CHAPITRE XIII
UN ALLER SIMPLE VERS L’ENFER…
À Versailles, l’inquiétude faisait place à l’angoisse depuis l’arrivée chez la présidente du Comité du lugubre trophée prélevé sur Caroline Autié. Ce qui était une cruauté inutile et tellement imméritée ! En ouvrant le paquet, la pauvre femme s’était écroulée avec un cri d’horreur sur le tapis de son boudoir. Aussi, son maître d’hôtel appela-t-il, dans l’ordre : son médecin habituel, le commissaire Lemercier et le général de Vernois, qui était un intime. Le premier prodigua les soins nécessaires et ordonna le transport immédiat dans une clinique privée afin de retrancher la malade de l’atmosphère délétère régnant alors autour d’elle. Le second, plus bourru que jamais, fourra le sinistre envoi – contenant et contenu – dans un sac en papier, expédia le tout au laboratoire de la Sûreté puis, avant de partir en claquant les portes, intima au général l’ordre de « fermer une fois pour toutes cette foutue exposition » qui était en train de tourner au cauchemar. Ajoutant que, faute d’exécution immédiate, il s’adresserait au préfet et même au ministre de l’Intérieur.
Rentré chez lui, Vernois réunit le Comité. Réduit, puisque à part lui-même il ne réussit qu’à trouver Malden, Elsie Mendl et une Plan-Crépin livide avec des besaces sous les yeux. Gilles Vauxbrun n’était pas revenu de Strasbourg, quant à Crawford, il était impossible à joindre : personne ne répondait au téléphone ou à l’entrée. Les volets étaient clos et la maison semblait inhabitée. Enfin, le professeur Ponant-Saint-Germain fit savoir qu’il avait la grippe. Une vraie rareté au mois de juin ! Restait Polignac à Paris ! Bien qu’on ne le vît jamais, il pouvait être utile. Hélas, il n’y était pas lui non plus, il prenait ses quartiers d’été dans l’un de ses châteaux. Le quorum n’étant pas atteint on décida de fermer momentanément Trianon pour « travaux d’urgence ».
— Ce qu’il faut, c’est gagner du temps ! conseilla Olivier de Malden. Quelques jours peuvent changer le cours des événements. Crawford vient d’avaler une amère pilule et il doit avoir besoin de souffler. Vauxbrun ne va pas passer sa vie à Strasbourg, Mme de La Begassière va se remettre et nous n’allons pas permettre à ce vieux timbré de Ponant de jouer les coquettes pendant une éternité. Si nécessaire on ira chez lui… Donnons-nous un délai avant d’en appeler au comité d’honneur.
— Qui serait capable de nous laisser tomber ! dit lady Mendl. Si le malheur voulait que l’on ne retrouve pas le prince Morosini…
— Ne dites pas ça ! s’écria Marie-Angéline. C’est… c’est une idée que je ne peux pas supporter ! D’ailleurs… tous tant que vous êtes n’y croyez même pas ! Vous attendez tranquillement que l’on retrouve son cadavre ?
— Je ne vois pas ce que nous pourrions faire ? soupira Vernois.
— Aller chez le professeur et le passer à la question. Je suis sûre qu’il en sait beaucoup plus long que nous tous réunis sur « le Vengeur de la Reine » ! Et puis essayer de voir ce qui se passe au juste chez les Crawford !
— Nous n’avons aucune raison de forcer sa porte, fit remarquer Malden. Encore moins de demander un mandat de perquisition… que l’on ne nous donnerait pas !
— Ce serait pourtant instructif, émit la voix railleuse de Vidal-Pellicorne qui entrait en coup de vent, dépassant le serviteur qui n’eut pas le temps de l’annoncer. Mes excuses, mon général, de forcer ainsi votre porte mais je cherchais Mlle du Plan-Crépin et l’on m’a dit qu’elle était chez vous.
— Ne vous excusez pas ! Si vous avez des informations importantes…
— Je vous laisse en juger : on a retrouvé l’imprimeur qui a tiré le supplément d’invitations pour le jour de l’inauguration.
— Et c’est ?
— Le même qui avait imprimé les autres. Il a cru de bonne foi que vous aviez besoin d’un supplément et n’avait aucune raison de suspecter celle qui les lui commandait.
— Celle ? s’enquit Malden.
— Lady Crawford ! Elle a payé royalement et demandé le secret : sa version était que son époux comptait faire venir plusieurs personnalités inattendues comme par exemple les acteurs en costume du film Le Collier de la Reine et d’autres artistes… Qu’en dites-vous ?
— Qu’il faut prévenir immédiatement Lemercier. Vous avez raison, cher ami, le nœud de l’histoire est là…
Mais, de toute la journée, il fut impossible de mettre la main sur le policier. Aux demandes instantes du général et du diplomate, l’inspecteur Bon répondit que son chef avait reçu, en fin de matinée, un message à la suite duquel il s’était jeté sur son chapeau et était parti à vitesse grand V en clamant qu’il avait un rendez-vous et que l’on expédie sans lui les affaires courantes.
— Il avait sa tête des mauvais jours ! leur confia-t-il d’un air accablé…
— Parce qu’il y a des jours où il en a une autre ? lâcha Malden exaspéré. Et quand doit-il revenir ?
— Je n’en pas la moindre idée ! Si vous voulez bien m’excuser ?
Le téléphone, en effet, se mettait à sonner.
Quand Adalbert et Marie-Angéline pénétrèrent dans le hall de l’hôtel, le directeur et Michel Berthier convergèrent sur eux. Le premier avait à dire que, Mme la marquise de Sommières ayant eu un léger malaise, le médecin de l’hôtel avait été appelé et se trouvait auprès d’elle. Il n’eut pas le temps d’en dire davantage : Mlle du Plan-Crépin, dédaignant l’ascenseur, escaladait déjà l’escalier à une allure de courant d’air.
— C’est grave ? demanda Adalbert.
— Je ne pense pas. Il est là depuis une demi-heure et il n’a pas encore réclamé d’ambulance.
— Ça ne veut strictement rien dire ! Qu’y a-t-il ? demanda-t-il au journaliste qui se tenait en retrait.
— J’ai à vous parler !
