CHAPITRE I


« MAGIE D’UNE REINE »

Cela promettait d’être une réussite !

À voir l’importance de la foule qui assiégeait le bel escalier intérieur du Petit Trianon en agitant ses cartes d’invitation, on pouvait légitimement se demander si lesdits cartons n’avaient pas fait des petits par la grâce de cette alchimie sournoise qu’avaient appris à redouter tous les organisateurs de grandes manifestations artistico-mondaines.

— Combien, au juste, avons-nous envoyé d’invitations ? demanda plaintivement Mme de La Begassière qui assurait la présidence de l’exposition « Magie d’une reine » avec, sous ses ordres quelques demoiselles bien nées dont l’âge garantissait le sérieux et préservait de toute tentation frivole. Parmi elles brillait Marie-Angéline du Plan-Crépin, obligeamment prêtée pour la circonstance par la marquise de Sommières auprès de qui elle assumait d’habitude les fonctions de lectrice, demoiselle de compagnie aux talents multiples, âme damnée, cousine et inépuisable source de renseignements glanés, en général, à la messe de six heures à l’église Saint-Augustin. Ce fut elle qui répondit :

— Trois cent vingt-huit exactement, plus les ambassadeurs susceptibles d’être intéressés : environ une douzaine…

— … parmi lesquels vous n’avez pas inclus, j’imagine, la Mongolie-Extérieure ? émit venue de nulle part une voix moqueuse aussitôt identifiée par les deux femmes avec des réactions différentes : Mme de La Begassière devint rose vif et Marie-Angéline eut un hoquet en fronçant son nez pointu. Ce qui n’avait rien d’étonnant.

Où qu’il aille, Aldo Morosini attirait le regard féminin et la curiosité – pas toujours malveillante d’ailleurs ! – des hommes. Prince vénitien ruiné par la Grande Guerre, il s’était reconverti en antiquaire et avait fait du rez-de-chaussée de son palais sur le Grand Canal un magasin devenu le pôle d’attraction de tous les amateurs éclairés ou non ainsi que des snobs des deux continents. Cela tenait surtout à la spécialité où il excellait : les joyaux anciens, célèbres de préférence, et surtout les pierres rares. Il était devenu, en même temps que collectionneur, un expert reconnu des deux côtés de l’Atlantique. S’y ajoutait son charme personnel : à près de cinquante ans, la légère argenture des tempes adoucissant ses épais cheveux bruns et son masque bronzé à l’ossature arrogante, au sourire désinvolte souvent teinté d’ironie, en accord avec des yeux clairs volontiers moqueurs, il promenait à travers le monde une longue silhouette racée, habillée à Londres, dont la pratique des sports entretenait la minceur. Enfin – et au grand chagrin de ses nombreuses admiratrices -, c’était un homme marié et déplorablement fidèle à sa belle épouse Lisa. Ce qui ne voulait pas dire qu’elles s’en trouvaient découragées.

Ce n’était pas le cas de Marie-Angéline du Plan-Crépin. Pour avoir couru avec lui plusieurs aventures passionnantes, elle lui vouait une admiration sans bornes et une affection toute fraternelle dont Lisa avait sa part.

— Comment vous trouvez-vous ici, Aldo ? s’écria-t-elle revenue de sa surprise. Je vous croyais dans le salon de compagnie ?

— J’y étais mais j’en suis revenu par l’appartement de la Reine et l’escalier de service. Quant à l’ambassadeur en question, je vous jure qu’il est bien présent. Non seulement il ressemble à Gengis Khan mais il sent bon le cheval et l’encens, ce qui lui assure une certaine liberté de mouvement. Je suis allé le saluer avec courage en le remerciant de son intérêt pour la reine Marie-Antoinette. Alors m’effleurant de son œil oblique, il a lâché par le truchement de son secrétaire :

— Connais pas !

— Dans ce cas, pourquoi une si honorable visite ?

— Joyaux ! Magnifiques joyaux ! a-t-il fait entendre tandis que son œil encore plus oblique louchait sur les vitrines où sont les bijoux. Une reine a toujours beaucoup !…

Un bref mais profond silence suivit tandis que les deux femmes échangeaient un regard horrifié que Morosini traduisit sans peine :

— Rassurez-vous, elles sont solides puisque les verres sont doublés d’un treillage d’acier. Ce qui me tourmente le plus, c’est l’affluence : ces malheureuses qui « contrôlent » les invitations à l’entrée sont débordées. Un gros malin a dû réussir à copier les cartons…

— Avec le monogramme de Marie-Antoinette gravé en bleu et les lys de France en or ? se récria Mme de La Begassière. Ils ont dû lui coûter cher…

— Soyez certaine qu’il les a vendus plus cher encore ! On devait se les arracher. Songez que c’est la première fois que l’on ramène les souvenirs de la Reine dans son Trianon depuis qu’en 1867 l’impératrice Eugénie avait ordonné une manifestation semblable à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris. Et c’était loin d’être aussi important !

Sans aucun doute ! L’impératrice avait en effet réussi à remettre en place quelques meubles dont un merveilleux petit bureau signé Riesener et rassemblé autour d’eux des souvenirs de la Reine. Cette fois, le prestigieux comité versaillais et international patronnait « Magie d’une reine » sous la présidence d’honneur de John D. Rockefeller – il avait, sept ans plus tôt sauvé les toits et diverses parties de Versailles – et une princesse de Bourbon-Parme avait réussi l’exploit de convaincre plusieurs collectionneurs de sortir de leurs coffres certaines parures personnelles de Marie-Antoinette. Aldo Morosini était de ceux-là et aussi son beau-père, le richissime banquier zurichois Moritz Kledermann. L’un comme l’autre avaient souhaité faire plaisir à la comtesse von Adlerstein, grand-mère de Lisa, qui appartenait au comité d’honneur et aussi, pour Morosini, à son ami Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme spécialiste du XVIIIe siècle et discret collectionneur de tout ce qui touchait au château de Versailles.

