais il y a…

— Une affaire suffisamment sordide pour que je souhaite vous en extraire ! D’ailleurs il faut que je rentre si je veux garder Eugénie. C’est ma cuisinière, précisa-t-elle à l’usage de l’Américaine, et elle menace de rendre son tablier si je la laisse encore longtemps au chômage forcé ! Ma chère, vous viendrez apprécier ses talents. Nous vous en serons reconnaissantes toutes les deux… Quant à vous, Plan-Crépin, vous aurez le choix entre ma vénérable voiture et le train. Que diable, Versailles n’est qu’à 17 kilomètres de Paris…

Quand la Rolls-Royce de Vauxbrun eut disparu, Aldo et Adalbert rentrèrent dans la maison où quelques membres du Comité formaient encore cercle autour de leur hôtesse, qui aimait à prolonger la nuit jusqu’au retour de la lumière. On commentait la soirée et l’on buvait. À l’exception de Mme de La Begassière, il ne restait que des hommes. Mme de Malden avait emmené une Léonora visiblement furieuse. Quant à Crawford, s’il était toujours là, il avait choisi de fumer son dernier cigare sur la terrasse en compagnie d’un verre de whisky. Aldo alla le rejoindre. Il y avait des moments où l’Écossais l’intriguait : il semblait n’attacher aucune importance aux relations de sa femme avec Vauxbrun. Tout à l’heure, elle avait fait une évidente crise de jalousie qu’il n’avait pas paru entendre. De même, il l’avait laissée partir sans faire le moindre geste pour la retenir : il est vrai qu’elle avait énormément bu et qu’il ne lui restait rien d’autre à faire qu’aller se coucher.

Arrivé près de l’Écossais, Morosini ne dit rien, se contentant d’allumer une cigarette et d’en tirer quelques bouffées. Au bout d’un moment il entendit :

— Croyez-vous qu’elle soit venue cette nuit ?

— Qui donc ?

— Elle voyons !… la Reine ! Je n’ai pensé qu’à elle au cours de cette soirée en me demandant si elle lui plaisait. Tant que cela a duré j’ai attendu un signe, un geste… j’ai fouillé les buissons du regard en espérant l’apercevoir… Il est vrai qu’avec ces figurants répandus un peu partout… par Elsie.

— Vous espériez voir… la Reine ? émit Morosini un peu suffoqué tout de même.

— Évidemment ! Trianon est hanté, vous ne le saviez-vous pas ?

— Vous faites allusion à ces deux Anglaises, miss… Moberly je crois et miss Jourdain qui se sont trouvées soudain introduites dans le passé, un jour de l’été 1789. Elles auraient vu la Reine coiffée d’un grand chapeau de paille en train de dessiner. On en a beaucoup parlé il y a quelques années… C’était étrange évidemment…

— Oh, elles n’ont pas été les seules !… En 1908 des amis américains, les Crooke, ont vu, à plusieurs reprises, la dame à la capeline en train de dessiner. Elle apparaissait et disparaissait avec la même soudaineté. Une autre fois, Mrs Crooke a vu un seigneur coiffé d’un tricorne noir qui l’a saluée avant de s’évaporer. Deux Anglaises, encore, ont vu une femme en coiffe secouer un linge à la fenêtre de la Ferme en ruine. Plus récemment un magistrat londonien a rencontré une dame en grande robe de satin jaune escortée de deux hommes en habit de cour. Moi-même enfin…

— Vous l’avez vue ?

Le regard perdu dans les ombres blanchissantes du parc, Crawford n’offrait à son compagnon qu’un profil dont le dessin le surprit. À cause de l’empâtement du visage on le remarquait moins mais le nez en bec d’aigle, la bouche serrée, l’immobilité de l’œil sous sa lourde paupière l’apparentaient aux rapaces. L’homme ne bougeait plus. Il semblait suivre à travers le ciel quelque chose qu’il était seul à distinguer.