— Un instant ! Je vais voir où en est Tante Amélie et on cause ! Allez m’attendre au bar !
Adalbert redescendit au bout d’un moment : le diagnostic n’était qu’à moitié rassurant : les nerfs de la vieille dame venaient de lui jouer un tour : elle leur avait trop demandé ces derniers temps.
— Un traitement léger, du repos, et surtout pas d’émotions ! avait recommandé l’homme de l’art, plongeant Marie-Angéline dans un abîme d’incertitudes.
— C’est que nous sommes justement fort inquiète d’un parent très cher. Que faire si les nouvelles sont mauvaises ?
— Les lui cacher le plus longtemps possible ! Et me rappeler ! Elle est âgée, vous le savez, ajouta-t-il avec un geste désabusé.
— Le rappeler ? Sûrement pas ! confia-t-elle à Pauline dont elle s’était enfin décidée à apprécier le présence tonique et rassurante. Je vais faire venir son vieil ami le professeur Dieulafoy. Il la connaît comme personne. D’ailleurs il nous connaît tous à fond. À commencer par Aldo qu’il a sorti d’un mauvais pas, pendant l’affaire de la « Régente » !
Naturellement Pauline voulut en savoir plus et Marie-Angéline entreprit de la satisfaire. Ce qui eut l’avantage de leur changer les idées à elles deux. Mme de Sommières s’endormait. Adalbert descendit rejoindre Berthier. Contrairement à son habitude, celui-ci n’était pas assis au bar mais à un guéridon où il buvait une tasse de café d’un air absent.
Adalbert fit signe au barman de lui apporter la même chose, s’assit et demanda :
— Alors ? Y a-t-il du nouveau chez Crawford ? Lemercier pense qu’il est parti. C’est fermé chez lui.
— Possible, mais je suis sûr qu’il est là.
Et Berthier raconta comment il avait réussi à franchir le seuil de cette maison si bien close… Il la surveillait depuis sa voiture arrêtée de façon qu’on ne la remarque pas, quand il avait vu arriver une femme portant deux cabas dont l’un laissait dépasser des feuilles de poireau. Elle les posa près du portail où se découpait une porte destinée à l’entrée des piétons et chercha sa clef. Aussitôt le journaliste courut vers elle afin de lui demander de l’eau pour le radiateur de sa voiture qui était en panne.
Elle a hésité un moment en me dévisageant mais elle a fini par accepter de me laisser entrer dans la cour en disant qu’il y avait un robinet près du seuil de la cuisine. Pour la remercier je lui ai pris ses sacs, plutôt lourds d’ailleurs – après avoir coincé mon broc sous mon bras. Par conséquent, elle a été obligée de me laisser entrer avec elle. Il y avait là une petite bonne en train d’éplucher des pommes de terre et deux serviteurs hindous occupés à briquer l’argenterie dans l’office dont la porte était grande ouverte. Sur la table il y avait un gigot où la cuisinière introduisait des gousses d’ail. J’aurais aimé poser des questions mais je n’avais pas vraiment l’impression d’être le bienvenu. J’ai été remplir mon pot et je suis parti en remerciant chaleureusement… Je ne suis donc pas resté longtemps mais en prenant l’eau j’ai pu apercevoir l’avant d’une Rolls dans le garage entrouvert.
— Donc ils sont là ! conclut Adalbert.
— Oui, mais du dehors on ne s’en douterait pas. Dans la partie visible de la maison les volets sont fermés. J’ai tiré la porte d’entrée prêt à prétendre que j’avais dû laisser tomber un gant dans la cour mais on n’a pas répondu.
— Pas plus qu’on ne répond au téléphone. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Que ces gens sont de moins en moins catholiques et qu’on y retourne !
— Pour quoi faire ?
— Examiner les alentours, voir s’il y aurait un moyen d’effectuer une brève visite. Nocturne évidemment ! Pourquoi me regardez-vous de la sorte ?
— Oh, pour rien !… Seulement, je n’imaginais pas un archéologue capable de jouer les monte-en-l’air ?
— Vraiment ? Mais c’est l’enfance de l’art ! On grimpe énormément, chez nous, ou alors on descend, on creuse, on fouille. Quant à ouvrir les portes les mieux fermées, nous sommes passés maîtres en la matière ! Allons-y maintenant ! On prend votre voiture : la mienne n’est pas suffisamment discrète.
On repartit pour Chèvreloup. On y était presque lorsque Berthier freina brusquement puis fit demi-tour :
— Quelque chose ne va pas ? demanda Adalbert.
— La femme là-bas, en noir avec une valise à la main ! C’est celle de tout à l’heure.
— Qui revenait du marché avec des poireaux ?
— Ouais ! Et elle semble avoir appris une mauvaise nouvelle. On dirait qu’elle pleure : j’ai failli ne pas la reconnaître.
Il la dépassa, stoppa et sauta à bas de sa voiture pour la rejoindre :
— Pardonnez-moi, madame, mais on dirait que vous avez des ennuis ! Vous me reconnaissez au moins ? s’inquiéta-t-il devant le regard éteint qu’elle posait sur lui.
— Bien sûr, je vous reconnais ! Laissez-moi tranquille ! Vous m’avez fait assez de mal !
— Moi je vous ai fait du mal en demandant de l’eau ? Comment est-ce possible ?
— Je vous ai laissé entrer dans la maison et c’est défendu ! Alors on m’a chassée… Et maintenant il me sera difficile de retrouver une aussi bonne place !
— Pas si bonne puisqu’on vous renvoie pour une broutille, intervint Adalbert qui les avait rejoints. On vous a payée, j’espère ?
— Oui, et même deux mois d’avance mais c’est dur : être jetée dehors de cette façon après des années de bons services… et par un blanc-bec encore ! Et sans voir Mylord !
— Un blanc-bec ?… Le secrétaire peut-être ?
— Exactement ! Oh, ce n’est pas qu’il soit désagréable mais c’est un Anglais, ça dit tout !
— Venez avec nous, madame, dit Adalbert en la prenant par le bras. On va essayer de vous aider.
— Pourquoi le feriez-vous ? fit-elle, l’œil redevenu méfiant.
