CHAPITRE V


UN APPEL AU SECOURS

Quelques heures plus tard, le Comité au complet – les Parisiens avaient été appelés par téléphone ! – se rendait en ordre dispersé chez la comtesse de La Begassière pour y tenir une réunion d’urgence que l’aimable dame convertissait en déjeuner, en vertu de ce principe que les pilules les plus difficiles à avaler passent mieux quand on les accompagne d’une cuisine raffinée et de vins choisis avec discernement par un maître d’hôtel que tout Versailles lui enviait.

Elle habitait rue de l’Indépendance américaine, une de ces anciennes demeures de dignitaires, construites de briques et de pierres blanches afin d’être en harmonie avec un élément du château appelé l’aile des Princes qui, face au Grand Commun, occupait une partie de la rue. De ses fenêtres elle avait vue sur l’Orangerie, ce que beaucoup considéraient comme un privilège. Ceux tout au moins qui ne résidaient pas dans ce beau quartier du vieux Versailles, noyau de la ville royale, bâti entre la cathédrale Saint-Louis et le palais du Soleil couronné.

Laissant Adalbert tenir compagnie à Tante Amélie, Aldo et Marie-Angéline choisirent de s’y rendre à pied. Le temps était redevenu clément même si l’air bleuté restait un peu froid pour la saison. Tous deux appréciaient cette promenade d’environ un kilomètre à travers la noble cité. Lavé de frais, Versailles étincelait et embaumait la terre, l’herbe et les plantes mouillées mêlées à une légère senteur de bois brûlé évocatrice de flambées allumées dans les cheminées pour lutter contre l’humidité. Plan-Crépin adorait marcher. Quant à son compagnon, si le footing n’était pas son sport favori – bien qu’il fût capable de fournir de longues distances ! – il aimait déambuler – parfois sans but précis – lorsque quelque chose le tourmentait. Ce qui était le cas…

Lorsque Adalbert avait stoppé son bruyant moteur devant la maison de Karloff, l’écho d’un chant religieux prit sa place. Deux voix féminines – l’une frêle, l’autre grave – interprétaient en russe ce qui paraissait être un hymne à la douleur :

— On n’en est tout de même pas déjà aux funérailles ? marmotta-t-il.

Plus qu’inquiet, Aldo ouvrit la barrière du jardin et s’avança vers la maison redoutant de trouver ces femmes en train de chanter devant un corps étendu sans vie comme cela se faisait en Russie. La porte n’étant pas fermée à clef, il l’ouvrit mais son élan s’arrêta au seuil d’une pièce assez grande qui devait servir de salle à manger et de salon. Sur le mur du fond, plusieurs icônes étaient disposées autour de celle, nettement plus importante, de Notre-Dame de Kazan, le tout éclairé par une demi-douzaine de cierges, devant lesquelles deux femmes à genoux chantaient en pleurant. Deux femmes à peu près du même âge mais aussi différentes que leurs voix. L’une, taillée comme un grenadier dont elle possédait le timbre profond, dépassait d’une tête sa compagne fragile et délicate dont les cheveux blancs sortaient du fichu violet noué sous le menton. Celle-là très certainement était l’épouse du colonel même si l’autre pleurait plus fort qu’elle.

Il fallut attendre sans bouger que le cantique fût achevé puis une série de génuflexions et de signes de croix alternant avec ce qui avait l’air d’une litanie. Cela fait, la plus imposante aida sa compagne à se relever et la conduisit vers la table où fumait le samovar. À ce moment elles s’aperçurent qu’elle avaient des visiteurs.

— Vous voulez quoi ? demanda le « grenadier » sans s’encombrer de politesse superflue en croisant sur une poitrine généreuse des bras de lutteur.

— Voir Mme Karlova, répondit Aldo en s’inclinant devant la petite dame. Si toutefois elle y consent. Voici M. Vidal-Pellicorne de l’Institut et je me nomme Aldo Morosini. Nous sommes des amis du colonel et nous souhaitons…

La grande émit alors une sorte d’ululement et se tourna vers les images pieuses dans l’intention évidente de s’y précipiter pour entamer sans doute un nouveau lamento quand sa compagne l’arrêta d’un sec :

— Cela suffit, Marfa ! Le temps de la prière reviendra ! Pour le moment, je désire entendre ces messieurs qui apportent peut-être des nouvelles ! Je sais qui vous êtes, ajouta-t-elle en ébauchant un courageux sourire qu’elle ne put achever. Prenez place s’il vous plaît ! Et dites-moi si vous savez où est mon époux.

Elle leur désignait des sièges qu’ils prirent tandis que Marfa choisissait de se consacrer au samovar et sortait les tasses selon les rites de l’hospitalité russe.

— Nous espérions le trouver ici, madame, mais si je comprends bien il n’est pas rentré ?…

— Non… et c’est la première fois que le jour s’est levé sans que je sache où il est. Même quand il travaillait la nuit, il s’arrangeait pour me prévenir quand il devait s’attarder. Depuis hier où il m’a dit par téléphone qu’il rentrerait sans doute tard, je ne sais plus rien.

— Nous en savons à peine plus, madame, dit Adalbert. La dernière fois que nous l’avons vu il s’était garé près du théâtre Montansier afin de nous prêter main-forte au cas où il aurait fallu poursuivre le personnage mystérieux avec lequel nous avions rendez-vous près du bassin du Dragon et en compagnie de la police, d’ailleurs…

— Ce personnage s’est échappé et il l’a suivi ?

