CHAPITRE II


OÙ L’ON RETROUVE UN VIEIL AMI

Dans l’antique Panhard & Levassor noire étincelante de cuivres et menée en majesté par Lucien, le vieux chauffeur de Mme de Sommières qui les rapatriait rue de Monceau, Marie-Angéline s’enferma dans un mutisme tout à fait inattendu chez elle : d’habitude elle avait l’indignation volubile mais là, rien ! Pas un mot ! Assise très droite à côté d’Aldo, une main gantée passée dans la dragonne de passementerie bleue qui permettait de se tenir dans les cahots, l’œil sévère et le nez en l’air, elle regardait le paysage défiler derrière la vitre de la portière. Un peu surpris d’abord, Aldo ne s’en estima pas moins satisfait : il s’était attendu à un concerto vocal sur le thème des temps barbares que l’on vivait ; il récoltait un divin silence qui lui permit même de faire un petit somme…

À peine la voiture se fut-elle arrêtée dans la cour de l’hôtel familial que Plan-Crépin en jaillit et se rua à l’intérieur. Morosini la suivit plus calmement, s’étonnant de ne pas entendre, tandis qu’il traversait l’enfilade des salons, sa voix perchée lancée dans un reportage en forme de philippique sur les événements de Trianon. Tante Amélie serait-elle absente ? L’écho de son contralto vint le rassurer :

— C’est parfait ! À présent calmez-vous !

Elle était là, en effet, posée sur son trône en rotin de Manille garni de coussins en chintz fleuri au milieu de son jardin d’hiver, une coupe de champagne à la main selon le rituel. Car c’en était un : à partir de cinq heures du soir, la marquise de Sommières qui détestait le thé, le remplaçait par ce qu’elle appelait « la boisson des rois », la partageant d’ailleurs volontiers avec quiconque se présentait chez elle à cette heure sacrée. En arrivant près d’elle, Aldo reçut la coupe que venait de lui servir Marie-Angéline. Il la prit après avoir baisé les doigts minces sortant de mitaines de chantilly blanches et ornés d’une petite fortune en diamants :

— Assieds-toi là et prends le temps de te remettre !

— Oh, je suis complètement remis, Tante Amélie ! J’en ai eu le temps pendant le voyage de retour. L’idée de changer de voiture ne vous traverse jamais l’esprit ?

— Changer une pièce de collection contre un assemblage de tôles sans âme pour le plaisir d’arriver un quart d’heure avant les autres… ou ne pas arriver du tout sinon à l’hôpital ? Ce serait briser le cœur de mon vieux Lucien… et même le mien si tu veux le savoir. En tout cas et à propos de collections te voilà bien payé de ta générosité ! Tu aurais mieux fait d’imiter ton beau-père et de charger ton secrétaire de convoyer tes cailloux.

— Non. Dès l’instant où ils sortent de leur coffre, je veux pouvoir les surveiller… et puis je pensais que vous seriez contente de me voir ?

Elle prit le face-à-main garni d’émeraudes qui pendait au milieu de ses sautoirs de perles pour considérer un instant son petit-neveu puis sourit :

— Comme si tu ne le savais pas ? fit-elle avec une tendresse qu’elle laissait rarement percer. Et je le ferai remarquer que tu ne m’as pas embrassée.

— Il semble que votre coiffeur soit venu aujourd’hui et j’ai craint d’offenser ce magnifique édifice capillaire, sourit-il en désignant le coussin de cheveux argentés traversé de mèches rousses qui faisait ressembler la marquise à Sarah Bernhardt dans son temps de gloire. Mais si vous m’y invitez…

Il se leva pour poser un baiser sur la joue poudrée de la vieille dame qui lui en rendit un bien claquant :

— Hmm ! C’est toujours un plaisir d’embrasser un beau garçon ! émit-elle avec satisfaction. À présent où en étions-nous ?

— Vous disiez que…

Il n’eut pas le temps de poursuivre : Cyprien, le maître d’hôtel, apportait une carte de visite sur un petit plateau d’argent. Mme de Sommières la prit et eut une exclamation de joie :

— Qu’il entre, mon Dieu ! Qu’il entre vite !

Un instant plus tard, le commissaire divisionnaire Langlois faisait dans le jardin d’hiver une entrée saluée par trois sourires. Le cheveu poivre et sel, grand, mince, élégant dans un costume bleu marine éclairé à la boutonnière d’un bleuet « blue bachelor », celui que l’on appelait « le dandy du quai des Orfèvres » vint s’incliner sur la main de la marquise, puis sur celle de Marie-Angéline qui en rougit de plaisir et finalement serra celle d’Aldo :

— Heureux de vous revoir, Morosini ! Mais je le serais plus encore si vous ne traîniez pas toujours après vous des histoires impossibles ! On dirait que vous les attirez…

— Je n’attire rien, mon cher. Elles me tombent dessus toutes seules ! Comment imaginer qu’un policier borné me suspecterait de je ne sais quoi dans une manifestation où je fais partie des membres bienfaiteurs ! Mais comment, diable, êtes-vous ici ?

— Ça, expliqua la marquise, c’est le travail de Plan-Crépin ! Elle m’a téléphoné de Versailles pour me raconter ce qui se passait, après quoi j’ai appelé mon vieil ami Langevin, votre « bon maître », mon cher Langlois, pour lui demander un conseil… et voilà que vous vous dérangez ! C’est vraiment trop gentil.

— L’an passé, votre neveu s’est « dérangé » de beaucoup plus loin pour venir me donner un coup de main. C’est donc bien naturel ! Comment va la princesse Lisa ?

— Elle pouponne ! ronchonna Aldo. Tellement même qu’il m’arrive de me demander si j’existe encore !

— Cela ne vous fait pas de mal ! dit le policier en riant. Les femmes vous ont toujours trop gâté ! Cela dit, parlons de ce qui m’amène ! Et d’abord ne commettez pas l’erreur de prendre mon collègue Lemercier pour un imbécile. Il a un caractère effroyable – on l’a surnommé le vieux « Dur-à-cuire » – mais c’est un excellent policier doué d’un flair certain…

— Alors il doit être enrhumé ! grogna Aldo rancunier. J’étais à un kilomètre du boudoir de la Reine comme du lieu du crime. En outre – et, en admettant que j’aie agi par personne interposée comme l’a suggéré votre limier -, je cherche encore quel intérêt pourrait présenter pour moi un bijou séduisant sans doute mais faux, ainsi que l’a confirmé Chaumet ! Pour me classer au nombre des coupables éventuels, il lui a suffi d’une idée géniale : je suis vénitien, de même que le loup de velours cloué dans le dos de ce pauvre type dont j’ignore tout…

— Il s’appelait Gaspard Tison et il travaillait aux Archives de Versailles, le renseigna Langlois.

