ÉPILOGUE
La place Vendôme connaissait ce soir-là un surcroît d’animation.
Éclairé par des projecteurs, le vaste magasin d’antiquités de Gilles Vauxbrun brillait des mille feux de ses lustres et de ses candélabres à cristaux. Un tapis rouge barrait le trottoir entre la chaussée et le seuil surmonté d’un dais blanc et flanqué de deux ifs taillés en pointe dans des caisses dorées. Les limousines laquées de noir se succédaient déversant le nec plus ultra du Tout-Paris venu assister au vernissage d’une exposition attendue avec curiosité : celle des œuvres de Pauline Belmont.
Il ne s’agissait pas d’une foule mais de personnalités triées sur le volet. La foule, elle, était dehors, maintenue par des barrières métalliques et un important service d’ordre. On citait des noms au passage, on détaillait les robes du soir, les bijoux. Les flashes de la presse jetaient des éclairs. Parfois des applaudissements crépitaient cependant qu’à l’intérieur critiques d’art, diplomates, vedettes de cinéma et gens du monde se dispersaient autour des blanches sculptures présentées sur des socles de marbre noir au milieu des magnifiques tapisseries anciennes dont les murs étaient recouverts. La colonie américaine, ambassadeur en tête, était largement représentée ainsi que la politique et le faubourg Saint-Germain. Le Comité de « Magie d’une reine » était présent au complet, ou presque. Manquaient évidemment les Crawford – on avait retrouvé les restes de lord Quentin dans sa maison incendiée et Léonora était en prison. Manquait aussi le professeur Ponant-Saint-Germain qui avait frôlé de peu l’apoplexie quand la police lui avait appris le rôle joué par ses chers « jeunes gens » mais il s’en remettrait. Après une interruption relativement courte, l’exposition de Trianon – au complet cette fois ! – avait renoué avec le succès et se prolongerait jusqu’au 14 juillet.
Aux côtés de l’artiste dont l’œuvre aux lignes pures, proches de l’art cycladique, déroutait tout en s’imposant par sa beauté pure, Vauxbrun éclatait d’orgueil. Cette soirée était son triomphe, presque égal à celui de Pauline et il ne cachait pas la joie qu’il en tirait tandis qu’il recevait, saluait et présentait.
À quelques pas, lady Mendl commentait les arrivées et Aldo, une cigarette aux doigts, regardait Pauline. Savamment drapée par Grès d’un crêpe neigeux, des diamants aux oreilles, aux bras et dans les cheveux, elle ressemblait à une déesse grecque descendue de l’Olympe passée par la rue de la Paix et accaparait la lumière… En la voyant sourire à tous ces gens, leur répondre, offrir sa main à des lèvres inconnues et parfois sa joue, Morosini avait l’impression qu’une distance était en train de s’établir entre eux qui, demain, s’étirerait peut-être à l’infini. Pour lui, c’était son dernier jour avant son retour à Venise et, en dépit de la présence cordiale d’Elsie Mendl et de son humour, il se sentait seul. Tante Amélie qui se préparait à partir pour sa cure à Vichy avait décliné l’invitation – trop fatigant pour son âge ! Plan-Crépin était restée auprès d’elle. Quant à Adalbert, il devait voltiger dans l’assistance auprès des plus jolies femmes.
Soudain, il eut l’impression que quelque chose se passait. Le bruit des conversations s’apaisait ; tous les regards se dirigeaient vers l’entrée ; Elsie articula un « oh ! » admiratif. Gilles se figea, murmura un mot à l’oreille de Pauline et se précipita à la rencontre de celle qui venait d’entrer et se tenait debout, au seuil, comme une reine contemplant sa cour. Sa tête couronnée d’or fauve, ses belles épaules et ses mains émergeant seules d’une fantastique robe à traîne de chantilly noire qui faisait chanter sa peau, sans un bijou autre que la grosse émeraude de son annulaire, l’apparition jouait négligemment d’un grand éventail de même dentelle que sa robe. Des chuchotements admiratifs couraient. Lady Mendl murmura :
— Dieu, qu’elle est belle ! Qui est-ce ?
— Ma femme ! Voulez-vous m’excuser un instant ?
Avant même que Vauxbrun l’eût rejointe, Aldo était près d’elle.
— Sacrée Lisa ! pensait-il amusé. Pour une entrée, c’est une entrée !
Luttant contre l’envie de l’étreindre devant cette assemblée, il se contenta de prendre sa main pour en baiser la paume dans un geste tendre qui lui était familier.
— Enfin toi ! exhala-t-il. Tu viens me chercher ?
Elle lui dédia un sourire impertinent :
— Ma foi non ! La Grande Semaine de Paris commence et je viens seulement passer quelques jours. J’ai laissé les enfants chez Grand-Mère.
— Tous ?
— Ne dirait-on pas que nous en avons une ribambelle ? fit-elle en riant. Oui tous… sauf un : toi ! On ne peut pas te laisser seul cinq minutes sans que tu déchaînes des cyclones. Cela dit, rentre si tu veux : moi je veux m’amuser ! Et puis écarte-toi, s’il te plaît, que je puisse embrasser Gilles. Pardonnez-moi d’arriver à l’improviste, cher ami, ajouta-t-elle en se tournant vers l’antiquaire, mais j’avais envie de vous revoir et, surtout, je tenais à faire la connaissance de Mrs Belmont. Il en est temps, je crois, conclut-elle avec un sourire moqueur à l’adresse de son époux.
Au bras de Vauxbrun, elle s’avança vers Pauline.
— Doux Jésus ! souffla Adalbert qui se matérialisait au côté de son ami. Je me demande s’il ne va pas y avoir des étincelles ? Quand un diamant en rencontre un autre…
— Tu confonds avec le silex, mon bon, et ce sont de nobles dames.
En dépit de son assurance il n’était pas tranquille. Les deux femmes, le sourire aux lèvres, échangeaient des paroles qu’il n’entendait pas. Et, soudain, il eut la surprise de les voir s’embrasser.
— Ça alors ! lâcha Adalbert. Décidément, j’ai de plus en plus de mal à connaître le sexe qu’on dit faible !
— Ce qui veut dire que tu commences à vieillir… que nous commençons à vieillir, corrigea Aldo avec une grimace. Parce que si tu veux le fond de ma pensée, je suis exactement comme toi…
Et il se hâta d’allumer une autre cigarette…
Saint-Mandé, décembre 2005.