Vauxbrun s’était autant dire arraché le cœur en prêtant une table de trictrac à marqueterie précieuse, l’une des gloires de son hôtel particulier, mais il s’était révélé incapable de résister au sourire charmeur de la très belle Léonora, une pulpeuse Italienne mariée à lord Crawford, un Écossais déjà âgé, riche comme un puits et tout aussi secret, dont on savait seulement qu’il vouait au souvenir de la reine martyre un culte ancestral et qu’il possédait de nombreux objets lui ayant appartenu. Habitant Versailles une partie de l’année il était l’instigateur de « Magie d’une reine », et un membre des plus actifs du Comité où sa femme avait entraîné l’antiquaire.

Cette nouvelle passion de son ami amusait Aldo : chez Gilles, célibataire endurci au demeurant, les coups de foudre étaient toujours intenses, flambaient haut mais ne duraient guère : Léonora était la troisième en à peine deux ans, succédant à une merveilleuse Américaine, Pauline Belmont pour laquelle Aldo lui-même s’était senti un « faible », et à une danseuse tzigane du Schéhérazade. Ces toquades rapides s’expliquant peut-être par le fait qu’aucune de ces deux premières passions ne lui avait cédé bien qu’il fût entièrement disposé à les épouser alors que la belle Léonora s’était montrée beaucoup plus accessible. À certaines mines « confites » de son ami, à ses demi-confidences, Aldo était même persuadé qu’elle avait sauté le pas.

Toujours est-il que pour plaire à sa belle, Vauxbrun avait « tanné » son ami jusqu’à ce qu’il accepte de laisser exposer la paire de girandoles en diamants à peine rosés, l’une des pièces les plus émouvantes de sa collection, mais comme cela coïncidait avec la demande de la vieille comtesse relayée par Lisa, Aldo ne résista que pour juger de l’intensité des sentiments de Vauxbrun. À présent, les ravissants joyaux trônaient dans l’une des vitrines en compagnie de la paire de bracelets prêtés par Moritz Kledermann, d’un collier de perles et d’une seule boucle d’oreille : une sublime « larme » soutenue par un brillant d’un blanc bleu exceptionnel. Les trésors portaient comme les autres bijoux un simple numéro renvoyant au luxueux catalogue. Encore que sur celui-ci les propriétaires ne fussent-ils désignés que par leurs initiales : lady H.H. pour les perles, le prince A.M. pour lui-même, M.M.K. pour les bracelets, Mlle C.A. pour la « larme »… Et ainsi de suite… D’autres objets moins importants, comme des bagues, des agrafes, des ornements de cheveux étaient exposés autour des pièces maîtresses. Deux autres armoires vitrées complétaient l’ensemble. L’une pour les petits objets précieux : drageoirs, tabatières, peignes, flacons, éventails, presque tous enrichis de pierres et portant le chiffre de la Reine. L’autre consacrée, curieusement, à ce collier fabuleux qu’elle n’avait jamais possédé et dont cependant le nom restait attaché au sien… On y voyait une parfaite reproduction du joyau destiné à l’origine à la du Barry par Louis XV. Mais l’intérêt de la copie était renforcé par deux bijoux admirables : un diadème de lady Craven et un collier de la duchesse de Sutherland où figuraient les diamants qu’avaient arrachés les mains avides de la comtesse de La Motte. Le tout arrivé en France sous la surveillance attentive de Scotland Yard, relayée par la Sûreté.

À dire vrai, plusieurs personnes du Comité dont la présidente, les Malden, Morosini lui-même et Gilles Vauxbrun, étaient opposées à cet étalage, arguant que la sordide affaire qui avait éclaboussé le trône et surtout Marie-Antoinette ne pouvait guère participer à la « Magie » de la Reine mais lord Crawford s’était lancé dans un plaidoyer vibrant et passionné : toute magie possède ses ombres qui en intensifient les lumières. La Reine innocente et outragée sortait grandie de cette histoire qu’il était d’ailleurs impossible de contourner parce qu’elle était dans toutes les mémoires. L’Écossais avait su convaincre. Il l’avait emporté eu égard à sa propre participation, qui était importante. Aldo s’était gardé d’insister mais l’impression désagréable persistait. Même s’il éprouvait du plaisir à admirer les parures anglaises chaque fois que son regard se posait sur l’énorme collier, il en éprouvait une impression désagréable.

— J’ai beau savoir que c’est une copie, confia-t-il à Vauxbrun, je ne peux m’empêcher de penser que ce machin porte malheur !

— Tu sais que tu deviens fatigant avec ta manie de voir des maléfices sur tous les joyaux un peu historiques ? Lady Craven et la duchesse qui arborent les vrais diamants du « monstre » – car objectivement cela ressemble plus à un harnachement de cheval qu’à un honnête collier – ne s’en portent pas plus mal. Quant à Léonora, elle le trouve sublime et voudrait le même en « vrai » puisque la copie appartient à son époux !

— Les femmes sont folles ! soupira Aldo avec un haussement d’épaules. Outre qu’elle serait ridicule avec cette montagne de diamants sur les épaules, je ne suis pas certain que la fortune de Crawford pourrait assumer une telle dépense sans y laisser des plumes.

— Une jolie femme a le droit de rêver l’impossible, fit remarquer l’antiquaire d’un ton sucré qui lui allait aussi mal que possible. De belle taille, le cheveu en voie de disparition, le nez important et le port majestueux, Gilles Vauxbrun ressemblait suivant l’éclairage à Napoléon ou à Louis XI s’ils s’étaient habillés à Londres. C’était un homme d’une extrême élégance à tous points de vue, un ami fidèle doué d’un grand sens de l’humour sauf si l’on faisait mine d’égratigner si peu que ce soit la favorite du moment. Alors il devenait féroce.

Pour l’heure présente il irradiait la joie de vivre quand il déboula dans le vestibule pour venir chercher Morosini :

— Les officiels arrivent ! Tu dois remonter ! Et peut-être faudrait-il arrêter ce flot jusqu’à ce qu’ils aient fait le tour des salons, ajouta-t-il en désignant la lente, l’inexorable procession des invités vrais ou faux qui s’étirait depuis la cour d’honneur comme une théorie de fourmis.

— Tu as raison. Va dire à ces types du service d’ordre qu’ils arrêtent ce flot. Tu fais partie du Comité, pas moi !