— Non. L’homme ne s’est pas présenté. Il n’y a donc pas eu de poursuite, mais quand nous avons voulu rejoindre le colonel, il avait disparu… Cependant, ne perdez pas l’espoir, je vous en supplie, ajouta Aldo en voyant s’assombrir les yeux bleus de Liouba Karlova. Vous le connaissez mieux que nous et vous devez savoir que lorsqu’il flaire une piste, il ne peut s’empêcher de la suivre. Peut-être a-t-il vu quelque chose pendant qu’il attendait et voulu en savoir plus ? Au fond, il n’est en retard que de quelques heures…

Il s’efforçait de la rassurer en essayant de se convaincre lui-même parce que, tout à coup, l’angoisse de cette femme âgée, qui avait dû être très belle et en gardait des traces, lui était insupportable. Il ne pouvait être arrivé malheur au bouillant colonel. Ce couple avait vécu l’enfer de la révolution d’Octobre. Il ne pouvait pas, ne devait pas être séparé. Pas déjà !… Avalant d’un trait le thé qu’on lui avait servi, il se leva, s’inclina en allumant son plus beau sourire :

— Nous allons, immédiatement, prévenir le commissaire Lemercier et nous mettre en chasse…

Tout en parlant, une idée lui venait, si simple qu’il s’en voulait de ne pas y avoir pensé plus tôt et qu’il livra à Adalbert dès qu’ils eurent repris la voiture :

— Le groom qui a apporté la lettre ! S’il l’avait suivi ?

— Pour quoi faire ? C’est à coup sûr l’un de ceux du Trianon… ou d’un autre hôtel, exécutant la commande d’un client qu’il n’a peut-être pas vu…

— On va quand même voir ce qu’en pense la police… et signaler la disparition du colonel…

Malheureusement, Lemercier enregistra le fait – avec agacement d’ailleurs, l’irascible chauffeur de taxi étant pour lui capable de faire n’importe quoi pour se rendre intéressant ! –, l’histoire du groom le mit aussitôt en colère :

— Que croyez-vous que je fasse de mon temps ? brailla-t-il. J’y ai pensé avant vous, mon cher monsieur ! Le gamin a été interrogé : c’est l’un de ceux du Palace, et hier, en venant prendre son service, il a trouvé dans la poche de son uniforme la lettre, un mot indiquant ce qu’il convenait d’en faire et un billet de banque. Le correspondant anonyme ajoutait qu’il en aurait autant une fois sa mission accomplie. Ce qui s’est passé… Alors laissez-moi travailler en paix !

Sachant pertinemment comment la question serait reçue, on se garda sagement de demander le nom du garçon.

— S’il l’a trouvé, j’y arriverai aussi ! assura Adalbert. Je vais m’en occuper pas plus tard que maintenant ! Va à ton Comité…

C’était à tout cela qu’Aldo songeait en arpentant les rues de Versailles avec Plan-Crépin et ses pensées n’avaient pas meilleure mine que le visage pâle, digne et douloureux de Liouba… L’idée qu’un malheur ait pu toucher cette force de la nature qu’était Karloff le bouleversait : il se voyait si péniblement venir l’annoncer à sa veuve !

Personne ne manquait quand ils arrivèrent. Le comité actif se composant d’une quinzaine de personnes, un léger brouhaha voguait sur l’enfilade des salons de la comtesse mais c’était dans le dernier que l’on se tenait. En dépit de ses soucis, Aldo fut sensible au décor. La demeure de Mme de La Begassière était ravissante avec ses boiseries peintes dans un vert céladon rechampi d’or, ornées de trumeaux et de dessus de portes dus au pinceau de Boucher ou de Greuze. Des meubles de bois précieux voisinaient avec des sièges tendus de satin brodé aux couleurs mourantes. Des laques de Chine, des terres cuites de Clodion tenaient compagnie à un délicieux clavecin peint au vernis Martin de personnages chinois. Les vases débordaient de roses pourpres et de pivoines blanches. Les tapis étaient de soie, les lustres de cristaux étincelants et, quand il rejoignit les autres dans la bibliothèque, Aldo put admirer les rayonnages de livres reliés du même cuir havane frappé d’or.

— En vérité, dit-il en baisant la main de son hôtesse, votre maison est une merveille, comtesse, et si je n’habitais Venise je crois que je viendrais m’installer ici. C’est peut-être la dernière ville où l’on peut vivre en rêvant.

— Surtout quand on pense à ce que l’absurde révolution et les grandes idées du bon roi Louis-Philippe ont fait comme dégâts, on s’émerveille en imaginant ce que cela serait s’ils n’étaient pas passés par là ! s’écria Gilles Vauxbrun abandonnant momentanément sa position penchée au-dessus de la bergère où était assise la belle Léonora.

— Tu n’aurais pas dans l’idée d’acheter une babiole ici ? fit Aldo en riant. Ce qui m’étonne même, c’est que tu ne l’aies pas déjà fait.

— Ça pourrait venir !

Les arrivants firent leur tour de salon, acceptèrent une coupe de champagne et s’intégrèrent au groupe mais il fut vite évident que, en dépit du décor, de l’accueil souriant de l’hôtesse et de la peine qu’elle se donnait pour détendre l’atmosphère, celle-ci demeurait lourde. Les meurtres à répétition pesaient sur elle. Seul Vauxbrun rayonnait mais celui-là était amoureux et savourait la proximité de sa belle. Il la respirait littéralement.

Ce fut au point qu’à peine réunis autour de la table raffinée où se côtoyaient assiettes de la Compagnie des Indes, couverts de vermeil et verrerie gravée d’or, le sujet qui hantait tout le monde fut lancé par Crawford sitôt expédiée une timbale de ris de veau aux asperges cependant divine :

— J’en demande humblement pardon à notre charmante hôtesse, fit-il de sa voix grave, mais il me semble que nous courons à une catastrophe. Si j’en crois les nouvelles de ce matin, nous en sommes à quatre morts…

Aldo ouvrit la bouche pour ajouter : « et un disparu » mais la referma, le colonel ne s’étant pas volatilisé depuis assez longtemps pour avoir droit à ce titre. En outre, il ne servirait qu’à ajouter au trouble évident de certains membres, comme la maîtresse de maison par exemple qui visiblement souhaitait être déchargée le plus vite possible de la fonction de présidente qu’elle était en train de prendre en horreur. Dans l’esprit de l’aimable femme, ce déjeuner prenait les couleurs tristounettes de ces festins offerts après un enterrement. Le préambule l’enchanta car elle s’attendait à ce que l’Écossais demande en conclusion la fermeture pure et simple de l’exposition. Or elle comprit qu’il n’en était rien, la catastrophe évoquée n’ayant d’autre but que de demander un renforcement des défenses de Trianon et des jardins.

