CHAPITRE X
LE MÉDIUM
Pourtant, il était arrivé à Paris comme prévu. Seulement, il s’était laissé entraîner à commettre une folie.
Tandis qu’à peine débarqué de son train il traversait la gare de l’Est, il aperçut soudain Gilles Vauxbrun. Un instant il crut qu’il venait le chercher mais l’antiquaire ne s’intéressait pas au flot des voyageurs en provenance de Zurich. Le nez en l’air avec sa mine des mauvais jours, il consultait le panneau annonçant les départs. Il avait un imperméable sur le bras, tenait une serviette de cuir et une mallette de crocodile brun était posée à ses pieds. Donc il partait. Mais pour où ?
En temps normal, Aldo fût allé droit le lui demander mais une idée lui traversa l’esprit : il cessa de voir provisoirement en lui l’un de ses plus vieux amis transformé en dragon gardien de trésor. Ce soir Vauxbrun ne tiendrait pas Pauline sous son regard jaloux. Avec un peu de chance, elle serait seule… Et lui, Morosini, rien ne l’obligeait à regagner Versailles dans l’immédiat puisqu’il avait déjà communiqué à Lemercier le succès de sa mission…
Prenant bien soin de ne pas entrer dans le champ de vision de Gilles, Aldo le vit se détourner du panneau, faire quelques pas sur le front des trains alignés et de se décider pour le Strasbourg-Munich-Vienne dans lequel il grimpa finalement après avoir remis son billet au contrôleur du wagon-lit. Pas de doute : il partait et ne serait sans doute pas de retour avant deux jours au mieux.
Heureux comme un collégien en vacances, Aldo, fermant les oreilles aux cris d’alarme de son ange gardien, sortit de la gare, sauta dans un taxi et se fit conduire au Ritz. Avant de porter ses pénates rue Alfred de Vigny lors de ses passages à Paris, il avait été un fidèle client de l’hôtel, où il revenait de temps en temps. On l’y connaissait donc et il fut reçu avec la respectueuse familiarité réservée aux habitués. Il eut une chambre sans le moindre problème à cela près que ce n’était pas sa préférée :
— Nous l’avons donnée, lui expliqua le réceptionniste, à une dame américaine qui a beaucoup insisté pour l’avoir et comme elle est, elle aussi, une habituée de la maison…
— Pourquoi voulait-elle justement cette chambre ?
— Monsieur le prince lui aurait dit que c’était celle qu’il choisissait toujours et comme Monsieur le prince n’était pas à Paris…
— En ce cas, mon cher ami, il ne vous reste plus qu’à me confier le nom de cette dame ?
La réponse fut ce qu’il espérait :
— Mrs Pauline Belmont. D’ailleurs la voici.
Pauline faisait en effet son entrée, vêtue d’une robe du soir noire, asymétrique et entièrement pailletée sous un ample et léger manteau de satin blanc. Trois étoiles dans ses cheveux de jais et des girandoles en diamants tremblant contre son cou composaient sa parure visible, ses mains et ses bras étant cachés sous les longs gants de satin. Le sourire aux lèvres, elle rejoignit un couple d’un certain âge qui l’attendait visiblement. Le contact fut très américain : joyeux et volubile. Les deux femmes s’embrassèrent et il fut évident pour Aldo qu’ils allaient sortir pour dîner quelque part. Affreusement déçu, il hésitait entre oser se présenter à eux ou monter dans sa chambre quand Pauline se détourna : elle avait oublié de remettre sa clef au portier. C’est alors qu’elle vit celui qui la regardait sans rien dire et ses yeux s’illuminèrent soudain :
— Vous ? Mais comment êtes-vous ici ? Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue ? dit-elle précipitamment en lui tendant les mains.
— C’est vraiment fortuit. J’arrive de Zurich et en débarquant gare de l’Est j’ai vu Gilles grimper dans un train, la mine farouche. Lui ne m’a pas vu, alors j’ai pensé qu’au lieu de rentrer à Versailles, nous pourrions passer une soirée ensemble… sans témoins ! Malheureusement…
— Non. Ce n’est pas grave ! Ce sont d’anciens et chers amis que je ne peux abandonner parce qu’ils repartent demain. Nous allons dîner chez La Pérouse… et je reviens aussitôt que possible. Vous m’attendrez ?
Il ne l’avait jamais vue aussi émue. Ses lèvres tremblaient et son regard étincelant suppliait. Ce qui était superflu…
— Je vous attendrai…
Il la regarda sortir avec ses amis dans les lumières de la place Vendôme. Le voiturier ouvrit pour eux la portière d’une imposante automobile de laque noire où ils prirent place. Aldo, alors, se dirigea vers l’ascenseur pour gagner sa chambre où l’on avait déjà monté son léger bagage qui ne renfermait aucune tenue de soirée, ce qui lui rendait difficile l’accès aux salles à manger. C’était de peu d’importance : il n’avait aucune envie de s’y montrer. Ce dont il avait rêvé, c’était d’emmener Pauline dîner à Montmartre ou à Montparnasse dans un de ces petits bistrots où personne ne les connaîtrait. Mais puisqu’il fallait y renoncer, il appela le garçon d’étage afin de se faire apporter un menu, commanda une cassolette de queues d’écrevisses, une escalope de foie gras au beurre noisette avec des petits pois frais et une bouteille de meursault Goutte d’or. En attendant il prit une douche, se rasa, passa une chemise propre et le costume qu’il avait porté pour sa visite à Kledermann, puis mangea devant la fenêtre ouverte sur la place, en tête à tête avec la statue de Napoléon qui le regardait du haut de sa colonne faite avec les canons pris à Austerlitz. Son cœur battait sur un rythme inhabituel où la hâte se mêlait à une vague inquiétude. Que ferait Pauline en rentrant ? L’appellerait-elle pour lui donner rendez-vous à l’un des bars ou dans un salon ? Ou encore – ce qu’il espérait ! – le ferait-elle venir chez elle ?