Le journaliste lui offrit son plus beau sourire :
— C’est à cause de moi si vous en êtes là. Je voudrais essayer de réparer.
— J’vois pas comment ?… Et lui qui c’est ? demanda-t-elle en désignant Adalbert du menton.
— Un ami ! Montez ! Vous alliez où ?
— Prendre le train. Ma sœur habite Nantes. J’espère qu’elle me recevra.
— En attendant on vous emmène déjeuner, proposa Adalbert. Après on verra ce que l’on peut faire. Vous vous appelez ?
— Aurélie Dubois ! Mme veuve Dubois, précisa-t-elle dans un soudain souci de dignité.
On rentra dans Versailles et, place Notre-Dame, on alla s’installer dans un petit restaurant célèbre pour son lapin en gibelotte et ses moules marinières. Réchauffée par l’ambiance et quelques verres d’un excellent beaujolais, Mme veuve Dubois finit par se confier tout à fait. Depuis des années, elle et son époux Albert étaient les gardiens de la propriété. Et peu de mois plus tôt elle avait perdu son mari. De ce fait, elle avait dû quitter le pavillon de l’entrée pour intégrer la maison où Milady l’avait affectée à la lingerie et lui avait donné une chambre convenable. À ses moments perdus elle aidait à la cuisine et on l’envoyait volontiers au marché parce que les commerçants la connaissaient et qu’elle savait acheter « mieux que ces guignols à turban qui n’inspirent pas confiance et qui vous font manger n’importe quoi ».
— Et puis, l’autre soir, il y a eu un drame. Du moins j’crois. J’ai entendu qu’on se disputait. Milady était allée à Paris avec la petite voiture…
— Quelle couleur, la petite voiture ? questionna Adalbert sans paraître remarquer le regard ahuri d’Aurélie.
— En quoi ça vous intéresse ?
— J’écris une statistique sur les couleurs préférées des automobilistes, répondit Adalbert avec aplomb mais en évitant de regarder Berthier.
— Ah bon… Ben elle était rouge ! Rouge et noire et elle faisait un potin du diable !
— Très, très instructif ! Mais continuez, madame Dubois, ajouta-t-il en lui servant un nouveau verre.
— Où j’en étais ?
— Madame venait de rentrer de Paris et…
— … et Milord l’a rejointe chez elle et ils se sont chamaillés. Comme c’était en anglais j’comprenais pas. Et ça a duré un moment. Enfin, Milord est ressorti… en enfermant sa femme à clef. Il a mis la clef dans sa poche et, le lendemain, il a prévenu la cuisine que Madame était malade… contagieuse même et qu’il se chargerait personnellement de lui porter ses repas…
— Malade ? Il a fait venir un médecin ?
— Jamais on n’en appelle. C’est son valet de chambre indien qui s’en occupe. Il sait soigner, paraît-il, mais il n’est pas monté chez Madame. Après Milord a fait fermer les volets, sauf ceux de son appartement et de celui de Madame, qui donnent sur le jardin et qu’on ne peut voir du dehors. Puis il a défendu de répondre à la porte et au téléphone. Il a dit qu’il fallait faire comme s’ils étaient partis pour n’être dérangés par qui que ce soit-sous peine de « sanctions ». Personne ne devait plus entrer jusqu’à nouvel ordre.
— Et le facteur ?
— Il y a une grande boîte aux lettres dans le portail d’entrée. Personne ! Je viens de vous le dire… Et voilà le résultat !
— On est sincèrement navrés ! protesta Adalbert. Mais j’ai peut-être une solution…
Une heure plus tard, Mme veuve Dubois entrait au service de lady Mendl en principe en tant que lingère. Adalbert n’avait eu aucune peine à la faire engager après avoir mis Elsie au courant de ce qui se passait chez les Crawford. Curieuse comme un chat, celle-ci se promettait quelques passionnants bavardages avec Aurélie que d’ailleurs elle connaissait un peu.
— Et maintenant, que fait-on ? demanda Berthier quand l’archéologue sortit de la Villa Trianon.
— On retourne chez Crawford pour examiner les lieux et chercher un moyen d’entrer cette nuit !
— Ça nous servira à quoi ? Vous avez entendu Aurélie : on ne voit plus Crawford ni sa femme. C’est le secrétaire qui mène le train !
— Justement ! Ce n’est pas naturel ! Que l’Écossais ait posé des questions désagréables à Léonora qui l’a volé comme dans un bois, c’est normal. Qu’il l’enferme ? On peut se poser la question, mais qu’il s’enferme lui aussi après avoir abdiqué ses pouvoirs entre les mains du jeune Baldwin, c’est louche. Alors moi je vais voir ! Je ne vous oblige pas à me suivre !
Berthier se mit à rire :
— Pour m’en empêcher il faudrait me mettre KO et me boucler dans un placard après m’avoir ficelé comme un poulet…
Il était près de onze heures, ce soir-là, quand Berthier vint prendre Adalbert sous l’œil discrètement surpris du voiturier qui n’arrivait pas à comprendre la raison pour laquelle son client s’était emballé dans un imperméable boutonné jusqu’au cou par une belle nuit, douce, étoilée et totalement dépourvue de nuages. Il n’avait pas besoin de savoir que le vêtement cachait un étroit pantalon et un tricot de fin jersey, noirs, constituant la tenue d’été du parfait cambrioleur. Quand la voiture démarra il se contenta de soulever sa casquette galonnée en guise de salut…
En dépit de l’heure tardive il y avait encore du monde dehors. Essentiellement des piétons venus profiter d’une belle soirée et la voiture allait d’autant plus lentement que le trajet était court. Et soudain tout bascula dans l’effroi. La route de Saint-Germain s’effaça sous des torrents de fumée noire au-dessus desquels des langues de flammes rougissaient le ciel. Les deux hommes eurent à peine le temps de se demander ce qui se passait la voiture des pompiers arrivait sur eux et les doublait en clamant des pin-pon… pin-pon… pin-pon frénétiques. Une autre suivit mais on n’alla pas beaucoup plus loin. Rapidement, le ruban d’asphalte fut barré devant la Citroën par un soldat du feu qui leur intimait l’ordre de faire demi-tour. Ce que Berthier exécuta instantanément pour s’arrêter bientôt sur l’herbe du bas-côté. Puis ils descendirent sans un mot, rendus muets par la même inquiétude. Le léger doute qui leur restait se dissipa : c’était effectivement la maison du capitaine des chasses royales qui brûlait…
L’incendie semblait couvrir un vaste espace comme s’il était parti de plusieurs endroits à la fois. Un groupe de promeneurs curieux s’assemblait déjà, contenu par des gendarmes arrivés peut-être avant les secours…
— Reculez ! reculez ! ne cessaient-ils de répéter, mais il était impossible d’avancer de toute façon. Les lances d’arrosage venaient d’entrer en action et la fumée se faisait de plus en plus dense. Cependant, Vidal-Pellicorne et Berthier restèrent là, les mains dans les poches et les pieds dans l’herbe mouillée. Durant des heures…
À peu près au même moment, Aldo, qui somnolait sur son lit, fut réveillé par le fracas des verrous que l’on ouvrait. Son gardien entra – toujours cagoulé ! –, vint droit à lui, lui remit les menottes et, pendant qu’il était penché sur lui, lui fourra une pilule dans la bouche…
— Qu’est-ce que…
— Chut !… Puis à haute voix : Venez !… Vous tenez debout ?