— Ça ne va pas être facile ! Mais d’où peuvent sortir tous ces gens ?

Un concert de protestations s’éleva naturellement. Vauxbrun prit alors la parole pour faire entendre raison : tout le monde pourrait entrer mais plus tard. Il y en avait déjà trop et il fallait au moins permettre à la cérémonie d’inauguration de se dérouler dans l’harmonie. Il finit par convaincre et rejoignit les salons avec Aldo.

Grâce au génie de Gabriel, son architecte, le Petit Trianon, bâti au bout d’une terrasse, était construit de telle façon qu’en entrant par la cour d’honneur, côté sud, il fallait gravir un étage pour atteindre les pièces nobles alors que, vers l’ouest, celles-ci se trouvaient au rez-de-chaussée. Un rez-de-chaussée un peu surélevé auquel on accédait par des degrés divergents avec balustres. Cette façade, avec ses quatre colonnes corinthiennes d’avant-corps sertissant trois des cinq hautes fenêtres, était la plus majestueuse de ce joyau de pierre blonde, peut-être le plus pur chef-d’œuvre de l’architecture de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle ouvrait sur le Jardin français qui s’étendait jusqu’à une pièce d’eau ronde au-delà de laquelle apparaissait un charmant pavillon. Les quatre faces de Trianon étaient d’ailleurs différentes. Elles ouvraient toutes par cinq croisées d’une grande noblesse donnant, à l’exception de la cour d’honneur, sur des jardins dissemblables : fleuriste au nord et botanique au sud. Ainsi l’avait voulu Louis XV, amateur éclairé de plantes rares. Un attique où étaient les appartements intimes couronné lui-même d’une balustrade surmontait l’étage de réception. Et ce petit château en forme de cube qui aurait pu être pesant réussissait l’exploit d’être une merveille de grâce et d’élégance. En le recevant en cadeau de son époux, la jeune Marie-Antoinette en avait été si charmée qu’elle ne l’avait plus guère quitté, y passant ses journées d’abord puis ses nuits de plus en plus souvent, n’y recevant que ses amis proches, la « coterie » qu’on lui avait tant reprochée, faisant arranger différemment les jardins et surtout le Hameau, un joli jouet pour une grande fille ! En fait, elle n’avait abandonné son Trianon que pour les prisons d’un peuple aux yeux de qui le délicieux domaine n’était qu’un lieu de débauches…

Aldo, pour sa part, adorait Trianon. S’il rendait au sublime Versailles le tribut d’admiration méritée par ce chef-d’œuvre absolu dans son extraordinaire splendeur, il s’était pris de tendresse pour ce petit joyau de sobre élégance bien propre à séduire une jeune reine ou un homme de goût. C’était une raison de plus, et non la moindre, de laisser exposer au public l’un de ses précieux trésors.

Accoudé à une balustrade, il regarda la longue voiture noire avec chauffeur et valet de pied s’arrêter au bas des marches sur lesquelles le Comité avait fait disposer des laquais en perruque poudrée et livrée aux couleurs de la reine. Deux personnes en descendirent : d’abord l’ambassadeur des États-Unis, Myron T. Herrick, vieil et fidèle ami de la France représentant à la fois son pays et le mécène John Rockefeller, ensuite la présidente d’honneur, qu’il aida galamment à mettre pied à terre… Une autre voiture noire venait derrière amenant le président du Conseil, André Tardieu, mais sans escorte officielle.

Vêtue de crêpe georgette de ce bleu tendre qu’affectionnait Marie-Antoinette, blonde et belle, la princesse Sixte de Bourbon-Parme, née Edwige de La Rochefoucauld et belle-sœur par mariage de l’impératrice Zita, s’accordait à merveille au décor ambiant, ce qui n’était pas le cas de son compagnon en sévère jaquette noire. Seuls les cheveux blancs et les vifs yeux bleus du diplomate le rattachaient à l’instant présent mais tous deux semblaient ravis d’être ensemble, n’ayant pas jugé bon d’interrompre l’alerte conversation qu’ils avaient dû entamer dans la voiture. La princesse riait franchement en atteignant le haut des marches où l’attendait le Comité. Cela donna tout de suite le ton de la fête : et l’on échangea saluts, baisemains et autres politesses dans un aimable brouhaha, après quoi le conservateur du château de Versailles, M. André Pératé, souhaita une bienvenue érudite mais assez courte pour n’être pas ennuyeuse, à laquelle le président du Conseil joignit quelques mots louangeurs à l’adresse de l’Amérique et de son ambassadeur… qui ne put moins faire que de répondre en termes tout aussi flatteurs. Cela fait, la princesse coupa le ruban bleu interdisant l’accès à l’exposition, tandis que l’on délivrait la foule à cartons entassée dans l’antichambre et une partie du salon de réception délimitée par des cordons de velours rouge. Et la visite commença…

L’exposition rassemblait d’abord de nombreuses effigies de la Reine : peintures, sculptures ou simples dessins. En marbre, en bronze, en albâtre ou sur toile, partout l’on rencontrait le beau visage altier. Des meubles aussi, appartenant au château ou prêtés par des collectionneurs. Des livres aux armes ou au monogramme de Marie-Antoinette étaient revenus dans la pièce qui avait été la bibliothèque, et sur les murs provisoirement tendus de soie quelques billets écrits de sa main et encadrés d’or voisinaient avec trois aquarelles peintes par elle. Dans les vitrines des éventails, des flacons, des mouchoirs et un objet très émouvant, le livre supportant les échantillons de tissus de toutes ses robes, ce registre qu’elle avait mille fois feuilleté et qu’apportait chaque matin la dame d’atour. D’habiles ouvrières avaient réussi à reconstituer, à partir de ce livre, deux des toilettes de la Reine exposées sur des mannequins avec des gants brodés et des souliers de satin. Des jouets d’enfants et des timbales évoquaient la mère. Des miroirs, des brosses, des peignes, des flacons et de petits pots de Sèvres, de vermeil ou d’argent, la femme coquette, et plus loin un nécessaire de voyage qui n’avait guère servi puisque, au contraire de toutes les reines de France, Marie-Antoinette n’avait jamais quitté Versailles ni surtout Trianon.