Des minutes qui semblaient des heures passèrent. Interminables, occupées par la fumée des cigarettes qu’Aldo allumait l’une après l’autre. De temps en temps, il se levait pour respirer l’air frais du soir ou le bouquet de roses posé sur un guéridon. Il se retrouvait à quinze ans attendant son premier rendez-vous d’amour mais gardait cependant assez de sang-froid pour s’irriter de cette faiblesse. Il se jugeait ridicule : le téléphone allait sonner d’un instant à l’autre et Pauline lui demanderait de la rejoindre pour boire un verre ensemble, évoquer leurs souvenirs de l’été précédent et rien ne voulait dire qu’elle réveillerait celui de leur minute d’abandon dans la bibliothèque. Ils étaient des amis, seulement des amis ! Ne s’y étaient-ils pas engagés solennellement ? Pourtant son moi profond rejetait cette mièvrerie, cette comédie de l’amitié. Si à Newport il n’avait pas senti l’approche du désir, cette nuit il le savait là, prêt à l’embraser dès que sa main toucherait celle de Pauline… Il en fut même effrayé au point de songer à fuir en laissant un mot derrière lui…
Et puis, peu avant minuit, on frappa à sa porte, qui s’ouvrit, et Pauline entra sans rien dire. Elle le regardait seulement, debout devant le vantail repoussé et ce regard fascina Aldo. Il se leva lentement pour aller vers elle, vers ce visage dont la passion exaltait la beauté sensuelle. Comme au petit matin de Newport, elle tendit les bras qu’elle referma étroitement sur lui quand il l’étreignit. Et plus rien n’exista…
Quand Aldo s’éveilla au lever du jour, il était seul dans le lit bouleversé où s’attardait le parfum de Pauline et un long cheveu noir qu’il prit avec délicatesse pour l’enrouler autour de son doigt. La nuit qui s’achevait avait été torride et tendre à la fois et c’était cette tendresse qui mettait une ombre sur l’extraordinaire sensation d’euphorie. Cela voulait dire qu’il ne s’agissait pas seulement de leurs corps mais qu’un peu de leur âme s’était détachée d’eux pour aller vers l’autre. Et ça c’était inquiétant… Dès l’instant où l’acte de chair devenait acte d’amour, tout était à craindre.
En se dirigeant vers la salle de bains et la douche froide dont il avait le plus grand besoin pour se remettre les idées en place, il trouva, sur la coiffeuse, une enveloppe sur laquelle la main ferme de Pauline avait tracé son nom et dans laquelle, bien sûr, il y avait une lettre :
« Je plaide coupable, Aldo… Ce qui s’est passé cette nuit, je l’ai voulu de toutes mes forces au mépris total de ce dont nous étions convenus. Notre étreinte trop brève, au lendemain du bal, m’avait laissé un goût d’inachevé d’autant plus cruel que c’était un éblouissement. Ce matin, je suis divinement heureuse… et un peu triste aussi parce que je n’ai pas le droit de m’installer dans votre vie, d’y devenir… une habitude – qui sait ? – et peut-être ensuite un poids. Alors, souffrez que je referme sur moi les portes du paradis. Au besoin aidez-moi afin qu’à notre prochain revoir nos regards soient sans ombre et nos sourires assez clairs pour reprendre où nous l’avons laissée le cours d’une belle amitié… Le mot – l’un de ceux que je préfère cependant – paraît terne, n’est-ce pas ? Mais c’est ma volonté et je vous demande la grâce de m’aider à y rester fidèle… » Et soudain la plume sage sembla prise de folie : « Mais pourquoi faut-il que je t’aime à ce point ? » Pas de signature…
— Comme si tu ne savais pas que moi je vais t’en aimer davantage ? murmura-t-il en caressant le papier ainsi qu’il aurait caressé la joue de Pauline. Mais c’est toi qui as raison et je ferai ce que tu veux…
Il était temps à présent de couper les ailes du rêve et de retrouver la réalité. Prenant son briquet, il brûla la lettre dont il laissa tomber la cendre dans la cheminée. Ensuite, il demanda son petit déjeuner et aussi un taxi pour dans une heure. Destination Versailles !…
Une heure plus tard très exactement, il quittait le palace de la place Vendôme sans même se retourner pour chercher des yeux la fenêtre de Pauline…
En arrivant au Trianon vers la fin de la matinée, il trouva Adalbert en train de lire les journaux sur la terrasse ensoleillée en compagnie d’un verre convenablement glacé. Il prit place à côté de lui sans qu’il parût s’apercevoir de sa présence. Ce fut seulement quand Aldo leva le bras pour appeler un serveur qu’il tourna vers lui un œil nonchalant :
— On t’attendait hier soir ? Tu as pris ton temps, on dirait ?
— Moritz ne va pas bien. Ce n’est pas lui qui le dit et même il fait tout ce qu’il peut pour qu’on ne le remarque pas mais son maître d’hôtel, peu bavard cependant, ne m’a pas caché son inquiétude.
— Lisa le sait ?
— Non. Elle était déjà repartie pour Ischl et sans se rendre compte de rien. Toujours ce sacré marmot, je pense ? Décidément, elle ne voit plus que lui ! bougonna-t-il.
Sans lever les yeux de son journal, Adalbert remarqua :
— Prends garde, mon vieux, tu es en train de faire une fixation et c’est très mauvais. Tu as pris le train de nuit ? s’enquit-il.
— Oui. Pourquoi ?
— Parce que tu devrais être là depuis longtemps. Tu n’as pas trouvé de taxi ?
— Oh, mais tu m’agaces ! Est-ce que par hasard je te devrais des comptes ? Si tu veux savoir, je suis passé voir Vauxbrun mais il n’y était pas : parti hier pour Strasbourg… Satisfait ?
— Remarque, ce que j’en dis c’est parce que ici on a bigrement besoin de toi.
— Si c’est ça, commence par refermer ton journal ! Si je ne savais pas où tu as été élevé, je me poserais des questions.
— Tu veux de la lecture ? Tiens !
Et Adalbert sortit de sa poche la feuille de papier récupérée par les journalistes :
— Berthier me l’a apportée hier matin… Après quoi, j’ai pris sur moi d’aller faire une petite visite à mon confrère Aristide. Ce n’était pas très cordial mais j’ai appris des choses…
Aldo prit le temps de lire puis d’un geste vif ôta Le Figaro des mains de son ami :
— Je vois ! Les nouvelles au compte-gouttes ça commence à suffire ! Cesse de jouer les auteurs de mauvais feuilletons et raconte !
Ce fut vite et bien fait mais, à mesure qu’Adalbert parlait, la figure d’Aldo s’assombrissait :
— Il y a deux choses que je n’aime pas, souligna-t-il en conclusion : la voiture qui ressemble à la tienne et que Caroline descende de Léonard. Cela veut dire que les bijoux disparus au cantonnement du marquis de Bouillé ne l’ont pas été pour tout le monde et que le friseur s’est conduit comme un fripon même s’il s’en est repenti par la suite ce que ce papier ne dit pas.
— Remarque : s’il n’était pas intervenu, le précieux dépôt aurait été embarqué par un autre et on n’en aurait peut-être rien retrouvé. En outre, il n’a pas dû garder la totalité.
