CHAPITRE III


UNE NUIT AGITÉE

Dans la petite voiture d’Adalbert, décapotée et marchant à une allure sage afin de pouvoir respirer l’odeur d’arbres et d’herbe coupée de cette belle nuit de mai, le chauffeur et son passager gardaient le silence, réfléchissant chacun dans son coin. Ce ne fut que quand l’entrée éclairée du Trianon Palace fut en vue qu’Aldo demanda :

— Tu connais bien Versailles, toi ?

— C’est selon. Tu parles de quoi : le château ou la ville ?

— La ville et ses abords. Par exemple, tu ne saurais pas où se trouve la rue du Plateau Saint-Antoine ?

Au lieu de répondre Adalbert s’arrêta sur le bas-côté de la route et se tourna vers son ami :

— Non, mais je vois où tu veux en venir. C’est la rue qu’habite l’Arlésienne ?

— La fille dont on parle tout le temps et qu’on ne voit jamais. Je ne sais pas pourquoi mais j’aimerais voir à quoi ressemble sa maison…

L’archéologue se mit à rire :

— Les grands esprits se rencontrent : c’est exactement ce que je pensais. Les habitations vides nous ont toujours été très instructives. Mais comme je ne sais pas où c’est, il faut se procurer un plan. Et à cette heure-ci… À moins d’en demander un au portier de nuit de l’hôtel mais qui pourrait peut-être trouver bizarre… on n’est pas à Paris ici et ce palace bon chic bon genre n’est certainement pas une couveuse pour aventuriers. En outre, il est une heure du matin… on pourrait peut-être remettre à demain ?

— Autrement dit : tu as envie d’aller te coucher ?

— Toi, tu es rendu mais entre mon lit et moi, il y a dix-sept bons kilomètres…

— Adalbert, mon ami, tu vieillis ! Eh bien, rentre, je me débrouillerai sans toi. Il se trouve que Karloff habite cette rue-là…

Vidal-Pellicorne jeta la cigarette qu’il venait d’allumer et redémarra :

— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Demande à ton portier qu’il t’explique comment on va chez lui, sous le prétexte que tu as quelque chose d’urgent à lui dire…

Quelques minutes plus tard, la bruyante voiture reprenait sa course. Le chemin était assez simple : en quittant le Palace, il fallait tourner à gauche pour emprunter le grand boulevard du Roi et filer tout droit jusqu’à ce que l’on bute dans l’église Saint-Antoine-de-Padoue, la rue en question ouvrant à l’angle droit sur un côté.

Ce devait être habituellement un quartier calme mais à cette heure tardive c’était franchement désert et d’ailleurs mal éclairé dès l’instant où l’on s’éloignait de l’église. Au ralenti, on s’engagea dans la rue bordée de maisons modestes avec de petits jardins. Trois ou quatre semblaient plus anciennes, avec des traces de style rappelant – d’assez loin tout de même ! – le temps des rois. L’une d’elles était celle où demeuraient Karloff et sa femme. Les volets en étaient soigneusement clos et les habitants devaient dormir à poings fermés. Aldo pensa avec un sourire intérieur que l’ancien colonel des cosaques devait se trouver à l’étroit là-dedans. C’était sûrement trop tranquille pour lui et il lui arrivait peut-être de regretter Saint-Ouen-les-Puces où il avait, pas bien loin, les rues du Paris nocturne avec ses cabarets, ses fêtards et ses filles de joie qui apportaient un peu de piment dans sa vie…

On avait dépassé la maison de quelques dizaines de mètres quand Adalbert coupa son moteur devant une grille encastrée entre deux piliers supportant des vestiges de sculpture. Au-delà, au milieu d’un jardin relativement vaste ombragé de grands arbres, il y avait un pavillon aux allures d’ancien rendez-vous de chasse. C’était un bâtiment sans étage, ouvrant de plain-pied par de hautes fenêtres sur un degré de trois marches. La nuit ne permettait pas de distinguer les détails mais, pour les yeux aigus des deux observateurs, l’ensemble donnait une impression, sinon d’abandon, du moins de manque d’entretien. De l’herbe poussait entre les marches et le jardin devait contenir plus d’herbes folles que de plantes civilisées. Même si un rosier aux fleurs claires grimpait à l’assaut des balustres du toit en terrasse, même si l’odeur délicieuse d’un immense tilleul embaumait la nuit.

— J’ai idée que c’est ici, souffla Adalbert. Ne me demande pas pourquoi mais cette maison pourrait être de celles qui ont abrité une famille susceptible de posséder un joyau ancien…

— Je serais volontiers de ton avis si elle était inhabitée. Mais il y a quelqu’un puisqu’il y a une pièce éclairée.

Effectivement, l’une des portes-fenêtres, entrouverte, laissait glisser un pinceau de lumière jaune sur les trois marches d’accès.