— Il n’était pas sur la liste des invités, glapit Marie-Angéline. Si donc il était là, c’est avec l’une de ces fausses invitations si bien imitées dont nous ne savons pas d’où elles sortent. L’imprimeur, que Mme de La Begassière a appelé au téléphone, est formel : il en a tiré trois cent quarante, pas une de plus !

— Alors elles viennent d’ailleurs, fit Aldo, mais seul un membre de l’organisation a pu les faire copier…

— Cela, coupa Langlois, c’est l’affaire de Lemercier et je ne vous conseille pas de vous en charger. C’est déjà très beau qu’il ait bien voulu me donner – à titre confraternel ! – quelques renseignements. Vous ne le savez peut-être pas mais la police de la Seine-et-Oise est nettement séparée de celle de Paris. Moi je dépends du préfet de police, Versailles du préfet du département, ce qui est le cas dans les autres chefs-lieux. C’est pareil pour la justice chacun sait que les assises de Versailles sont plus sévères que celles de Paris.

— Sans doute, fit la marquise en se resservant du champagne, mais le ministère de l’Intérieur comme le garde des Sceaux sont à Paris. Donc l’autorité suprême ?

— Entièrement d’accord. Disons… que l’on s’attache à ne pas se marcher sur les pieds les uns des autres et à respecter une certaine autonomie. Jalousement protégée en certains cas : c’est celui de Lemercier.

— Je vois, soupira Aldo. Il faudra donc me rendre à sa convocation de demain. Dois-je amener un avocat ?

La mine accablée d’Aldo fit rire le commissaire :

— Ce ne sera pas nécessaire. Quant à la « convocation », vous pourriez, évidemment vous en dispenser mais je ne saurais trop vous conseiller d’y aller. Vous lui montrerez de la sorte une courtoisie dans laquelle notre homme verra peut-être un début d’enterrement de la hache de guerre.

— Acceptons-en l’augure !


Il n’y paraissait guère, en tout cas quand, le lendemain à trois heures pile, Morosini franchit, dans l’avenue de Paris, le seuil de ces fort beaux locaux administratifs en pensant que lorsqu’il rédigerait un ouvrage documenté sur les différents gîtes de la police à travers le monde – il aurait bientôt une documentation imbattable ! – celui-là occuperait une place privilégiée : c’était un ancien hôtel XVIIIe siècle digne de figurer auprès de Scotland Yard et autres monuments à la gloire des défenseurs des droits de l’homme. Tout simplement ravissant. Pas très bien tenu mais ravissant ! Et quand, annoncé par un agent en uniforme, il pénétra dans le bureau du grand patron – hautes fenêtres et lambris élégants recouverts d’une affligeante peinture grise ! –, il estima que c’était du gâchis. Langlois, qui adoucissait le sien d’un splendide tapis et y mettait des fleurs, aurait fait merveille avec ce décor !

Heureusement, la table sur laquelle Lemercier rédigeait quelque chose au milieu d’une marée de paperasses, n’était pas signée Riesener et c’était un soulagement. Aldo eut cependant le loisir de détailler le décor ambiant car le maître de céans ne parut pas s’apercevoir de sa présence et continua d’écrire comme si de rien n’était. Refrénant par prudence son envie de s’installer sur une chaise et d’y allumer une cigarette, il resta debout avec un stoïcisme quasi romain attendant que le grand homme eût fini sa page d’écriture. Mais il ne put, au bout d’un moment, retenir un toussotement agacé. Lemercier, alors, leva le nez :

— Ah ! C’est vous !

— Cela vous surprend ? Il me semble qu’on m’a annoncé…

— Oui, mais étant donné que je ne vous attendais pas…

— Lorsque l’on me donne un rendez-vous, monsieur le commissaire, j’ai pour habitude de m’y rendre. Ou bien m’auriez-vous fait l’honneur de m’oublier ?

L’aménité du sourire corrigeait l’insolence du ton et arrondit encore un peu plus l’œil brun du policier. Au-dessus, le sourcil se fronça :

— Oh non ! Asseyez-vous ! Je suis à vous dans un instant…

C’était dit de façon presque courtoise et Aldo, qui commençait à penser que l’heure était à la détente, allait s’enhardir jusqu’à demander l’autorisation de fumer quand le téléphone sonna :

— Excusez-moi ! fit Lemercier en posant son stylo. Puis, virant soudain au rouge vif, il hurla : « Qu’est-ce que vous dites ?… Où ça ?… C’est bon, j’arrive ! »

Reposé brutalement, le combiné émit une plainte. Aldo se leva :

— Un contretemps ? Je peux revenir plus tard… ou un autre jour ? fit-il suave.

Il crut que Lemercier allait lui sauter à la figure, et puis tout se calma et le commissaire retrouva sa couleur primitive :

— Non. Je vous emmène ! Ça va vous intéresser.

À une allure de tempête on descendit dans la cour où une voiture attendait déjà à deux pas du taxi qui avait amené Morosini. Ce que voyant, le policier lança à son compagnon un regard ironique :

— Vous l’avez fait attendre ? Qui vous a dit que vous en auriez besoin et que je ne vous garderais pas ?

— À tout hasard !… Une idée en passant ! fit Aldo désinvolte.

— Eh bien, renvoyez-le ! Je vous ai dit que je vous emmenais.

— Où cela ? En prison ?

— Non. À Trianon. Il y a eu un autre meurtre…

Cette fois, il s’agissait d’un des jardiniers. Il gisait près du Pavillon Français, charmant édifice élevé au bout du jardin de même nom. Face contre terre, son chapeau de paille à trois pas du corps à côté de la brouette contenant des pieds de giroflées, il portait, comme la victime de la veille, un long couteau fiché au travers d’un loup de velours noir… Ce que voyant, Morosini s’exclama :

— Encore ? Votre assassin doit tenir boutique d’articles de cotillons !

L’homme agenouillé près du corps et qui devait être le médecin légiste lui fit signe de se taire :

— Il n’est pas mort depuis une heure. Le corps est encore tiède…

Tout doucement, il tira l’arme – un vulgaire couteau de cuisine – qu’il tendit au mouchoir que présentait le commissaire. En même temps il dégagea le masque, le retourna et eut un hoquet de surprise en déchiffrant ce qui était écrit à l’envers sur la doublure.

— Bonté divine ! C’est la première fois que je vois ça.