Laissant la foule piétiner sur les pas du conservateur qui lui délivrait une conférence itinérante et Vauxbrun, complètement détaché du sujet, se consacrer à Léonora, Aldo rejoignit l’appartement de la Reine par le chemin qui lui avait permis, tout à l’heure, d’éviter la cohue. Il se composait de trois « petites » pièces entresolées où chacune des précieuses vitrines avait été disposée. Il n’y restait que peu de meubles. Encore les avait-on retirés au bénéfice de torchères dont les lumières mettaient les joyaux en valeur. Une vitrine par salon permettait une circulation réduite sans doute mais assurant une meilleure surveillance.

C’était surtout le boudoir de Marie-Antoinette qui attirait Aldo. Là étaient les bijoux les plus précieux et il voulait examiner d’aussi près que possible la « larme » de diamant que l’on y avait installée auprès de ses girandoles et des bracelets de son beau-père.

Arrivé la veille seulement de Venise, il avait eu juste le temps de remettre l’écrin au prince de Polignac, membre illustre du Comité et compositeur mondain descendu pour une fois de ses rêves musicaux. Il était chargé de recevoir les dépôts en présence de policiers armés. Visiblement dépassé par une responsabilité due au fait qu’il était le chef de nom et d’armes d’une famille que Marie-Antoinette avait portée au pinacle, il assumait là une corvée évidente dont il avait hâte de se débarrasser. Morosini, qui avait compté sur la présence du fameux joaillier Chaumet chargé de l’organisation des vitrines ou d’un de ses représentants, n’avait donc pu visiter comme il le souhaitait. Aussi espérait-il disposer d’un temps appréciable avant de voir arriver les invités.

Ainsi qu’il le pensait, le boudoir était vide à l’exception des deux policiers, en perruque poudrée, qui montaient la garde. C’était l’endroit le mieux protégé du château grâce à un caprice de la Reine : en choisissant l’ancienne « pièce du café » de Louis XV et pour qu’il devienne son refuge intime, elle avait fait installer un système de miroirs sortant du parquet pour venir obturer les fenêtres, s’assurant de la sorte une tranquillité absolue puisqu’il n’était plus possible de voir quoi que ce soit depuis les jardins. On avait réussi à remettre en marche le mécanisme et le boudoir isolé devait son éclairage à la seule lumière électrique.

En y pénétrant, Aldo se crut le jouet d’un rêve : la Reine était là ! En grand habit de satin et dentelles, blanches comme le piquet de plumes d’autruche fixé par une agrafe de diamants dans sa haute coiffure poudrée, un éventail à la main, elle semblait fascinée par le scintillement des pierres sur leur lit de velours noir. Cette femme était élancée, mince, imposante et gracieuse à la fois et Morosini la salua d’un mouvement irréfléchi :

— Votre Majesté !

« Marie-Antoinette » sursauta, se retourna et sourit :

— Dieu, que vous m’avez fait peur !

— Vous m’en voyez désolé, madame mais je pourrais presque vous en dire autant. L’illusion est parfaite…

Quand elle s’était retournée, en effet, il avait reconnu ce visage dont il avait pu voir nombre de photographies : celui de la comédienne Marcelle Chantal qui venait d’incarner la souveraine quelques mois plus tôt dans l’un des deux premiers films parlants tournés en France, Le Collier de la Reine. Le sourire de la jeune femme s’accentua :

— Merci. Puis-je vous demander qui vous êtes ? Je ne connais pas tous les membres du Comité, ajouta-t-elle, les yeux sur la cocarde bleue et blanche au revers du veston.

— Je ne suis arrivé qu’hier… avec ceci, continua-t-il en désignant les girandoles rosées, et…

— Oh ! Le magicien de Venise, je présume ? Prince Morosini ?

— Extrêmement flatté d’être connu de… Votre Majesté, fit-il en s’inclinant sur la main gantée qu’on lui offrait.

— Ne faites donc pas le modeste ! Vous savez fort bien que vous faites rêver toutes les femmes de goût ! Sans doute aussi les autres et j’aimerais infiniment bavarder un moment avec vous mais j’entends la horde qui arrive et je dois rejoindre mon poste. Je suis la « surprise » du jour ! ajouta-t-elle en riant.

Elle glissa à la rencontre des invités, Aldo revenant à la vitrine, se pencha pour approcher au plus près la pièce qui l’intriguait et tira de sa poche la loupe de joaillier qui ne le quittait jamais. Aussitôt, l’un des gardiens voulut s’interposer :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ni une clef ni une matraque : une simple loupe…

Il s’interrompit : même à cette distance, le puissant verre grossissant confirmait le soupçon qui lui venait. À savoir que la ravissante pièce devait être fausse. Et c’était bien la seule parmi celles qui l’entouraient. En outre, on lui avait donné la place d’honneur ! Un comble !

Replaçant le petit outil dans sa poche, il voulut se mettre à la recherche de Chaumet qu’il avait vu arriver pour avoir une explication. Impossible que l’un des plus grands joailliers du monde se fût laissé prendre ! Il devait y avoir une raison ! Seulement il fallait attendre : les pas nombreux approchaient à la suite de la voix cultivée et précise de M. Pératé. Ils arrivaient à l’appartement de la Reine ainsi que l’en convainquirent les exclamations de surprise en découvrant, au seuil, la somptueuse évocation qui les accueillait d’une révérence. Des bravos éclatèrent orchestrés par le président du Conseil : la très belle Marcelle était en train de remplacer la non moins belle mais plus imposante encore Mary Marquet, de la Comédie-Française, dans le cœur de l’inflammable Tardieu !

Il vint lui baiser la main avec un enthousiasme communicatif. Cela mit de l’animation dans la conférence, créant une sorte de tohu-bohu, un bouchon à l’entrée de l’appartement, que les organisateurs eurent quelque peine à rendre fluide pour amener, cinq par cinq, les invités devant les vitrines. Ce que voyant, Aldo repartit par où il était venu afin de prendre la foule à revers et chercher Chaumet. Et ne le trouva pas.

