CHAPITRE IX
OÙ L’ON EN APPREND UN PEU PLUS
Le lendemain matin, Aldo pénétrait dans le hall de l’hôtel Baur-au-lac à Zurich. Il connaissait trop les dimensions pharaoniques de la résidence de son beau-père sur la Goldküste – la Rive dorée –, pour aller en tirer la sonnette afin de s’y faire héberger. Pas parce qu’il craignait de n’être pas le bienvenu. Simplement, il préférait la totale liberté de mouvement que procure l’hôtel. Sauf, naturellement, lorsqu’il accompagnait sa femme et ses enfants, il descendait toujours dans ce palais au luxe discret pourvu d’un beau jardin au bord de l’eau. Il y retrouvait toujours la même chambre et s’y sentait un peu chez lui…
Un coup de téléphone à la banque Kledermann lui ayant appris que son beau-père, souffrant, restait chez lui depuis quelques jours le précipita dans un taxi sans prendre la peine d’annoncer sa visite. C’était contraire aux normes de la politesse mais il tenait à juger par lui-même de l’état réel du banquier sans lui laisser le temps de recourir à une mise en scène et à des artifices. En effet, depuis la mort tragique de sa femme, dont il ne se remettait pas, le père de Lisa, bâti à chaux et à sable cependant, semblait accumuler les accidents de santé plus ou moins graves. Cela n’avait rien d’étonnant : Dianora, la blonde Danoise, avait été d’une foudroyante beauté capable d’inspirer une passion même à un homme aussi froid et distant que Moritz Kledermann{10}.
Aldo en savait quelque chose. Avant la Grande Guerre, il avait rencontré Dianora à une fête de Noël dans un palais vénitien. Elle était alors âgée de vingt-trois ans et déjà veuve du comte Vendramini, un vague cousin de Morosini. Celui-ci avait été littéralement ébloui : elle ressemblait à une fée des contes nordiques. Tellement blonde et charmeuse, elle évoquait une fleur saisie par les frimas, le plus pur de ces diamants qui la faisaient scintiller, mais sous le givre de cette statue coulait un sang aussi ardent que celui d’Aldo. Le soir même elle devenait sa maîtresse. Une maîtresse passionnément aimée à laquelle il pensait que rien, jamais, ne pourrait l’arracher. Ce ne fut pas rien, ce fut la guerre. Dès la déclaration, Dianora, refusant de devenir princesse Morosini et peut-être veuve, était repartie pour son Danemark natal. Ils s’étaient dit adieu au bord d’une route de Lombardie avec une froideur et une lucidité d’esprit de la part de la jeune femme dont Aldo avait cru ne jamais se remettre.
Pourtant il s’en était guéri plus vite qu’il ne le pensait et quand il l’avait revue, quelques années plus tard, elle avait épousé Moritz Kledermann et elle était devenue la belle-mère de Lisa. Sa mort sous des balles meurtrières au soir de ses trente ans l’avait empêchée aussi de devenir celle d’Aldo. Ce qui eût été un comble ! Mais elle avait emporté avec elle le secret de leurs amours dont ni le banquier ni sa fille n’avaient rien su…
Lorsqu’il arriva devant ce que l’on appelait le « palais Kledermann » – il avait des dimensions presque doubles du sien propre – Aldo était partagé entre son inquiétude sur la santé de son beau-père et l’espoir que Lisa s’y trouverait encore. Il fut déçu, hélas !
— Madame la princesse nous a quittés la semaine dernière, lui expliqua Gruber, le solennel maître d’hôtel. La consultation du professeur Glanzer l’a complètement rassurée et elle a rejoint Mme la comtesse von Adlerstein à Rudolfskrone…
— La santé de son père ne l’a pas retenue ?
— Monsieur n’était pas souffrant quand elle est partie… ou tout au moins n’en donnait pas l’impression.
Une fêlure dans la voix cérémonieuse alerta Aldo.
— Voulez-vous dire qu’il était déjà malade et s’est arrangé pour qu’elle l’ignore ?
— C’est cela même ! Monsieur s’entend à donner le change et refuse d’inquiéter si peu que ce soit Madame la princesse mais tous ici nous savons que son mal progresse et que, bientôt peut-être, il deviendra difficile de le cacher.
— C’est si grave ?
— Je le crains, Excellence ! Monsieur refuse d’y faire seulement allusion. Quant à confesser le docteur Ackermann, son médecin, autant s’adresser à un mur.
— Est-ce qu’il se soigne, au moins ? demanda Morosini dont l’inquiétude grandissait.
— Sans aucun doute. Il n’est pas homme à se laisser abattre sans lutter, surtout pour sa fille et ses petits-enfants qu’il adore. Cependant, depuis la mort de Madame, quelque chose s’est cassé en lui. Mais je retiens Monsieur le prince et le prie de m’excuser. Je vais l’annoncer…
Aldo trouva son beau-père dans son cabinet de travail, vaste pièce donnant sur les jardins et le lac, magnifique et sobre à la fois, dont il savait que les bibliothèques dissimulaient l’entrée de la chambre forte où reposait la collection de joyaux. Assis à son bureau, le banquier lisait les cours de la Bourse mais jeta son journal pour venir au-devant de son gendre dont il serra la main avec une fermeté pleine de chaleur :
— Voilà un plaisir inattendu, dit-il avec un de ses lents et rares sourires qui conféraient tant de charme à ses traits austères. Savez-vous que vous manquez Lisa de peu ? Elle était encore ici il y a trois jours avec les enfants !
— Vous m’en voyez désolé. Était-elle rassurée pour Marco ?