À son tour Lemercier lut, étouffa un juron et passa l’objet à Morosini :

— Qu’en dites-vous ?

— Que ce n’est pas la bonne victime. Qu’y avait-il sur le premier masque ?

— Il est au laboratoire mais voici le texte, écrit comme celui-ci en lettres majuscules : « Les masques vont tomber et la Reine sera enfin vengée ! »

— Tiens donc ! C’est plutôt surprenant !

Le message, en effet, était identique à ceci près que l’on avait barré la seconde partie de la phrase et écrit, en dessous : « Désolé ! C’est une erreur ! »

— Une erreur ! fulmina Lemercier. Ce qui veut dire que ce type se serait trompé de personne et s’en serait aperçu trop tard ?

— On le dirait, remarqua le légiste. Sous le loup il y a une seconde blessure.

— Autrement dit, conclut Morosini, il recommencera. Comment s’appelle ce malheureux ?

Ce fut le chef jardinier accouru entre-temps qui lui répondit :

— Il s’appe… lait Hanel, Félicien Hanel, âgé de trente ans. Il ne travaillait pas ici depuis longtemps mais c’était un bon élément…

— Marié ? Père de famille ?

— Pas que je sache !

— Mais enfin comment peut-on se tromper de victime ? s’insurgea Aldo. Cela veut dire que le meurtrier ne connaissait pas celui qu’il voulait frapper ? Ou alors, à cause de ce chapeau de paille, il a été trompé par une silhouette ?… Et comme il a dû arriver par-derrière…

— Si j’ai besoin de votre avis, je vous le demanderai, aboya le commissaire. L’important, pour l’instant, est d’empêcher ces gens de venir voir ce qui se passe ici…

En effet, le Petit Trianon était interdit de visite pour les besoins de l’enquête, ce qui avait conduit à la fermeture de la porte Saint-Antoine le desservant ainsi que le Hameau. Toute une troupe, poussée par la curiosité, avait contourné l’obstacle en entrant par la place d’Armes, le palais et en traversant le parc. Elle fut aussitôt refoulée par un Lemercier furieux qui fit établir aussitôt des barrières de façon à préserver le site. Seuls les membres du Comité de l’exposition étaient autorisés et l’on vit arriver, accourus par le petit château, Mme de La Begassière, Quentin Crawford et lady Mendl. Inquiets sur le sort de leur œuvre, et habitant à proximité, près de la lisière du parc, ils étaient venus assurer la protection des nombreuses pièces prêtées et se rendre utiles si besoin en était.

Mme de La Begassière pleurait tout en discutant avec Crawford qui s’efforçait de la calmer.

— Nous ferions mieux de fermer « Magie d’une reine » au plus vite et de rendre aux collectionneurs ce qu’ils nous ont prêté. Sinon nous allons à la catastrophe, s’écria-t-elle.

— Ce serait folie ! Nous avons là un malheureux concours de circonstances mais renoncer serait dommage. Songez au mal que nous nous sommes tous donné !… Et aux besoins financiers de Versailles pour les réparations des Trianons et du Hameau de la Reine !

— Je dirai même que votre « malheureux concours » pourrait devenir bénéfique, émit lady Mendl. Restons fermé quelques jours jusqu’à ce que la police ait achevé son travail puis laissons revenir les visiteurs. Avec deux crimes dans le décor nous allons faire fortune !

— Vous êtes cynique, ma chère ! Absolument cynique, gémit la comtesse après s’être mouchée. Exploiter un pareil drame !… Je suis persuadée, mon cher prince, ajouta-t-elle en se tournant vers Aldo, que vous souhaitez reprendre vos biens et ceux de votre beau-père le plus tôt possible…

— Rien ne presse ! En revanche, ce que je voudrais savoir, c’est si, pendant que le meurtrier commettait son erreur, aucune autre pièce n’a été volée.

— Vérification faite, rien ne manque, assura l’inspecteur Bon, qui venait d’examiner les vitrines dont le mystère restait entier, aucun des trousseaux de clefs qui permettaient de les ouvrir n’ayant quitté les poches ou le bureau de leurs détenteurs…

Après un certain nombre d’investigations, la police fit enlever le corps du jardinier. On établit un cordon autour du lieu du crime puis, laissant ses hommes finir leurs recherches, Lemercier proposa à Aldo de le ramener :

— À une station de taxis, alors, puisque vous m’avez fait renvoyer le mien.

— Étes-vous si pressé ? coupa lady Mendl. Il me semble à moi que le Comité – la partie tout au moins qui travaille ! – devrait se réunir d’urgence. Je vous rappelle que, dans quinze jours, nous avons concert et fête au Hameau. Il me paraît difficile d’annuler : les invitations sont parties depuis belle lurette et presque tous ont accepté.

— C’est pourtant vrai, gémit Mme de La Begassière ! Je l’avais totalement oubliée, celle-là. Qu’allons-nous faire ? Imaginez que cet assassin même pas capable de savoir qui il tue recommence pendant la soirée !

Bonne organisatrice en temps normal, douée d’un heureux caractère et débordante de bonne volonté, la pauvre femme se sentait dépassée par les événements. Ce fut Crawford qui lui répondit :

— Il n’y a aucune raison d’annuler. Les frais engagés sont trop importants. Il suffira de faire tenir une invitation au commissaire Lemercier.

Celui-ci ayant donné son accord, lady Mendl proposa alors de réunir tout le monde chez elle le lendemain soir autour de la table du dîner.

— J’habite la villa Trianon, en lisière du parc. Vous serez des nôtres, commissaire ?

Celui-ci s’inclina :

— Merci, madame, mais je crains d’avoir trop à faire. Tenez-moi cependant au courant de ce que vous déciderez. À présent, partons, prince, si vous le voulez bien. Je vous ferai raccompagner, se hâta-t-il d’ajouter.

Aldo se serait volontiers attardé mais, peu désireux de ramener au noir une humeur qui semblait s’être considérablement adoucie, il se laissa emmener après avoir salué les personnes présentes. Il allait monter en voiture quand lady Mendl lui lança :

— Si Adalbert est à Paris, amenez-le !

Un pied déjà à l’intérieur, il se retourna, surpris :

— Adalbert ? Vous voulez dire Vidal-Pellicorne ?

— Il n’y en a qu’un pour moi avec un nom pareil ! fit-elle en riant. Pour vous aussi, j’imagine. Et je le connais depuis longtemps ! Soyez bon, venez avec lui.

— Avec plaisir !