— Il vient de partir, le renseigna Mme de La Begassière. On l’a appelé au téléphone et il avait l’air dans tous ses états.

— Et il n’a rien dit ?

— Ma foi, non. Je ne lui ai d’ailleurs rien demandé. Par pitié, mon cher prince, laissez-moi savourer cet instant de paix, ajouta-t-elle en agitant l’une des invitations en guise d’éventail. Songez que dans un petit moment il va falloir emmener cette joyeuse compagnie « bâfrer » au champagne dans le Jardin anglais. Et comme nous n’avions pas prévu une telle cohue, je crains qu’il n’y en ait pas pour tout le monde !

— Bah ! Vous avez les Polignac sous la main et qui dit Polignac dit champagne Pommery. Demandez-leur quelques caisses en urgence ! Quant aux petits fours…

— Marie-Angéline s’en occupe ! Elle s’est précipitée chez le pâtissier pour réclamer du supplément ! Une vraie perle, cette sainte fille ! Je ne remercierai jamais assez Mme de Sommières de nous l’avoir prêtée.

— Et vous aurez raison, approuva Morosini pensant avec amusement que l’aimable dame eût été fort surprise d’apprendre de quoi était capable la sainte fille en question lorsqu’elle était sur le sentier de la guerre. En attendant il alla fumer une cigarette dans le Jardin anglais où, en effet, une vaste tente rayée bleu et blanc avait été dressée pour abriter le buffet d’éventuelles intempéries.

Balayant momentanément l’affaire de la fausse larme qu’il jugeait offensante pour ceux qui, comme lui-même, s’étaient séparés héroïquement de véritables trésors destinés à leur seule contemplation, il laissa son esprit s’envoler vers son palais vénitien où, un mois plus tôt, sa Lisa avait donné le jour à un petit Marco avec une facilité confondante : à peine une demi-heure de douleurs et l’enfant était là, déjà potelé, braillant et gigotant sous une crête de cheveux roux laissant espérer une ressemblance avec sa mère au contraire des aînés, Antonio et Amelia, les jumeaux, bruns comme des châtaignes et résolument Morosini. Il était si mignon que tout le monde entra en extase. Aldo le premier quand la main minuscule du bébé se referma autour de son index et s’y cramponna.

Mais le miracle, ce fut la soudaine sagesse des jumeaux habitués depuis qu’ils se tenaient debout à emplir le palais paternel de leurs galopades, de leurs jeux, de leurs cris, de leurs initiatives pas toujours appréciées et, depuis qu’ils savaient parler, de leurs joutes oratoires. À quatre ans, ils constituaient la paire la mieux soudée et la plus inventive de tout le pays, sinon de l’Europe entière. Or, le jour où la chambre de leur mère se referma sur les mystères de l’enfantement, ils se calmèrent net : plus de vacarme ! Ils ne se déplacèrent plus que sur la pointe des pieds et, une fois mis en présence du bébé, ils l’observèrent gravement, après quoi Antonio déclara :

— Je vais bien m’en occuper ! C’est moi l’aîné.

Indignée, Amelia protesta aussitôt :

— Je suis autant l’aînée que toi !

— Non, parce que moi je suis un garçon !

L’incident diplomatique fut évité de justesse par Aldo. Patiemment il leur expliqua que s’ils étaient en effet égaux sur le plan de la primogéniture, leurs rôles différaient : protection pour Antonio et soins attentifs pour Amelia.

— En fait, conclut-il après un quart d’heure de palabres, vous devez être auprès du bébé ce que nous sommes Maman et moi. En plus petit, bien sûr, mais il importe avant tout que vous vous entendiez. Au moins sur ce plan-là, conclut-il dans un silence qu’il n’osa pas interpréter sur le moment mais qui par la suite le rassura. En revanche, ce fut au tour de sa femme de l’inquiéter. Jusque-là, Lisa s’était montrée une excellente mère, attentive et tendre juste ce qu’il fallait et sans jamais tomber dans l’excès. Or, en l’honneur du nouveau venu, elle y plongea jusqu’au cou. D’abord elle tint à l’allaiter – ce qui n’avait pas été possible pour les jumeaux ! – et à la sourde inquiétude d’Aldo. Toujours très amoureux de Lisa, il ne put s’empêcher de craindre égoïstement que les seins ravissants de sa femme eussent à pâtir des assauts répétés de ce jeune goinfre. Mais il n’osa rien dire tant le regard violet s’illuminait quand l’un des mamelons roses disparaissait dans la petite bouche avide. L’époux frustré préférait alors rejoindre son cabinet de travail avec l’impression qu’on lui volait quelque chose.

Et naturellement, quand vint le moment de partir pour Paris, Lisa refusa carrément d’accompagner son mari :

— Tu dois comprendre que je ne peux pas quitter Marco et qu’il est trop petit pour un long voyage en train !

— Nous autres Morosini sommes habitués à nous lancer sur les routes de l’aventure dès que nous ouvrons un œil ! ronchonna Aldo. Une bonne pinte de lait et vogue la galère !

Lisa se mit à rire :

— Tu n’exagères pas un peu ?

— À peine ! Mais toi aussi essaie d’observer qu’il ne s’agit pas de l’embarquer dans un wagon à bestiaux mais dans l’Orient-Express.

— Je sais mais, de mon côté, le plus petit incident pourrait tarir mon lait ! Et Bébé en a besoin…

— Ce que tu peux être Suissesse quand tu t’y mets ! soupira Aldo déçu.

— Y verrais-tu un inconvénient ? répliqua Lisa, l’œil orageux.

— Tu sais bien que non mais cette exposition est une sorte de réunion familiale : outre Tante Amélie et Angelina, qui seraient tellement heureuses de voir le cher trésor, ton père a pratiquement promis de venir et il n’est pas exclu que ta grand-mère se lance elle aussi ! Alors, c’est toujours non ?

— C’est toujours non. Je crains que Marco soit fragile…

— Huit livres à la naissance, ça ne te suffît pas ?

— Si… mais quelque chose me dit qu’il vaut mieux rester ici. Père et Grand-Maman pourront venir nous voir en rentrant chez eux !