— Entièrement ! Je vous avoue d’ailleurs ne pas comprendre le souci qu’elle se fait pour ce gamin : il éclate de santé. Glanzer lui a presque ri au nez quand elle s’est rendue chez lui avec le bébé ! Mais cela lui ressemble assez : Lisa est la fille des coups de cœur. Rappelez-vous celui qu’elle a eu pour Venise et pour vous…
— Je crains qu’il ne lui passe. Mon fils règne sur elle et je ne suis plus que prince consort. Elle n’a rien voulu entendre pour m’accompagner à Versailles.
Le banquier se mit à rire si spontanément qu’Aldo en oublia un instant les craintes qu’il inspirait à son entourage. D’autant que, toujours aussi sobrement élégant, il n’y avait aucun signe, dans sa haute et mince silhouette, qui pût inspirer la crainte.
— Rassurez-vous, elle vous aime. Seulement vous n’avez pas la priorité en ce moment… Cela dit et, à propos de Versailles, j’ai appris qu’il s’y passait d’étranges événements ? Des meurtres à répétition si j’ai bien compris ?
— Oh, vous avez fort bien compris ! soupira Aldo en se laissant aller dans le profond fauteuil de cuir qu’on lui offrait. Le malheur est que le nombre des visiteurs augmente avec celui des cadavres. Nous sommes en train de ramasser une fortune pour Trianon et la fête que nous avons prévue mais réduite à l’essentiel s’est passée sans anicroches. Un vrai rêve ! Le réveil n’en a été que plus rude…
— Encore un mort ?
— Non. Cette fois c’est un enlèvement… et c’est aussi la raison de ma présence ce matin. Mais il faut que je vous explique.
Avec le plus de concision possible, Aldo retraça la suite d’événements tragiques dont Versailles était le théâtre. Tout en parlant, il sentait une angoisse monter en lui. Les confidences du maître d’hôtel rendaient sa mission singulièrement délicate. Il n’est jamais facile d’annoncer à un collectionneur qu’il va perdre une pièce importante. C’est un peu comme si on lui prélevait un morceau de chair mais quand, en plus, ledit collectionneur est un ami gravement malade, cela touche à la cruauté. Il eût beau faire de son mieux pour adoucir la pilule, il fallut quand même en venir à la présenter :
— En échange de la vie de Mlle Autié, ce criminel exige que lui soient remis mes « girandoles » et vos bracelets. Pour ce faire, il nous a accordé cinq jours après quoi, la pauvre fille pourrait perdre un doigt, une oreille…
— Inutile d’en dire plus, Aldo ! Que comptez-vous faire ?
— Céder, bien sûr !
— Alors qu’est-ce qui peut vous laisser supposer que je sois bâti d’une autre substance que vous ?
— Rien. Je sais quel homme vous êtes, Moritz ! Cependant, il m’était impossible de prendre une décision sans votre accord. Et ne me dites pas que je pouvais téléphoner. J’ai préféré venir vous voir !
— Ce n’est pas moi qui vais vous le reprocher, puisque cela me donne l’occasion de passer un moment avec vous. Remettez sans remords les bracelets de la Reine à ce misérable !
— Merci ! Je n’ai jamais douté de votre générosité mais je sais à quel point vous aimez votre collection. Cela dit, je ferai l’impossible, une fois Mlle Autié hors de danger, pour récupérer votre bien… et le mien !
Kledermann eut, de la main, un geste évasif traduisant une sorte de désintérêt envers cette suite éventuelle, qui frappa Aldo :
— Ne me dites pas que vous n’aimez plus vos joyaux ?
— Si, mais peut-être moins qu’autrefois ! Je n’arrive pas à oublier que c’est cette passion qui, indirectement a causé la mort de ma belle épouse. Pourquoi ne vous ai-je pas écouté ? Pourquoi me suis-je obstiné à vouloir ce rubis diabolique en dépit de vos mises en garde ?
— Ne vous accusez pas ! Rappelez-vous que vous aviez fini par vous ranger à mon opinion, que j’étais en train de vous le racheter quand, par malheur, elle est rentrée plus tôt que prévu. La magie funeste de la pierre s’est emparée d’elle… et a causé sa perte. Parce que au contraire de vous elle n’a pas voulu m’écouter et y renoncer ! Vous savez, Moritz, je crois que l’on n’échappe pas à son destin ! Dianora est morte heureuse, quasiment dans vos bras à l’heure de son plus grand triomphe !
Tandis qu’il parlait, Aldo observait son beau-père. Le masque douloureux se détendait peu à peu. Un instant de silence suivit, qu’il se garda de troubler. Enfin, Kledermann laissa échapper un léger soupir puis sourit :
— Vous ne repartez pas tout de suite, j’espère ?
— Seulement demain. Pour ce soir je me contenterai de téléphoner votre décision à Lemercier depuis l’hôtel.
— Toujours votre goût pour les palaces ! Au moins, déjeunez avec moi !
— Avec plaisir !
Ce fut pour tous les deux un moment privilégié. C’était la première fois depuis le drame qu’ils se retrouvaient en tête à tête. D’habitude, Lisa était présente, tendre trait d’union mais que la passion partagée de ces deux hommes pour les joyaux illustres agaçait un peu : elle leur reprochait d’y laisser une partie de leur âme… Ce fut son père qui remit la conversation sur les pierres précieuses :
— Je ne vous l’ai jamais demandé et vous avez soigneusement évité le sujet à chacun de nos revoir : qu’est-il devenu, ce maudit rubis{11} ?
— Il est à Jérusalem où il a repris sa place dans le Pectoral du Grand Prêtre avec les trois autres pierres fugitives. Le seul endroit où il ait perdu sa force destructrice. Nous avons éprouvé un immense soulagement en nous en débarrassant, Adalbert et moi…
— Pourtant, vous avez accepté de servir encore cette cause ô combien étrangère, en tant que prince chrétien !