Ça, c’était une bonne nouvelle ! Il comptait interroger le commissaire sur cette Anglaise qu’il ne connaissait pas, n’ayant découvert le Comité qu’à la veille de l’inauguration mais Adalbert ferait cela beaucoup mieux que lui et, puisque l’atmosphère était à la détente, il préférait employer le trajet à poser une question qui le tarabustait.

Il commença, prudemment, par demander :

— Si ce n’est pas contraire à votre enquête, j’aimerais savoir…

— … ce qu’il en est du faux bijou qui vous tourmentait tant ?

— Bravo : vous lisez dans les pensées…

— Je n’y ai pas grand mérite : c’est la seule chose qui pouvait vous intéresser dès le moment où vous n’aviez rien à voir avec le vol… et le meurtre. Eh bien, vous allez avoir une surprise : le joaillier Chaumet a reçu pendant la préparation de « Magie d’une reine » » une lettre d’une demoiselle Caroline Autié. Elle disait que sa famille avait possédé un bijou en diamants ayant appartenu à Marie-Antoinette mais se l’était fait voler et ne détenait plus qu’une copie réalisée par son grand-père. Elle demandait que l’on consentît à l’exposer avec les autres joyaux dans l’espoir que le voleur, ou tout au moins, le possesseur actuel, se manifesterait. Le bijou était joint à la lettre, l’expéditrice ajoutant qu’elle partait sur-le-champ pour Florence où une parente chère était au plus mal. Elle ne pouvait donc attendre la réponse et lui confiait son bien. S’il refusait de l’exposer, elle ne lui en voudrait pas et se contenterait de le reprendre, tout simplement…

— Dès l’instant où l’on montrait une copie du fameux collier, remarqua Morosini, il n’y avait aucune raison de ne pas accepter en effet. D’autant que Chaumet a dû en voir d’autres, comme tous les grands joailliers…

— Oui, mais s’imaginer qu’un voleur ou un acheteur se manifesterait était peut-être un peu léger.

— Pas tellement. La vanité des collectionneurs est sans limite. Qu’un quidam ose se prétendre possesseur de la merveille qu’il détient lui est insupportable. J’en sais quelque chose, soupira-t-il en accordant une pensée à la Rose d’York, le vieux diamant qui avait fait couler tant de sang. Il ne peut s’empêcher de se manifester – plus ou moins ouvertement sans doute – mais il n’y manque pas. Cela dit, Chaumet vous a donné, j’imagine, l’adresse de la demoiselle ? Vrai ou faux, on lui a volé sa « larme » : il faut la prévenir…

— Tout ce que l’on peut faire, c’est mettre une convocation dans sa boîte aux lettres à tout hasard. Elle habite une vieille maison assez solitaire et passablement en mauvais état à la limite du Chesnay. Et comme elle l’avait annoncé, il n’y a personne.

— Pas de domestiques ? Pas de voisins ?

— Absolument rien ! grogna Lemercier, qu’Aldo commençait à agacer. Elle n’a pas l’air de rouler sur l’or, on peut comprendre qu’elle ait envie de retrouver les vraies pierres…

— Cela vous ennuierait… de me donner cette adresse ?

Oui, ça l’ennuyait ! Devenu soudain rouge brique, le commissaire aboya :

— Pour que vous vous mêliez de ce qui ne vous regarde pas ? Pas question !… Tenez, il y a là deux taxis en station ! Prenez-en un et rentrez chez vous ! Je vous ai assez vu pour aujourd’hui !

— Et… pour les jours à venir ?

— Restez tranquille et surtout ne quittez pas Paris. N’oubliez pas que vous êtes témoin… au minimum. Alors, restez à ma disposition ! Et, au fond, je me demande si vous ne feriez pas mieux de vous installer ici le temps de l’enquête ?

— Mais c’est que je n’ai pas que ça à faire, moi ! Je suis commerçant et je ne suis venu que pour quelque jours…

— Désolé mais j’aime mieux vous avoir sous la main. Vous êtes, paraît-il, un homme précieux, un connaisseur dans les affaires de bijoux…

— Je préfère « expert » coupa sèchement Morosini. C’est mon titre officiel…

Lemercier balaya la mise au point d’une main désinvolte :

— Je ne vois pas la différence ! Quoi qu’il en soit, vous êtes une sorte de champion dans votre partie c’est du moins ce que prétend mon collègue Langlois. Il lui serait même arrivé de faire appel à vos talents ! Ça le regarde ! Personnellement, je ne vous connais pas mais puisque vous êtes tellement intéressant je ne suis pas disposé à vous courir après jusqu’à Venise. Et ce, même jusqu’à Paris, au cas où j’aurais besoin de vous dans l’instant. En outre, la plupart des gens de votre comité habitent Versailles. Ils ne manquent pas de place et il y en aura certainement un qui se fera une joie de vous offrir l’hospitalité !

— Je déteste déranger ! protesta Morosini. Si je dois rester, ce sera à l’hôtel…

— Justement nous en avons un excellent : le Trianon Palace. À moins qu’il ne soit pas dans vos moyens ? ricana Lemercier sans imaginer un seul instant que sa victime mourait d’envie de lui aplatir le nez. « Maintenant, descendez ! »

Et sans lui laisser le temps de respirer, il l’embarqua dans le premier taxi en lançant au chauffeur :

— À Paris !

Un vague grognement en guise d’adieu et l’on se sépara. Aldo avec une certaine satisfaction : il avait besoin de réfléchir et le voisinage de ce policier hargneux avec lequel il ne savait trop sur quel pied danser n’y était pas favorable. Une chose était sure : Lemercier ne l’aimait pas et, Dieu sait pourquoi, il adorerait pouvoir lui mettre sur le dos cette bizarre affaire de vengeance posthume suscitée sans doute par l’exposition de Trianon. Il n’aurait sûrement pas hésité si Langlois ne s’en était mêlé et sa dernière crise de mauvaise humeur venait peut-être de ce qu’en le convoquant à son bureau il lui avait fourni un alibi parfait pour le second meurtre.

Quant à lui-même, Aldo reconnaissait qu’il avait fait un pas de clerc en demandant l’adresse de Mlle Autié : c’était annoncer justement qu’il avait l’intention de se « mêler de ce qui ne le regardait pas ». Alors qu’il aurait été tellement plus simple de la demander à Chaumet.

Il en était à ce stade de ses cogitations quand la vitre coulissante qui le séparait du chauffeur s’ouvrit et il entendit une voix de basse-taille teintée d’un solide accent russe :

— C’est grand, Paris ! Nous allons rue Alfred de Vigny ou rue Jouffroy ?