— La demoiselle est peut-être rentrée ?… J’ai envie d’aller voir !

— Tu auras bonne mine si tu te trouves en face d’un type hargneux fumant sa dernière pipe de la journée en faisant des mots croisés…

Mais le vieux démon de l’aventure était en train de reprendre possession d’Aldo. S’extrayant de la voiture, il alla examiner le mur d’enceinte, pas très élevé d’ailleurs et dont l’escalade ne lui causerait guère de problèmes. Après avoir d’un coup d’œil choisi ses prises, dont la plus intéressante était le lierre du sommet, il s’élança et, en cinq secondes, se retrouva assis sur le faîte au milieu du feuillage dru. Le temps d’une respiration et il avait disparu. Un léger bruit signala son atterrissage à Adalbert qui, ronchonnant contre les pères de famille qui se prennent pour Arsène Lupin, s’était extirpé à son tour pour s’approcher de la grille. Il vit Aldo marchant aussi souplement qu’un chat traverser un espace herbu délimité par deux pots en fonte pleins de géraniums et, se redressant, s’inscrire enfin dans le ruban éclairé et là se figer visiblement surpris de ce qu’il voyait.

Cessant de lutter entre la curiosité et l’ennui que lui causait une escalade en smoking et souliers vernis, Adalbert s’attaqua bravement au mur et en peu d’instants il eut rejoint son ami. Ce qu’il vit lui arracha un « oh ! » silencieux : c’était un spectacle de désolation absolue.

Assise sur un tabouret de piano le dos tourné à l’instrument, une jeune fille pleurait sans bruit au milieu d’un salon ravagé. Un salon qui dans son état primitif devait être joli avec ses murs tendus de damas d’un rouge passé, son trumeau de cheminée représentant une tête de berger telle qu’on les concevait jadis à Trianon, son lustre et ses girandoles à cristaux ternis par une légère couche de poussière mais qu’un ouragan semblait avoir visités. À l’exception des deux déjà cités, aucun meuble n’était debout ; les tiroirs retournés gisaient à terre, les coussins des deux bergères, des trois fauteuils et du canapé Louis XVI éventrés lâchaient leur laine parmi de multiples objets, portraits et tableaux décrochés des murs. Et la jeune fille, les mains nouées entre les genoux, posait sur ce spectacle un regard vert désolé dont les larmes coulaient sans interruption sans qu’elle fît rien pour les essuyer. Le tailleur qu’elle portait, assorti à une petite cloche de feutre, au sac, aux gants et aux souliers s’accordait avec la valise : elle revenait de voyage et les joies du retour s’étalaient sous leurs yeux.

— On tombe pile ! chuchota Adalbert. C’est sûre-nient celle que nous cherchons et on dirait qu’Attila est passé par là !

— On va s’en assurer et voir ce qu’on peut faire.

Après s’être épousseté machinalement, Aldo frappa à la vitre de la porte-fenêtre et s’avança vers la victime des vandales :

— Veuillez me pardonner ! Vous êtes bien mademoiselle Autié ?

Il avait parlé doucement, cependant elle sursauta, tournant vers les deux hommes un visage – absolument ravissant ! – et des yeux brillants de colère :

— Qui êtes-vous ?… Que faites-vous chez moi ? Vous venez achever votre ouvrage ?

En parlant, elle arrachait d’un geste rageur son chapeau révélant des cheveux de la même couleur de miel clair que sa peau. Debout elle paraissait grande, avec de longues jambes et un corps à la fois fin et nerveux. Sa beauté était telle qu’elle suffoqua ses visiteurs pendant trois ou quatre secondes. Adalbert se reprit le premier :

— Grand Dieu, non ! Nous sommes des gens de goût et pas portés sur le vandalisme. Simplement… nous pensions vous aider !

— À quoi faire ? Le ménage ? Et d’abord, comment êtes-vous entrés ?

— Le mur, fit Aldo en désignant le vernis noir griffé de ses chaussures. J’avoue que notre position n’est guère orthodoxe et que vous avez toutes raisons de vous méfier mais je vous donne ma parole de gentilhomme que nous sommes animés des meilleures intentions…

— Gentilhomme ? D’aventures je suppose ?

— J’en ai couru quelques-unes mais je ne crois pas avoir droit à ce titre. Je me nomme Aldo Morosini, Vénitien, expert en joyaux et prince par-dessus le marché. Quant à mon camarade…

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. La demoiselle se baissant rapidement, ramassait une statuette de bronze qui traînait au pied du piano dans l’intention évidente de s’en faire une arme…

— Expert en joyaux, hein ? Et vous osez me le dire en face… Sortez !