— En recoupant la liste des joyaux privés de Marie-Antoinette, certains, j’en suis sûr, ont été remis à l’archiduchesse Marie-Christine…
— Moi, il y a un troisième point qui me tracasse : l’attitude de Ponant-Saint-Germain. Je me demande si on ne devrait pas chercher l’assassin de ce côté… Heureusement on va en savoir davantage ce soir : Tante Amélie va prendre le thé chez le marquis des Aubiers qui lui a envoyé hier une invitation. D’après ce que l’on a compris, il souhaiterait la convaincre d’éloigner Marie-Angéline de ce dangereux maniaque…
— Voilà qui est intéressant ! Et… dis-moi : est-ce que Lemercier a été mis au courant ?
— Pas fou ! Pour qu’il vienne patauger ici avec ses gros sabots ! Le salopard que nous cherchons sait ce qu’il fait en s’adressant à lui pour ses demandes de rançons. Ce n’est pas avec cet idiot qu’il risque quoi que ce soit. Tiens… lady Mendl !… et en compagnie d’un beau garçon, ma foi !
Elsie Mendl leur faisant signe d’un bout de son ombrelle fleurie, ils se levèrent pour aller la saluer.
— Nous nous sommes rencontrés en chemin, Baldwin et moi ! Vous le connaissez, je suppose ?
— Pas du tout ! firent les deux hommes d’une même voix en répondant au sourire – timide – du jeune homme.
— Je suis le secrétaire de lord Crawford. Il m’a chargé de vous porter ces invitations, expliqua-t-il en montrant deux enveloppes qu’il répartit entre les deux hommes après un coup d’œil rapide à la suscription. Lord Crawford vous prie d’excuser le côté peu protocolaire de ceci mais, étant donné les épreuves que vous traversez ensemble, il espère que vous n’en serez pas choqués. En fait, il vous convie, l’un et l’autre, à dîner ce soir chez lui avec les autres membres du Comité. Dont lady Mendl bien sûr. Il est soucieux et souhaite resserrer encore les liens entre vous tous.
Il semblait presque aussi inquiet que son patron. Aldo lui répondit avec un sourire :
— Point n’est besoin d’expliquer. Une invitation de lord Quentin ne peut être qu’un plaisir… Au fait, M. Vauxbrun a-t-il été invité ?
— Je viens de le faire par télégramme.
— Et moi je suis passé chez lui ce matin : il a pris hier le train pour Strasbourg.
— Merci de me le dire. Je vais informer lord Crawford. Je crains, ajouta-t-il avec à son tour l’ombre d’un sourire, que lady Léonora n’en soit contrariée.
— Nous ferons de notre mieux pour le lui faire oublier ! assura rondement Adalbert. Lady Elsie, j’espère que vous veniez ici ?
— Oui, mais pas pour vous, fit-elle en riant. Ne m’en veuillez pas, je voudrais dire un mot au chef cuisinier. J’ai à déjeuner des amis qui adorent les escargots et ma cuisinière s’évanouit dès qu’elle en voit un…
Avec un petit signe de la main, elle entra dans l’hôtel de sa démarche dansante qui lorsqu’on la voyait de dos lui ôtait son âge.
Le marquis des Aubiers habitait, non loin de la cathédrale Saint-Louis, une de ces belles maisons dont les garde-corps en fer forgé ressortaient si joliment sur les façades d’ocre rose. C’était à la fois de grand ton et de grand goût, et Mme de Sommières augurait bien de ses habitants quand, au moment où Lucien obliquait pour s’arrêter près de l’entrée, une ambulance sonnant éperdument le dépassa dans un carillon frénétique et l’obligea à piler pour stopper juste devant lui. Sans s’occuper de ses protestations indignées, des hommes en blouse blanche en jaillirent, se précipitèrent sur l’arrière pour en extraire une civière et se ruèrent à l’intérieur de la maison.
La marquise prit le cornet acoustique qui permettait de communiquer avec le chauffeur :
— Voyez donc, Lucien ! Il doit y avoir un accident et j’espère…
Elle n’acheva pas sa phrase. Lucien avait compris. Il suivit les ambulanciers, pénétra sous le porche et, voyant le concierge devant sa loge, l’aborda :
— C’est ici qu’habite M. le marquis des Aubiers ?
Par-dessus ses bésicles, l’homme au tablier bleu le considéra d’un air mélancolique :
— Jusqu’à présent, oui, mais je ne sais pas hélas si ça va durer ! Cette ambulance vient le chercher…
— Que s’est-il passé ? Il est tombé malade subitement ?
— Malade non, on ne peut pas dire… il n’a jamais attrapé seulement un rhume à ma connaissance mais tombé, oui ! Il a fait une chute dans son escalier. De marbre que c’est et il le trouvait si beau qu’il n’a jamais voulu y mettre du tapis. Il a dégringolé tout l’étage. Au fait, vous lui vouliez quoi ?
— Madame la marquise de Sommières, ma maîtresse, a été conviée par lui pour le thé.
— Il va falloir qu’elle l’excuse mais pour aujourd’hui ça me paraît difficile. Tenez ! Les voilà qui redescendent…
Les infirmiers et leur civière revenaient, en effet, portant avec précautions le pauvre marquis blanc comme un linge mais la sérénité n’y était pas et le chef, rouge de colère, achevait un dialogue orageux avec le valet de chambre affolé qui le suivait en tentant de donner une explication plutôt embrouillée.
— Vous êtes des dangers publics ! braillait l’infirmier. C’est un vrai piège que votre escalier !… Faudra prévenir la police !
— Mais je n’y suis pour rien ! Pour rien, je vous jure ! Je ne sais pas qui a eu cette idée. Nous sommes des gens convenables…
Le malheureux était en larmes, le concierge alla le tirer par le bras pour le ramener chez lui :
— Viens, Anselme ! T’es dans tous tes états ! Qu’est-ce qui se passe ?
— Oh, c’est affreux ! En voulant monter à l’étage chercher la robe de chambre de Monsieur le marquis, cet homme a failli tomber, lui aussi. Y avait un fil tendu en travers de l’escalier. Il s’est reçu sur le ventre et son poids a cassé le fil mais Monsieur qui est tout léger…
— Et personne n’était encore descendu à cette heure ?
— Non. Monsieur n’utilise les pièces du rez-de-chaussée que lorsqu’il reçoit. Le reste du temps il vit au premier et nous on a l’escalier de service qui est moins beau mais plus commode.
— Mais qui a pu faire une chose pareille ? demanda Lucien pris lui aussi par l’histoire. Vous êtes combien là-dedans ?
— Quatre : moi, la cuisinière, la bonne et le chauffeur. Bon, je te laisse ! Il faut que je téléphone à Madame la comtesse, la nièce de ce pauvre Monsieur…
— Et à la police peut-être ? hasarda Lucien.
— C’est à Madame la comtesse de décider ! C’est pas mes affaires !