— Quai des Orfèvres, répondit-il machinalement avant de réaliser ce qu’il venait d’entendre : « Mais… d’où sortez-vous ces deux adresses ?

Le chauffeur arrêta sa voiture et se retourna, montrant un visage barbu grisonnant et hilare sous la casquette à visière vernie : Aldo l’identifia aussitôt :

— Le colonel Karloff ! C’est ce qu’un Anglais appellerait un « morceau de chance ». Mais que faites-vous à Versailles ? demanda-t-il en se hâtant de descendre pour venir s’installer à côté de l’ancien officier de cosaques. Les deux hommes se serrèrent vigoureusement la main. Aldo était incroyablement heureux de retrouver ce – bon ! – compagnon d’une de ses plus dangereuses aventures : celle où il avait été à deux doigts de laisser sa peau{2}.

— Je viens juste de déposer un client américain à l’hôtel des ventes. C’était fermé mais il a voulu rester. Peut-être pour attendre que ça ouvre ? Ces gens-là s’imaginent toujours que le gouvernement français continue à brader le mobilier du château. Quant à moi, si je ne vous avais pas reconnu sur l’instant, j’aurais claqué mon drapeau au nez de ce foutu policier…

— Vous le connaissez ?

— Plutôt, oui ! J’ai toujours eu l’impression qu’il détestait le genre humain en entier mais avec un petit plus pour les Russes. Il faut vous dire : j’habite maintenant, pas loin d’ici, une modeste maison que ma femme a héritée d’un oncle qui la lui a fait attendre jusqu’à l’an dernier ! Cent trois ans qu’il avait le bougre quand il a vidé sa dernière bouteille de vodka ! Alors on a quitté Saint-Ouen pour s’y installer. Ça me complique bien un peu l’existence à cause de l’éloignement et je ne fais plus la nuit pour ne pas laisser Liouba seule, le coin étant retiré, mais elle est si contente d’avoir un jardin ! Moi aussi d’ailleurs ! Voisiner avec les plants de fraisiers c’est plus agréable qu’avec le marché aux Puces. Et puis je me suis fait une clientèle avec le Trianon Palace… Mais au fait, vous voulez vraiment aller quai des Orfèvres ?

— Vous avez quelque chose contre ?

— N… on ! sauf que je garde l’impression tenace que le commissaire Langlois me prend pour un vieux fou depuis qu’avec votre ami Vidal… machin, on a déboulé chez lui au petit matin après une mémorable virée à Saint-Cloud.

— Vous aviez fait un tel travail qu’il ne vous en a pas voulu longtemps. À propos, avez-vous vu Adalbert ces jours-ci ?

— Pas depuis mon déménagement. Pourquoi me le demandez-vous ? Vous ne savez pas où il est ?

— Je sais qu’il est en Belgique, sans plus ! Je ne suis arrivé qu’il y a deux jours, pour l’exposition de Trianon…

— De Trianon ?… Par saint Vladimir, vous ne changerez jamais ? s’écria Karloff en partant d’un rire homérique sous lequel tremblèrent les vitres de son taxi…

— Vous trouvez ça drôle ? Vous savez qu’il y a eu un mort… et même deux, sans compter un vol ?

Le rire s’arrêta net :

— Deux ? Ça commence bien mais si je riais c’est parce que cela ne m’étonne pas. Vous et Vidal… machin…

— Pellicorne ! Ce n’est pas si difficile !

— Si vous voulez ! Toujours est-il que vous deux avez un vrai talent pour vous fourrer dans des histoires incroyables. Qui est mort cette fois ?

— Un jardinier… mais il paraît que c’était une erreur.

Et Aldo relata tout ce qui s’était passé depuis la cérémonie d’inauguration.

— Curieuse histoire ! commenta le colonel en tiraillant sa moustache. Et que ça ait eu lieu chez Lemercier n’arrange rien. Quelque chose me dit que vous n’en avez pas fini avec lui… En revanche, si vous avez besoin d’un coup de main, n’hésitez pas ! De jour comme de nuit, je suis votre homme. Au moins vous aurez quelqu’un sur place. Je vais vous donner mon adresse…

— C’est une excellente idée ! Tout compte fait, oublions le quai des Orfèvres et rentrons rue Alfred de Vigny ! Tante Amélie sera ravie de vous voir…

— Avec enthousiasme !

Et joignant le geste à la parole, le colonel, qui roulait depuis le départ à une allure modérée – ce qui ne lui ressemblait guère ! –, appuya joyeusement sur le champignon et, poussant une sorte de cri de guerre, lança son taxi comme il eût éperonné son cheval pour charger à la tête de son régiment de furieux. Quand il embouqua le pont de Saint-Cloud avec un superbe dédain de la circulation vespérale, Aldo ferma les yeux, recommandant son âme à Dieu tout en sachant parfaitement que Karloff était aussi impétueux qu’habile conducteur. Mais on ne sait jamais ce qui vous attend au coin de la rue…

Il ne les rouvrit que lorsqu’un coup de frein triomphal mit fin à la chevauchée fantastique.

— Je vois, fit-il, que vous conduisez toujours avec la même ardeur juvénile. À Versailles aussi ?

— Bien entendu, voyons !

— Alors je commence à comprendre pourquoi vous ne vous aimez guère, vous et Lemercier, et ce n’est sûrement pas une question de nationalité.

— Ce moujik ignorera toujours le goût de la vie…

Quand Aldo tira son portefeuille pour régler la course, Karloff lui jeta un regard lourd, déplia sa grande carcasse, ôta sa blouse grise et sa casquette qu’il rangea soigneusement sous la banquette arrière où il prit un veston, des gants et un chapeau, les revêtit sous l’œil intéressé d’Aldo auquel finalement, il déclara :

— Quand je vais saluer une dame je n’ai pas coutume de faire payer celui qui m’offre ce plaisir !

Aldo ne put que s’incliner : le chauffeur de taxi venait en effet de disparaître pour faire place au seigneur qu’il avait été…

Leur entrée au jardin d’hiver fut saluée par une triple exclamation de soulagement. Triple parce qu’Adalbert était en train de partager le champagne du soir :

— Ah, enfin ! traduisit celui-ci. Nous nous demandions s’il allait falloir te porter des oranges.

— Ça te va bien de jouer les inquiets ! grogna Aldo pour mieux cacher sa joie de retrouver son vieux complice. Pourquoi n’étais-tu pas à l’inauguration ? Tu as dû recevoir un carton ?