— Je ne vois pas pourquoi je m’en cacherais. Mais je tenais à vous faire comprendre…

— Rien ! Sortez ! Sortez immédiatement ou j’appelle la police, ajouta-t-elle en relevant de sa main libre un téléphone qu’elle posa au jugé sur l’instrument.

— Ça, fit calmement Adalbert, c’est une fameuse bonne idée parce que, justement, elle vous cherche la police ! N’oubliez pas de demander le commissaire Lemercier ! Vous verrez, c’est un homme exquis !

Un peu désarçonnée, Caroline Autié baissa sa garde :

— Ah oui ? Si vous êtes ce que je pense, vous ne devez pas l’apprécier beaucoup en effet ! Bien entendu vous êtes dans les bijoux vous aussi ?

Adalbert lui offrit un sourire angélique :

— De temps à autre mais ce n’est pas habituel. Je donne dans plus imposant. Pyramides, mastabas et sarcophages, par exemple. En un mot, mademoiselle, je suis égyptologue…

— Vraiment ? Et qu’est-ce qu’un égyptologue fait chez moi à deux heures du matin ? Au fait, vous vous appelez comment ?

— Adalbert Vidal-Pellicorne, pour vous servir. Dois-je ajouter mes décorations et titres universitaires ?

— Non, je suis certaine que vous avez une imagination débordante…

— Mais vous guère de suite dans les idées. Puis-je vous rappeler que vous souhaitiez appeler la police ?

Agacé, Aldo s’empara de l’appareil et demanda le commissariat de Versailles à l’opératrice légèrement ensommeillée qui lui répondit. Elle n’en fit pas moins diligence et une minute plus tard, il obtenait le poste, mais pas le vieux « Dur-à-cuire » qui devait tout de même sacrifier à la ridicule habitude humaine d’aller au lit de temps en temps.

— Veuillez vous charger d’un message pour lui, s’il vous plaît. Dites-lui que Mlle Autié est de retour… De la part du prince Morosini : M-o-r-o-s-i-n-i !… C’est ça ! Bonne nuit…

Son petit coup d’audace avait quelque peu calmé la jeune furie. Son regard vert allait d’Aldo à Adalbert comme si elle cherchait à évaluer quel degré de crédibilité elle devait leur accorder. Leur allure, leur élégance – certaine en dépit des traces laissées par l’escalade du mur ! – lui avaient fait penser un instant à ces cambrioleurs mondains que Maurice Leblanc avait mis si fort à la mode car elle était elle-même grande lectrice des aventures d’Arsène Lupin ! – mais l’étrange message laissé par cet homme qui se disait prince lui brouillait les idées. D’autant plus qu’elle se sentait très lasse : la longueur du voyage d’abord puis cette horrible surprise en revenant chez elle… Sans un mot elle traversa la pièce encombrée et disparut derrière la porte de la cuisine pour se passer de l’eau fraîche sur la figure, puis s’en versa un verre avec lequel elle alla rejoindre les intrus qui, entretemps, avaient remis sur pied quelques meubles dont une bergère au coussin lacéré que lui avança Adalbert.

— Pourquoi ce commissaire devrait-il venir ici ? demanda-t-elle d’une voix lasse.

— Mais en premier lieu pour constater ce massacre, répondit Aldo. J’espère que vous avez l’intention de porter plainte ?

— Naturellement mais…

— Et vous ne savez pas encore jusqu’à quel point vous avez été dépouillée. À ceci s’ajoute la disparition de la boucle d’oreille que vous aviez confiée à Chaumet et qui a été enlevée de Trianon où il l’avait exposée avec les autres joyaux de Marie-Antoinette…

Il s’interrompit surpris par l’immensité de verte stupéfaction qu’elle levait sur lui :

— Moi ? souffla-t-elle. J’aurais confié une boucle d’oreille à… Qui avez-vous dit ?

— Chaumet, le joaillier de la place Vendôme. Avant votre départ pour Florence… C’est de Florence que vous arrivez, si je ne me trompe ?

— Oui, et de Rome. Je viens d’y passer un mois.

— Donc, avant votre départ vous lui avez envoyé la copie – fort belle d’ailleurs – d’une girandole de diamants ayant fait partie des bijoux personnels de la Reine en lui demandant d’avoir l’amabilité de l’exposer, bien quelle soit fausse, dans l’espoir qu’elle permettrait peut-être de retrouver la piste de celui qui vous a dérobé la vraie il y a deux ans !

— Mais c’est une histoire de fous ! Jamais je n’ai possédé de… comment dites-vous ? Gi… randole de diamants ?

— Oui. On appelle ainsi des pendants d’oreilles. Celle dont je parle se compose d’un diamant soutenant une « larme »… de diamant ! Attendez un instant !

Tirant d’une poche un carnet de cuir noir et un porte-mine d’or, il exécuta une rapide esquisse du bijou grandeur nature où à peu près.