Avec plus d’aisance qu’il ne l’aurait cru, Aldo se leva. Depuis sa séquestration, il baignait généralement dans une atmosphère fluide, plutôt agréable, même si l’on s’en tenait au fait que les cauchemars des premiers jours avaient cessé. Il avala une gorgée d’eau pour faire passer la médecine qui s’était collée à sa gorge
— Où allons-nous ? demanda-t-il mais évidemment on ne lui répondit pas.
Il pensait que l’on allait redescendre à la cave pour affronter de nouveau les fantômes noirs qui s’octroyaient le droit de le mettre en jugement. Ce ne fut pas le cas… On l’introduisit dans ce qui avait dû être une salle commune pourvue d’une longue table et de chaises de paille. Du feu était allumé dans le vieil âtre et, debout devant, un homme masqué y faisait brûler des papiers. Il y avait ici et là des sacs, même deux valises, et cela sentait le départ. Aldo n’eut pas le loisir de se demander ce que ces préparatifs signifiaient pour lui. On le lia sur une chaise et pendant cette opération on amena Caroline qui subit le même sort. Elle semblait ne rien comprendre à ce qui lui arrivait mais elle avait très peur : le regard qu’elle tourna vers Aldo était affolé :
— Que va-t-on faire de nous ?
— Je ne sais pas mais ce préambule n’est guère rassurant.
Il ne dura guère. On entendit, à l’extérieur, la voix de Sylvain Delaunay qui se rapprochait en donnant des ordres puis la porte s’ouvrit et il fut dans la pièce. Cette fois il ne portait pas sa défroque noire mais un costume de voyage en whipcord d’une coupe parfaite et quand il apparut dans la lumière tremblante des chandelles qui éclairaient la scène, Caroline s’écria :
— Sylvain ? Que signifie… ?
Avec un synchronisme parfait, Aldo lâchait :
— Comment ? C’est vous ?
Il venait en effet de reconnaître Frédéric Baldwin, le secrétaire de Quentin Crawford. Et n’en fut qu’à peine surpris :
— Je me doutais bien, jeta-t-il avec mépris, que l’Écossais n’avait pas les mains nettes et qu’il devait convoiter les joyaux de la Reine ! Ainsi c’est lui qui a tout manigancé, à commencer par cette exposition en forme de piège ! Je savais qu’entre collectionneurs on employait parfois des méthodes douteuses mais à ce point, jamais ! Votre patron a fait très fort !
Le jeune homme éclata de rire, d’un rire où retentissaient les trompettes du triomphe :
— Mon patron ? Vous plaisantez ? Ce brave homme n’a été qu’un instrument jusqu’à ce qu’il devienne ma victime, lui aussi.
— Votre victime ? Vous l’avez tué ?
— J’en suis convaincu. À cette heure, mon cher monsieur, Chèvreloup est la proie des flammes. J’ai personnellement arrosé d’essence tapis et tentures aux quatre coins de la maison ! Je serai surpris qu’il y ait des survivants.
— Vous avez osé faire une chose pareille ? gronda Aldo en écho au cri d’horreur de Caroline. Vous les avez tous condamnés à cette mort atroce ?
— Tous ? Non. Rassurez votre cœur sensible. Léonora est saine et sauve. Léonora, ma maîtresse ! Elle s’apprête à partir avec moi quand j’en aurai fini avec vous deux. Parce que, mon cher prince, nos relations s’arrêtent là. Il se trouve que je n’ai plus le temps de vous transformer en torchon et vous emmener avec nous serait trop risqué. Alors je vais vous offrir un aller simple pour l’enfer après vous avoir emprunté en passant quelques menus objets qui me seront fort utiles pour que l’on vous croie toujours en vie. Vas-y ! ordonna-t-il à l’homme qui se tenait auprès de lui.
Celui-ci s’avança et sans précautions arracha des doigts d’Aldo la sardoine gravée à ses armes qui ne l’avait jamais quitté et son alliance…
— J’ai pensé un instant vous amputer… d’un index… d’une oreille ? grinça Delaunay, mais leur mauvaise conservation les rendrait moins crédibles. Fouillez ses poches ! ordonna-t-il.