— Dites-moi si vous l’avez vue ? insista doucement Aldo.

— Oui… à deux reprises ! La première fois c’était il y a trois ans dans l’escalier de Trianon. Elle portait cette merveilleuse robe d’un bleu un peu vert qu’a immortalisée Mme Vigée-Lebrun. La dernière fois c’était sur les marches de son petit théâtre, qu’il est impossible d’utiliser maintenant. Elle avait ce costume de bergère qui l’amusait jadis mais elle désignait la bâtisse et le Hameau dont il faut bien admettre qu’ils ont un sérieux besoin de réparations et elle pleurait… C’est à la suite de ce fait que j’ai lancé l’idée de l’exposition, afin d’attirer l’attention sur le délabrement de ce coin charmant où elle se plaisait tant ! Je suis riche et j’ai de nombreuses relations : cela a été facile.

Aldo avait vécu assez d’expériences supranormales pour mettre en doute les confidences de l’Écossais.

— Et vous avez réussi ! Dommage qu’un tueur s’acharne à tenter de détruire ce que vous et votre Comité avez réalisé ! Ce qui est bizarre c’est qu’il s’attaque seulement à des descendants – ou supposés tels ! – de gens qui ont joué un rôle si néfaste dans l’existence de Marie-Antoinette. Je ne vous cache pas que je redoutais une mauvaise surprise pendant le déroulement de la fête.

— Pas moi ! Nous avons trop besoin de l’argent récolté ce soir. S’il est logique avec lui-même l’assassin ne pouvait pas risquer de semer une panique.

— Alors, pourquoi depuis l’ouverture ces meurtres à répétition qui pouvaient tout détruire ?

— Pourtant il n’en a rien été… au contraire. Cela nous a fait, si l’on peut dire, la meilleure des publicités… et la Reine n’a pas manifesté son mécontentement. C’est pour moi la preuve que les… victimes portaient en elles le sang de ces misérables dont elle a eu à souffrir !

— C’est peut-être un peu léger comme raisonnement ?

Cette fois, Crawford se redressa pour regarder son voisin mais dut s’appuyer à la balustrade afin d’assurer son équilibre, preuve qu’il avait beaucoup bu même si ses propos ne s’en ressentaient pas :

— Vous me surprenez ! Vous, descendant d’une longue lignée, comment pouvez-vous nier que votre personnalité ne réunisse celles qui vous ont précédé ?

— Je vous croirais volontiers pourtant…

— Non. Vous savez que j’ai raison. Parce que à travers le temps j’ai hérité de celle de mon aïeul Quentin qui aima la Reine en silence – avec d’autant plus d’ardeur qu’elle n’en sut jamais rien – et qui a dépensé une fortune pour l’arracher à son destin tragique. Il a financé la fuite vers Montmédy. Malheureusement, Fersen avait l’entière confiance de Marie-Antoinette et l’exécution lui a été confiée. Cet imbécile en a fait un désastre…

— Cet imbécile ? Fersen et votre ancêtre n’étaient-ils pas amis ?

— Comment peut-on être l’ami de l’homme qui couche avec votre femme ? Sa passion pour la Reine n’empêchait pas le Suédois d’être l’amant de mon aïeule Léonora…

— Léonora ?…

Crawford se mit à rire mais ce rire grinçait :

— Oui, comme ma femme, et italienne comme elle. C’est drôle, n’est-ce pas, qu’après plus de cent cinquante ans, un même couple se reforme ? C’est à cause de cette similitude de noms que je l’ai épousée quand je l’ai rencontrée aux Indes. La première Léonora en venait aussi. Après avoir été la maîtresse du duc de Wurtemberg, de l’empereur Joseph II et d’un diplomate français, elle avait suivi là-bas un Irlandais nommé Sullivan qui l’épousa. Quentin Ier avait édifié son énorme fortune dans la Compagnie des Indes. Il y séjournait lors de leur rencontre et avant de repartir pour l’Angleterre, il l’a enlevée. C’est sur le tard qu’ils se sont mariés !