— Voilà. C’est à l’échelle et aussi exact que possible.

La jeune fille prit le carnet pour mieux voir :

— Vous dites que cela se portait à l’oreille ? Ce devait être lourd.

— J’en ai connu de plus pesants. Pourquoi ?

— Parce que mon grand-père a possédé jadis un pendentif semblable à celui-là… et même absolument semblable si j’en crois un portrait qui est dans ma chambre… enfin qui y était avant ce soir, ajouta-t-elle en se levant avec agitation pour passer une autre porte que celle de la cuisine. Les deux hommes la suivirent sans hésiter et se retrouvèrent dans un couloir sur lequel donnaient sans doute les chambres. Caroline entra dans la plus proche, alluma et poussa une exclamation douloureuse. La pièce, charmante au demeurant avec ses tentures en toile de Jouy à impressions bleues et son lit Directoire peint en gris Trianon avec rechampis bleus, avait subi le même traitement que le salon : tout était par terre… à la seule exception d’un tableau ovale encadré de bois doré accroché en face du lit : le portrait d’une dame en robe de soie prune, coiffée et décolletée à la mode du Second Empire, portant autour du cou, avec une satisfaction évidente, un ruban de velours violet d’où pendait la reproduction, en couleurs, du dessin d’Aldo. Bien que le peintre ne fût pas un maître – l’un de ceux, sans doute, que se repassaient les familles bourgeoises au long du XIXe siè-cle –, le bijou était très ressemblant. Le modèle aussi peut-être ? Ce qui n’était pas à souhaiter. La dame, en effet, avait le cheveu châtain terne, l’œil aussi dur qu’une bille d’agate et, si aucun des traits n’était disgracieux, le sourire à la fois pincé et satisfait qu’elle arborait ne plaidait pas en sa faveur… Considérant le visage de la jeune fille, Aldo ne put retenir :

— Cette dame est de votre famille ?

— C’est ma grand-mère… ou plutôt la seconde épouse de mon grand-père mais je n’ai connu ni l’une ni l’autre.

— J’aime mieux ça ! Il aurait été dommage que vous lui ressembliez. Mais pourquoi gardez-vous cette toile dans votre chambre ? La dame n’est vraiment pas sympathique.

— C’est à cause du pendentif. Je l’ai toujours trouvé si beau ! J’en rêvais lorsque j’étais petite fille. Je lisais les contes de Perrault et je m’imaginais être Peau d’Ane en robe couleur de lune avec ce bijou à mon cou… Et, naturellement, j’attendais le prince charmant !

— Est-il au moins venu, celui-là ? demanda Adalbert en rétablissant un secrétaire dont les tiroirs retournés gisaient sur le tapis.

La jeune fille se referma comme une huître :

— Je ne crois pas que cela vous regarde !

— Ne vous fâchez pas ! plaida Aldo. Il suffit de vous voir pour que cette pensée vienne à l’esprit. Mon ami Adalbert pense que vous devez avoir un fiancé ?

— Eh bien, je n’en ai pas ! À présent, vous seriez aimables de vous retirer et de me laisser prendre du repos. Je suis vraiment très fatiguée !

— Vous envisagez sérieusement de dormir au milieu de ce capharnaüm ? Même vos matelas ont été fouillés !

— Il y a trois autres chambres. On en aura peut-être épargné une.

Mais c’était la même désolation partout, y compris dans la salle de bains et les deux cabinets de toilette. Seule la cuisine était debout… D’autre part, il était évident que Mlle Autié était au bord de la crise de nerfs. Ses traits se tiraient et des cernes apparaissaient sous ses yeux.

— Vous voyez bien ! fit Aldo apitoyé mais qui brûlait d’en revenir au « pendentif » dont la question intempestive d’Adalbert les avait éloignés. Si vous voulez accepter un conseil, nous allons fermer la maison et vous emmener…

— Il n’est pas question que j’aille où que ce soit avec vous ! se mit à crier Caroline visiblement en train de craquer. Je ne vous connais pas et je n’ai pas envie de faire connaissance ! Qui me dit que ce n’est pas vous qui avez tout retourné ici ? Qu’est-ce que j’en sais !… Allez-vous-en !

Elle s’enfuit vers le salon où les deux hommes la suivirent. Ce fut pour constater qu’un nouveau personnage s’y inscrivait : le commissaire Lemercier, qui se tenait debout au milieu de la pièce, appuyé d’une main sur une canne, l’autre disparaissant dans sa poche.

Aldo poussa un soupir : on n’était pas près d’aller se coucher…

— On dirait que je tombe à pic ? ironisa l’arrivant. Ces individus vous importunent, mademoiselle, après avoir tout retourné chez vous ? Du moins si j’en crois mes yeux ?