— C’est la faute de ma voiture. Je revenais de Bruxelles où j’étais allé voir un confrère quand elle m’a laissé en panne à Beauvais. Le temps de faire venir une pièce de Paris et j’avais raté ton vernissage. Remarque, après ce qui s’est passé, je regrette sincèrement de l’avoir manqué !

— Est-ce que tu deviendrais sanguinaire en vieillissant ? Si c’est le cas tu n’auras loupé que le prologue : il y a eu un autre meurtre cet après-midi !

— Quoi ? s’écrièrent en chœur la marquise et Plan-Crépin jusque-là tout au plaisir d’accueillir le colonel Karloff.

— Eh oui ! Un jardinier cette fois, mais on pense que c’était une erreur…

Quand il eut achevé son récit, les yeux jaunes de Marie-Angéline brillaient tels des louis d’or :

— Passionnant ! C’est absolument passionnant ! Je sens que nous allons vivre des heures exaltantes !

— Je ne crois pas que vous aurez beaucoup l’occasion de les partager, soupira Aldo. Le cher commissaire désire – je ferais mieux de dire exige ! – que j’habite Versailles le temps de l’enquête. Je suis désolé, Tante Amélie, mais je vais transporter mes pénates au Trianon Palace…

— Ça c’est une idée ! exulta Karloff. Je vous ai dit tout à l’heure que je travaillais beaucoup avec l’hôtel. Ainsi je serai plus facilement à votre disposition…

— À condition que vous me laissiez payer mes courses…

Aldo eut tout à coup conscience d’un de ces silences accompagnant en général les grandes catastrophes. De fait, Plan-Crépin semblait foudroyée cependant que la marquise observait le phénomène avec amusement. Quand la vieille fille poussa une plainte douloureuse :

— Oh non ! Vous n’allez pas nous faire cela ?

Gentiment, Aldo s’approcha d’elle et lui prit la main :

— Il ne s’agit pas d’aller à l’autre bout du monde, Angelina ! En outre, vous allez pratiquement chaque jour à Trianon où vous avez encore à faire…

— … et puis, renchérit Adalbert, je pourrai vous emmener aussi souvent que vous le voudrez : ma voiture marche mieux que jamais et vous irez plus vite qu’avec…

— … mon antique carrosse ? Ayez donc le courage de vos opinions, Adalbert ! enchaîna Mme de Sommières. Quant à vous, Plan-Crépin, remettez-vous, bon sang ! Ne dirait-on pas que le ciel vient de vous tomber sur la tête ?

— Ça y ressemble ! fît celle-ci en reniflant dans son mouchoir.

— Mais c’est qu’elle est capable de se mettre à pleurer ! Allons, Plan-Crépin, un peu de nerf ! Oubliez-vous que sans vos ancêtres il eût manqué quelque chose d’essentiel aux croisades ! Rappelez-moi donc votre devise !

— Dieu garde et sus à l’ennemi !

Eh bien, voilà ! Mettez-la en pratique et pour commencer descendez à la loge téléphoner !

Rue Alfred de Vigny, l’invention de Graham Bell n’avait en effet droit de cité que chez le concierge, la marquise n’ayant jamais supporté qu’on pût la sonner comme un simple domestique.

— À qui ?

— Au Trianon Palace, évidemment ! Je suis certaine que le colonel peut vous en donner le numéro ?

— Le 7 à Versailles ! Mais je peux en rentrant retenir pour Morosini.

— Merci. Ce ne sera pas suffisant ! Plan-Crépin, allez donc vous entretenir d’une « suite » pour nous !

— Nous ?… Nous voulons aussi aller à Versailles ? souffla Marie-Angéline à demi étranglée d’émotion mais pas au point d’oublier son habitude de ne parler à sa patronne et cousine qu’en employant le pluriel de majesté.

— Et pourquoi pas ? Nous avons déjà fréquenté pas mal d’hôtels à travers le monde et on ne pense jamais à celui-là. Sans doute parce qu’il est trop près. C’est une erreur puisqu’il se situe dans le parc même du château à deux pas des Trianons… que je reverrai avec émotion !

— Je croyais, plaisanta l’archéologue, que vous n’aimiez pas Marie-Antoinette ?

— C’est encore vrai. Je lui préfère son époux, si humain. Oh, je m’incline… très bas devant la Reine martyre mais la bergère enrubannée du Hameau m’a toujours prodigieusement porté sur les nerfs. Cette « tête à vent » comme disait sa mère n’a fait qu’accumuler les sottises jusqu’à ce qu’il soit trop tard ! Cela dit, peut-on vous garder à dîner, messieurs ?

Le colonel déclina l’invitation : sa femme devait l’attendre et elle se tourmentait facilement. Il prit congé aussitôt. Adalbert, lui, resta d’autant plus volontiers que s’il possédait la perle des serviteurs en Théobald, son indispensable « Maître Jacques », il appréciait vivement le talent d’Émilie, la cuisinière de la marquise. En outre, lui et Aldo ne s’étaient pas vus depuis des mois. Ils avaient donc énormément à se dire.

Quand Marie-Angéline revint de son expédition téléphonique, elle rayonnait positivement :

— Tout est arrangé ! s’écria-t-elle. Nous sommes attendus demain et, bien qu’il y ait pas mal de monde à cause de l’exposition, nous aurons ce que nous voulons. Je vais m’occuper des valises ce soir même. Dépêchons-nous de manger !

Les autres étant déjà à table, elle se rua sur ses asperges sauce mousseline comme si sa vie en dépendait !

— Seigneur, Plan-Crépin, un peu de calme ! Vous ne seriez pas plus excitée si nous devions prendre un paquebot ou l’Orient-Express ! Nous n’allons qu’à Versailles !

— Qu’à Versailles ? s’étrangla la demoiselle. Mais c’est en ce moment le centre du monde ! Il l’a toujours été pour moi, d’ailleurs, mais, en plus il y a ce mystère ! C’est fantastique !

— À propos de Versailles, tu connais paraît-il une certaine lady Mendl ? demanda Aldo à son ami.

— Tout Paris la connaît. Ton copain Vauxbrun aussi. Il en serait certainement tombé amoureux si elle était plus jeune. Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises chez des amis communs. Elle ne s’intéresse pas à l’Égypte sauf pour des petits séjours au Mena House de Gizeh ou à l’Old Cataract d’Assouan mais c’est une femme remarquable, cultivée, passionnée de beauté. Elle adore Versailles…

— Elle est anglaise bien entendu ?