Il s’élançait pour rentrer dans la maison quand Lucien cria :
— On l’emmène où ?
— À la clinique de son ami le Dr Garcin, rue du Maréchal Joffre…
Un peu secoué tout de même, bien qu’il n’eût jamais vu le vieux monsieur, Lucien rejoignit sa voiture et sa patronne à laquelle il s’efforça de faire un compte rendu le plus fidèle possible. Elle eut un haut-le-corps, pâlit sous la poudre mais ne fit aucun commentaire sinon :
— Nous rentrons, Lucien ! Il faut prévenir nos messieurs !
Très calme en apparence, Tante Amélie n’en était pas moins saisie d’effroi. Il ne faisait aucun doute pour elle que l’on venait de tenter – et peut-être de réussir ? – d’assassiner le marquis et cela simplement parce qu’il voulait mettre Plan-Crépin à l’abri d’un danger…
Tout le monde était à l’hôtel quand elle y arriva et, rien qu’à la voir pâle et tendue, Aldo comprit qu’il se passait quelque chose. Elle raconta ce qu’elle avait vu et entendu, ajoutant : « Je crois que vous ne devriez plus chercher bien loin la main mystérieuse qui décime Versailles. »
— Ce vieux fou de professeur ? Sûrement pas, fit Adalbert avec un haussement d’épaules. Qu’il soit teigneux, désagréable et entièrement hypnotisé par la Reine, c’est entendu, mais je ne le crois pas capable de monter un truc pareil…
— Ce n’est pas une piste à dédaigner, corrigea Aldo mais, pour le moment, on va à la clinique savoir où en est M. des Aubiers. On prendra l’adresse exacte à la réception…
Pour une fois, Marie-Angéline ne demanda pas à les accompagner. Assise sur une chaise basse dans un coin du salon elle pleurait toutes les larmes de son corps… La pauvre fille, qui avait été si fière d’appartenir à un comité prestigieux, d’œuvrer pour Versailles, toujours considéré par elle comme la merveille absolue, supportait mal le flot de sanies et de sang où menaçait de sombrer sa belle histoire. Mme de Sommières l’observa quelques instants sans rien dire puis hocha la tête et vint poser une main apaisante sur l’épaule maigre qu’elle serra :
— Voulez-vous que nous rentrions à la maison, Marie-Angéline ? Je crains que tout ceci ne soit un peu trop pour vous…
Relevant la tête, celle-ci la considéra avec stupeur :
— Vous m’avez appelée Marie-Ang…
— Pourquoi pas ? Vous venez bien d’oublier votre sacrée troisième personne de majesté ! Il y a des jours comme ça où l’on a envie de se dévergonder ! Sincèrement, voulez-vous rentrer ?
— Fuir devant l’ennemi ? s’écria celle-ci en se dressant sur ses pieds. Laisser Aldo avec un maître chanteur et le fantôme de Marie-Antoinette, ou son mandataire, dévaster Trianon ? Jamais ! Nous autres, Plan-Crépin, qui avons combattu…
— Aux croisades ! Je sais ! Tenez, allez donc chercher un bon bouquin et venez me faire un brin de lecture ! Ça vous calmera.
— Que choisirons-nous ?
— Mon Dieu, je ne sais pas… Ah si, tiens ! Vous avez certainement apporté un de vos chers Conan Doyle ? L’inusable flegme de votre ami Sherlock Holmes vous refera une santé ! À moi aussi d’ailleurs ! Et n’oubliez pas le champagne. Il est l’heure !
Un long moment plus tard, on commençait à gravir la lande de Baskerville dans un tilbury cahotant quand Aldo et Adalbert rentrèrent. Les nouvelles qu’ils apportaient n’étaient pas bonnes : le marquis venait de cesser de vivre sans avoir repris connaissance.
— Sa nièce était présente et nous avons pu nous entretenir quelques instants avec elle mais il ne faut pas en attendre grand-chose. Elle a peine à cacher sa satisfaction en face d’un bel héritage et refuse de porter plainte. Selon elle, l’escalier était trop bien ciré et elle a prévenu les gens de la clinique de son opposition formelle à l’apparition de la police dans ce qui est désormais « sa » maison ! Toujours selon elle, l’ambulancier avait dû boire plus que de raison – ce qui malheureusement n’était pas faux ! – et cette histoire de fil tendu est une inanité…
— Et la joyeuse bande de Ponant-Saint-Germain ?
— Une collection de vieillards légèrement timbrés qui se prennent au sérieux ! Ajoutons que si la nièce ne semble pas rouler sur l’or, elle a des relations et cousine avec le procureur général… Autrement dit, le pauvre marquis va être enterré en grande pompe et dans une sérénité totale excluant le raclement déplaisant des gros godillots des policiers. Sur ce, conclut Aldo, il est temps de nous habiller pour aller dîner chez lord Crawford !
— Au fait, remarqua Adalbert, je ne vois pas pourquoi il m’a invité : je n’ai jamais fait partie du Comité !
— Moi non plus, mais je m’y trouve par force puisque c’est à partir de demain que les bijoux doivent être remis. Quant à toi, je crois qu’il éprouve de la sympathie…
— C’est gentil de sa part, mais si tu n’y vois pas d’inconvénient, je n’irai pas. Tu vas me trouver une excuse !
— Pourquoi ne viendrais-tu pas ?
— Si le Comité y est, le professeur y sera ?
— Très certainement. Tu n’as pas envie de le revoir ?
— J’ai surtout envie de revoir son logis pendant qu’il n’y est pas. Aussi, pendant que vous festoierez, moi j’irai aux renseignements…
— Si c’est ça, je vais avec vous ! Je ferai le guet ! décida Plan-Crépin, revigorée…
Un toussotement discret ramena l’attention générale vers Mme de Sommières. Sa coupe à la main, elle promenait sur les autres un regard vert plus amusé qu’angoissé… quoique l’inquiétude y transparût tout de même.
— Je me demande, fit-elle, jusqu’à quel point vous êtes encore des gens fréquentables tous les trois ? Vous en avez pourtant déjà vu de toutes les couleurs mais au lieu de vous décourager, on dirait que cela vous stimule ?
— Et moi, fit Aldo en s’approchant d’elle pour l’embrasser, j’avais plutôt l’impression que cela vous amusait ?
— Quelquefois c’est vrai, mais pas toujours ! J’avoue que j’aimerais voir se terminer cette histoire : elle ne sent pas bon !
— Le crime ne sent jamais bon mais avons-nous le droit de le laisser détruire des innocents quand nous pouvons l’éviter ? Et puis nous avons Angelina, ajouta-t-il en souriant. Elle est si en conformité avec le Ciel qu’elle me donne souvent l’impression de mettre nos anges gardiens au chômage ! Pour ce qui vous concerne, Tante Amélie, ne donnez pas dans une sévérité hors de saison. Je pense qu’il y a en vous l’étoffe d’un chef de bande. Non ?