— Réfléchissez deux secondes, commissaire, s’emporta Aldo qui arrivait au bout de sa patience. C’est moi qui vous ai laissé un message vous annonçant le retour de mademoiselle ainsi que le cambriolage…

— Je sais. C’était même très adroit puisque vous me croyiez au fond de mon lit. Cela vous donnait les gants de l’ange sauveur… tout en vous permettant de finir tranquillement votre ouvrage… Seulement il se trouve que j’ai pour habitude de donner des ordres précis : on doit m’avertir aussitôt qu’il se présente des faits anormaux et ce à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Me ferez-vous la grâce de me confier ce que, tous les deux, vous êtes venus faire ici ?

Le ton doucereux était lourd de menaces. Il fallait répondre. Pour laisser à Aldo le temps de retrouver son souffle Adalbert s’en chargea :

— Simple curiosité, commissaire. Si vous nous connaissiez mieux, Morosini et moi, vous sauriez qu’elle est chez nous une seconde nature assoupie par périodes mais qui se réveille toujours lorsqu’il s’agit de joyaux chargés d’histoire.

— Je suppose, enchaîna Aldo, que M. Langlois a dû vous en toucher un mot ? Non ?

— Peut-être, concéda « Dur-à-cuire ». Mais vous avez choisi de venir chercher vous-mêmes le bijou authentique.

— En nous livrant à ce pillage ? fit Aldo avec un haussement d’épaules dédaigneux. Langlois vous a certainement appris aussi que ne sommes pas des truands.

— Cela ne me donne pas la raison de votre présence ?

Craignant de voir Aldo exploser, Adalbert reprit la parole.

— J’explique. Tout à l’heure, chez lady Mendl, vous avez laissé échapper l’adresse de Mlle Autié et comme nous n’avions pas sommeil nous avons décidé de venir faire un tour dans le coin afin de voir à quoi ressemblait sa maison. L’expérience nous a appris que l’aspect d’une demeure peut se révéler pleine d’enseignements sur ceux qui l’habitent.

— Quoi par exemple ?

— Que Mlle Autié appartient à une famille ancienne, de gens de goût et occupant sans doute un certain rang dans la société mais qu’elle semble avoir connu des revers de fortune. Tout dans cette maison est de grande qualité mais porte les marques du temps passé, de l’usure…

— Pas de digressions ! Vous êtes venus, vous avez vu… et vous êtes entrés. Pourquoi ?

— À travers la grille nous avons constaté qu’une porte-fenêtre était ouverte et que la lumière…

— … et vous avez sonné ?

— Non, intervint la jeune fille avec rancune. Ils ont franchi le mur. Regardez plutôt leurs smokings. Si vous les avez déjà vus ce soir ils étaient sans doute plus frais.

Lemercier s’épanouit soudain comme un bégonia assoiffé sous l’arrosoir :

— Mais c’est que vous avez raison ! Alors, gentlemen, c’est votre manière de vous introduire chez les gens ? Mon petit doigt me souffle que vous allez être mes hôtes pendant un moment… et quoi qu’en dise notre élégant commissaire divisionnaire. Mon petit doigt me dit aussi que vous êtes venus chercher ce bijou que réclame l’assassin… Fouillez-les ! ordonna-t-il brusquement à ses hommes qui s’exécutèrent aussitôt. Aldo se laissa faire en serrant les dents. Ce n’était pas la première fois qu’il subissait des palpations policières mais le grotesque de leur situation, à Adalbert et à lui, le révoltait. Naturellement, on ne trouva rien.

— Tant de mal pour si peu de profit ? commenta le commissaire avec un geste circulaire. Vous êtes sûr de ne pas l’avoir avalé ?

De la façon la plus inattendue Adalbert éclata de rire :

— Quoi ? La « larme » de la Reine ? Non mais vous avez vu sa taille ? L’un de nous serait en train d’étouffer en ce moment… À moins qu’on ne l’ait coupée en deux pour ingurgiter chacun un morceau ? Et encore, vous devriez essayer la radiographie, commissaire.

— On verra plus tard. Emmenez-les !

Menottes aux mains les deux hommes furent poussés vers le jardin. Fou de rage, Aldo se tourna vers la jeune fille qui s’était réfugiée dans sa bergère en fermant les yeux.

— Qu’attendez-vous, petite sotte, pour lui dire que personne n’aurait pu trouver quoi que ce soit parce qu’il n’y avait rien à trouver…

— Comment, rien à trouver ? grogna Lemercier.

— Demandez-le-lui ! En dépit de sa « grande fatigue », elle aura peut-être la force de vous raconter son histoire. Elle prétend n’avoir jamais possédé de « larme », vraie ou fausse, et donc n’avoir jamais pris contact avec Chaumet…

— Seulement, susurra Vidal-Pellicorne, vous devriez aller voir ce portrait qui se trouve dans sa chambre. À cela près que chez cette charmante enfant pendant d’oreille s’écrit pendentif, cela devrait vous donner du grain à moudre.