— Les émeraudes du Prophète ? Nous n’avons accepté que contraints et forcés. La vie de Lisa était en jeu !
— Et maintenant c’est celle d’une jeune fille inconnue ! N’y a-t-il pas des moments où votre équipement de chasseur de trésors vous pèse sensiblement ? Les joyaux de cette pauvre Marie-Antoinette n’ont pas l’air plus fréquentables que les autres ?
— Sans doute, mais je ne vous apprends rien. Votre père et vous-même vous êtes souvent lancés sur des traces dangereuses, aveuglés que vous étiez – comme je le suis moi-même ! – par l’éclat de ces merveilles ! Et j’ai peur que le goût des émotions de la chasse au trésor ne me quitte pas de sitôt. Cela m’ennuie pour Lisa…
— Elle vous a épousé en sachant ce qu’elle faisait. Et puis peut-être l’âge venant vous sentirez-vous moins attiré… comme je le suis moi-même ?
— Peut-être, répondit Morosini évitant de rappeler à nouveau la blessure dont souffrait son beau-père et qui, grâce à Dieu, ne lui avait pas été infligée à lui. En attendant, me ferez-vous l’honneur… et l’immense plaisir de revoir votre collection ? À moins que…
— Du tout, du tout ! Je n’ai jamais dit que je l’avais prise en aversion ! J’y tiens toujours autant. Venez !
Se levant de table, il précéda son gendre jusqu’à son cabinet de travail où il fit porter le café et les liqueurs avant de chercher la clef qui ouvrait un panneau de livres en même temps que la porte d’entrée se fermait automatiquement. La chambre forte s’offrit à eux et ils y pénétrèrent comme dans une chapelle en véritables dévots qu’ils étaient. Le seuil franchi, ils subissaient à nouveau l’envoûtement des pierres… Kledermann ouvrait les écrins avec orgueil. Aldo admirait sans arrière-pensée.
Il revit avec bonheur la grosse émeraude de Montezuma, rapportée par Cortés, la fabuleuse parure d’améthystes et de diamants de la Grande Catherine, les saphirs de la reine Hortense, les nœuds de corsage de la du Barry, les perles de la Reine Vierge, la Belle de Flandres – l’un des plus beaux rubis du Téméraire ! – un étonnant saphir russe, de deux teintes, représentant une femme enveloppée d’une draperie. Dans l’une des teintes était gravée la tête et dans l’autre la draperie… Aldo l’examina longuement :
— Je ne vous le connaissais pas ? Et même je ne le connaissais pas du tout ! C’est une merveille ! D’où le sortez-vous ?
— Une réfugiée… bolchevique d’ailleurs !
— C’est plutôt rare !
— Pas à ce point ! Celle-ci avait eu accès à certaines « réserves », s’était servie et avait pris le large pour arriver ici en réclamant bien haut l’asile politique. Elle est venue me voir et j’ai acheté. Vous voyez, ce n’est pas plus difficile !
— Qu’est-elle devenue ?
— Elle a disparu, mais rassurez-vous, elle m’a signé les documents nécessaires à une vente régulière et vous n’aurez pas de problèmes !
— Pourquoi en aurais-je ?
Le banquier se mit à rire, referma l’écrin qu’il avait gardé en main et le rangea dans son coffre :
— Mais parce que tout ceci vous reviendra !
— C’est Lisa votre héritière ! Je ne suis que votre gendre et vous n’êtes mon aîné que de dix ans ! précisa Aldo avec un rien de sécheresse.
— Ne montez pas sur vos grands chevaux ! C’est elle, en effet qui héritera mais à la condition formelle de laisser la collection entière entre vos mains, faute de quoi celle-ci ira à Antonio votre premier fils. Vous aurez ainsi largement le temps d’en profiter !
— Oui, mais voyez-vous je préférerais un autre genre de conversation ! Rien ne me dit que l’ensemble sera intact quand vous partirez : vous oubliez les bracelets de Marie-Antoinette ! Il se peut que je ne puisse les récupérer !
— Quelle importance quand je n’y serai plus ! Je vous dis tout cela afin de vous libérer l’esprit ! Ce n’est pas vous qui m’avez entraîné dans l’aventure de Trianon, alors ne vous tourmentez pas pour cette parure.
Les deux hommes restèrent encore un long moment ensemble puis la Rolls-Royce du banquier ramena Aldo à son hôtel dans des dispositions d’esprit contradictoires. Certes, il était soulagé de l’inquiétude éprouvée en arrivant mais il en éprouvait une autre : la santé de son beau-père. De cette visite il emportait la désagréable impression qu’il y avait en effet chez cet homme quelque chose de brisé. Mais ce souci-là, il lui faudrait le garder pour lui afin d’en préserver Lisa. Il serait temps de la soutenir de tout son amour quand l’inévitable se produirait… Jusque-là et tant qu’elle ne se doutait de rien…
Le lendemain, il rentrait à Paris…
Au moment même où, à Zurich, Aldo pénétrait dans la chambre forte de Kledermann, Michel Berthier et Gaspard Ledru décidaient de retourner chez Mlle Autié. Ni l’un ni l’autre n’arrivait à digérer ce qu’ils considéraient comme un affront personnel. Berthier surtout était vexé : Morosini lui avait confié la garde de la jeune fille et on la leur avait soufflée sous le nez sans qu’ils bougent seulement une oreille, sans qu’ils se doutent le moins du monde de ce qui se passait. Ils voulaient revoir la maison en détail. Ce qu’ils ne s’étaient pas donné le temps de faire quand ils avaient découvert le rapt de Caroline. Ils savaient bien que les flics avaient « investigué » mais ils ne tenaient pas en haute estime les limiers de ceux que Ledru appelait poétiquement « les chaussettes à clous » !