— Peut-être bien, après tout ?
Et elle se mit à rire…
Ce rire, Aldo l’emporta avec lui comme un viatique. En arrivant chez Crawford, il découvrit qu’il ne lui serait pas inutile.
Le couple habitait à la limite du parc du château et de Chèvreloup une maison ancienne qui avait été celle d’un capitaine des chasses royales. C’était auprès d’un étang une grande demeure aux murs épais, à l’architecture sobre, un rien sévère mais que rachetait un très beau jardin anglais qui était le domaine des roses et d’admirables pelouses veloutées. Et quand on pénétrait à l’intérieur on aurait pu se croire dans quelque Trianon oublié au fond des bois : tout y était aux couleurs de Marie-Antoinette. Le bleu, le gris et l’or y régnaient et si, de l’avis du maître lui-même, certains meubles n’étaient que des copies, d’autres avaient appartenu, sans aucun doute, au mobilier royal. La Reine elle-même était présente partout en bronze, sur toile, en marbre, en terre cuite, en albâtre et en argent. Seul un portrait de Léonora, splendide mais unique, rappelait qu’il existait une maîtresse de maison bien vivante.
Dès l’entrée, Aldo fut frappé par l’atmosphère particulière de la vaste pièce qui avait dû être jadis une salle commune. Il faisait doux, ce soir, et le crépuscule où s’allumait l’étoile du berger promettait une nuit claire. Pourtant, à l’exception d’une porte-fenêtre donnant sur la terrasse, les autres étaient fermées et l’on avait même tiré les grands rideaux de velours bleu France. En outre, on n’avait pas allumé l’électricité remplacée, comme chez Elsie Mendl l’autre soir, par des bouquets de longues bougies blanches allumées dans des candélabres à pampilles de cristal. Posées sur des tapis de soie, des potiches chinoises retenaient des brassées de lys blancs dont l’odeur emplissait l’espace et risquait même de devenir entêtante. Canapés, bergères et fauteuils offraient le confort de leurs coussins habillés de brocart gris et or ou de velours bleu. Enfin, au fond, une large baie était fermée par des rideaux. Deux serviteurs indiens enturbannés et vêtus de blanc s’occupaient des invités qui, bizarrement, se parlaient à voix contenue comme dans un sanctuaire ainsi que le constata Morosini à son arrivée. Bon dernier d’ailleurs : Lucien avait eu de la peine à faire démarrer son antique Panhard.
Introduit par Frédéric Baldwin, Aldo vit Crawford venir à lui, appuyé d’une main sur sa canne, et il se demanda une seconde s’il ne s’était pas trompé de siècle. L’Écossais avait troqué son habituel smoking pour un habit de velours noir à boutons de diamants sur lequel moussait un jabot de dentelles. Aldo fut tenté de faire remarquer qu’il avait changé son personnage contre celui de Cagliostro mais devant sa mine grave, voire compassée, il se contenta de serrer la main qu’on lui tendait.
— Merci d’être venu ! dit Crawford d’un ton pénétré. Votre présence va nous être précieuse !
Tandis qu’Aldo excusait Adalbert, il le conduisit à sa femme et l’arrivant pensa que les surprises continuaient : si son mari ressemblait à l’homme des « mystères » Léonora avait l’air d’une jeune fille dans une simple robe de mousseline blanche, haut ceinturée, avec un volant froncé autour du sage décolleté et des manches bouffantes resserrées à deux endroits par des bracelets de ruban bleu au-dessus du coude. Pas le moindre bijou. Quant à ses cheveux un ruban en retenait la masse, et elle n’était pas maquillée…
— Inattendu, n’est-ce pas ? murmura lady Mendl auprès de qui il choisit de s’asseoir après avoir salué les sept autres invités. Vous avez reconnu la robe, j’espère, à défaut du visage.
— Elle me donne une impression de déjà vu mais…
— Coiffez-la d’un chapeau de paille avec plumes d’autruche et d’un nœud de satin gris et vous aurez l’un des portraits de la Reine par Vigée-Lebrun : j’en ai une copie chez moi et vous avez dû la voir…
— Ah… en effet ! Mais pourquoi ?…
— Chut ! Vous allez le savoir. Observez les têtes que font les autres ! À l’exception du professeur toutefois mais il est déjà un peu parti et en outre il adore… Taisons-nous maintenant le maître va parler !
Au fond, sous son apparence digne, elle paraissait plutôt s’amuser. Mais c’était bien la seule !
Tapie plus qu’assise au fond d’une bergère, Mme de La Begassière semblait mal à l’aise. Le général avait sa mine des mauvais jours, ce qui inquiétait visiblement sa femme. Du côté des Malden, Olivier s’ennuyait avec distinction en buvant un verre de champagne et Clothilde tricotait son sautoir dont elle examinait les perles l’une après l’autre comme si sa vie ne dépendait.
— Encore un mot ! murmura Aldo avec un regard vers le bout du salon. On ne dîne pas ?
— Si, je pense… mais après !
Crawford, qui s’était écarté un instant pour dire quelques mots à son secrétaire, revint à ses invités, s’adossa à la cheminée et toussota pour s’éclaircir la voix :
— Mes chers amis – je pense que l’épreuve traversée en commun m’autorise à vous donner ce titre – nous sommes à la veille d’un épisode crucial dont j’espère qu’il ne sera pas douloureux : demain soir expire le délai qui nous a été donné par le fou meurtrier à qui nous avons affaire…
— Je ne le crois pas si fou que ça, laissa tomber Malden. Dès l’instant où il s’agit de se procurer des bijoux royaux non seulement sans bourse délier mais par tous les moyens…
— Sans doute, sans doute mais, je vous en prie, ne m’interrompez pas ! Demain soir donc, les diamants du prince Morosini et de M. Kledermann serviront de monnaie d’échange contre la vie d’une jeune fille que nous ne connaissons ni les uns ni les autres…
— Moi je la connais ! émit Aldo en levant un doigt mais Crawford l’ignora.
— … dont la situation de fortune est des plus modeste et qui, en apparence tout au moins, n’a rien à voir avec les tragiques événements de ces jours derniers…
— Qu’est-ce qu’il vous faut ! ricana Ponant-Saint-Germain. Elle descend de ce misérable Léonard en qui la Reine avait placé sa confiance et qui l’a trahie…
— Je sais, cher ami, je sais ! protesta Crawford qui commençait à perdre patience. Vous me l’avez déjà dit ! Il demeure que cette malheureuse ignore sans doute cette circonstance et ne doit rien comprendre à ce qui lui arrive…
— Allons donc ! Je…
— Assez ! hurla l’Écossais hors de lui. Je veux parler et je vous prie de ne plus m’interrompre ! C’est exaspérant !