— Et… c’est uniquement à cause de son prénom que lady Léonora est devenue votre épouse ?

— Revoyez-la telle qu’elle était tout à l’heure, vous aurez votre réponse !

Dans sa robe blanche inspirée de l’Empire, Léonora était en effet fort belle ce soir. La simplicité de la coupe mettait en valeur le large collier de diamants orné de grandes pendeloques qui accrochait la lumière et la renvoyait en flèches bleutées.

— Je comprends… mais, au fait, il m’a semblé reconnaître son collier. Marie-Antoinette ne l’aurait-elle pas porté ?

— Si. Il faisait partie des joyaux ayant appartenu à la mère de Louis XVI, Marie-Josèphe de Saxe. Louis XV les avait offerts à la dauphine. Et à présent vous allez me demander pourquoi il n’a pas été exposé avec les autres bijoux ? Léonora refuse de s’en séparer. Elle le considère comme son talisman et, chez nous, elle passe des heures à le contempler, à le faire jouer dans la lumière, à le caresser même…

— Parce qu’elle partage votre culte de la Reine ?

— Absolument pas mais elle aime son goût et ses bijoux la fascinent. Ce qui la rapproche encore de la première Léonora. On dit de celle-ci, quand elle s’appelait encore Mrs Sullivan, qu’elle était dévouée corps et âme à Marie-Antoinette mais c’est faux. Axel de Fersen était devenu son amant et un amant passionnément aimé. Tirez vous-même les conclusions !

— Elle n’aurait tout de même pas tenté quelque chose pour faire échouer la fuite ?

— Honnêtement, on n’en a jamais rien su ! Et c’eût été dangereux : si elle l’avait fait et que mon aïeul l’eût appris, il était capable de la tuer. D’autre part, si l’aventure réussissait, elle n’aurait plus revu Fersen qui devait rejoindre la Reine. Alors…

— Disons que cela fait partie des ombres du passé. Vous possédez d’autres bijoux de même provenance ?

— Non, c’est le seul en dehors d’une infinité de boîtes à mouches, de tabatières, de boîtes à pastilles, de flacons, d’éventails et autres objets provenant de Versailles, des Tuileries et même du Temple et de la Conciergerie qui me sont plus précieux encore. Et que j’aimerais vous montrer. Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner un soir prochain avec quelques amis ?… Ce serait pour moi un réel plaisir…

— Pour moi aussi, n’en doutez pas.

— En ce cas nous arrêterons une date avec ma femme. À présent je vous donne le bonsoir. Il est temps que je rentre.

Les deux hommes se séparèrent sur une poignée de main et Aldo rejoignit Adalbert, qui bavardait sur le coin d’un divan avec Elsie Mendl. Celle-ci riait beaucoup :

— Savez-vous que, selon notre ami, j’aurais d’innombrables points communs avec Néfertari, l’épouse du grand Ramsès II ! Décidément, j’aurai tout entendu !

Considérant le fin visage auréolé de ses cheveux argentés, Aldo sourit :

— Vous devriez le croire : il se trompe rarement quand il s’agit de l’Égypte ancienne et si vous acceptiez de porter une lourde perruque de laine noire…

— Je préfère rester ce que je suis ! En tout cas, ce soir nous avons ramassé une petite fortune… et aucun cadavre n’est venu troubler la fête…

En rentrant à l’hôtel, Aldo fit part à Adalbert de l’invitation de l’Écossais :

— Ce sera bientôt, je pense. J’ai l’intention de rentrer chez moi dès que possible.

— Vraiment ?… J’aurais cru le contraire.

— Eh bien, tu te trompais…

Puis baissant la voix jusqu’à un murmure trahissant une lassitude inattendue :

— Je ne suis pas un surhomme, Adal ! Quelqu’un dont j’ai oublié le nom a dit que la meilleure façon d’oublier une tentation était d’y céder mais il y en a qui peuvent mettre une âme en péril…

Soulagé, l’égyptologue passa un bras compréhensif sous celui de son ami :

— Une âme non… mais un couple peut-être. Elle est plus séduisante encore que dans mon souvenir, cette Pauline, et je sais bien pourquoi.