— Passe encore pour la chère vieille dame mais en ce qui concerne Moritz je n’ai jamais entendu dire que le plus court chemin de Paris à Zurich passait par Venise !

— N’aie crainte ! Il fera le voyage. Ne fût-ce qu’en septembre pour le baptême !

Il fut impossible de l’en faire démordre. Vaincu et d’autant plus mécontent, Aldo partit seul, laissant une fois de plus les commandes de son magasin au cher Guy Buteau, son ancien précepteur devenu le plus efficace des fondés de pouvoir, et à son secrétaire Angelo Pisani. Accessoirement aussi à sa femme, qui, durant des années et sous le masque de Mina Van Zelden, Hollandaise mal fagotée et sans éclat mais érudite{1}, avait été la plus parfaite des collaboratrices… Depuis, chrysalide transformée en papillon, elle était devenue son épouse, sa maîtresse, sa meilleure amie, sa conseillère et la mère de ses trois enfants. L’amour qu’il éprouvait pour elle était absolu, même si par deux fois il avait donné un bref coup de canif au contrat, aussi trouvait-il amer de se voir dépossédé de la première place au bénéfice d’un marmot de cinquante centimètres installé en pays conquis avec l’approbation tacite d’un entourage quasi prosterné. Dont il faisait d’ailleurs plus ou moins partie. C’était « son fils » et il en était fier. Seulement la chambre de Lisa lui demeurait interdite – toujours le lait ! – et il le supportait très mal…

La brûlure de la cigarette qu’il avait laissée se consumer entre ses doigts le ramena à la réalité ainsi que le bruit des voix de tous ces gens en train de quitter le château pour se précipiter vers le pavillon de toile afin de s’y empiffrer congrûment !

Les réceptions mondaines lui étaient toujours apparues comme un étrange phénomène de société. Dès qu’il y avait un buffet les gens les plus élégants et les mieux policés s’y ruaient comme une nuée de sauterelles. Il est vrai qu’après avoir subi les longues cérémonies d’un grand mariage, les développements parfois interminables d’une conférence ou une succession de discours, il y avait quelque excuse à se sentir l’estomac dans les talons. Ce fut le cas ce jour-là : les rescapés de la visite déboulèrent sur le Jardin anglais en rangs si serrés que Morosini eut juste le temps de s’abriter derrière un arbre pour éviter d’être balayé. Après avoir été réduits au silence par les savantes périodes de l’académicien, les invités bavardaient sans contrainte. Cela faisait un bruissement d’abeilles chassées de la ruche… Et, soudain, un cri perça, dominant le bourdonnement. Tout se figea…

Un instant de stupeur très bref auquel succéda un pandémonium d’exclamations, et même de hurlements. Des femmes éclatèrent en sanglots. Une autre s’évanouit cependant que la foule s’écartait, formant un cercle autour d’un espace vide. Morosini se précipita, se frayant un passage sans trop de douceur pour rejoindre Vauxbrun à présent au premier rang :

— Que se passe-t-il ?

Mais il avait déjà vu au centre de l’endroit dégagé, le corps d’un homme gisait face contre terre, un poignard planté dans le dos… Chose étrange, l’arme clouait sur sa victime un « loup » de carnaval en velours noir, passant par l’une des fentes oculaires. Intrigué, Aldo se pencha, avança une main mais l’un des jeunes gens qui assuraient le service d’ordre – tant bien que mal ! – le retint :

— On ne touche à rien, monsieur. Il faut attendre l’arrivée de la police…

— Je sais, mais il faudrait peut-être s’assurer que cet homme n’a pas besoin de soins, qu’il est vraiment mort…

— Il l’est, soyez sans crainte. Il suffit de regarder l’implantation du couteau. Le cœur a été atteint…

C’était l’évidence mais l’immobilité de cette foule, son mutisme pétrifié agaçaient Morosini. Il avait envie d’agir ! Gilles, au moins, s’occupait de réconforter Léonora en pleine crise de larmes. Il l’avait conduite à un banc de pierre où il l’avait fait asseoir et lui tapait dans les mains. Le mari, lui, n’avait pas bougé. À deux pas d’Aldo, négligemment appuyé sur sa canne, il se contentait de regarder le président du Conseil et le conservateur qui s’entretenaient avec calme tandis que les policiers de garde prenaient possession du terrain en attendant l’arrivée de ceux de Versailles. Ce qui ne tarda guère. Pendant ce temps, Aldo se rapprocha de l’Écossais, dont l’attitude l’intriguait : au lieu de se porter au secours de sa belle épouse, il laissait ce soin à un autre qui ne prenait même pas la peine de dissimuler ses sentiments.

Crawford était un homme grand et massif dont le corps et la tête n’avaient pas l’air d’appartenir à la même époque. Si le premier admirablement habillé par un tailleur sans doute anglais était en phase parfaite avec le vingtième siècle, la seconde avec sa frange de cheveux grisonnants retombant d’une large calvitie sur le col du veston, son nez fort et ses yeux vifs derrière les petites lunettes rondes cerclées d’or offrait une indéniable ressemblance avec Benjamin Franklin. Ce qui ne semblait pas le tourmenter, bien au contraire. Il en jouait avec une certaine satisfaction, assurant même que la canne à pommeau d’or dont il étayait une légère claudication avait effectivement appartenu au père du paratonnerre dont il assurait tenir quelques gouttes de sang.

Découvrant Aldo auprès de lui, il le regarda pardessus ses bésicles avec un sourire en demi-lune qui ne montrait pas les dents :

— Drôle d’histoire, vous ne trouvez pas ? Si nous allions boire quelque chose d’un peu fort pour nous réconforter ?

— Pourquoi pas ? Nous ne serions pas les seuls…

La ruée vers le buffet s’était sans doute cassée net mais nombre d’invités désireux de se remettre de l’émotion se hâtaient de s’en souvenir, Gilles Vauxbrun le tout premier, armé à présent d’un verre dont il faisait avec précautions boire le contenu à sa belle amie.