Le silence reconquis, il poursuivit :
— Afin d’éclaircir cette histoire, l’idée m’est venue de tenter d’obtenir l’aide spirituelle dont nous avons un impérieux besoin et, pour ce faire, de nous adresser avec infiniment de respect à celle qui se trouve au centre de cette malheureuse affaire. – Sa voix s’enfla soudain pour atteindre un registre plus solennel : Avec votre accord, l’aide de Dieu et celle de lady Léonora mon épouse, qui est un excellent médium, nous allons essayer d’entrer en communication, sur le plan astral, avec la Reine !
Sans s’arrêter aux murmures de surprise des assistants il leva un bras et aussitôt les rideaux de velours bleu qui masquaient le fond du salon s’ouvrirent dévoilant une grande table ronde à pied unique entourée de chaises et couverte d’un tissu rouge sombre. Au centre un bougeoir d’argent portait une bougie allumée.
Crawford alla prendre sa femme par la main pour la mener vers le seul fauteuil, garni de coussins, pour l’y faire asseoir. Elle n’articula pas le moindre mot et chacun eut l’impression qu’elle commençait à entrer en transe. Les yeux mi-clos, les mains posées à plat sur la table, elle ne bougea plus…
— Je… je ne suis pas certaine de vouloir participer, bégaya Mme de La Begassière. Ce genre de… de chose me rend très nerveuse…
— Vous n’en serez que plus efficace, chère comtesse… et je vous demande infiniment pardon si je vous donne l’impression de vous avoir prise au piège mais si j’avais annoncé d’emblée une séance de spiritisme vous n’auriez peut-être pas accepté…
— Vous pouvez le dire ! Je suis morte de peur…
— Mais non ! je resterai près de vous et tout se passera bien. Songez que nous obtiendrons peut-être de précieux renseignements ! Ensuite, évidemment, nous dînerons… ou plutôt nous souperons. Et j’espère dans la joie… Quelqu’un a-t-il une objection ?
— Ma foi non, fit Aldo. Votre idée est peut-être bonne…
— Vous croyez aux esprits, vous ? émit Malden effaré.
— Il m’est arrivé de vivre deux expériences capables de déstabiliser l’incrédule le plus coriace…
— J’espère que vous viendrez me raconter ça, chuchota lady Mendl. J’adore ce genre d’histoires !
— Moi aussi, fit la générale de Vernois dont on n’entendait jamais la voix. Une fois pour toutes, elle avait décidé que son mari s’exprimait suffisamment pour eux deux et elle s’y tenait au point que l’on pouvait la croire endormie. Cette fois, elle était bien réveillée et visiblement ravie de l’aventure.
On s’installa donc autour du guéridon. Le jeune Baldwin tira les rideaux afin que les lumières du salon ne fussent plus visibles et alla prendre place devant un harmonium placé dans un coin que personne n’avait encore remarqué. La pièce qui n’était plus éclairée que par la seule bougie s’emplit d’ombres et l’on ne distingua plus que les visages attentifs vaguement éclairés par la lueur jaune. À la demande de Crawford, ils posèrent à plat sur la table leurs mains qui se touchaient par les auriculaires. Dans ses coussins, Léonora ferma complètement les yeux :
— Nous devons nous concentrer, murmura Crawford. Un peu de musique nous y aidera…
Les sons graves de l’harmonium se firent entendre. En sourdine d’abord puis un peu plus fort, jouant une mélodie aigrelette qui, de l’avis d’Aldo, avait dû voir le jour dans les Highlands. Étant donné les goûts de celle que l’on prétendait appeler, cela lui parut curieux. Marie-Antoinette ne devait certainement pas s’intéresser au folklore écossais. Mais, évidemment, il ne pouvait rien dire…
Soudain, il y eut dans la table un craquement puis un autre et, sous ses doigts, Aldo perçut une sorte de frémissement comme s’il touchait le dos d’un être vivant.
Presque aussitôt une voix s’éleva, affreusement enrouée et bizarrement masculine. Pourtant c’était des lèvres de Léonora qu’elle sortait :
— Fait froid !… Fait si froid !…
Un frisson parcourut autour de la table même les plus incrédules comme Malden. Cette voix semblait traîner après elle toute la misère du monde. Crawford qui s’était institué le maître du jeu lui répondit :
— Pourquoi avez-vous si froid, frère ! ? Nous sommes là pour vous apporter de la lumière et de la chaleur…
— Qui êtes-vous ?
— Des amis, n’en doutez pas ! Que pouvons-nous faire pour vous ? Prier ?
— Peut-être… moi je n’ai jamais su… Oh, que j’ai froid !… L’eau est… glacée. Je… je ne peux pas… lui échapper !…
— Il faut que vous puissiez vous approcher de notre flamme. Nous allons prier pour vous guider jusqu’à nous, jusqu’à la lumière qui est là, au milieu de nous… Notre Père qui êtes aux cieux…
Le timbre profond donnait à la plus vieille prière des chrétiens une résonance inattendue chez cet homme, sceptique en apparence… Elle entraîna les autres mais ne trouva aucun écho de la part de l’inconnu et le silence retomba quand ce fut fini. Contre la sienne, Aldo sentit trembler la main de Mme de La Begassière. La pauvre femme avait si peur que l’on pût entendre ses dents claquer. Cependant, Crawford reprenait :
— Étes-vous toujours là, frère ?…
— Oui… mais je vous entends de plus en plus mal… Vous vous éloignez… oh, que cette eau est froide…
À mesure qu’elle parlait la voix désolée s’affaiblissait, s’éloignait jusqu’à devenir murmure. Puis il n’y eut plus rien. Chacun put voir que la tête de Léonora retombait à présent sur sa poitrine.
— Laissons-la reposer un instant ! chuchota son époux. Lorsqu’elle entre en transe, on ne peut jamais savoir qui essaiera de s’exprimer par sa bouche. Celui que nous venons d’entendre a dû mourir sans savoir ce qui lui arrivait et ne parvient pas à se dégager du trou noir…
— Vous souvenez-vous de ce braconnier qui s’est noyé dans le Grand Canal l’avant-dernier hiver ? fit remarquer lady Mendl. C’était le soir, il faisait un froid de loup, tout était gelé et le gibier qu’il poursuivait s’est aventuré sur la glace du canal. Elle a cédé sous le poids de l’homme. Les forestiers du parc ont retrouvé son corps le lendemain…
— Vous… vous pensez que c’est lui qui…, chevrota Mme de La Begassière
— Bien sûr que c’est lui, grogna Ponant-Saint-Germain agacé. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Frédéric va nous jouer un cantique afin de purifier les ondes. Ensuite nous essaierons d’atteindre celle que nous espérons. Je dis bien essaierons, parce que cette sorte de séance est éprouvante pour le fluide vital de notre médium. Malheureusement, ce genre d’intervention n’est pas rare…
Tandis que le jeune homme exécutait « Plus près de Toi, mon Dieu », Aldo qui tenait à son idée proposa :
— Il serait peut-être mieux de jouer l’un des airs favoris de la Reine ? Elle aimait chanter mais des romances de l’époque.