— Laisse tomber, Adal ! conseilla Morosini. Monsieur le commissaire se croit doué de double vue et n’attache de prix qu’à ce qu’il imagine. Je te parie que c’est un fervent d’Arsène Lupin…

— Vous rirez moins quand vous serez devant un tribunal ! lança le policier furieux. Si j’étais vous, je songerais à me trouver un avocat ! Vous devez bien en avoir au moins un dans vos relations influentes ?

— Plusieurs même mais je ne crois pas qu’il vaille la peine de troubler leur sommeil…

La belle humeur affichée par l’égyptologue se trouva cependant entamée lorsque, dans la rue où attendaient les voitures de police, son regard tomba sur la sienne à laquelle il était tendrement attaché :

— Ma voiture ! s’exclama-t-il. Vous n’allez pas la laisser là ?

— C’est à vous cette petite chose rouge ? fit Lemercier qui entendait assister à l’embarquement.

— Oui ! C’est à moi et j’y tiens.

— Entendu ! On va en prendre soin ! Legris ! appela-t-il. Tu as ton permis ?

— Oui, chef !

— Alors tu m’emmènes ce truc dans la cour de chez nous !

Avec une inquiétude évidente, Adalbert suivit des yeux la progression du policier qui s’installait au volant et examinait le tableau de bord. Il eut un soupir de soulagement quand le moteur se mit immédiatement en marche, vite changé en hurlement au passage de la première vitesse dans un horrible grincement.

— Espèce d’abruti ! vociféra l’aimable Adalbert. Vous ne pouvez pas faire attention ! Vous l’avez eu où votre permis de conduire ? Dans la hotte du Père Noël ?…

— Calme-toi, sourit Aldo. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer !

Une demi-heure plus tard, en effet, le silence était revenu, la précieuse Amilcar rangée dans la cour et les deux amis bouclés dans la cage du commissariat en compagnie d’un clochard ivre mort qui dormait étendu sur toute la longueur du bat-flanc prévu pour le repos des prisonniers. Et ce fut assis par terre que les nouveaux venus achevèrent la nuit.

Peu propice au sommeil, le sol de la geôle qui avait dû être celui d’une aristocratique écurie permettait au moins de donner libre cours à la réflexion. Tandis qu’Adalbert habitué de longue date aux chantiers de fouilles archéologiques dépourvus de confort, se roulait en boule pour s’endormir aussitôt, Morosini, adossé au mur du bâtiment, allumait une cigarette en constatant avec humeur qu’il ne lui en restait plus qu’une. Dans la fumée bleue montant vers les poutres noircies du plafond, il voyait s’inscrire un émouvant et jeune visage las à peine éclairé par deux longues prunelles couleur de mer, deux lacs d’eau transparente et cependant indéchiffrables. Pourquoi, après avoir paru accepter ses visiteurs impromptus au point de les emmener visiter sa chambre, pourquoi s’être brusquement retournée contre eux ? Uniquement parce que Adalbert avait évoqué un fiancé éventuel ? C’était bien innocent surtout lorsque l’on se trouvait en face d’une aussi belle fille. Mal habillée sans doute – le tailleur gris avait rappelé à Aldo les invraisemblables costumes dont s’affublait Lisa lorsqu’elle assumait auprès de lui le poste de parfaite secrétaire répondant au nom de Mina Van Zelden – mais la jeune fille n’était visiblement pas riche. Cependant le tissu bon marché, pas très bien coupé ne réussissait pas à masquer ni les longues jambes ni la grâce d’un corps délié dont, tout à l’heure à sa grande honte, il avait éprouvé le désir soudain d’en découvrir les secrets. Il admettait à présent que ce genre de pulsion était inattendue, voire inquiétante. L’abstinence que lui avait imposée sa femme devait être en train de tourner à la frustration.

Quand il se rendit compte que ses pensées revenaient vers ce sujet brûlant, il essaya de réveiller sa colère. Non seulement cette fille les avait dénoncés au mépris de toute logique – s’ils avaient mis la maison à sac ils n’avaient aucune raison d’attendre placidement le retour de la propriétaire – mais elle avait, en outre, porté plainte contre eux ! Encore heureux qu’elle ne les ait pas accusés de l’avoir violée. Ce qu’Aldo se prenait à regretter : au moins il saurait pourquoi il était en prison et il aurait un savoureux souvenir pour lui tenir compagnie. Pourtant, à aucun moment elle n’avait donné l’impression de les craindre. Pourquoi, alors, avait-elle refusé l’aide offerte ? La peur, il l’aurait juré, habitait Caroline. Une crainte déjà ancienne sans doute et peut-être devenue permanente.