Il était onze heures du soir quand leur petite voiture les déposa près de l’église. Ils firent le reste du chemin à pied, traversant un quartier tellement calme qu’il ressemblait à une planète morte. Pas une ombre fugitive, pas un chat ! Ils s’en félicitèrent : c’était pour eux un gage de tranquillité…
Arrivés devant la grille, celle-ci répondit sans se faire prier aux sollicitations du couteau suisse de Ledru et cela sans le moindre bruit :
— Elle a été graissée récemment, chuchota-t-il. C’est bizarre, non ?
— Tout est bizarre dans cette baraque…
Précautionneusement, ils s’avancèrent sur les graviers de l’allée pour ne pas les faire crier. Ils étaient à mi-parcours quand ils s’aperçurent que le salon était éclairé et que la porte d’entrée, simplement poussée, montrait une fine ligne brillante. Berthier leva la main pour agrandir l’espace mais à cet instant un courant d’air fit claquer le vantail et d’un même mouvement l’équipe obliqua vers la première fenêtre. Les rideaux en étaient tirés mais il devait être possible de voir par les interstices d’où filtrait un rai de lumière. Quelqu’un d’ailleurs vint à la porte et la ferma complètement. En même temps, des pas se firent entendre qui ramenèrent bientôt dans leur champ de vision un homme jeune qui revint s’asseoir dans une bergère vétuste à côté du foyer sans feu afin d’y achever la lecture d’une sorte de cahier de papier jauni qui avait l’air de l’intéresser prodigieusement. D’où il le sortait, c’était inutile de se le demander : juste en face des deux observateurs, une plaque était détachée d’une plinthe découvrant une cachette. Vide selon toute apparence.
Pendant un instant ils purent observer l’occupant de la bergère qui leur parut posséder un assez beau profil en dépit de la paire de lunettes qui en chaussait le nez. Ils virent aussi qu’il était vêtu d’une façon décontractée, d’un pantalon et d’une chemise blanche. En outre il se comportait comme s’il était chez lui : une tasse à café vide était posée près de lui sur un guéridon.
Pensant que ce devait être un membre de la famille, les deux compères échangèrent un coup d’œil, hésitant sur ce qu’il convenait de faire : ressortir, sonner et se présenter sous un prétexte qui restait à trouver ou bien faire irruption comme de vulgaires bandits et s’emparer de force de cette liasse de papiers qui semblait si passionnante ? Ils n’avaient pas encore décidé quand l’inconnu choisit pour eux : il se leva, referma la cachette d’un coup de pied, se dirigea vers la porte menant aux chambres et éteignit derrière lui :
— Tu crois qu’il va coucher là ? demanda Ledru.
— Ça m’en a tout l’air…
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On peut attendre qu’il dorme et puis entrer discrètement pour voir s’il n’a pas oublié quelque chose dans ce petit endroit si bien caché que personne ne la trouvé…
— … et si par hasard il avait le sommeil dur, on pourrait peut-être récupérer les papiers ? Quitte à l’assommer avec délicatesse au cas où il aurait la mauvaise idée de se réveiller. Après tout, il est seul et on est deux…
— Ça me paraît jouable…
Ils en étaient à ce stade de leurs cogitations quand un bruit interrompit leurs chuchotements : celui d’une fenêtre récalcitrante que l’on ouvre. D’un seul mouvement ils se glissèrent le long de la maison, et ce fut en tournant le coin qu’ils distinguèrent une silhouette noire courant en direction de l’atelier. N’hésitant plus ils se mirent à sa poursuite mais arrivèrent juste à temps pour la voir sauter le mur après avoir escaladé le toit avec une incroyable agilité. Berthier, sportif et bien entraîné, s’élança à la suite mais quand il atteignit le faîte du mur il ne vit plus que le feu arrière rouge d’une voiture qui fonçait dans la nuit…
Lâchant une furieuse invocation au souvenir du général Cambronne, le journaliste rejoignit son camarade au moment où celui-ci enjambait la fenêtre laissée ouverte par le fugitif :
— J’ai entendu démarrer une bagnole, dit Ledru.
— C’était la sienne, grogna Berthier. Quand elle est passée sous le réverbère qui est au bout de la rue j’ai aperçu une caisse basse peinte en rouge avec une capote noire… Tiens comme l’Amilcar de l’égyptologue à cette différence près qu’elle faisait moins de bruit…
— … et que ce n’était pas Vidal… machin qui était au volant puisqu’on on a eu le temps de voir sa tête à ce type…
— Juste ! Mais rien ne dit que l’égyptologue n’était pas à l’intérieur, attendant l’autre ? Elle a démarré étrangement vite cette charrette !
— J’y crois pas ! Tu sais bien avec qui Vidal fait équipe depuis des années.
— Oui, mais Morosini est parti pour Zurich hier soir et il ne doit pas être le seul copain de l’archéologue. Quoi qu’il en soit, assez discuté ! Essayons de voir s’il n’y a pas encore une babiole à grappiller ! Et d’abord, si on peut rouvrir le machin du salon…
On n’eut guère de peine à repérer le morceau de plinthe mobile et, à leur surprise, moins encore à l’ouvrir : il suffisait de tirer vers soi. La plaque de bois fonctionnait avec un simple ressort et se refermait d’elle-même si on lâchait. Pour la maintenir ouverte il fallait poser un objet dessus. Un livre, par exemple comme précédemment…
À première vue elle était vide mais on ne voyait rien de ses profondeurs et Berthier se mit à plat ventre pour y glisser non seulement sa main mais aussi un bras qu’elle avala presque en entier.
— Je sens quelque chose ! dit-il.