— Oui et non. Elle est née américaine – Elsie de Wolfe – mais d’origine anglaise et très tôt elle s’est prise d’une véritable passion pour la France en général et Versailles en particulier… Elle devait avoir vingt ans quand elle a acheté la villa Trianon avec deux amies, Miss Morgan et Miss Marbury : la première milliardaire et la seconde imprésario de théâtre. Elsie était la moins fortunée des trois mais, comme elle a un goût du tonnerre, elle est devenue la première décoratrice d’intérieur au monde et a fait fortune. Et puis elle a rencontré sir Charles Mendl, conseiller à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris et ils se sont mariés un peu plus tard – mariage blanc a-t-on dit – et à présent elle est veuve. Voilà ! Il a lieu où, ce dîner ? À la villa Trianon j’imagine car si je ne me trompe elle n’habite avenue d’Iéna que l’hiver ?

— Parfait ! Je compte donc sur toi pour m’emmener. Si toutefois ton bolide consent à se comporter convenablement !


Le déménagement du lendemain ayant pris pas mal de temps, Aldo et Adalbert accusaient un certain retard quand l’Amilcar rouge et noire de l’archéologue les déposa devant le perron de la villa Trianon. Tout de suite l’atmosphère leur parut différente de ce qu’elle aurait dû être selon Vidal-Pellicorne, qui durant le trajet avait vanté le faste – le mot n’était pas trop fort ! – avec lequel Elsie Mendl aimait à recevoir ses invités, même s’ils étaient peu nombreux. Selon lui la maison serait illuminée de bas en haut et la gaieté des salons déborderait jusque sous les arbres du parc. Or, seul le rez-de-chaussée était éclairé, le bruit des conversations filtrant par les portes-fenêtres ouvertes restait discret et, surtout, aucun rire ne s’y mêlait.

— Nous sommes les derniers, Higgins ? demanda Adalbert à l’impeccable « butler » qui les accueillait au seuil du vestibule.

— Oui, monsieur. Tout le monde est là.

Une dizaine de personnes, en effet, occupaient un salon bleu et or où d’admirables fauteuils Régence réalisaient un ensemble parfait avec de très beaux meubles anciens appartenant tous au XVIIIe siècle français. On buvait des cocktails en causant à voix contenue comme s’il y avait un malade à la maison. Les smokings des hommes contrastaient peu avec les robes de « dîner » des femmes qui arboraient des couleurs sombres avec, tout de même, quelques très beaux bijoux.

La maîtresse de maison, qui avait opté pour du velours noir{3}, sous un déluge de perles, vint au devant des retardataires, appuyant sur une canne une démarche devenue hésitante. Plutôt petite, mince et fine, lady Mendl à qui il était difficile de donner un âge – en fait elle avait plus de soixante ans ! – attirait toujours le regard par ses magnifiques yeux noirs et une chevelure argentée qui faisait sa fierté et qu’elle avait renoncé, en vieillissant, à teindre en bleu, vert ou rouge selon sa fantaisie.

— J’espérais vous recevoir dans une atmosphère plus heureuse, dit-elle en leur offrant sa main qu’ils baisèrent l’un après l’autre, mais nous sommes en pleine catastrophe. Cela ne vous concerne pas, cher Adalbert, puisque vous n’appartenez pas à notre comité mais je vous sais de bon conseil et très proche du prince Morosini…

— Qui n’en fait pas partie non plus, rectifia Aldo en souriant…

— Les joyaux prêtés vous y ont inscrit d’office et nous avons plus que jamais besoin d’aide. Vous connaissez mes invités, je pense ?

Pour les Crawford, mari et femme, Gilles Vauxbrun, Mme de La Begassière, le général de Vernois et sa femme, cela ne faisait aucun doute, mais on fit connaissance des autres : le comte Olivier de Malden appartenant au quai d’Orsay, son épouse et un vieil archiviste de grand renom, le professeur Aristide Ponant-Saint-Germain, qui avait l’air de somnoler enfoui dans une bergère. Il fallut répéter trois fois les noms des nouveaux venus pour qu’il les salue d’une grimace avant de se rendormir.

Les présentations terminées, Aldo prit le siège que lui offrait son hôtesse et demanda :

— Vous parliez à l’instant d’une catastrophe, lady Elsie. J’espère qu’il ne s’agit pas encore…

— Si. Il y a eu un nouveau meurtre. Au Hameau cette fois et l’on a retrouvé le corps d’un fontainier.

— Poignardé, lui aussi ?

— À travers un masque noir.

— Le commissaire Lemercier va pouvoir les collectionner. Vous a-t-il laissé voir l’inscription de l’intérieur ?

— Oui. La même que pour les autres avec cette adjonction : « Cette fois, pas d’erreur ».

— Et l’on sait son nom ?

Ce fut Crawford qui lui répondit après avoir consulté un calepin tiré de sa poche :

— Harel, Ferdinand Harel. L’analogie avec le nom du précédent : Félicien Hanel, est flagrante et je dirais que physiquement les deux hommes offrent une certaine ressemblance : la taille, le dos un peu voûté, les cheveux blonds…

— Et ces gens-là seraient des ennemis de la Reine ? Comment le meurtrier l’entend-il ? Des gens qui la détestent et le font savoir par leurs actes ou leurs écrits – je pense au vieil archiviste ! – ou qui, n’importe comment, attaquent sa mémoire. Ou bien des…

Un étrange phénomène lui coupa la parole : cela tenait du croassement et du sac de noix dévalant un escalier. On se tourna vers la source de ce bruit bizarre : c’était le professeur qui, bien réveillé, ricanait en faisant claquer ses dentiers. Il faillit s’étrangler, vira à l’écarlate, toussa, puis, après avoir avalé la coupe de champagne que son hôtesse lui mit dans la main, reprit d’une voix enrouée :

— L’Histoire, messieurs !… l’Histoire seule peut vous apporter la réponse. Encore faut-il la connaître ! Vous vous attachez aux beaux temps de Versailles et des Trianons, les falbalas, les joyaux, les fêtes mais vous refusez les heures noires ! Vous battez le rappel des grands noms en ignorant les petits…

Une quinte de toux lui coupa la parole. Il la fit passer avec une goulée de vin pétillant, renifla et reprit :

— Les petits, disais-je ! Ceux des vipères qui rampaient dans la boue des prisons ! Tison… Harel, ça ne vous dit rien ?

— Mon Dieu non ! dit Vauxbrun. Ce sont, comme vous le dites, professeur, des noms bien ordinaires ! La seule Harel qui, pour moi, ait marqué l’Histoire est cette Normande qui a inventé le camembert !