Il ne restait plus dans celles-ci que la loupe de joaillier et un mouchoir. Aldo tremblait de rage tandis qu’on le dépouillait ainsi mais contenait sa colère pour ne pas ajouter au plaisir de ce misérable qui était en train de jouer avec son étui à cigarettes et son briquet. Caroline, de son côté, suivait la scène d’un regard halluciné… Elle poussa un cri quand, après en avoir fini avec Aldo, l’homme lui arracha le jonc d’or qu’elle portait au poignet et son petit collier de perles…
— Là où vous allez, commenta Delaunay, vous n’aurez plus besoin de ces babioles. En outre, au cas improbable où l’on retrouverait vos cadavres ils seront plus difficiles à identifier…
— Mais enfin pourquoi elle ? s’insurgea Morosini. Je peux comprendre que vous vouliez me supprimer mais elle, elle n’a commis d’autre crime que vous aimer. Elle pensait au mariage…
— Je sais. J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’il en soit ainsi. Quant à votre question : « Pourquoi elle ? », je répondrai…, surtout elle ! Cela vous semblera peut-être difficile de le croire mais ce beau titre de « Vengeur de la Reine » dont je me suis paré n’était qu’un masque comme ceux dont je signais mes victimes. En réalité, j’avais juré l’extinction des porteurs du sang de l’infâme Léonard Autié ! C’est moi qui ai tué son grand-père. Je ne vous dirai pas comment : ce serait trop long…
— Ne perdez-vous pas un peu la tête ? Vous oubliez que vous en êtes un vous aussi ? Votre mère…
— … n’était Autié que de nom. Sa mère à elle l’avait eue hors mariage d’un amant dont elle ne m’a pas révélé le nom. Ce qui comptait d’ailleurs c’était le sang paternel : ce Delaunay qui aurait dû s’écrire de Launay. Dès l’enfance, on m’a appris que je descendais d’un brave officier du général de Bouillé, assassiné par l’ignoble Léonard au lendemain de l’arrestation de la famille royale à Varennes, dans le but de lui reprendre les joyaux de la Reine qu’on lui avait donnés en garde ! C’est lui que poursuivait ma vengeance. La Reine – que je révère réellement comme certains élèves de ce digne Ponant-Saint-Germain qui m’ont rejoint dans mon action – m’a offert une occasion magnifique avec cette exposition que Léonora et moi avons pu convaincre Crawford de mettre sur pied. Mais ma chance a été ma rencontre avec elle à Nice.
— À Nice ? protesta Caroline. Je croyais que c’était à Monte-Carlo et qu’elle…
— … m’avait sauvé du suicide ? C’est la version, ma chère, destinée à une jeune fille romantique. En réalité nous nous sommes rencontrés au casino de Nice et je suis devenu son amant. C’est elle qui sous le nom de Baldwin m’a introduit chez son époux ! Oui, je suis béni des dieux, ajouta-t-il avec orgueil, et je suis persuadé que l’âme de mon aïeul, Frédéric, sera définitivement apaisée dans quelques minutes…
— Si j’avais les mains libres j’applaudirais ! ironisa Morosini. Quelle histoire édifiante !… Le malheur, mon vieux, c’est que vous ne vengez rien ni personne et qu’à la limite vous avez tout à recommencer. Si l’on peut dire ! Léonard n’a jamais tué votre ancêtre : il s’est contenté de reprendre la cassette pendant que celui-ci se battait avec un autre soldat dans la nuit de Stenay !
— Quelle bêtise ! glapit Sylvain. Vous diriez n’importe quoi pour sauver votre vie et celle de cette dinde qui n’a jamais été fichue de retrouver la fameuse larme ! Dieu sait pourtant que je lui ai laissé assez de temps…
— C’est vrai, au fait ! Pourquoi ne l’avez-vous pas tuée plus tôt puisque c’est elle surtout que vous vouliez atteindre ?…
— Mais parce qu’elle m’était utile. Si elle était morte sans héritier, la maison aurait été vendue à je ne sais qui et je suis sûr qu’elle cache un secret.
— Ne l’avez-vous pas trouvé, ce secret ? Le journal de Léonard dissimulé derrière une plinthe. Malheureusement dans votre hâte vous n’avez pas fouillé à fond et il vous manque une page. La plus importante selon moi puisqu’elle innocente le coiffeur du meurtre de votre aïeul.
— Comment le savez-vous ?
— C’est moi qui l’ai. Vous voyez, vous n’avez plus aucune raison de tuer Mlle Autié… ni moi non plus d’ailleurs !
Si Morosini espérait quelque chose de sa révélation, il déchanta. La surprise peinte un instant sur le visage du jeune homme fit rapidement place à sa froide cruauté naturelle :
— Vous voulez rire ! fit-il avec un haussement d’épaules méprisant. Je dois au contraire me débarrasser de vous dans les meilleurs délais : vous laisser derrière moi serait la pire des sottises…
— Sylvain ! pria Caroline sortant de la torpeur accablée où la plongeait ce qu’elle venait d’entendre, je croyais que tu m’aimais ?
— Je l’ai cru, figure-toi ! Tu es une très jolie fille même si tu n’es pas très intelligente. Et cela m’a gêné. C’est pourquoi je t’ai envoyée en Italie auprès de ta marraine soi-disant malade. Avoue que tu as passé un bon moment avec elle ?
— C’est vrai elle était si heureuse de me voir que je me suis attardée volontiers.
— Ce qui m’a laissé toute latitude pour réaliser mon idée de faire exposer à ton nom une fausse larme que Léonora avait fait copier sur la vraie. J’en en profité aussi pour passer ta maison au peigne fin en simulant un cambriolage. À ton retour, tu as failli y rester mais cet imbécile richissime a fait son entrée et les données du jeu s’en sont trouvées modifiées : la récolte promettait d’être beaucoup plus juteuse. Et puis il ne manquait pas de jugeote : faire exhumer Florinde, j’avoue que je n’y aurais pas pensé. Sous quel prétexte d’ailleurs ?…
— Oh, je vous fais confiance, fit Aldo sarcastique. Vous auriez fini par trouver. À moins que vous n’ayez fait faire le travail par vos hommes ? Des anciens condisciples, si je vous ai compris…
— Oui, des fanatiques de la Reine ! Comme je le suis moi-même, ajouta-t-il vertueusement.
— Et se changer en truands, cela ne les gêne pas ?
— Au contraire ! Ils servent toujours la même cause…
— Et… le professeur ?
— Le vieux Ponant ? fit Sylvain en ricanant. Il se contente d’être immensément fier de disposer d’une garde rapprochée mais il ignore nos activités secrètes…
Le claquement rapide de hauts talons sur les dalles se fit entendre et Léonora apparut dans le faible cercle lumineux des chandelles. Visiblement mécontente.
— Que faites-vous là à ergoter, Frédéric ? Vous perdez du temps et c’est un luxe que nous n’avons pas les moyens de nous offrir !