— Comment l’entendez-vous ? questionna Vernois d’un ton aigre. Des chevaux de frise ? L’armée ? Des kilomètres de barbelés ?

— Pourquoi pas un ou deux canons ? fit Elsie Mendl en riant. Le petit château de Marie-Antoinette me paraît fort bien protégé par la police et la gendarmerie avec une efficacité qui n’exclut pas la discrétion… Cela dit, notre ami Crawford devrait nous expliquer de quelle manière il voit un renforcement de défense ?

— Par l’intérieur, si j’ose dire… Et là le professeur Ponant-Saint-Germain pourrait nous être d’une grande utilité puisqu’il connaît mieux que nous tous réunis ce qui a pu constituer les entours de la Reine durant sa vie.

Occupé à pourchasser une pointe d’asperge oubliée dans son assiette, l’interpellé marmotta quelque chose d’incompréhensible qu’il ponctua – Dieu sait pourquoi ! – d’un petit rire. On le regardait mais il n’en parut pas troublé, s’essuya soigneusement la bouche à l’aide de sa serviette, acheva son verre de chablis, poussa un soupir de satisfaction et laissa poser sur la tablée un regard satisfait :

— Vous avez besoin de moi ?

— Je crois, oui. Il nous faut demander à M. Pératé, l’aimable conservateur, qu’il consente à nous confier la liste du personnel du château, des jardins, du parc, et des Trianons. Vous l’examinerez et nous signalerez les noms qui ont un rapport quelconque avec Marie-Antoinette. Il se peut qu’il n’y en ait plus d’autres mais il se peut aussi qu’il en reste encore et ceux-là il faut les retirer momentanément de la circulation et les protéger. Moyennant quoi, nous aurions peut-être droit à un peu de tranquillité…

— Hé là, doucement ! grogna celui-ci. Je ne sais pas tout, moi ! En trente-sept ans d’existence de la Reine, il en est passé du monde auprès d’elle !

— Il ne s’agit pas de remonter à l’enfance. Les gens dont elle a eu à souffrir ne se sont guère manifestés avant le 5 octobre 1789, date à laquelle Versailles a été envahi par le peuple de Paris…

— Ah, vous trouvez, vous ? Il y en a eu avant ! Que faites-vous de l’affaire du Collier ?

— Ses protagonistes n’ont pas eu de descendants ni d’homonyme. Il n’existe plus de La Motte-Valois, ni de Reteau de Villette, ni de… Cagliostro, ni de…

— Il existe toujours des Rohan, ricana Ponant-Saint-Germain en soulevant son verre vide afin qu’on le lui remplisse.

Cette fois Aldo se lança dans la bataille :

— Si l’on évitait de dire n’importe quoi ? Outre que le cardinal Louis n’a jamais voulu nuire à la Reine qu’il aimait, qu’après sa mort la famille a payé le collier volé par Mme de La Motte jusqu’au dernier centime, je vois mal l’un de ses membres se mêlant aux visiteurs pour assassiner de bien modestes employés du château !

— Ne croyez-vous pas qu’il serait plus simple de laisser tomber ? dit timidement Mme de La Begassière.

— Ah non ! protesta Mme de Vernois. Vous avez vu la foule qui se presse chaque jour aux grilles pour visiter notre exposition ? C’est une merveille, il faut bien l’avouer, et des dizaines d’années passeront peut-être avant que l’on puisse la recommencer…

— Et ce n’est pas près de finir, s’écria Gilles Vauxbrun. Je sais de source sûre que chaque paquebot qui arrive au Havre débarque des Américains et pas des moindres. Ce qui est normal si l’on se souvient que notre président d’honneur est Rockefeller. Allons-nous leur fermer les grilles au nez ?

Il venait de parler avec une nervosité qui fit dresser l’oreille à Morosini. Se penchant par-dessus Clothilde de Malden assise entre lui et son ami, il demanda :

— Il y en a une que tu connais ?

— Oh oui, répondit l’antiquaire en levant les yeux au plafond. Diana Lowell par exemple ! Elle aurait voulu assister à l’inauguration mais elle a eu un empêchement. Elle arrive après-demain ! ajouta-t-il avec un soupir accablé. Qui fit sourire Aldo : Mrs Lowell, de Boston, était le cauchemar que le pauvre Gilles avait ramené l’an passé de leur voyage en Amérique{7}. Pour obtenir qu’elle lui vende le fauteuil de bureau de Louis XV qu’elle venait de recevoir par voie de succession, Vauxbrun avait dû dépenser pendant près de deux mois des trésors de diplomatie, palabrer durant des heures comme un Sioux en face d’un Iroquois. La seule différence était le décor : au lieu d’un feu de conseil, c’était une sorte de boudoir tendu de satin rose. Quant au calumet, la dame le remplaça par un déluge de thé noir comme de l’encre pour faire passer les sandwiches au concombre que le Français exécrait. Encore n’avait-il pu emporter son fauteuil qu’accompagné de Dame Lowell à laquelle il avait dû promettre de vendre un petit bonheur-du-jour ayant appartenu à la marquise de Pompadour, sa passion. Aussi l’avait-il raccompagnée au Havre avec un intense sentiment de délivrance quand le Léviathan avait doublé les passes du port. Et voilà qu’elle revenait ! C’était l’angoisse !

La mine morfondue de son ami fit rire Morosini :

— Mon pauvre vieux ! Ça c’est la tuile ! En t’écoutant raconter ton séjour chez elle il m’est arrivé de me demander si elle ne cherchait pas à se faire épouser ?

— Tu es malade, non ?

— Oh, mais c’est très amusant ! fit Clothilde de Malden qui aurait dû user d’une force d’âme surhumaine pour ne pas écouter. Et comment est-elle cette dame… si ce n’est pas indiscret ?

— Pas du tout, maugréa Vauxbrun. Elle est riche comme un puits et laide en proportion ! Je vais vivre des jours douloureux, soupira-t-il avec un regard langoureux à l’intention de Léonora Crawford placée en face de lui.