Adalbert entamant à cet instant un duo de ronflements avec le clochard, Aldo se leva et fit les quelques pas autorisés par l’exiguïté du lieu non sans avoir allongé au passage un coup de pied dans les fesses de son ami qui sans s’éveiller changea de tessiture et se mit à ronfler en mineur. Exaspéré parce qu’il se sentait sale et qu’il avait mal aux reins, Aldo se mit à siffler. Adalbert resta impavide, le clochard, lui, ouvrit un œil, émit des claquements de langue, déclara :

— Fait soif !…

Se retourna contre le mur et se rendormit. Sans bruit cette fois et c’était autant de gagné.

Découragé cependant, Morosini se rassit le long de son mur et alluma sa dernière cigarette.

Vers huit heures du matin le clochard mal réveillé fut rendu à la liberté – il n’était accusé que de tapage nocturne – et partit finir sa nuit sur le premier banc public apparu dans l’incertain de son rayon visuel. Quant aux deux autres occupants du « trou », nantis par la munificence de leur gardien d’un bol de « café » à la couleur indécise et d’un quignon de pain rassis, ils virent arriver presque aussitôt le commissaire Lemercier qui leur demanda s’ils se décidaient à avouer puis, sur leur chœur de protestation indignée, leur annonça qu’en ce cas ils ne tarderaient pas à comparaître devant le juge d’instruction.

— C’est une honte ! brama Vidal-Pellicorne. Vous outrepassez vos droits et je veux mon avocat ! Immédiatement !

— Je ne peux pas vous le refuser et si vous voulez bien me confier son nom ?

— Maître de Moro-Giafferi. Pour nous deux ! Il habite…

— Le ténor des assises ? On dirait que vous voyez loin ! Je n’envisageais que la correctionnelle mais si vous voulez aller jusque-là vous m’ouvrez des horizons !…

— Au lieu de vous acharner sur nous, commissaire, vous feriez mieux de vous occuper de l’ultimatum envoyé par l’assassin, s’écria Aldo. Plus que deux jours !

Le sourire sarcastique du vieux « Dur-à-cuire » s’élargit :

— Mais je m’en occupe, cher monsieur ! Je ne fais même que cela !… et quelque chose me dit qu’il ne se passera rien après-demain !

— Écoutez ! rugit Aldo vert de rage. Pensez ce que vous voulez mais prenez au moins la peine de prévenir ma famille, au Trianon Palace ! Il s’agit de ma grand-tante, la marquise de Sommières, une dame âgée qui doit être dans la dernière inquiétude…

— Bah ! Ça ne durera pas. Dès demain les journaux la renseigneront !

Sur ce il leur tourna le dos et quitta la pièce !

— Seigneur ! exhala Adalbert, que vous avons-nous fait pour que vous nous ayez livrés aux caprices de ce sinistre imbécile… et de cette petite garce ?

— Il y a quelque chose qui ne colle pas, fit Aldo après un instant de réflexion. Souviens-toi de ce qu’a dit Langlois : Lemercier n’est pas un imbécile. Ce serait même un bon policier.

— Pourquoi alors se conduit-il comme s’il l’était ?

— Ça l’arrange peut-être… Et je me demande s’il ne m’a pas pris en grippe dès notre première rencontre ?

— Il serait insensible à ton célèbre charme ?

— C’est peu dire : il ne peut pas m’encaisser, voilà la vérité ! Quant à « elle », je ne crois pas non plus que ce soit une garce. Cette nuit elle était sur le point de nous faire confiance quand quelque chose l’a effrayée. En un mot elle a eu peur. Reste à savoir de quoi ? Tu n’aurais pas une cigarette ?

— Tu fumes trop ! répondit Adalbert en lui tendant son étui sans autre commentaire. Il n’aimait pas beaucoup le ton, indulgent, à la limite de l’admiration, dont Aldo venait d’user pour évoquer la jeune Caroline. Il avait dit « elle » comme si elle était unique. Or il connaissait bien son ami et il ne manquerait plus que, déçu par Lisa qui lui préférait momentanément son bébé, il tombe amoureux de cette fille – ravissante, il l’admettait ! – mais qui ne lui inspirait guère confiance. Adalbert n’aimait pas que l’on fasse fi d’une aide qu’il offrait toujours de grand cœur.

Le reste de la matinée et le début de l’après-midi se passèrent sans amener le moindre personnage important pour les deux captifs. On ne vit ni l’avocat demandé ni le commissaire Lemercier. Uniquement l’agent de garde qui vint leur offrir un pot d’eau fraîche avec des sandwiches et qui, naturellement, ne répondit à leurs questions que par un haussement d’épaules et un geste évasif des deux mains.