La plaisanterie ne détendit qu’à peine l’atmosphère. Crawford tout à coup sembla soucieux :

— Je crois comprendre : les Tison étaient ce ménage d’espions censés servir, au Temple, la famille royale et ne lui ont pas ménagé les avanies, Quant aux Harel…

Ce fut Adalbert qui prit la suite :

— Un bas policier marié à une mégère, n’est-ce pas ? C’est elle qui, à la Conciergerie, a fait échouer le complot de l’Œillet au moment même où la Reine allait quitter sa prison ?

La surprise remonta les sourcils broussailleux du professeur de quelques centimètres :

— C’est exact ! approuva-t-il.

— Bravo ! fit Morosini. Moi qui croyais que tu n’avais jamais rencontré d’autres reines que Néfertiti, Néfertari, Hatshepsout ou Cléopâtre ?…

— Je suis français et j’ai pris le temps de m’intéresser à l’histoire de mon pays. Surtout quand les choses allaient mal… Monsieur de Malden, ajouta-t-il en regardant le diplomate, vous descendez, n’est-ce pas, d’un des trois gardes du corps qui escortaient la famille royale lors de ce malheureux voyage à Varennes ?

— Effectivement. Il suivait la berline à cheval afin de protéger les arrières. Cela lui a coûté la vie par la suite…

— C’est ce qui a réveillé mes souvenirs de lecture…

— Mais enfin, gémit Mme de La Begassière, ces malheureux sont bien innocents et ce n’est pas leur faute si leurs ancêtres – en admettant qu’ils le soient – se sont mal conduits ?

— Pour celui qui les tue seule compte l’hérédité, le nom. Ils portent le poids des péchés de leurs pères. « Ils ont mangé des raisins verts et les dents de leurs enfants en ont été agacées… », cita Aldo avec un rien de solennité.

— Amen, mon révérend ! ironisa Adalbert. Quelqu’un parmi nous saurait-il s’il y a dans les alentours d’autres gens portant des noms dangereux ?

— On pourrait déjà consulter l’annuaire du téléphone, proposa quelqu’un.

Le rire du professeur prit un degré de grincement :

— À condition de connaître ceux qui sont importants et je n’ai pas l’impression que ce soit le cas de la majorité, ce soir. Même si vous étiez des puits de science, savez-vous par exemple combien de gens portent le nom de Simon ? Hein ?… Simon ! Un nom largement répandu ! Comment trouver celui dans les veines duquel coule le sang de l’affreux savetier du Temple, « l’éducateur » du dauphin selon le Comité de salut public ? Et rien ne dit qu’il soit à Versailles. Alors : « Tuez les tous et Dieu reconnaîtra les siens » ?

— Il a raison, dit Aldo qui venait d’allumer une cigarette et en tirait une bouffée méditative… Notre assassin ne va pas s’offrir un massacre…

— Et il n’en fera rien, jeune homme ! assura le vieil homme. Soyez certain qu’il connaît son sujet. Il a dû y penser longtemps et ne frappe qu’à bon escient, ajouta-t-il en levant un doigt vers le plafond azuré.

L’entrée d’Higgins annonçant que Milady était servie fit lever tout le monde avec une satisfaction évidente. On se mit à table et l’on s’apprêtait à déguster le foie gras en brioche quand on entendit sonner à la grille.

— C’est peut-être notre ami Polignac, fit lady Mendl. Je lui ai presque arraché la promesse de passer.

Du coup les couverts retombèrent avec un bel ensemble mais ce fut Lemercier que le maître d’hôtel introduisit l’instant suivant. L’hôtesse se leva et trouva un sourire :

— Vous vous êtes décidé à accepter mon invitation, commissaire ? Un couvert, Higgins !

Le visage sombre du policier ne s’éclaira qu’à peine :

— Je vous remercie, madame, mais je ne fais que passer. Comme je savais que les Versaillais de votre comité étaient réunis chez vous, il m’est apparu normal de vous faire part d’un fait nouveau qui est intervenu il y a une heure…

— Encore un cadavre ? s’inquiéta le général de Vernois.

— Non : ceci !

Et, tirant de sa poche un sachet de papier, il en fit glisser sur la blancheur de la nappe damassée quelque chose dont les bougies du surtout fleuri arrachèrent des éclairs en même temps qu’un « oh » de stupéfaction aux convives : la larme de diamants dérobée à Trianon.

On se leva pour mieux voir mais déjà Lemercier avait escamoté le corps du délit :

— Ce n’est pas tout, annonça-t-il. Un message l’accompagnait. Non signé comme il se doit et écrit en majuscules : notre voleur se plaint – il a tous les culots – d’avoir été victime d’une illusion. Le bijou étant faux il nous le rend… en exigeant qu’il soit remplacé par le vrai !

— C’est insensé ! s’écria Morosini. Où veut-il que nous le prenions puisqu’en l’exposant la propriétaire espérait justement le faire sortir de sa cachette.

— Oh ! Il a parfaitement compris. D’autant mieux même qu’il déclare posséder l’autre boucle d’oreille. Il est donc persuadé que la demoiselle a toujours la vraie et n’a usé de ce subterfuge que pour compléter la paire. Il lui donne trois jours pour lui faire parvenir ce qu’il veut dans des conditions qu’il lui fera connaître en temps voulu…

— Je ne vois pas comment elle pourrait faire si elle est toujours en Italie ? émit Vauxbrun.

La cuirasse de certitudes du commissaire devait en avoir pris un coup car il se passa sur les yeux une main que le regard d’Aldo décréta légèrement tremblante. En même temps il lâchait :

— C’est bien ça le chiendent ! J’ai envoyé chez elle, rue du Plateau Saint-Antoine et il n’y a aucun signe de vie. La maison est un peu isolée mais une voisine, interrogée, a dit que, à son avis, elle n’était pas près de rentrer…

— D’où le sort-elle ? ne put s’empêcher de demander doucement Aldo, si doucement que Lemercier ne s’aperçut pas que la question venait de lui. Il haussa les épaules :

— Son intime conviction. Autrement dit c’est sans intérêt… Mesdames, messieurs, vous en savez autant que moi à présent. À vous de voir ce que vous devez faire mais je ne saurais trop vous conseiller d’en finir avec votre foutue exposition…

Il allait sortir. Olivier de Malden le rattrapa par sa manche :

— Un instant s’il vous plaît, monsieur le commissaire ! Que se passera-t-il si, comme tout le laisse supposer, l’assassin n’est pas en possession de la « larme » dans les trois jours ?

— Je ne sais pas ! Il dit seulement que nous aurons les meilleures raisons de le regretter !

Et « Dur-à-cuire » sortit se contentant de saluer avec un geste désabusé qui en disait long sur son état d’esprit.

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