— Mes hommages, lady Crawford ! ironisa Aldo. Et mes compliments pour l’habileté avec laquelle vous nous avez trompés. Je ne vous en aurais pas crue capable : ce sont vos… voix qui vous ont inspirée ? Marie-Antoinette aurait-elle finalement choisi de se ranger du côté des malfrats ? Vous me décevez…
Brusquement Léonora se mit à hurler :
— Taisez-vous !… Je vous défends d’en parler ! Vous… vous…
Ne trouvant rien d’autre à dire elle vira sur ses talons et s’enfuit. Son amant expliqua avec indulgence :
— Cela passera : elle a été fortement secouée l’autre soir. Elle avait tellement l’habitude de feindre la médiumnité pour Crawford qu’elle n’imaginait pas qu’un esprit pouvait réellement se manifester. C’est ce qui s’est passé. Maintenant il faut y aller !
— Un mot encore ! Cet esprit qui lui a fait si peur, était-ce réellement celui de la Reine ?
Le visage soudain fermé, le jeune bandit ne répondit qu’en donnant un ordre :
— Amenez les prisonniers ! Lady Léonora a raison : nous devons nous dépêcher !
Délivrés des liens qui les attachaient à leurs chaises, mais non de leurs menottes, Aldo et Caroline furent empoignés chacun par deux hommes et presque traînés dehors. Aldo affichait une dédaigneuse froideur, à l’inverse de Caroline qui pleurait terrifiée à l’idée de sa mort prochaine. À l’extérieur, l’obscurité était quasi totale, le repaire des sinistres « vengeurs » se trouvant en effet au milieu d’une forêt ou tout au moins d’un bois touffu. C’est à peine si, après quelques instants d’accoutumance, on pouvait distinguer un coin de ciel entre les cimes des arbres… Néanmoins les yeux aigus de Morosini aperçurent une grande voiture garée un peu à l’écart des bâtiments. Léonora avait dû y chercher refuge…
On s’engagea dans un étroit sentier. Tout en marchant, Aldo se mit à prier. Il savait n’avoir rien à attendre de ces fanatiques, même de celui qui avait montré à Caroline de la compassion née sans doute de l’admiration que lui inspirait sa beauté. Non sans douleur il pensait à ceux qu’il aimait et ne reverrait pas. Lisa d’abord, « sa Lisa » dont il ne savait plus rien, qui n’avait pas répondu à sa dernière lettre et qui devait dormir paisiblement dans sa chambre de jeune fille à Rudolfskrone auprès du berceau du petit Marco. Le pleurerait-elle quand on aurait perdu l’espoir de le retrouver ? Ne fût-ce qu’un instant : le temps d’un dernier baiser, d’un dernier « je t’aime » ? De toutes ses forces il repoussa ensuite l’image des jumeaux, Antonio et Amelia, parce que l’évocation de leurs frimousses pouvait le priver du courage avec lequel il voulait affronter une mort qu’il devinait cruelle. Rejetant aussi celle de Tante Amélie, d’Adalbert et de Plan-Crépin il s’efforça de s’absorber dans son appel silencieux à la clémence de Dieu.
Le chemin qu’éclairaient deux lampes de poche aboutit soudain à une clairière au milieu de laquelle quelques grosses pierres délimitaient une faille dans le sol, un trou noir vaguement caché par les broussailles. On amena les prisonniers au bord et l’odeur humide des entrailles de la terre emplit leurs narines. Cependant, les pinceaux lumineux se concentraient sur les futures victimes et leur bourreau. Un instant, Aldo caressa l’idée de fuir : courir les mains liées derrière le dos ne lui posait aucun problème mais il ne pouvait abandonner Caroline. Il était évident que la peur la terrassait et qu’elle ne réagirait pas. Elle n’était plus qu’une marionnette brisée aux mains d’un montreur impitoyable qui savourait visiblement sa victoire :
— Vous voilà chez vous, grinça-t-il en désignant le trou. Admirez ma bonté ! Toi surtout, Caroline. Tu vas entreprendre le plus long des voyages de noces en compagnie de celui que tu aimes. Car il est évident que tu l’aimes…
— Vous trouvez ? le coupa Aldo, sarcastique. On pourrait se demander si elle est encore capable de ressentir une autre émotion que la terreur. Regardez-la ! Elle est inerte : un animal que l’on mène à l’abattoir !
— Vous avez raison ! fit l’autre un pli soucieux entre les sourcils. J’avoue qu’elle me déçoit ! J’attendais des pleurs, des supplications.
— Alors laissez-la vivre ! Je vous donne ma parole que vous n’avez aucune raison de la tuer étant donné que Léonard n’a pas assassiné votre ancêtre ! Vous allez partir. Sûrement très loin…
Dieu seul savait pourquoi mais Aldo cherchait à gagner du temps. Peut-être parce qu’il espérait une réaction courageuse de la part de celui qui avait montré de la compassion pour la jeune fille. Encore qu’il vit mal ce qu’il pourrait faire ? Même pas trancher ses liens d’un couteau libérateur, les menottes n’ouvrant qu’avec une clef qu’il ne possédait sans doute pas.
— Oui. Loin, répondit Sylvain sur le ton mondain d’une conversation de salon. Hors frontières, sans nul doute !
— Alors que vous importe ? Elle est peut-être en train de perdre la raison. Faites-lui grâce et contentez-vous de moi !
— C’est beau, la chevalerie ! Seulement, mon bon monsieur, vous me faites perdre mon temps. Il faut que la cérémonie commence ! Voyons lequel de vous deux va sauter le premier ? La galanterie voudrait que la préséance soit donnée à la dame sauf lorsqu’il s’agit d’ouvrir devant elle un chemin difficile. Ce qui est le cas ! Ce trou est très profond mais votre corps peut amortir sa chute ! Une belle consolation pour le galant homme que vous êtes ? Il est vrai que son agonie n’en sera que plus longue… Alors, allez-y rondement !… Ou doit-on vous…
Le coup de feu lui coupa la parole. Atteint en plein front il s’écroula entre ses deux victimes. Simultanément, une voix ordonnait :
— Couchez-vous, Morosini ! Elle aussi !