— Je ne vois qu’une solution pour toi, c’est la fuite. Tu vas l’accueillir à Saint-Lazare avec un bouquet de roses, tu lui baises les mains, tu la mets dans un taxi et tu en prends un autre à destination de la gare de Lyon où tu t’embarques pour Rome… ou pour Venise ! Tiens, va donc voir Lisa ! Elle t’aime bien et elle comprend tout ! Sauf, ajouta-t-il en lui-même avec mélancolie que j’ai besoin d’elle au moins autant que mon fils !

— Je n’ai aucune envie de m’éloigner malgré le fait que j’aime ta femme infiniment. Il y en a d’autres qui viennent et qui sont des clients. Et puis… il y a Pauline, conclut-il plus bas mais sans cesser de regarder lady Crawford.

Aldo reposa son couvert dans son assiette avec un rien de nervosité :

— Pauline ? fit-il.

— Belmont ! Tu ne l’as pas oubliée, je pense ?

— Non, bien sûr…

Sa voix était brève mais Vauxbrun, repris par un sujet qui lui avait été cher jusqu’à sa rencontre avec Léonora, ne s’en aperçut pas et continua sur le mode lyrique :

— Au fait, t’ai-je raconté qu’après le drame de Newport elle m’a rejoint à Boston afin, m’a-t-elle dit, de m’aider à supporter ma pénitence ? Grâce à elle j’ai trouvé Diana Lowell presque supportable, et même…

— Si nous cessions cet aparté qui ne peut qu’ennuyer Mme de Malden, coupa Aldo sèchement.

— Oh, mais vous ne m’ennuyez pas, bien au contraire ! fit gaiement la jeune femme. Quand Olivier était attaché d’ambassade à Washington, nous avons rencontré des Belmont. Une des plus importantes familles new-yorkaises, il me semble. Et très pittoresque !

— Absolument, reprit Gilles redevenu enthousiaste. Mais je les connais moins que Morosini. Il a séjourné dans leur propriété de Rhode Island qui ressemble en plus petit au château de Maisons-Laffitte…

— Nous sommes allés aussi à Newport pendant la season ! C’est assez incroyable cette collection de châteaux, voire de palais copiés en France, en Angleterre ou en Italie ! Quant aux fêtes que l’on y donne, elles peuvent être sublimes ou délirantes selon le sens artistique de leurs propriétaires. Je me souviens d’avoir assisté…

La conversation se situant à présent entre elle et Gilles, Aldo put s’isoler avec lui-même afin d’essayer d’évaluer la résonance éveillée par le nom de Pauline Belmont. Sa mémoire la lui restitua instantanément telle qu’elle lui était apparue pour la première fois sur le pont du paquebot Île-de-France peu après l’appareillage au Havre. Longue forme aristocratique suprêmement élégante dans un ensemble gris fumée que complétait en la nimbant la grande écharpe de mousseline nuageuse drapée autour de sa tête sans chapeau, la chevelure noire lustrée comme la robe d’un pur-sang, nouée sur la nuque en chignon bas, les yeux gris, la bouche très rouge, charnue, trop grande mais attirante comme le péché, corrigeait l’harmonie sage d’un visage étonnamment expressif. Veuve depuis peu d’un baron autrichien porté sur la boisson, Pauline s’en retournait alors vers sa belle maison de Washington Square à New York pour y reprendre une vie plus conforme à ses goûts artistiques et retrouver son atelier de sculpture, un art qu’elle pratiquait avec talent.

Il la revoyait surtout telle qu’elle était venue dans ses bras à la fin d’un bal costumé chez son frère à Newport, sublime impératrice de Chine parée des seules orchidées de sa coiffure lorsqu’elle eut fait glisser la longue robe de satin clair de lune sous laquelle il n’y avait que Pauline. Une étreinte brève mais ardente dont Aldo savait qu’il resterait marqué.

Peu après ils s’étaient dit adieu sans esprit de retour, dans une commune volonté d’étouffer dans l’œuf ce qui pouvait devenir une passion partagée. Mais cette volonté était-elle si commune ? Il avait lu un regret dans le beau regard et voilà que Pauline revenait en Europe !

Aldo n’était pas assez fat pour penser qu’il était pour quelque chose dans ce retour. Elle devait le supposer à Venise entre sa femme et ses enfants ? Mais non, voyons ! Dès l’instant où « Magie d’une reine » exposait certains joyaux de Marie-Antoinette elle avait dû deviner qu’il y était mêlé peu ou prou…

Un éclat de rire de Vauxbrun le ramena sur terre. Celui-ci, un moment, avait été fou de Pauline au point que leur vieille amitié avait bien failli en pâtir et, à l’instant, en lui annonçant l’arrivée de la jeune femme il avait eu dans l’œil ce qui était apparu à Morosini comme une lueur de défi. Ce qui, sans doute, n’était qu’un produit de son imagination ! Vauxbrun était à présent « captif des charmes de la belle Léonora »… à moins que celle-ci ne soit seulement un pis-aller ? Aldo savait Pauline inoubliable et ne pouvait s’empêcher de redouter l’instant où il la reverrait.

Que faire ? Quitter Versailles avant son arrivée serait la sagesse. Un bon prétexte n’était jamais difficile à trouver pour un homme d’affaires de son niveau. Mais, après tout, le péril n’existait peut-être que dans son imagination et ce désir de la revoir qu’il portait en lui à son propre insu. Le degré de constance d’une fille de la libre Amérique était difficile à évaluer. Pauline Belmont ne trichait pas avec elle-même et pas davantage avec autrui. Elle lui avait laissé comprendre qu’elle l’aimait sans jamais chercher à forcer ses sentiments. Au moment de leur séparation elle lui avait dit adieu sans que la moindre crispation corrige l’éclat de son sourire. Un sourire qu’il mourait d’envie de revoir mais qu’en était-il de Pauline à l’heure présente ?

Le soudain silence qui régnait autour de la table le ramena à la réalité. Il vit qu’on le regardait et se demanda un instant s’il ne s’était pas mis à parler tout haut…

— Le prince Morosini nous oublierait-il ? dit Mme de La Begassière sur un ton d’aimable reproche. Son avis nous serait cependant précieux…

— Mon avis ?… Je vous demande mille pardons, comtesse ! Je crois que je rêvais.