— Vraiment ?

— Allons ne joue pas les modestes ! Elle est amoureuse de toi et tu le sais pertinemment. C’est pourquoi je t’approuve d’employer la technique de Napoléon : la fuite et le plus tôt sera le mieux !

On venait de franchir la grille de l’hôtel à l’intérieur duquel les femmes de ménage étaient à l’ouvrage. Aldo alla s’asseoir dans un fauteuil de la terrasse.

— Tu crois qu’elle m’aime ?

— Mais je n’en sais rien ! gronda Adalbert furieux contre lui-même. Il avait voulu adoucir le désir de séparation affiché par Aldo et il avait échoué misérablement. Écoute, poursuivit-il, si je ne savais ce que je sais, je te dirais : passe-toi l’évidente envie que tu as d’elle puis, sans respirer, saute dans le Simplon Express ! Mais…

— Ça veut dire quoi : « Si je ne savais… » ?

— … que c’est déjà fait !… Pardonne-moi mais il m’est arrivé, l’été dernier, d’écouter ce qui se passait derrière certaine porte de bibliothèque.

— Ah !

Aldo était trop désorienté pour avoir le courage de se fâcher. Il leva sur son ami un regard peiné :

— Et tu penses ?

— Qu’il faut que ce soit la dernière nuit de Casanova ! Si tu recommences, tu auras encore plus de mal à t’arracher à elle et tu ramèneras à ta femme un époux défraîchi… Va dormir à présent ! Tu es fatigué et comme moi tu as trop bu. Quelques heures de repos, une douche et tu verras les choses différemment. Si tu veux, je t’accompagnerai à Venise…

— Ça, c’est une idée !… Tant pis pour le dîner de Crawford : on ramène Tante Amélie chez elle et on part !

— Sans oublier tout de même de faire nos adieux à Lemercier !

Depuis plusieurs heures Aldo dormait de ce bon sommeil des fermes résolutions quand le téléphone sonna lui apportant la voix courtoise et précise du chef de la réception : le journaliste Michel Berthier était en bas et insistait pour être reçu.

Un coup d’œil à sa montre affichant midi lui fit admettre que l’heure était plus que convenable pour une visite :

— Priez-le d’attendre dix minutes et faites-le monter ! Envoyez-moi aussi du café très fort ! Pour deux !

Il sauta à bas de son lit, se précipita sous la douche sans attendre que l’eau chauffe, s’étrilla vigoureusement, s’arrosa de lavande anglaise et s’habilla sommairement d’un pantalon de flanelle grise, d’un chandail de même couleur sur une chemise blanche. Il achevait de se brosser les cheveux quand on frappa : précédé par un plateau de café que soutenait un serveur, Berthier fit son apparition avec une mine défaite laissant supposer qu’il n’avait pas dû dormir beaucoup la nuit précédente.

C’était inhabituel chez lui. Grand garçon d’un mètre quatre-vingts taillé comme un rugbyman, le journaliste jouissait d’une évidente bonne santé et ne cultivait pas les états d’âme. Il accepta avec empressement le fauteuil confortable et la tasse de café que Morosini lui tendait et en avala le brûlant contenu avant même que le domestique se fût retiré. Du coup, Aldo lui en versa une seconde.

— Ça n’a pas l’air d’aller très fort ? remarqua-t-il le nez dans sa propre tasse.

— Ça ne va même pas du tout ! La petite Autié a disparu !

— Comment ça disparu ?

— Envolée, volatilisée ! Il me semblait pourtant que disparu était le terme idoine ? J’explique : hier en fin d’après-midi on l’a vue rentrer chez elle et on n’a plus bougé.

— C’est qui : on ?