Ce qu’il fit. Quant à Caroline il n’eut pas besoin de la bousculer : parvenue au bout de l’épouvante, elle venait de s’évanouir. Simultanément, la lumière blanche d’un phare puissant illumina ce qui n’avait pas réussi à être la scène d’un crime. Des gendarmes et des policiers en uniforme surgissaient, fonçaient afin de capturer les hommes de Delaunay qui tentaient de fuir.
— Ils ont une voiture près des bâtiments, hurla Aldo. Lady Crawford est dedans…
Un bruit de moteur lui répondit. Léonora allait faire de son mieux pour s’échapper.
— … ira pas bien loin !
En même temps, une main secourable aidait Aldo à se relever, ce qui n’était pas si facile, les mains attachées dans le dos.
— Pas trop de mal ? demanda le colonel Karloff en soufflant sur le canon de son pistolet.
Le regard éberlué d’Aldo alla de l’arme au corps inerte du malfaiteur :
— C’est vous qui… ?
— Joli coup, hein ? Faut dire que j’étais l’un des meilleurs tireurs des armées du tsar. Ça fait plaisir de voir que je n’ai pas perdu la main…
Morosini tenta d’exprimer son sentiment. Mais le commissaire Lemercier surgissait en apostrophant le Russe :
— Pas un peu fou, non ? Et mes ordres, alors ? Vous deviez les attendre. Vous ne vous rendez pas compte que vous auriez pu les tuer tous les trois ?
— Le temps pressait et je savais ce que je faisais ! C’est agaçant à la fin, commissaire, cette manie que vous avez de toujours vouloir commander !
Abasourdi, Aldo les écoutait se disputer en se demandant s’il n’était pas encore aux prises avec les rêves délirants de la drogue.
— Quand vous aurez fini, gronda-t-il, il y en aura peut-être un qui consentira à m’enlever ces menottes ? Elles me scient les poignets !
Lemercier s’en chargea avant de rendre le même service à Caroline qu’un gendarme était en train d’examiner. Il avait pris la main blessée de la jeune fille et désignait le pansement :
— Vous avez vu ?
— Pauvre petite fille ! Elle en aura subi plus que son content ! Portez-la dans une voiture et conduisez-la à l’hôpital… J’irai après.
Cependant, assis sur une pierre, Aldo acceptait avec joie la cigarette que lui offrait Karloff :
— Si vous me disiez comment vous en êtes arrivé là ? Je vous croyais amnésique ?
— Je ne l’ai jamais été. Ce n’est pas si facile à simuler, surtout auprès de ceux que l’on aime, mais je dois admettre que mon chirurgien m’a aidé. Quand je me suis réveillé après l’opération, j’ai entendu quelqu’un demander si j’allais garder des séquelles, genre amnésie, et j’ai pensé que ce serait la meilleure façon de protéger les miens. Ces salopards m’ont cru mourant quand ils m’ont jeté dans une rue de Versailles. S’ils apprenaient que je survivais, ils achèveraient leur œuvre et en supprimant aussi les miens pour faire bonne mesure. Ça me faisait drôle de ne pas pouvoir vous reconnaître mais j’y étais obligé parce que je voulais mener ma petite enquête. Quand on m’a enlevé près de la grille du Dragon alors que j’allais suivre le gamin porteur du message, on m’a bandé les yeux et bâillonné mais il y avait une simple déchirure qui m’a permis d’observer certains détails.
Revenu à la maison, je les ai mis bout à bout mais il y avait des manques. Je me suis confié à ma femme qui a joué le jeu à merveille surtout vis-à-vis de Marfa qui aurait empli le quartier d’actions de grâce tonitruantes. Elle a posté discrètement une lettre pour mon ami Panine qui tient un garage à Courbevoie. Il est venu me voir et lui aussi il a joué le jeu : il venait chercher dans une voiture le pauvre infirme que j’étais pour lui faire prendre l’air. Je dois dire qu’on a mis un certain temps à retrouver la vieille bâtisse à moitié ruinée enfouie au plus épais de la forêt de Marly. Je n’étais pas encore sûr de mon fait quand j’ai appris qu’on vous avait enlevé depuis un moment déjà. Alors j’ai pris mon courage à deux mains : on n’avait plus de temps à perdre. J’ai envoyé un mot, non signé, au commissaire Lemercier en lui donnant rendez-vous dans un coin du parc.
— Il a dû avoir un choc en vous voyant ?
— Vous pouvez le dire. Mais il a vite compris et on s’est mis d’accord pour tenter un coup de filet demain soir…
— Alors, par quel miracle êtes-vous ici cette nuit ?
— Quand on a vu brûler la maison de Crawford, Lemercier a compris qu’il y avait urgence. Il a rassemblé son monde et nous voilà !
— L’extraordinaire, c’est que vous ayez réussi à vous entendre avec lui ! Cela tient du prodige !
— Pas tant que ça ! Il a un foutu caractère mais il est beaucoup plus intelligent qu’on ne le croit. Je me demande même s’il ne le fait pas exprès…
— En tout cas, soupira Aldo, je n’aurais jamais pensé être aussi heureux de le voir…
Le retour au Trianon Palace fut ce qu’il devait être, une explosion de joie, une sorte de triomphe auquel participèrent les clients de l’hôtel. Cette nuit-là personne ne dormit. La totalité de la bande des « Vengeurs » – sauf ceux qui avaient été abattus pendant la brève et inégale bataille contre les forces de l’ordre – était sous les verrous. Y compris Léonora. Il avait fallu tout de même trois hommes pour la maîtriser quand le commissaire s’empara de sa mallette à bijoux…
On s’attarda chez Mme de Sommières avec Pauline, Karloff mais aussi Adalbert que l’on avait rencontré sur la route du retour avec le journaliste, vexés tous deux de ne pas avoir participé à l’assaut final ! Caroline, épuisée et très choquée, avait été transportée à l’hôpital. Aldo promit de s’y rendre le lendemain aux fins d’examens. Son expérience forcée de la drogue le laissait légèrement flottant mais se dissiperait sans doute assez rapidement. Michel Berthier, lui, avait tenu à rejoindre l’ambulance qui emportait Caroline, bien qu’Aldo eût essayé de l’en empêcher :
— C’est inutile. Ils vont la faire dormir et vous ne pourrez pas la voir.