La seconde suivante, il ramenait à la lumière une feuille de papier jauni semblable à celles que lisait l’inconnu et qui, peut-être, avait glissé au fond, échappant à ses pareilles. Elle portait plusieurs lignes d’une écriture un peu maladroite dont l’encre pâle annonçait l’ancienneté : « … alors je suis sorti de derrière mon mur après m’être assuré que j’étais trop loin du corps de garde pour que l’on me remarque et il n’y avait personne dans la cour où je me suis précipité en évitant de faire du bruit jusqu’à la fenêtre éclairée de l’aide de camp. Je l’ai vu, alors, qui se battait avec l’homme que j’avais vu entrer et qui pensait sans doute le trouver au lit dans un état de moindre défense. Pour ce que j’en ai pu distinguer, l’issue du combat était incertaine car tous deux me semblaient de force sensiblement égale. Mais comme je voyais aussi très bien la cassette posée sur la table je ne me suis pas attardé à savoir qui allait gagner ou perdre parce que c’était ma chance à moi Léonard Autié. Je n’ai eu qu’à tendre le bras pour la saisir, tandis qu’ils continuaient à s’assommer, j’ai pris ma course… »
Le texte s’arrêtait là.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Ledru
— Qu’une page s’est échappée de la liasse que tenait notre ami… et qu’il risque de venir la rechercher…
— Oui, mais quand ? On va pas l’attendre ? Outre qu’une planque est aussi fatigante que peu rémunératrice, nous avons autre chose à faire, toi et moi.
— Oui, mais l’histoire devient passionnante ! On s’assure qu’il n’y a plus rien dans la cache et on va la rendre inutilisable…
Tout en parlant, Berthier se dirigeait vers la cuisine au fond de laquelle il avait remarqué une resserre où l’on conservait aussi bien des bocaux de conserves aux contenus variés et des confitures que des outils de première urgence dans une maison comme un marteau, un tournevis, des tenailles et des clous de diverses tailles. Il choisit les plus longs, un marteau et revint au salon où Ledru à quatre pattes achevait d’explorer le mur. Il n’y avait vraiment plus rien. Le morceau de plinthe fut remis en place et cette fois, le journaliste le fixa par une dizaine de longues pointes qui rendaient l’ouverture impossible mais révélerait que quelqu’un d’autre l’avait découverte. Cela fait, les deux hommes s’installèrent le plus confortablement possible pour finir la nuit. Elle s’acheva sans ramener le visiteur inconnu et sans que l’esprit frappeur du lieu se fût manifesté.
— On fait quoi maintenant ? émit Ledru avec un plaisir visible.
— Du café ! Puis je vais faire un saut au Trianon Palace voir si Morosini est revenu. S’il n’y est pas, je verrai Vidal-Pellicorne. Quelque chose me dit que l’affaire de la voiture semblable à la sienne devrait l’intéresser.
Le terme était faible : elle le fit bondir et se précipiter dans l’escalier en pantoufles et robe de chambre sans se donner seulement le temps d’attendre l’ascenseur. De là au garage de l’hôtel où il fondit de tendresse en constatant que la chère petite était présente, sagement rangée entre une Rolls et une Daimler qui semblaient l’entourer de leur puissance protectrice.
Naturellement, il l’examina sur toutes les coutures pour arriver à la conclusion que rien, absolument rien n’indiquait une quelconque escapade nocturne : le kilométrage non plus n’avait pas bougé… Rassuré sur ce point, Adalbert remonta dans sa chambre, commandant au passage un copieux petit déjeuner pour lui-même et le journaliste et il prit enfin connaissance du texte rapporté par Berthier.
Il possédait une trop grande habitude des vieux papiers pour ne pas situer celui-là dans le temps :
— Une bonne centaine d’années à tous les coups ! Je dirais même l’Empire, ajouta-t-il en froissant légèrement la feuille entre le pouce et l’index. Quant à la suscription, il est certain que sortie de son contexte il est difficile de voir à quoi cela correspond…
— C’est pourtant assez clair : il est question d’une cassette contenant on ne sait quoi, subtilisée par un certain Léonard Autié qui a dû être un ancêtre de Mlle Caroline…
— Vous avez sûrement raison…
Sans cesser de répondre au journaliste, Adalbert réfléchissait à toute vitesse. Une idée lui venait mais c’était avec Aldo qu’il entendait en parler. Pour l’instant il fallait aviser :
— Vous me le laissez ? fit-il en agitant le papier au bout de ses doigts. J’en parlerai à Morosini dès qu’il sera là. Et, au sujet de votre visiteur de cette nuit, le mieux est d’en toucher un mot au commissaire afin qu’il fasse surveiller la maison. Si l’individu revient il sera pris et obligé de donner des explications…
— Oui, mais c’est notre histoire à Ledru et à moi. On aimerait la garder pour nous ! Quant à la police elle poserait trop de questions gênantes.
— Faites à votre guise ! N’importe comment, Morosini saura vous en remercier…
— Je ne suis inquiet pour ça ! Merci pour le déjeuner !…
Resté seul, Adalbert relut plus attentivement l’étrange feuillet. Il sentait qu’il tenait dans ses mains un point capital et il cherchait comment l’utiliser. Après deux ou trois tours dans sa chambre, il appela Marie-Angéline sur le téléphone intérieur et il lui demanda si elle connaissait l’adresse du professeur Ponant-Saint-Germain.
— Vous voulez que je vous y emmène ? proposa-t-elle aussitôt.
— Non. Nous nous sommes déjà rencontrés. Il s’agit d’une visite… professionnelle.