— Parierons-nous que le rêve était joli ? fit Mme de Malden en riant. Cela n’avait pas l’air d’un cauchemar…

— Pariez, madame, vous gagneriez mais je ne veux pas faire attendre plus longtemps notre chère hôtesse et je la prie de bien vouloir répéter sa question. S’il s’agit de la poursuite de l’exposition il me semble avoir déjà dit que j’étais d’accord.

— Aussi n’en étions-nous plus là mais à la fête au Hameau de mercredi prochain. Nous allions nous résigner à l’annuler quand Elsie Mendl nous a proposé une solution qui respecterait les convenances tout en ne nous privant pas de l’apport financier que nous espérions et dont nous pourrions offrir une partie aux familles des victimes. En effet on ne saurait danser dans un endroit où sont tombées quatre personnes. En revanche, le concert de musique ancienne peut fort bien s’y dérouler, l’atmosphère de ce genre de manifestation exigeant silence et même recueillement. Reste la seconde partie de la fête : le souper et le bal. Nous avions un instant songé les transporter au Trianon Palace mais il est impossible de le vider de ses clients. En outre, cela briserait le charme que nous souhaitions donner à cette fête vouée au souvenir de la Reine.

— Si vous désiriez mon avis à ce sujet, madame, je répondrais que je n’en ai pas. Le problème paraît insoluble.

— Et pourtant il ne l’est pas grâce à lady Mendl : elle propose d’ouvrir son propre jardin qui donne sur le parc afin d’y organiser le souper et nous supprimons le bal. Quand on connaît son talent de décoratrice, les invités glisseront d’un lieu à l’autre sans rompre la magie. C’est pourquoi je vous ai demandé ce que vous en pensiez.

— Le plus grand bien, naturellement. Je suppose que tout le monde est d’accord ?

— Entièrement d’accord !

— Pourquoi voulez-vous que je pense autrement ? J’ajoute que le geste si généreux de lady Elsie me remplit d’admiration.

— Je n’en mérite pas tant, corrigea celle-ci en riant. J’adore recevoir et la décoration dont j’étais déjà chargée ne me posera aucun problème. Il suffira de transporter certains éléments, d’en inventer d’autres et je souhaite vivement que ce soit réussi.

— Nous n’en doutons pas mais êtes-vous sûre, s’inquiéta Olivier de Malden, qu’il n’y aura pas, comme l’autre jour, d’invitations en surnombre ? Non seulement ce serait gênant mais cela risquerait de tout flanquer par terre.

— Je n’ai à ce propos pas compris pourquoi quelqu’un avait jugé bon de faire tirer tant d’autres cartons, renchérit sa femme. On se marchait sur les pieds à l’inauguration.

— Justement, pour que l’assassin soit noyé dans la foule, expliqua Crawford. Vous pouvez être certaine que si l’on découvrait qui a fait imprimer ces invitations en surnombre nous tiendrions du même coup ce misérable.

— En dépit de son crâne dur et de ses idées toutes faites, je crois que Lemercier en a conscience et qu’il a diligenté une enquête chez les imprimeurs de la région, émit le général tandis que l’on sortait de table pour se rendre au salon où le café allait être servi…

— Si dans la région vous englobez Paris, ses banlieues et même plus loin, je lui souhaite du plaisir ! fit distraitement Aldo occupé à observer le manège insolite auquel se livrait Marie-Angéline. Non seulement elle avait accaparé le professeur Ponant-Saint-Germain durant le repas mais, à présent, elle venait de s’accrocher à son bras pour le guider mine de rien jusqu’au petit canapé le plus éloigné du centre de la pièce afin d’y poursuivre en paix une conversation qui semblait singulièrement animée. Intrigué, Aldo s’apprêtait à s’en approcher quand Gilles Vauxbrun le retint, laissant Léonora rejoindre son légitime époux :

— Je me trompe ou l’annonce de l’arrivée de Pauline t’a donné un choc ? fit-il mi-sérieux, mi-moqueur.

— Un choc ? Tu n’aurais pas un peu trop d’imagination ?

— Je ne pense pas. Tu es resté muet, voire songeur pendant un moment il me semble ?

Aldo leva un sourcil insolent :

— Tu m’observes à présent ? Moi qui te croyais uniquement occupé de la belle Léonora !… Cela dit et pour répondre à ta question, disons que j’ai été surpris. Quand nous l’avons rencontrée ensemble sur le bateau, à New York…

— Et aussi à Newport où nous n’étions pas ensemble…

— Et aussi à Boston où je n’étais pas, j’ai cru comprendre qu’elle rentrait définitivement dans son pays natal sans beaucoup de chances pour l’Europe de la revoir de sitôt. Mais, au fait, n’avais-tu pas eu l’idée d’organiser une exposition de ses œuvres à Paris ?

Brusquement Gilles Vauxbrun se mit à rire :

— J’oublie toujours que tu as une mémoire d’éléphant ! C’est vrai, nous en avions parlé et j’ai remis l’idée sur le tapis quand elle est venue me secourir à Boston. C’est la raison principale de sa venue, davantage que pour Marie-Antoinette dont je n’ai pas l’impression qu’elle raffole. Bien qu’elle adore Versailles… Et je me réjouis de l’y ramener !

Si Aldo éprouva un désagréable pincement au cœur en découvrant qu’il venait de rêver dans le vide, il eut assez d’empire sur lui-même pour n’en rien montrer.

— On dirait que tu vas être particulièrement occupé, mon bon ?

— Par quoi ?

— Il me semble qu’entre l’exposition de Pauline et les exigences de Mrs Lowell, ton cauchemar américain, tu auras fort à faire. Où places-tu la belle lady Crawford au milieu de tout cela ?

Gilles prit un air fat qui lui allait aussi mal que possible et qui donna aussitôt à Morosini l’envie de lui taper dessus :

— Mais je ne désespère pas de mener tout cela avec habileté. Si tu veux savoir la vérité, j’ai hâte d’avoir en même temps sous les yeux Pauline et Léonora.