— Peut-être mais j’ai besoin de savoir comment elle va sortir de ce cauchemar…
— Bel exemple de conscience professionnelle ! ironisa Aldo à qui le visage crispé du reporter parlait un tout autre langage…
— Ça n’a rien à voir avec le boulot ! Vous rendez-vous compte de ce qu’elle a perdu ? Même sa possibilité de travailler ? Lui couper un doigt ! Le salaud !
— Il lui en reste encore neuf… et aussi quelques bons amis !
— Vous pouvez en être sûr ! Moi, j’entends veiller sur elle…
Aldo le regarda s’engouffrer dans sa voiture et démarrer sur les chapeaux de roues :
— Espérons qu’elle saura t’en remercier ? fit-il en allumant sa dernière cigarette…
Le lendemain, Pauline pensa qu’il était temps de rentrer à Paris. Elle n’avait plus rien à faire à Versailles et Gilles Vauxbrun qui la réclamait à cor et à cri promit de venir la chercher en fin d’après-midi ainsi qu’elle le lui avait demandé.
— Auparavant, confia-t-elle à Mme de Sommières, je voudrais visiter la maison de Mlle Autié. On m’a dit qu’il s’y trouvait des sculptures d’une certaine qualité et si elle acceptait de me les vendre ce pourrait être pour elle une source de revenus ?
— Surtout si on acceptait de les surpayer ? Ce qui ménagerait sa dignité puisque nous craignons qu’elle ne refuse une aide financière, sourit Aldo avec un clin d’œil à Marie-Angéline. Cela vous ressemble bien, Pauline. Quant à la maison, Adalbert va vous en ouvrir les portes comme un ange !
Après le déjeuner, Lucien et la vieille Panhard emmenèrent Pauline, Aldo, Adalbert et Marie-Angéline. Il faisait un temps splendide et la vieille maison, entourée de son jardin pratiquement inculte où les fleurs poussaient n’importe comment, séduisit Mrs Belmont :
— Des réparations me paraissent nécessaires, dit-elle après l’avoir visitée, mais c’est charmant. Il devrait être possible d’y vivre heureux ?
— Le malheur est qu’un mauvais esprit l’habite et fait tous ses efforts pour en chasser sa jeune propriétaire…
— Ce problème, fit Marie-Angéline, j’en ai fait mon affaire. M. le curé de Notre-Dame m’a promis de voir l’évêque. Avec les témoignages que nous apporterons, l’exorcisme ne tardera pas…
— À merveille ! Maintenant, si vous nous montriez l’atelier, Aldo !
Elle lui prit le bras d’autorité et les narines de Plan-Crépin frémirent d’indignation. Depuis le retour de son cousin, ses préventions contre la belle Américaine étaient revenues en masse. Elle prit son élan pour les rattraper. Adalbert la retint :
— Aldo repart bientôt. Laissez-le-lui deux minutes. Le comportement de Mrs Belmont a été exemplaire depuis qu’il est rentré !
— Vous oseriez le dire à Lisa ?
— Certes non, et dans cette affaire je ne lui donne pas raison. Elle devrait être présente…
— Ne me dites pas que vous passez à l’ennemi ? Moi, je vais voir !
Et, assurant son canotier orné de cerises, elle courut les rattraper. Adalbert suivit avec un soupir.
Quand elle les rejoignit, ils étaient déjà séparés. Pauline, au seuil, avait marqué une pause en reniflant l’air ambiant :
— Quelle atmosphère !… Tout vient de là, n’en doutez pas !
— Vous versez dans le spiritisme ? fit Aldo en riant.
— Oh, c’est très à la mode, chez nous ! Mais ne me parlez pas ! Laissez-moi regarder sans m’interrompre !
À pas lents, elle fit le tour de l’atelier en examinant chaque pièce avec le soin d’un commissaire-priseur. De temps en temps on entendait :
— Pas mal !… J’aime moins… en revanche ceci…
Finalement, elle rejoignit Aldo qui s’était planté devant le buste de la dame au pendentif et sa plantation de cierges éteints :
— Qu’est-ce que c’est ? On dirait une idole païenne !
— C’en est une ! Celle du grand-père !
— Quelle horreur ! Comment cette jeune fille a-t-elle pu vivre à côté de ce monstre ?
— Elle n’avait pas le choix. Si elle voulait garder la maison, elle devait la laisser intacte. Et voilà le fameux « pendentif » qui était, en réalité, un pendant d’oreille de Marie-Antoinette.
Pauline fronça les sourcils et plissa le nez :
— Cela ne manque pas d’une certaine beauté barbare mais c’est de là que vient tout le mal ! Cette… cette chose est pétrie… de… de maléfices.
Tirant de son sac une paire de lunettes, elle les mit pour mieux détailler la sculpture. Elle semblait si concentrée que l’on aurait entendu une mouche voler. Aldo ouvrit la bouche pour émettre une opinion mais Marie-Angéline qui l’observait la lui fit refermer d’un geste.
Soudain Pauline vira sur ses talons, cherchant des yeux quelque chose.
— Vous voulez…, commença Aldo.
— Les outils ? Où sont-ils ?
Sans attendre la réponse, elle fila vers une étagère fixée à l’un des murs, y choisit un burin, un maillet de bois puis revint et grimpa sur la marche du socle, le visage tellement tendu que plus personne n’osait souffler mot ni faire le moindre geste quand, avec décision, elle porta le fer contre le pendentif. Ensuite elle se mit à taper dessus avec la vigueur nécessaire à un bon sculpteur. Et brusquement le motif de pierre céda, tomba à terre. Aussitôt l’iconoclaste lâcha son matériel, s’agenouilla pour ramasser les débris.
— Regardez ! dit-elle. J’avais remarqué que ce machin n’avait pas été pris dans la masse mais rapporté.
Les trois têtes se penchèrent en même temps : l’intérieur du pendentif était creux. Il contenait un morceau de coton que Pauline déballa :
— Et voilà ! dit-elle avec satisfaction en faisant miroiter sur sa paume la larme de Marie-Antoinette. Je pense qu’avec cette babiole et sa pareille, l’avenir de Caroline pourrait s’éclaircir…