Les deux hommes eurent à peine le temps d’avaler un verre de champagne qu’un agent vint les prier de sortir : le commissaire Lemercier venait d’arriver et rassemblait sur la pelouse les témoins du drame :

— Vous étiez tous présents, déclara celui-ci d’une voix forte. Il est donc impossible que personne n’ait rien vu. Ceux surtout qui étaient proches de ce malheureux. Mes inspecteurs et moi-même allons donc vous interroger les uns après les autres pour recueillir vos dépositions. Cela prendra un peu de temps, ce dont je vous prie de m’excuser, mais c’est indispensable !

Aucune protestation ne se fit entendre. Rond de partout et sommé d’un chapeau melon qui lui donnait assez l’air d’une poire, le chef de la police versaillaise irradiait l’énergie et la mauvaise humeur par tous les pores de sa personne. Après s’être entretenu quelques minutes avec le ministre et l’ambassadeur américain qu’il ne retint pas longtemps et qui purent s’en aller, il déclara se réserver les membres du Comité et les pria de bien vouloir remonter avec lui vers Trianon dont les portes allaient être fermées afin qu’il puisse les entendre en toute tranquillité.

Tandis que l’on regagnait le petit château, Marie-Angéline rejoignit Aldo et se pendit à son bras avec un sourire béat fort peu de circonstance :

— Un meurtre ! Ici ! À Versailles ! fit-elle allègrement. Est-ce que ce n’est pas extraordinaire ?

— Une chance que vous n’ayez pas dit « merveilleux » ! Vous n’avez pas honte, Marie-Angéline ?

Elle fronça son long nez tout en maintenant sur sa toison frisée, qui la faisait ressembler à un mouton, le canotier de paille qu’une risée menaçait de déranger :

— Pas du tout ! Je pressens là une de ces aventures comme nous les aimons !

— Dites comme « vous » les aimez. Et je ne vois rien de romantique dans l’assassinat d’un homme déjà âgé qui venait peut-être ici en pèlerinage.

— Rien de romantique ? Et le masque noir que le commissaire a mis dans sa poche, qu’est-ce que vous en faites ? Je suis sûre qu’il y avait quelque chose d’écrit sur l’envers.

Le pire était qu’elle avait raison et que Morosini lui-même se posait des questions à ce sujet. Douée d’une imagination toujours prête à s’enflammer, « Plan-Crépin », comme l’appelait Mme de Som-mières, n’avait fait qu’exprimer à voix haute ce qu’il pensait. N’avait-il pas tout à l’heure tendu la main d’instinct vers l’accessoire de bal travesti apparu de façon si dramatique ? Pour ce qu’il en avait vu, la victime était un personnage terne, suffisamment bien vêtu pour ne pas détonner dans une assemblée aussi élégante mais sans distinction particulière. Un physique neutre, un visage quelconque, plutôt laid, et pas le moindre ruban à la boutonnière de sa jaquette… Qui pouvait-il être ?

Il comprit vite qu’il ne fallait pas compter sur le commissaire Lemercier pour soulever le plus petit coin du voile. Avec une froide politesse il posa des questions nettes et précises aux divers membres du Comité, ce qui représentait une sorte d’exploit, tout le monde voulant parler en même temps, mais sans obtenir un résultat appréciable. En fait, personne n’avait rien vu.

— Il y avait énormément de gens, expliqua Morosini quand son tour fut venu, et quand on s’est dirigés vers le buffet, on s’est bousculés quelque peu. L’assassin en aura profité et pendant un bref instant le corps a dû rester debout étayé par les autres.

— Comment se fait-il qu’il y ait une telle affluence ? Une manifestation, surtout ici, est en général réservée à une… élite.

Une grimace dédaigneuse accompagnait le mot. À l’évidence, le commissaire devait nourrir des idées de gauche… ou alors il était vexé de ne pas avoir été invité. Ce qui était une faute puisque l’on avait fait appel à ses services. C’était même anormal et il se pouvait qu’il y ait un rapport entre la foule et le fait que l’on n’ait pas convié le policier principal. Cependant, il fallait répondre :

— Trois cent quarante invitations ont été prévues, dit-il. Mais il semblerait que l’on en ait tiré davantage à l’imprimerie…

— Quelle imprimerie ?

Ce fut Gilles Vauxbrun qui fournit le renseignement : l’imprimeur devait être celui de Crawford.

— Je le verrai, dit Lemercier. Mais revenons à vous, ajouta-t-il en se tournant vers Aldo avec une mauvaise grâce évidente. Si j’ai bien compris, vous êtes l’un des exposants ?

— En effet ! Il y a là-haut une paire de girandoles en diamants qui font partie de ma collection personnelle.

— Et vous êtes aussi… vénitien ?

Encore un mot qui n’avait pas l’heur de plaire et Aldo dut se faire violence pour répondre paisiblement :

— C’est également vrai. Y verriez-vous un inconvénient ?

— Peut-être une analogie… Cela est très en vogue chez vous ? fit Lemercier en sortant le masque de sa poche.

— Pendant le carnaval mais pas le reste du temps. Nous sommes des gens normaux, monsieur le commissaire. Puis-je voir cet objet ?

— Certainement pas ! C’est une pièce à conviction. Ainsi… vous êtes collectionneur de joyaux ? Cela suppose une grande fortune…

Oh ! Il commençait à chauffer sérieusement les oreilles que Morosini avait chatouilleuses mais cette fois il n’eut pas le temps de répondre : Marie-Angéline, dont les ancêtres avaient « fait » les croisades, tenait en permanence un fougueux destrier au service de ceux qu’elle aimait. Elle l’enfourcha sans plus tarder :

— Mon cousin est l’expert en joyaux historiques le plus célèbre d’Europe…

— Et même d’un peu plus loin, renchérit Vauxbrun. Qu’il possède une collection privée n’a rien d’anormal. C’est le contraire qui serait surprenant…

Le policier s’étira les lèvres d’un seul côté pour obtenir un vague sourire qui n’avait rien d’aimable :

— Eh bien ! On dirait que vous êtes apprécié ici, monsieur ?… Rappelez-moi votre nom ?

— Morosini !