— Pour comparer ? Dis donc, tu ne manques pas d’audace ! Ce pourrait être amusant à observer, malheureusement c’est un plaisir dont je serai privé…

— Tu rentres à Venise ?

— Pas demain matin mais il faut que j’y pense. Meurtres ou non, l’exposition rencontre un énorme succès et je ne peux pas rester l’arme au pied devant mes diamants pendant des semaines. La surveillance est tellement renforcée qu’il ne peut plus rien leur arriver.

Le café bu et les dernières dispositions prises pour la fête, on se sépara sur les remerciements mérités dont on couvrit l’aimable hôtesse. Aldo et Marie-Angéline reprirent le chemin de l’hôtel non sans que le premier eût éprouvé un mal infini à arracher la seconde à une conversation passionnée avec le professeur. Ce qui n’arrangea pas son humeur :

— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? Vous êtes en train de nouer une idylle avec ce vieux fou ?

— D’abord ce n’est pas un vieux fou mais un véritable puits de science pour ce qui concerne Versailles en général et Marie-Antoinette en particulier. Il a beaucoup à m’apprendre, riposta-t-elle déjà sur ses grands chevaux. Et puis ne m’appelez pas « Plan-Crépin » ! Il n’y a que notre marquise qui puisse se le permettre. Chez tout autre cela m’offense !

Repentant, Aldo glissa son bras sous celui de la vieille fille :

— Pardonnez-moi, Angelina ! Cette histoire me met les nerfs en boule. Je crois que je vais rentrer à Venise.

Elle s’arrêta net afin de pouvoir le regarder dans les yeux :

— Vous n’allez pas faire ça ? Pas au moment où on commence à s’amuser ?

— Avec quatre meurtres ? Vous avez de l’amusement une curieuse conception !

— Je me suis mal exprimée : je veux dire où les choses deviennent intéressantes. Regardez-moi, Aldo, et dites-moi si vous avez vraiment envie de vous en aller sans connaître la fin de l’histoire ?… Sans savoir au moins ce qui est arrivé au colonel Karloff ?

— À vous entendre, on dirait que je m’apprête à déserter devant l’ennemi.

— C’est juste ce que je pense ! En outre… si vous partez, Tante Amélie voudra rentrer rue Alfred de Vigny et moi avec elle !

— De ce fait, votre roman avec Aristide Ponant-Saint-Germain s’en trouvera étouffé dans l’œuf.

— Cessez donc de proférer des âneries ! Je veux en savoir davantage sur lui et surtout sur son association de dévots de la Reine. Ne me demandez pas pourquoi mais mon nez me souffle que ces fanatiques – d’après ce que j’en sais c’est le terme convenable pour cette joyeuse bande ! – pourraient nous être utiles.

— C’est ce que votre nez vous a dit ?

— Si vous vous livrez à la moindre considération sur sa longueur, je ne vous adresse plus la parole !

— Allons donc, Angelina, sourit Aldo en reprenant son bras pour se remettre en marche. Vous êtes loin de Cyrano de Bergerac, aussi ne mettez pas flamberge au vent. Cela dit, ajouta-t-il en reprenant son sérieux, faites attention à vous ! Ces gens-là ne sont sans doute que de doux dingues mais tout fanatisme — et vous avez prononcé le mot ! – peut comporter des éléments dangereux. Alors, tenez-moi au courant !

– Donc vous restez ! exulta-t-elle. Je me vois mal téléphonant ou télégraphiant chez vous les derniers développements.

— Sans doute mais vous avez Adalbert, cet autre moi-même. Et, tenez, lui aussi songe à aller consulter le professeur sous prétexte qu’un parallèle pourrait exister entre Marie-Antoinette et Néfertiti…

— Mais c’est idiot et il ne faut surtout pas le prendre pour un imbécile !… De toute façon, dit-elle en plissant le nez, le commissaire Lemercier ne vous a pas encore autorisé à partir !

Peu désireux d’entamer une nouvelle polémique, Aldo préféra lui laisser le mot de la fin.

De retour à l’hôtel, le portier lui remit deux lettres. L’une, timbrée de Venise, portait sur sa longue enveloppe de vélin bleuté la grande écriture élégante de Lisa. L’autre, sans indication postale, était un billet plié à l’ancienne mode et fermé par un cachet de cire verte gravé d’une rose. Romantique à souhait.

— C’est un jeune garçon qui l’a apporté il y a environ une heure, expliqua l’homme aux clefs, répondant au regard interrogateur de son client.

Ce fut naturellement celui-là qu’Aldo ouvrit en premier. La teneur du texte en était brève :

« Venez ce soir, ou alors demain vers onze heures si ce n’est pas possible, mais venez seul ! J’ai besoin d’aide. Caroline Autié. »

Rien d’autre ! Pas la moindre formule de politesse ni la plus petite indication sur l’état d’esprit de la jeune fille quand elle avait écrit ces deux phrases peu engageantes ! C’était une simple convocation, presque un ordre, et Morosini détestait qu’on lui donne des ordres. Surtout venant d’une créature qui n’avait pas hésité à l’envoyer en prison ! En outre, il devait venir seul. Pourquoi ?

Cela pouvait ressembler à un piège. Ce qui n’était pas de nature à le faire reculer, bien au contraire, son goût de l’aventure joint à sa curiosité l’aurait plutôt poussé à aller au rendez-vous. D’autant que cette ravissante et fragile Caroline était de celles qui savaient inciter un homme d’honneur à se faire leur champion…

Afin d’échapper à l’attraction de l’étrange billet, Aldo décacheta la lettre de sa femme avec l’espoir qu’elle lui annoncerait son arrivée. Ce serait la meilleure des nouvelles. La belle Lisa à ses côtés, Aldo se sentirait de taille à affronter sans broncher toutes les séductions… fût-ce celle de Pauline. Il avait trop souffert de la séparation qu’elle lui avait imposée dans son amour blessé lorsqu’elle l’avait cru épris de la comtesse Abrasimoff{8} pour risquer de renouveler une expérience qui, cette fois, serait sans appel.