La note allègre qui résonnait dans la voix de la vieille fille s’éteignit. Elle était déçue mais trop bien élevée pour en convenir. Elle se contenta d’un « ah ! »… suivi du renseignement demandé : il habitait place Hoche au rez-de-chaussée d’une maison située au coin de la rue Carnot.
— Ne faites pas cette tête, Marie-Angéline, la rassura Adalbert. Je vous dirai de quoi il retourne en même temps qu’à Aldo quand il rentrera !
— Oh, mais je ne fais pas la tête ! Quelle idée !
« Ben voyons ! » pensa Adalbert en raccrochant avant de procéder en hâte à sa toilette puis de se ruer hors de l’hôtel pour rejoindre au pas de charge la jolie place octogonale au centre de laquelle régnaient un jardin et une grande statue en bronze de Hoche.
Après avoir sonné à une porte de chêne qui aurait eu grand besoin d’un coup de vernis, Adalbert dut parlementer un certain temps avant que ladite porte s’ouvre sur un couloir obscur et une silhouette indécise qui aurait pu appartenir autant au père Goriot qu’à l’usurier Gobseck.
— Ah, c’est vous ? marmotta l’homme. Eh bien, entrez puisque vous y tenez tellement !
Et il tourna le dos à son visiteur après avoir tout refermé soigneusement – y compris une chaîne épaisse dont le bruit avait déjà frappé les oreilles de celui-ci, qui à mesure que l’on marchait vers la lumière du jour éclairant une pièce à main droite –, put constater que son hôte était en négligé du matin : pantalon gris informe et tricot gris fatigué surmontés, en dépit de la douceur de cette matinée, d’un châle à franges noir comme en portaient les chaisières d’église. Une paire de savates qui avaient été dans un temps indéterminé des charentaises à carreaux complétaient l’ensemble. Le tout dégageant une exquise odeur de tabac froid…
— Croyez que je suis désolé de m’imposer de la sorte, professeur, plaida Adalbert, mais vous savez comme nous sommes, nous autres hommes de science. Quand un problème, même mineur en apparence, se présente à nous, il n’y a plus de cesse de le résoudre. Et c’est mon cas.
Durant ce petit discours, on l’introduisit dans le cabinet de travail du maître : un incroyable capharnaüm aux rayonnages tellement débordants de livres qu’ils s’entassaient un peu partout, en colonnes plus ou moins stables autour d’un bureau plat surchargé de paperasses et d’une tisanière où fumait un liquide au parfum indiscernable. Il y avait aussi un vaste fauteuil Voltaire en tapisserie dans lequel Ponant prit place, et une chaise grêle qu’il désigna d’une main lasse :
— De quoi s’agit-il ? Veuillez faire court : vous m’interrompez dans une étude des plus absorbantes…
— Soyez persuadé que j’en suis vraiment désolé mais il y a un point d’histoire qu’il me faut éclaircir et pour lequel vous me semblez incontournable étant donné votre vaste connaissance sur la reine Marie-Antoinette… et en particulier de son coiffeur…
Ponant-Saint-Germain se mit à renifler si bruyamment que son visiteur crut qu’il allait cracher. Ce qu’il fit d’ailleurs :
— Ce redoutable imbécile de Léonard ? Et c’est pour ça que vous me dérangez ?
— Ah ! C’est ainsi que vous le voyez ? fit Adalbert. Moi qui m’attendais à vous entendre chanter sa fidélité, son dévouement…
— Son dévouement ? À ce voleur ?
— Ce voleur, à présent ?
— Et pire encore !
— Voyons, voyons ! Nous parlons bien de la même personne ? Ce brave artiste capillaire en qui Marie-Antoinette avait si grande confiance qu’elle lui a remis ses bijoux en le priant de les porter à l’archiduchesse Marie-Christine, sa sœur, alors gouvernante des Pays-Bas ?
Le professeur se mit à tousser, se racla la gorge, prit une boule de gomme qu’il mâcha furieusement avant d’allumer un affreux cigare qui empestait. Et ce fut au tour d’Adalbert de tousser. L’autre cependant reprenait le fil de la conversation :
— C’est le même, sauf, mon cher monsieur, que vous n’y êtes pas du tout ! Ce n’est pas la Reine qui les lui a confiés – et encore pas tous heureusement ! – c’est le duc de Choiseul ! Je raconte : le 20 juin 1791 vers une heure de l’après-midi et avant de passer à table, la Reine fit appeler Léonard qui, à cette époque logeait aux Tuileries. Elle lui a remis une lettre à porter de toute urgence à M. de Choiseul, rue d’Artois, mais à lui seul. Au cas où il n’y serait pas, il devait le chercher chez Mme de Grammont. Mais il y était. La lettre remise, le duc la lut et en montra, au coiffeur, les dernières lignes qui lui recommandaient d’exécuter fidèlement les ordres qui lui seraient donnés. Après quoi le papier fut brûlé à la flamme d’une bougie et Léonard entraîné dans la cour de l’hôtel où était un cabriolet fermé dans lequel on le fit monter. Il était question de se rendre « à quelques lieues de Paris pour remplir une mission particulière ». Et voilà notre figaro qui rouspète : en dépit de la grande redingote et du chapeau rond que la Reine lui avait conseillé de mettre, il n’était pas en tenue adéquate pour voyager ! Il ne peut pas partir ainsi habillé : la marquise de Laage attend qu’il vienne la coiffer et il a laissé sa clef sur sa porte ! Choiseul le rassura en riant et le fit monter dans la voiture dont il baissa les rideaux et fouette cocher ! Un relais, deux relais, trois relais… C’est seulement en arrivant à Pont-de-Somme-Vesle où devaient stationner quarante hussards, que le duc donna le fin mot de l’histoire au « physionomiste{12} » affolé : il l’emmenait au château de Thonnelles près de Montmédy où le Roi, la Reine et la famille royale devaient les rejoindre dans les heures à venir après avoir quitté Paris aux environs de minuit. Lui-même emportait l’habit de sacre du Roi, son linge, une partie des bijoux de la Reine et ceux de Madame Élisabeth. À cette révélation Léonard fondit en larmes et jura qu’il ferait ce qu’on voudrait encore qu’il ne comprît pas clairement pourquoi on l’emmenait, lui. La chose était simple cependant : Marie-Antoinette refusait d’être privée des mains miraculeuses de son coiffeur pendant son exil…