— Moi et mon copain Ledru, le photographe avec qui en général je fais équipe. On s’est installés dans ma voiture légèrement en retrait de la grille afin de pouvoir surveiller les allées et venues éventuelles. Je vous avoue qu’on s’est demandé un instant ce qu’on faisait là. Tout avait l’air si tranquille ! Pas un chat dehors en dépit de la douceur du temps qui incite généralement les gens à prendre le frais devant leur porte…

— C’est un quartier de petites maisons pourvues de jardins. On prend le frais chez soi !

— Vous n’y connaissez rien ! Dans mon village d’Indre-et-Loire, chacun a son jardin. N’empêche que tout le monde s’installe dehors avec des chaises ou des tabourets, histoire de se raconter les derniers potins de la journée…

Devant le geste impatient de Morosini, il poursuivit :

— J’y viens ! Donc on a pris la veille à tour de rôle. Vers minuit c’est moi qui étais de garde et j’ai entendu du bruit. Assez fort comme si quelqu’un tapait dans les murs pour accrocher des tableaux ou quelque chose dans ce genre-là. J’ai réveillé Ledru…

— Et vous êtes allés voir ?

— Sous quel prétexte ? En rentrant, la demoiselle avait fermé ses volets et aussitôt elle a allumé. D’ailleurs, au moment du vacarme c’était encore éclairé. J’ai tout de même escaladé le mur pour essayer de voir par les fentes des volets. J’ai juste aperçu les jambes de la demoiselle qui devait être assise dans un fauteuil. Jolies d’ailleurs ! Le bruit s’est arrêté à ce moment et je suis retourné à la voiture. La demoiselle a fini par éteindre et moi j’ai passé la garde à Ledru. La nuit s’est achevée sans autre incident.

Au matin on a vu la voiture du laitier. Il a sonné puis sans attendre il a posé la bouteille de lait et il est parti. La bouteille est restée là sans qu’on vienne la chercher mais on ne s’est pas inquiétés en pensant que la demoiselle dormait. Plus tard, en revanche, il y a eu le facteur. Il n’y avait pas de courrier mais un petit paquet pour lequel il devait avoir besoin d’une signature. Et lui il a sonné, sonné et resonné pendant un bon moment. Il a fini par en avoir assez, a déposé ce qui devait être un avis de passage et puis il est reparti…

« Cette fois on y va ! » m’a dit Ledru, en sortant son couteau suisse grâce auquel nous avons ouvert la grille sans trop de peine après nous être assurés qu’il n’y avait personne en vue. La porte de la maison n’a pas présenté plus de difficultés et nous sommes entrés. À l’intérieur tous les tableaux étaient par terre et certains meubles renversés. Nous avons appelé : pas de réponse ! Alors on a fait le tour et, dans une chambre qui devait être celle de la jeune fille, on a vu le lit en désordre et la fenêtre grande ouverte… elle donne comme vous le savez sans doute sur un chemin menant à un bâtiment…

— L’atelier du grand-père. Vous y êtes entrés ?

— Comme de juste mais il n’y avait rien d’intéressant à l’exception d’une espèce d’autel avec dessus un torse de femme nue qu’on a trouvé bizarre. Les chandelles qui sont devant ont dû servir dans la nuit : ça empestait la cire refroidie. Après on a fouillé le jardin mais nulle part on n’a trouvé trace de la demoiselle. Ledru voulait aller à la police mais comme c’est vous qui m’avez envoyé j’ai préféré venir vous voir…

— Vous avez eu raison, dit Aldo songeur. Vous avez vraiment tout examiné ?

— Pour ça, on peut nous faire confiance. Tout a été passé au peigne fin et on a pratiquement acquis la certitude que votre protégée est partie en chemise de nuit et en pantoufles. On a retrouvé ses vêtements d’hier et, dans son armoire aucun cintre n’était inoccupé. Et si vous ajoutez ceci…

D’un morceau de papier plié dans sa poche Berthier sortit un large tampon de coton auquel s’attachait encore une odeur de chloroforme.