— C’est cela !… Si vous le permettez j’aimerais à présent voir ces joyaux. En particulier les vôtres. Des… comment avez-vous dit ?

— Girandoles ! lâcha Aldo à qui ce manque de mémoire immédiate paraissait suspect. Autrement dit : des pendants d’oreilles. Pas des candélabres.

C’était parti tout seul, générant un coup d’œil glacial qui avait la couleur et la consistance du granit.

— Merci de venir au secours de mon ignorance ! Allons-y, maintenant.

On se dirigea vers la vitrine principale auprès de laquelle veillaient toujours les faux laquais poudrés. Aldo tendait la main pour désigner son bien quand il la retira avec une exclamation :

— La « larme » !… Elle n’est plus là !

En effet, entre les boucles d’oreilles Morosini et les bracelets Kledermann, il y avait un vide, à l’exception de la petite pancarte portant le numéro du catalogue. Or, les verres protecteurs doublés d’un grillage étaient intacts : pas la plus infime fêlure… Lemercier réagissait :

— Quelle larme ?

— Le bijou qui était à cet endroit : un ornement d’oreille, dépareillé d’ailleurs, composé de deux très beaux diamants blanc bleu… vous êtes-vous absentés à un moment ou à un autre ? s’enquit-il en se tournant vers l’un des gardiens mais déjà le commissaire intervenait :

— S’il vous plaît ! C’est moi qui pose les questions et ceci est mon travail !… Alors ? Vous êtes-vous absentés ?

Les interpellés devinrent très rouges. L’un d’eux, visiblement gêné, expliqua qu’il s’était éloigné un court moment pour aller aux toilettes. Quant à l’autre, plus rouge encore, il admit être accouru aux fenêtres quand les cris avaient éclaté…

— Mais je ne me suis pas éloigné de plus de dix mètres…

— C’est plus que suffisant ! Et bien sûr vous n’avez vu personne ?

— Ben… non ! Je regardais dans le jardin…

— Et pendant ce temps-là quelqu’un est venu, quelqu’un qui avait la clef de la vitrine, l’a ouverte, a pris ce qu’il voulait et est reparti tranquillement ? Ah, bravo ! C’est ce qui s’appelle une garde efficace ! Nous aurons encore à en parler. Pour l’instant, il faut savoir qui a les clefs…

Le joaillier Chaumet s’avança :

— M. le conservateur et moi. Deux triples jeux de clefs. Voici le mien. Il faut que quelqu’un ait réussi à en prendre copie. J’ajoute que, ce qui m’étonne, c’est que l’on se soit donné tant de peine pour ne prendre que cette seule pièce… qui en plus était fausse !

— Ah ! C’est ce dont j’ai cru m’apercevoir, ajouta Aldo. Une belle imitation, vraiment, mais je ne vous cache pas, mon cher ami, que je n’étais pas très satisfait de la voir trôner entre deux joyaux incontestables tant par l’Histoire que la qualité des pierres…

— Cela veut dire que le voleur, lui, n’y a vu que du feu ! Mais je me demande aussi pourquoi il s’est contenté de ce maigre butin et a dédaigné les précieuses « girandoles » de monsieur, fit Lemercier sarcastique en détachant les syllabes… ou ces magnifiques bracelets. Qui sont à qui ?

— Au banquier suisse Moritz Kledermann, annonça innocemment le joaillier. Il n’est pas des nôtres aujourd’hui mais le prince Morosini le représente : c’est son beau-père…

— Ah… oui ? Comme c’est intéressant ! Dans ce cas, nous devrions avoir prochainement de longs et fructueux entretiens…

Son regard luisant était celui-là même du matou qui s’avise de la présence d’une souris dodue dans son voisinage. Pour un peu il se fût léché les babines. Aldo étouffa un soupir en essayant de comprendre ce qu’il y avait en lui qui braquait automatiquement tous les policiers dont il faisait connaissance dans quelque pays du monde que ce fût. Sauf, naturellement, à Venise et à New York où il s’était admirablement entendu avec Phil Anderson, le chef de la Police métropolitaine. Il est vrai que, à Londres comme à Paris, il avait fini par nouer de solides amitiés avec le Chief Superintendant Gordon Warren et le commissaire divisionnaire Langlois, mais cela n’avait pas été sans mal. C’était comme une fatalité ! Avec ce Lemercier, en tout cas, il ne se sentait pas la moindre envie de fraterniser mais joua le jeu :

— Avec plaisir, assura-t-il. J’ajoute que j’aimerais entendre la raison motivant la présence de cette fausse « larme ».

— Je n’en doute pas mais vous me permettrez de la garder pour moi ! Nous aurons d’autres sujets de conversation. En attendant, vous aurez l’amabilité de donner vos coordonnées à l’inspecteur Bon que voici et vous présenter demain après-midi à mon bureau dont on va vous communiquer l’adresse. À trois heures !

— Mais enfin, s’insurgea Gilles Vauxbrun, vous semblez supposer, commissaire, que M. Morosini à quelque chose à voir dans ce vol bizarre doublé d’un meurtre ? Nous sommes une dizaine à pouvoir jurer qu’il était au jardin avec nous tous… et trop éloigné du lieu du crime comme de celui du vol !

— C’est vrai ! affirma gravement Crawford. Je peux jurer moi aussi ainsi que ma femme et bien d’autres…

Lemercier fronça le nez et renifla peu gracieusement :

— Je vous remercie mais je suis seul juge des développements que j’entends donner à l’enquête. On peut être criminel sans avoir jamais manié une arme ou une pince-monseigneur ! Ainsi donc, monsieur Morosini, je vous attends demain comme convenu. Mais rassurez-vous, messieurs, votre tour viendra !

Et sur ces paroles réconfortantes, le commissaire Lemercier recoiffa son chapeau melon et s’en alla rejoindre dans le jardin ses assistants occupés à entendre le menu fretin, les personnalités les plus importantes ayant été libérées depuis longtemps ! Y compris, naturellement, l’ambassadeur de Mongolie-Extérieure, couvert par son statut diplomatique bien qu’il eût traité les policiers en général de « chiens aux dents jaunes ! » et ri, ou plutôt aboyé, au nez de Lemercier !

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