Après une nouvelle quinte de toux, le narrateur avala d’un seul coup le contenu de sa tisanière et se lança derechef dans son récit :
– Mais voilà qu’à Pont-de-Somme-Vesle, un incident se produit : les paysans se sont émus de la présence des hussards et s’attroupent en parlant de réquisition forcée. Choiseul fait de son mieux pour les apaiser, persuadé qu’il est de voir apparaître bientôt la berline royale. Mais celle-ci a déjà trois heures de retard. Il faut donc prévenir les autres troupes disposées sur la route de Paris à Montmédy que la voiture est en retard et qu’elles prennent patience. Lui-même va se mettre à la tête des hussards et les emmener en plein champ pour calmer les paysans. Pour prévenir les autres il ne reste que Léonard à qui il confie le cabriolet et son contenu. Puis lui remet un billet ainsi conçu : « Il n’y a pas d’apparence que le "Trésor" passe aujourd’hui. Restez où vous êtes et attendez de nouveaux ordres. » Et voilà notre merlan parti, tout faraud de la mission dont il est revêtu. Dieu sait pourquoi Choiseul avait retiré de la voiture les diamants de Madame Élisabeth mais l’Histoire a de ces bizarreries. Arrivé à Sainte-Menehould, Léonard l’air important montre le billet à M. d’Andouins et lui « conseille de faire desseller les chevaux et rentrer les hommes ». À Clermont, il tombe sur M. de Damas qui, méfiant, reçoit le coiffeur plutôt mal, garde le billet et n’en tient aucun compte. Vexé, notre homme poursuit son chemin et, arrivé à Varennes, voilà-t-il pas qu’il se pose en donneur d’ordres, explique au fils du général de Bouillé et à M. de Raigecourt, qu’il est « au courant de tout », qu’il « n’a rien à lui cacher », qu’il vient de donner des ordres à Clermont et à Sainte-Menehould pour que l’on retire les troupes et il ajoute que le Roi a été arrêté à Châlons ! Et cet abruti désorganise tout le dispositif mis en place par Bouillé en accord avec le Roi. Va-t-il s’en tenir là ? Que nenni ! Il poursuit sa route vers Montmédy, se trompe de chemin, rebrousse et ne parvient à Stenay où est le quartier général que le lendemain tard dans la journée : la berline royale avait été arrêtée à Varennes depuis plusieurs heures mais Bouillé l’ignorait. Aux questions pressantes du général, Léonard répond à côté et reste dans le vague même au sujet de Choiseul. Il ne sait rien, il n’a rien vu… Il remet cependant les diamants de la Reine et le bel habit rouge et or du Roi à Bouillé, qui les confie à un de ses aides de camp. Puis il fait loger le malencontreux émissaire… Le lendemain, on trouva l’officier en charge du trésor lardé de coups de poignard, la cassette de la Reine envolée et plus la moindre trace de Léonard sauf celles de son cabriolet qui se dirigeait vers la frontière… Je vous ai tout dit !
— Eh bien ! Moi qui croyais connaître assez convenablement l’histoire de la tragique équipée de Varennes !…
— Au moins vous êtes fixé ! Cela dit, qu’est-ce que vous vouliez savoir au sujet de ce mauvais drôle ?
— Oh, un simple détail ! Léonard, c’était bien son nom ?
— Comment l’entendez-vous ?
— Je veux dire que c’était son nom de famille ?
— Mais non. Il s’appelait Autié ! Léonard Autié… comme la pauvre fille que l’assassin de Trianon a fait enlever pour nous obliger à lui remettre les parures de la Reine. Personnellement je suis contre !
— Quoi ? Vous voudriez qu’on laisse découper en morceaux cette malheureuse qui n’est pour rien dans cette histoire ?
— Elle porte le sang de ce misérable ! On est toujours plus ou moins responsable de ses ancêtres parce qu’ils revivent en nous.
— Mais il me semble avoir lu quelque part que Léonard avait été guillotiné ?
— C’est son frère qui l’a été… si quelqu’un de ce nom a vraiment laissé sa tête sous le couperet car, en réalité, le bonhomme n’est réellement mort qu’en 1820. En fait, après un séjour à l’étranger il est revenu s’installer à Versailles où on lui donna une place dans les services de remonte de l’armée… et je suppose même qu’il occupait la maison où sa descendante a été enlevée…
— Vous avez raison. Ça expliquerait pas mal de choses…, émit Adalbert songeur…
— Quoi, par exemple ? demanda le professeur avec une avidité que son interlocuteur jugea suspecte.
Mais l’autre battit en retraite :
— Rien de précis encore ! Je… je vous informerai quand j’aurai vérifié un fait ou deux… Cela dit, je crois que je vous ai dérangé suffisamment. Veuillez m’excuser et recevoir mes remerciements !
Cependant il avait mis le vieil érudit sur le sentier de la guerre. Ponant-Saint-Germain n’en avait pas fini avec lui et le coinça dans l’antichambre en le retenant par la manche.
— Ces inestimables joyaux, vous allez vraiment les donner ?
— Ce n’est pas moi, ni même vous : ils appartiennent au prince Morosini et à son beau-père, le banquier suisse Moritz Kledermann. Ce sont eux qui vont s’en défaire… pour que vive cette jeune fille !