— Cela signe l’enlèvement ! soupira Aldo. Et comme vous n’avez pas perdu l’entrée de vue on peut se demander par où les ravisseurs sont passés.

— L’atelier s’appuie à un mur possible à franchir. Même avec un fardeau si l’on est suffisamment solide.

— Il donne sur quoi votre mur ?

— Une impasse aveugle et, comme il a pas mal plu ces temps derniers, la terre y a gardé l’empreinte de pneus assez larges indiquant une grosse voiture. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On déjeune ! Faites un brin de toilette pendant que je vais chercher Vidal-Pellicorne. Où est votre Ledru ?

— Il est rentré à notre hôtel… qui n’est pas celui-là.

— On va l’y prendre. Il y a, paraît-il, rue du Pain, près du marché Notre-Dame, un bon restaurant tranquille. Après, vous rentrerez provisoirement dans le rang et moi je vais voir le commissaire Lemercier pour lui dire que je suis allé ce matin chez Mlle Autié et que je crains fort qu’elle n’ait disparu.

Il fut impossible de ramener Adalbert à la réalité du jour. Victime d’une solide gueule de bois, il était vert comme une salade et refusait de bouger même une oreille. On le laissa là.

Après un repas confortable au cours duquel Aldo fit pour Berthier et Ledru le compte rendu détaillé de la fête nocturne, on se sépara : les journalistes pour téléphoner le « papier » qu’il venait de leur suggérer et Morosini pour se rendre à l’hôtel de police afin de faire part à Lemercier de son « inquiétude » au sujet de Caroline.

Plus « Dur-à-cuire » que jamais et l’œil mauvais, le policier le reçut comme un chien dans un jeu de quilles. Assis à son bureau, la tête dans les épaules, il ne lui offrit pas de s’asseoir et grogna :

— Il date de quand votre dernier coup de téléphone ?

— Mais… un peu avant midi. Pourquoi ?

— Vous ne seriez pas allé faire un tour chez elle, par hasard ?

— Mon Dieu non ! Je me suis couché extrêmement tard et je n’ai pas quitté l’hôtel ce matin, fit Aldo avec la satisfaction de dire la vérité. Je venais même vous demander de me faire accompagner par un de vos hommes. Je ne vous cache pas que nous sommes soucieux, Mme de Sommières et moi, d’avoir dû la laisser rentrer dans une maison aussi… malsaine !

— Cette grande inquiétude ne vous a pas empêchés de passer une excellente soirée, n’est-ce pas ?

Le ton était franchement acerbe mais Aldo ne parut pas le remarquer :

— Vous savez pour quelle raison nous l’avons maintenue puisque votre opinion allait dans ce sens mais nous en avons connu de plus… détendues. Tout le temps qu’elle a duré nous avons appréhendé une catastrophe et quand tout a été fini, nous étions soulagés…

— Vous redoutiez une catastrophe, ricana Lemercier en cherchant fébrilement un papier parmi ceux qui encombraient son bureau. Est-ce que ça vous paraît suffisant ? Il y a là une petite plaisanterie dont je ne suis pas certain que vous allez apprécier le sel !

Du premier coup d’œil, Aldo reconnut l’écriture et sentit un frisson désagréable couler dans son dos :