Avant de sortir la lettre de son enveloppe, il l’appuya contre ses lèvres et pria :

— Dis-moi que tu viens, Lisa ! Dis-moi que tu n’en peux plus d’être loin de mes bras ! Apporte-moi tes yeux, tes lèvres, ton corps… J’en ai tellement besoin !

L’épais papier lui restituait le parfum de la jeune femme, cette senteur de fleurs, d’herbe coupée, de forêt et de lande sauvage qu’il aimait tant. Les yeux fermés il s’en grisa durant un long moment avant de se décider à déplier la lettre, à la lire…

— Oh non ! gémit-il.

Lisa lui annonçait bien quelle partait… mais pour l’Autriche : « Les premières chaleurs nous sont tombées dessus comme une couverture mouillée, écrivait-elle. Venise suffoque et ce n’est pas bon pour les enfants. En particulier pour notre petit Marco auquel le docteur Licci a découvert une légère faiblesse des voies respiratoires. Peu inquiétante sans doute mais, Antonio et Amelia une fois installés à Rudolfskrone, je l’emmènerai à Zurich pour une consultation chez le professeur Glanzer. Alors seulement je serai rassurée… Ensuite nous verrons ! Tu le vois, mon chéri, le sort est contre moi. En effet, j’ai songé un instant à te rejoindre à Paris mais ce ne serait pas raisonnable et tu n’aurais guère lieu de t’en réjouir parce que l’inquiétude me rendrait invivable. J’espère, d’ailleurs, que tu ne t’éterniseras pas dans un endroit si malsain. Votre exposition tourne au cauchemar et Grand-Mère que j’ai eue au téléphone hier regrette d’avoir contribué à t’y engager… »

Suivait une liste de recommandations qu’Aldo parcourut d’un œil agacé. Le côté mère poule de Lisa s’y étalait avec trop de complaisance. Où était l’amante passionnée avec qui il avait partagé tant de nuits – et pas mal de jours ! – dont le souvenir le brûlait ? Il semblait que l’arrivée du jeune Marco eût réveillé chez sa mère le côté suisse sain, logique, aseptisé, qu’Aldo ne lui avait jamais connu. Il en venait à regretter l’ère de Mina Van Zelden. Au moins celle-là ne manquait pas d’humour ! Sans oublier qu’elle était une collaboratrice hors pair !

Lisa achevait sa lettre en pressant son époux de la rejoindre soit à Zurich où elle comptait rester quelques jours auprès de son père, soit à Ischl où l’air balsamique du Salzkammergut « ferait le plus grand bien à ses bronches de fumeur »…

— Qu’est-ce qui lui prend ? ragea-t-il en froissant la lettre qu’il se retint de jeter au panier. Si ça continue, elle m’enroulera des cache-nez dès qu’il y aura un peu de vent et m’obligera à porter l’hiver des charentaises, des bonnets de nuit et des caleçons longs. En pilou de préférence. En attendant de me promener dans une petite voiture !

Il était tellement furieux qu’il éprouva le besoin d’une oreille compatissante et s’en alla frapper chez Mme de Sommières. Il la trouva sur le point de déguster sa première coupe de champagne vespérale.

— Tu viens me tenir compagnie ? C’est gentil. Plan-Crépin a subitement jugé urgent d’aller au salut à Notre-Dame… Puis considérant son neveu d’un œil plus attentif : Que se passe-t-il ? Tu as l’air tout hérissé ?

— Ça ! fit-il d’un ton dramatique en lui tendant l’épître qu’il avait tout de même pris soin de défroisser mais qui en gardait des traces.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en reposant sa coupe pour chercher au milieu de ses sautoirs son petit face-à-main serti d’émeraudes. Cela ressemble à une lettre qui a eu des malheurs ?

— C’en est une !… De Lisa en plus ! Mais lisez plutôt !

Aldo se mit à observer la physionomie de la vieille dame et ne put manquer de remarquer les coins de sa bouche qui se relevaient peu à peu.

— On dirait que vous la trouvez drôle ?

Elle releva sur lui ses yeux pétillants de malice :

— Très !… mais je te connais assez pour deviner que tu n’apprécies pas ! En fait de saine atmosphère helvétique, tu ne respires, toi, que les vents tourbillonnants de la passion ! L’aquilon, le mistral, le simoun, les autans, voilà ce qu’il te faut ! La paisible brise du lac Léman te paraît insuffisante. Alors qu’elle convient à ta femme.

— Allons donc ! Souvenez-vous de ce que nous avons vécu, ensemble ou séparés ? La passion est notre climat à nous !

— Le tien sans doute, mais elle ? Souviens-toi de ce qu’elle a enduré, et justement quand vous étiez loin l’un de l’autre ? J’énumère ?

— Ne vous donnez pas cette peine ! J’ai bonne mémoire.

— Alors tâche de l’avoir équitable ! Lisa a participé à toutes tes aventures. Comme secrétaire d’abord, puis comme amie, enfin comme épouse. À présent elle est mère… et cela fait une sacrée différence !

— Pas pour moi ! Elle était enceinte quand Adalbert et moi galopions derrière les « Sorts Sacrés ». Ensuite les jumeaux étaient là quand elle est venue se jeter dans le piège que lui tendait ce monstre d’Alaya…

— … et encore enceinte quand tu traquais un assassin sadique au milieu des fastes de Newport. Maintenant vous avez trois enfants et je suppose qu’elle éprouve le besoin de souffler un peu ! Elle sait que ta passion des pierres célèbres te met souvent en danger et je suis certaine qu’elle a passé plus de nuits blanches que tu ne l’imagines. À présent, elle pense que ton métier suffit à mettre dans ta vie le piment qui lui est nécessaire mais elle rêve pour les enfants, et toi aussi, d’un foyer chaleureux, d’un havre de paix où tu puisses trouver le repos du guerrier. En outre, assena Tante Amélie, tu es comme les copains : tu ne rajeunis pas !

En dépit du sourire moqueur dont elle assaisonna cette vérité, Aldo ne la reçut pas moins en pleine figure.