— Qu’elle vive ou qu’elle meure, où est l’importance ? Les gens du sang de Léonard ne devraient pas avoir le droit d’exister… surtout à Versailles ! Quant à ces sublimes bijoux qui étaient chers à la plus merveilleuse des reines, il ne faut pas les éparpiller aux quatre coins de l’univers mais les réunir ici, chez elle…
Abasourdi, vaguement écœuré, Adalbert écoutait délirer le vieillard avec un mélange d’indignation et de répulsion. Pourtant il y avait là matière à réflexion. C’était une haine véritable qu’exprimait celui en qui tous voyaient un respectable historien, pittoresque et un rien risible. Se pouvait-il qu’il eût partie liée avec le criminel qui s’intitulait « le Vengeur de la Reine » ?
Du coup, se gardant de lui montrer le papier, Adalbert hâta son départ en bousculant même un peu rudement le personnage et se précipita dans la rue pour remplir ses poumons de l’air calme et frais du matin mais ne s’attarda pas sous les ombrages de la place. Aussi vite qu’il était venu il repartit vers l’hôtel. Il avait quelque chose à faire d’urgence…
Sans ralentir l’allure, il s’engouffra dans le hall, gravit au pas de charge les deux étages et alla frapper chez Mme de Sommières. Comme il le pensait, Marie-Angéline vint lui ouvrir. Elle était dans le petit salon occupée à trier le courrier, toujours abondant, que l’on venait de monter…
— Que s’est-il passé ? s’inquiéta-t-elle tandis que l’arrivant s’effondrait dans un fauteuil. On dirait que vous avez vu le diable ?
— Ça y ressemble ! Quand a lieu votre prochaine réunion avec Ponant-Saint-Germain et sa bande ?
— Je ne sais pas encore. Dans trois jours, je crois… ou trois soirs puisque nous avons reçu l’autorisation de la tenir dans le théâtre de Marie-Antoinette, qu’on ne visite pas en principe à cause de son mauvais état…
— Là ou ailleurs, de toute façon vous n’irez pas !
Le ton était péremptoire. Plan-Crépin réagit aussitôt :
— En voilà une autre ! Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— Parce que je commence à penser que ce vieux fou pourrait bien être mouillé jusqu’au cou dans l’affaire des meurtres et de l’enlèvement de Caroline Autié. À propos, vous saviez que cette pauvre fille descend en droite ligne de Léonard, le fameux coiffeur de la Reine ? Il s’appelait en réalité Léonard Autié…
— D’où sortez-vous ça ?
Il le lui dit, lui fit lire le fragment et acheva son propos en restituant presque mot pour mot la philippique du professeur. Et comme elle ne trouvait rien à redire, pour une fois, il conclut :
— C’est la raison pour laquelle il ne peut plus être question que vous vous mêliez à ces gens-là ! Et je suis certain qu’Aldo vous en dira autant quand il rentrera… Dieu sait où peut vous mener ce genre de cinglé ?
— C’est justement ce qu’il faut savoir ! riposta-t-elle après un instant de silence qu’elle employa à décacheter une lettre destinée à Mme de Sommières mais qui, ne présentant aucun timbre postal, avait dû arriver par porteur. Elle la lut, releva les sourcils et s’apprêtait à relire à haute voix quand la marquise fit son entrée. Elle était habillée pour sortir, c’est-à-dire qu’à l’exception de son ombrelle de soie verte il n’y avait aucune différence – robe claire, chapeau et gants – avec ce qu’elle portait entre onze heures du matin et cinq heures du soir. Elle sourit en voyant le visiteur et lui tendit une main sur laquelle il s’inclina :
— Tiens, Adalbert ! Quelles nouvelles ?
Ce fut Marie-Angéline qui répondit en lui tendant la lettre ouverte :
— Nous devrions lire d’abord ceci !
— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? Lisez vous-même ! Vous êtes là pour ça, il me semble !
— C’est le marquis des Aubiers qui a eu l’immense bonheur de danser avec nous à plusieurs reprises à Vienne chez le prince Schwarzenberg en 1905 et qui met ses hommages à nos pieds.
Mme de Sommières se mit à rire :
— Je ne me souviens pas que vous fussiez là, vous aussi ?
— Je vous demande pardon ?
— Vous venez de dire : « il a dansé avec nous ». Pour l’amour du Ciel, Plan-Crépin, laisser tomber votre pluriel de majesté quand vous devez décrypter une lettre. On finit par ne plus rien y comprendre !
— Nous sommes d’humeur badine à ce que je vois ! Eh bien, ledit marquis des Aubiers prie Mme la marquise d’accepter de prendre le thé chez lui demain vers cinq heures. Il lui demande en grâce de venir… seule ! C’est-à-dire sans moi !
— Quelle idée ? Mais pourquoi ?
— Parce que, justement, il désire parler de… moi !
Adalbert, du coup, mit son grain de sel :
— S’il s’agit du vieux gentilhomme que Ponant-Saint-Germain à fait expulser l’autre jour au bosquet de la Reine, son invitation tombe à pic. J’aimerais vous accompagner…
— Tant pis pour votre curiosité mais il n’en est pas question. À moins que vous ne me croyiez incapable de lui tirer les vers du nez ? En outre, s’il demande à me voir, c’est qu’il a quelque chose à me dire, non ?
— Inutile d’invoquer le bon La Palice, sourit Adalbert en prenant la main de la vieille dame pour la baiser. Je vous offre mes excuses ! Et Aldo rentre ce soir ! Nous pourrons mettre tout cela à plat et accorder nos violons !…
Mais ce soir-là, on l’attendit en vain.