« À mon grand regret, écrivait l’assassin, il me faut constater que vous ne vous donnez guère de peine pour vous procurer ce que je vous avais demandé. La larme est introuvable, n’est-ce pas ? Vous vous contentez de tendre le dos dans l’attente d’un nouveau cadavre ? C’est assez facile, au fond ! Aussi me mettez-vous dans l’obligation de stimuler votre zèle. En attendant que le diamant reparaisse en surface, ce qui ne saurait manquer un jour ou l’autre, je me suis pris d’un intérêt passionné pour deux autres parures de Marie-Antoinette ; les diamants roses du prince Morosini et les bracelets de son beau-père le richissime Kledermann. Et comme je me doutais bien que mon simple désir risquait de vous paraître insuffisant je me suis assuré la collaboration – tout involontaire ! – de la charmante et si malheureuse Caroline Autié. Depuis cette nuit elle est entre mes mains et n’en sortira intacte que si vous vous montrez raisonnables. Je vous ferai savoir, en temps voulu, le lieu et l’heure où nous ferons l’échange. Tenant compte que Morosini n’est pas seul engagé dans cette affaire et qu’il lui faut avertir son beau-père, sachez que je vous donne cinq jours. Après cela, chaque soleil qui se lèvera marquera pour ma belle prisonnière la perte d’une de ses grâces : un doigt, une oreille, un autre doigt, la seconde oreille. Le nez ne viendra que si vous vous montrez par trop avare. Cependant, je suis persuadé de ne pas être contraint d’en arriver là : ces messieurs sont trop galants pour mettre en balance quelques colifichets d’une part et la beauté d’une malheureuse dont c’est la seule richesse… Cela dit, je vous laisse à vos réflexions en vous conseillant de ne pas recourir une seconde fois au coup de la copie !… Ce que je tiendrais pour une offense… »

Suivaient des considérations sur les déviations de l’âme humaine, singulièrement sur l’avarice cause de bien des maux, et un long dithyrambe sur la Reine que Morosini lut avec agacement : ce misérable voyait un pieux devoir dans la restitution à Marie-Antoinette du trésor personnel dont elle avait été privée. Cela par tous les moyens, fût-ce les plus sanglants…

— Écœurant ! exhala Morosini en rendant la lettre au commissaire.

— Pour vous sans doute mais en ce qui me concerne je trouverais plutôt insultant !

— Pour qui ? Pour vous ?

— Naturellement. Ce genre de poulet aurait dû vous être adressé avec l’ordre exprès de ne pas avertir la police. Or, c’est à moi qu’on l’envoie, preuve évidente où l’on me tient… On me prend pour un imbécile.

— On peut l’interpréter différemment. Cette lettre vous fait l’arbitre de la situation. Si mon beau-père et moi-même n’obtempérons pas, nous sommes déshonorés aux yeux de la force publique vite relayée par la presse. C’est habile au contraire…

— Que comptez-vous faire ?

— Prendre le premier train pour Zurich ! Ce genre de tractation ne saurait passer par le téléphone et, par chance, nous avons cinq jours !

— Mais en ce qui concerne votre part du marché ?

Le regard dédaigneux qu’Aldo posa sur Lemercier le vengea des avanies que celui-ci lui avait fait subir :

— Entre la vie d’une jeune femme et un joyau, si cher qu’il soit à mon cœur de collectionneur, pensez-vous réellement que je puisse hésiter ? Je donnerai ce que l’on exige de moi… mais je ne vous empêche pas de faire, de votre côté, quelques efforts pour sauver Mlle Autié et mettre la main sur le maître chanteur…

— Et… M. Kledermann ?

— Je ne peux répondre pour lui. C’est un homme d’honneur, sans aucun doute, un grand seigneur même mais il ne guérit pas de la blessure causée par la mort tragique de son épouse et les bracelets qu’on lui réclame étaient de ceux dont elle aimait se parer. C’est pourquoi je préfère lui parler… si toutefois vous acceptez de me rendre mon passeport ?

De mauvaise grâce, Lemercier fouilla dans un des tiroirs de son bureau, en tira la pièce demandée :

— Vous n’en profiterez pas pour rentrer à Venise ?

Le sang d’Aldo ne fit qu’un tour. S’appuyant des deux poings sur le bureau et se penchant pour être à la hauteur de l’adversaire, il lui jeta à la figure :

— Vous êtes bien un flic ! Perdez donc cette habitude de jauger les gens à votre aune personnelle ! S’il n’existait pas des Langlois et des Warren, ce serait à désespérer de l’espèce !

Загрузка...