— Eh bien, fit-il suffoqué, on peut dire que vous vous y entendez pour remonter un moral défaillant !…

— Ne fais pas cette tête ! Que tu aies quinze ou seize ans de plus que ta femme ne fait pas de toi un vieux débris et je suis persuadée que le père de la mariée recueillera encore tous les suffrages des dames quand tu marieras Amelia. Et tu le sais !

— Voilà autre chose à présent ! Le mariage d’Amelia ! Savez-vous, Tante Amélie, que je vais redouter mes anniversaires ?

— Est-ce que je les redoute, moi ? Je vais avoir quatre-vingts ans et tonnerre de Dieu, j’en suis fière ! Alors cesse de dire des sottises et écris à ta femme une lettre pleine de tendresse en lui disant que tu l’approuves et que…

— Approuver qu’elle se précipite en Suisse chaque fois qu’un des gamins éternue ? Ah non ! Nous avons d’excellents médecins chez nous ainsi qu’en France…

— … que tu l’approuves, répéta la marquise en haussant le ton, que tu l’aimes et qu’elle te manque affreusement. Parce que c’est ça le pire ! Tu es amoureux de Lisa comme au premier jour…, et tu détestes dormir sans elle. Non ?

— Si et elle le sait. Je lui ai raconté ce qui se passe ici et je lui ai demandé de me rejoindre avec le bébé et sa nurse. L’air est parfait. Nous sommes noyés dans la verdure…

— Mais on n’y entend pas le ranz des vaches ! S’il y en avait encore dans le Hameau de la Reine, Lisa trouverait sans doute que leur lait ne présente pas les garanties de pureté nécessaires ! Que veux-tu, elle est Suissesse !

— J’aimerais justement qu’elle le soit un peu moins !

L’entrée d’Adalbert qui était allé visiter l’exposition fit diversion. Rouge et essoufflé il se laissa tomber dans une bergère :

— C’est fou le monde qu’il y a ! lâcha-t-il. Encore deux ou trois cadavres et vous pourrez jouer les prolongations jusqu’à Noël. Ce sont naturellement les bijoux et les robes qui remportent les suffrages. Dès qu’ils sont devant les vitrines, ces gens ne bougent plus et il faut les extraire de force. Heureusement que la police a prévu des gars bien musclés et en nombre suffisant ! Me ferez-vous l’aumône d’un verre, chère marquise ?

— Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai refusé de vous accompagner, dit celle-ci en exauçant sa prière. Vous me voyez rentrer dans le même état que vous ? Une douche ne sera pas de trop !

— Pour rester encore debout ? Que nenni ! Mais un bain, un merveilleux bain chaud parfumé au cèdre du Liban dans lequel je vais me prélasser en fumant un cigare !… À propos, comment s’est passé ton déjeuner ? ajouta-t-il en se tournant vers Aldo.

— Je te le raconterai pendant que tu joueras les odalisques.

— C’est que… un petit somme peut se produire.

— Il faut choisir, mon vieux : ou tu fumes ou tu dors. Le cigare ne me dérangera pas… Et il continua entre ses dents : J’ai à te parler !

Les deux hommes gagnèrent la chambre d’Adalbert et, tandis que celui-ci se faisait couler un bain additionné d’un plein flacon de sels odorants, Aldo s’établit au pied du lit, rangea la lettre de Lisa dans sa poche et sortit celle de Caroline :

— J’ai reçu ce pli tout à l’heure et je voudrais savoir ce que tu en penses ?

Sortant du brouillard de la salle de bains, Adalbert prit le billet, le parcourut et leva les sourcils :

— Que c’est un peu trop comminatoire pour cacher un piège… mais que j’aimerais y aller avec toi… à tout hasard !

— Moi aussi et c’est pour ça que je t’en parle. Or, elle veut que je vienne seul. Que proposes-tu ?

— Nous irons à pied – ma voiture manque de discrétion ! – et pendant que tu entreras pour voir ce qu’elle te veut, je ferai les cent pas aux environs, prêt à répondre au moindre appel. Débrouille-toi seulement pour ne pas refermer la grille : j’aime de moins en moins escalader les murs…

Il était un peu plus de dix heures et demie et il tombait des cordes quand les deux hommes identiquement sanglés dans leurs trench-coats aux cols relevés, casquettes en tweed enfoncées jusqu’aux sourcils, quittèrent le Trianon Palace en refusant les services du voiturier.

— On a besoin de marcher, lui confia Adalbert.

— Sous la pluie ? Est-ce bien raisonnable ? s’enquit cet homme soucieux du confort de ses clients. Acceptez au moins des parapluies !

— Rien de ce qui est raisonnable n’est amusant et l’eau du ciel est tonique pour la peau…

Ce fut mot pour mot ce que lui déclara quelques instants plus tard une silhouette – féminine cette fois ! – emballée de toile cirée noire qui se précipita sur leurs traces. Marie-Angéline avait trouvé suspect la soudaine envie de dormir qui, dès le café avalé, avait expédié Aldo et Adalbert dans leurs chambres respectives avec un ensemble parfait… Il est vrai que le premier avait précisé qu’il comptait écrire une longue lettre à Lisa avant d’aller au lit. Du coup, elle-même se découvrit une brusque migraine nécessitant la prise de comprimés d’aspirine et le repos dans le noir. À quoi Mme de Sommières avait aimablement consenti sans se priver d’ajouter, pas dupe le moins du monde :

— Mettez un imperméable et des bottes. Je crois qu’il commence à pleuvoir…

— Nous ne sommes pas trop contrariée de mes absences répétées ? fit Plan-Crépin devenue toute rouge.

— Vous savez, lorsque je vous ai laissée vous embarquer dans cette histoire d’exposition à laquelle mon neveu et ses chers joyaux seraient mêlés, je me doutais qu’il fallait me préparer à passer quelques soirées solitaires.

Puis changeant de ton :

— Où croyez-vous qu’ils aillent ?

— C’est ce que je voudrais savoir.

— Moi aussi. Alors n’oubliez pas de passer chez moi en rentrant… et faites attention tout de même !…

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