— Cela me paraît judicieux, approuva le jeune homme de son coin. Je vous propose cet air.
En sourdine il entama « Nina ou la folle d’amour ».
Interprétée sur harmonium au lieu du clavecin dont on accompagnait autrefois Marie-Antoinette, la mélancolique mélodie se dramatisait. Doucement, le jeune Baldwin se mit à chanter. On vit alors Léonora, totalement inerte depuis un moment, se redresser, lever la tête et prendre la suite du jeune homme mais cette fois encore ce n’était pas sa voix normale c’était celle fragile et inexpérimentée d’une jeune fille ou d’une très jeune femme qui prenait un évident plaisir à chanter même si elle n’y était pas fort habile. Et la stupeur se peignit sur ces visages plus ou moins tendus qu’éclairait la bougie : il y avait une indéniable trace d’accent allemand…
Aldo qui depuis le début observait l’Écossais en se demandant à quoi rimait tout cela, le vit s’illuminer de joie :
— Mon Dieu !… C’est elle ! souffla celui-ci. Elle… enfin !
La chanson mourut, la musique se tut. Puis l’on entendit Crawford tremblant d’émotion :
— Madame… Votre Majesté !… Est-ce bien vous ?
L’étrange voix se remit à chantonner. Autour de la table la tension était palpable. Puis on perçut – et le timbre baissa de plusieurs tons, se chargeant de lassitude :
— Je suis venue de loin… de si loin ! Hâtez-vous… Je suis bien fatiguée.
— Un peu de musique vous aiderait ? Nous souhaitons tous tellement que vous vous sentiez bien…
— Oui !… Un peu mieux ! Doucement !… Que voulez-vous de moi ?… Pourquoi m’avez-vous appelée…
— Pour que la Reine efface nos doutes. Des événements terribles se produisent ici, des hommes tombent…
— Il fallait qu’ils tombent ! Leur poids s’était alourdi à travers le temps… Ce qui arrive je l’ai voulu… Il faut que l’on me rende ce qui est à moi !…
Depuis un instant, la langue d’Aldo le démangeait :
— J’ai peine à croire que là où elle est Votre Majesté ait besoin de parures terrestres ?
— Taisez-vous, malheureux ! s’écria Crawford. Vous allez la faire fuir… Madame, Madame, veuillez pardonner…
— Ce qui est à moi est à moi !… Ce qui est à moi est à moi… ce qui est à moi est à moi…
Tout en répétant cette phrase la voix s’affaiblissait, s’éloignait…
— Madame ! implora Crawford, Madame ! Par pitié, restez !… Rappelez-la, Frédéric !… Jouez ! Jouez ce qu’elle aime !
L’harmonium soupira les notes mélancoliques de « Plaisir d’amour » mais ce fut en vain. La tête de Léonora était retombée sur sa poitrine cependant que ses mains glissaient le long du fauteuil. Elle semblait évanouie mais respirait bruyamment.
— Vous êtes sûr qu’elle n’a pas besoin d’aide ? hasarda Clothilde de Malden. Elle est vraiment pâle ?
C’était aussi l’avis de Crawford : il se levait pour se pencher sur sa femme dont il prit le visage entre ses mains en murmurant des paroles incompréhensibles. Mais Léonora restait inerte :
— Il faut pourtant que je la réveille ! Cela risque de devenir dangereux. Léonora ! Léonora ! Réveillez-vous !… M’entendez-vous !
Pas de réponse.
— Mon Dieu ! Il faut faire quelque chose ! Frédéric ! Venez m’aider à l’étendre !
Et soudain tout se déclencha. Les yeux toujours clos, Léonora se mit à se tordre dans son fauteuil comme si elle était en proie à une vive douleur. Ses mains affolées cherchaient à repousser quelque chose d’horrible, d’étouffant. Un véritable hurlement de terreur s’échappa de sa bouche distendue :
— Pas ça !… Par pitié, pas ça !… Je ne voulais pas !… Pardon ! Pitié !
Ses yeux s’ouvrirent, plein d’une indicible frayeur et le hurlement devint strident. Affolé, Crawford semblait ne plus savoir que faire. On vit alors s’avancer le secrétaire. Sèchement, par deux fois, il gifla Léonora.
— Vous êtes fou ! clama l’époux en se jetant sur le jeune homme pour lui arracher sa femme. Vous allez la tuer, imbécile !
— Non ! Il faut la ramener sur terre !… Tenez ! Elle se calme !
En effet, Léonora non seulement cessait de crier mais glissait à terre. Frédéric s’agenouilla près d’elle tandis que le mari hurlait qu’elle était morte.
— Non. Évanouie ! Il faut la monter dans sa chambre pour qu’elle se repose. La tension a été trop forte !
Joignant le geste à la parole, il souleva la jeune femme qu’il emporta hors de la pièce. Lady Mendl s’élança derrière lui :
— Je vais l’aider. Je suis aussi infirmière diplômée !
Tandis qu’ils disparaissaient, les autres se groupèrent autour de la chaise sur laquelle Crawford venait de se laisser tomber en donnant tous les signes du désespoir. Mme de La Begassière se pencha pour lui prodiguer de bonnes paroles mais il n’eut même pas l’air de s’apercevoir de sa présence. Il se releva si brusquement qu’il faillit la renverser et se mit à arpenter la pièce aussi vite que le permettait sa boiterie en répétant :
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui n’a pas marché !… Pour la première fois « elle » a répondu à mon appel…
Aldo le prit par le bras pour arrêter cette agitation :
— Calmez-vous, sir Quentin ! Je pense que vous devriez être satisfait si, comme vous le dites, « elle » a répondu ce soir à votre appel. Vous aviez déjà essayé ?
— Oh oui !… Léonora a déjà capté nombre de gens de son entourage mais Elle !… C’était merveilleux… et puis tout s’est brisé. Je ne comprends pas ! Je ne comprends vraiment pas.
— Mon cher, intervint le général, quand on touche à ce genre de choses il faut s’attendre à des déboires. Quelquefois pire encore !
— Croyez-le ou ne le croyez pas, je sais ce que je fais !
— En tout cas, intervint la voix acidulée de Clothilde de Malden, il me semble que vous devriez vous soucier plutôt de l’état de votre femme. Elle n’avait pas l’air d’être en pleine forme…
Mais il balaya l’objection du geste qu’il aurait eu pour chasser une mouche
— Oh ! Ce n’est rien ! Dans un moment elle va se trouver mieux et même elle aura tout oublié… C’est cela un vrai médium : les grandes pertes de substance qu’il subit durant la transe l’amènent parfois à une… crise qui peut être douloureuse mais qui d’un autre côté, semble le régénérer… Elle va redescendre aussi fraîche et souriante qu’au début de la soirée…
— À propos de soirée, émit le professeur, je croyais qu’on nous avait invités à dîner, c’est vrai ou pas ?
Ce prosaïsme éteignit net la fièvre qui s’était emparée de l’Écossais. Son regard soudain souriant fit le tour de ses invités :
— Tout à fait vrai, mon cher ami, et nous allons passer à table dans un instant. Je vous demande pardon d’avoir donné la priorité à l’esprit. Cela tient à ce que le médium doit être à jeun depuis plusieurs heures mais le dîner nous attend !
Il frappa dans ses mains. Deux serviteurs tirèrent les rideaux de velours puis l’un d’eux, après s’être incliné, les précéda à travers le grand salon jusqu’à une double porte qu’il ouvrit devant eux, découvrant en même temps une longue table où deux chandeliers de vermeil chargés de bougies faisaient briller les cristaux et les couverts…
D’un geste spontané, Clothilde de Malden vint prendre le bras d’Aldo :
— Foin du protocole ! s’écria-t-elle gaiement. Je vous choisis pour cavalier, mon cher prince ! Puis tandis qu’ils sortaient de la loggia, elle ajouta, beaucoup plus bas, « Curieux, cette histoire de jeûne ! Vous je ne sais pas mais moi j’ai toujours entendu dire que pour être valable un médium devait être vierge ? Et je ne voyais pas Léonora sous cet aspect…
— Moi non plus, mais ils ne le savent peut-être pas ici ?
— Pas plus qu’ils n’ont l’air de connaître les règles de la bienséance.
Puis, élevant le ton, la jeune femme demanda :
— À défaut de la maîtresse de maison, ne devrions-nous pas attendre lady Mendl ajouta-t-elle à l’adresse de son hôte. Qui rougit :
— Vous avez raison. Je l’envoie chercher…
Mais elle apparut à cet instant précis, escortée de Baldwin jusqu’à sa place, à la gauche du maître de maison à l’oreille duquel le jeune homme murmura quelque chose avant de se retirer. Crawford arbora aussitôt un large sourire :
— Tout va bien ! proclama-t-il. Léonora s’est endormie et sa femme de chambre va rester auprès d’elle. Songeons à nous et recevez encore toutes mes excuses !…
Le dîner tant attendu fut parfait. Les Crawford avaient une excellente cuisinière et Quentin savait choisir ses vins. La plus aimable convivialité régna alors autour de la table. Sentant qu’elle était nécessaire, Aldo en prit sa part en racontant des histoires tournant autour des joyaux célèbres, se renvoyant la balle avec Crawford, s’efforçant d’attirer l’attention sur lui afin de la détourner d’Elsie Mendl, très silencieuse depuis qu’elle était redescendue et dont le sourire poli n’était dû – il l’aurait juré ! – qu’à sa parfaite maîtrise des obligations mondaines. Elle était assise presque en face de lui et leurs regards se croisèrent à plusieurs reprises.
Aussi quand on en eut fini avec le café, les liqueurs et les cigares que l’on retourna prendre au salon, s’approcha-t-il d’elle :
— Vous êtes venue en voiture, lady Elsie ?
— Bien sûr. Voulez-vous que je vous ramène ?
— J’en serai ravi. Le chauffeur de ma tante m’a déposé mais, étant donné son âge, je n’ai pas voulu qu’il m’attende, pensant que quelqu’un aurait la charité de me prendre en charge.
Malden et Vernois protestèrent de leur bonne volonté qu’Aldo remercia d’un sourire :
— Je n’en ai jamais douté, messieurs, mais je vous avoue que je subis, ce soir, le charme de lady Elsie. Ne me privez pas d’un instant si aimable !…
Comme toute noble dame anglaise, lady Mendl possédait une Rolls pourvue d’une glace de séparation avec le conducteur. À peine la puissante voiture eut-elle franchi les grilles de l’ancienne demeure du capitaine des chasses royales qu’Aldo ouvrit le feu :
— Quand vous êtes venue nous rejoindre au début du repas, vous vous efforciez – non sans talent d’ailleurs ! – de donner le change mais vous sembliez soucieuse. Et vous l’êtes encore.
— Vous avez de bons yeux, mon cher prince !
— Me feriez-vous assez confiance pour partager avec moi ? Vous êtes depuis longtemps une amie d’Adalbert et vous n’ignorez pas à quel point nous sommes liés.
— Aussi ai-je saisi la balle au bond quand vous m’avez demandé de vous raccompagner. Sans cela je serais venue vous voir à l’hôtel…
— Il s’est passé quelque chose tandis que vous étiez dans la chambre de lady Crawford ?
— Oui. Quand Mr Baldwin l’eut déposée, elle semblait aux prises avec un cauchemar dont elle ne parvenait pas à sortir. Il fallait la calmer. Dans ce but j’ai envoyé ce jeune homme chercher sa femme de chambre et nous l’avons déshabillée puis couchée. Je me suis demandé un moment s’il ne fallait pas appeler un médecin, quand le choc subi a paru s’atténuer. Peut-être sous l’impact de la fatigue. J’ai prié alors cette fille de lui faire une tasse de camomille et je suis allée dans la salle de bains afin d’explorer l’armoire à pharmacie. Bien fournie, croyez-moi, et digne d’une clinique louche, parce que j’ai trouvé certaine drogue qui n’aurait pas dû s’y trouver. Mais ce n’est pas tout ! En fouillant parmi ces boîtes et ces flacons, j’en ai trouvé une cachée sous des compresses et des bandes de pansements dont, en principe on n’a pas fréquemment l’usage. C’était une sorte de coffret laqué blanc sur lequel on avait écrit « poison ». Un mot capable de refouler toutes les curiosités… sauf la mienne. Je l’ai pris, je l’ai ouvert. Dedans, il y avait des bijoux…
— Quoi ?
— Oh, vous avez bien entendu ! Je précise un nœud de corsage en diamants et émeraudes – que je daterais du XVIII e siècle ! – et une boucle d’oreille.
— Une ?
— Oui. Une sublime « larme » d’un blanc légèrement bleuté… qui devrait vous en rappeler une autre.