Ce n’était pas leur première expérience de la captivité. Aldo avait été prisonnier de guerre dans un vieux burg autrichien puis au cours de ses aventures d’assez sordides prisons turques{4} sans compter un puits à Saint-Cloud. Quant à Adalbert, il avait tâté des geôles égyptiennes puis de l’hospitalité musclée d’un shérif américain à Newport{5}. En revanche, c’était la première fois qu’ils partageaient une cellule. Qu’elle soit française et même versaillaise n’arrangeait rien, bien au contraire. D’autant plus qu’ils avaient l’impression d’être abandonnés du monde entier et cela dans leur propre pays. Aldo, en effet, se sentait aussi français qu’Adalbert, sa mère défunte, Isabelle de Roquemaure, fille d’un duc, ayant vu le jour dans un château du Languedoc. Cependant, à mesure que passait le temps, leurs réactions différaient alors que Morosini se calmait jusqu’à rejoindre le flegme britannique, Adalbert ressemblait de plus en plus à un chaudron bouillonnant qui menace de déborder.

Aussi quand, vers cinq heures, leur tourmenteur effectua une majestueuse entrée, se jeta-t-il sur la grille en vociférant :

— Pourquoi mon avocat n’est-il pas encore là ? C’est de l’incarcération arbitraire, tonnerre de Dieu ! Et si vous vous obstinez à nous garder dans ce trou sans faire votre travail proprement, je vais faire tellement de boucan que tout le quartier m’entendra et que…

Il s’interrompit. D’un geste, le commissaire venait d’ordonner à son subordonné d’ouvrir la porte puis lâchait en tournant les talons :

— Vous êtes libres ! Allez-vous-en !

Sans plus se soucier d’eux, il sortit de la salle de détention. Tous deux s’élancèrent à sa suite et le rejoignirent à son bureau où il s’assit devant sa table pour consulter un papier. Morosini alla s’y appuyer des deux poings, se pencha vers lui et proposa :

— Si vous nous expliquiez ? Mlle Autié a vu la lumière ?

— Il n’y a rien à expliquer, fit le policier avec une mauvaise grâce quasi palpable. La plainte a été retirée.

— Une intervention divine peut-être ?

— Ça ne vous regarde pas. Et maintenant fichez-moi le camp ! Je vous ai assez vus. On va vous rendre ce qui vous appartient !

— Sans oublier ma voiture, j’espère, grogna Vidal-Pellicorne.

— Je ne vois pas pourquoi nous la garderions. Voilà vos clefs.

Sans songer seulement à ramasser ses lacets de souliers et autres richesses, Adalbert fondit dessus et se rua dehors. Pour revenir quelques secondes plus tard, furibond :

— J’ai deux pneus crevés et une seule roue de secours ! Je veux savoir qui a fait ça ! vociféra-t-il. Passe encore un mais deux ? C’est de la malveillance…

— Manque de chance, hé !

— Et maintenant je fais quoi ? Je la mets sur mon dos pour l’emporter au prochain garage ?

Aldo, qui était allé dans la cour, revint à cet instant :

— Viens, dit-il. Tante Amélie nous a envoyé du secours. On va prévenir le garagiste de l’hôtel : il s’en chargera.

— Il ne fera rien. Je ne suis pas client !

— Mais si, au moins pour ce soir. Tu rentreras demain à Paris tout frais, tout propre…

Résigné, Adalbert suivit son ami. Dans la cour, en effet, la Panhard rutilante de la marquise attendait avec Lucien le chauffeur et Marie-Angéline du Plan-Crépin armé chacun d’un cache-poussière destiné à dissimuler les costumes salis et fripés des deux hommes.

— Angelina, je vous embrasserai quand j’aurai cessé de sentir mauvais, fit Aldo en endossant le manteau avec un soupir de soulagement. Comment êtes-vous ici ?

— Notre marquise m’en voudrait de la priver du plaisir de vous le raconter…

— Vous n’auriez pas un peigne et de l’eau de Cologne ? demanda Adalbert. En dépit de ces cache-misère, on va faire une entrée très remarquée. Il doit bien y avoir un ou deux journalistes qui traînent dans le hall ?

— Rassurez-vous ! On passera par les cuisines…

Une heure plus tard, douchés, rasés et habillés de vêtements empruntés à la garde-robe d’Aldo, les rescapés des geôles versaillaises rejoignaient la marquise et son seau à champagne dans le petit salon de sa suite.

— J’ai fait préparer quelques canapés pour vous permettre d’attendre le dîner. Ce policier a dû vous laisser mourir de faim ?

— Pas absolument mais presque, fit Adalbert en attaquant le plateau sans se faire prier davantage.

— Et toi, Aldo ? Tu n’as pas faim ? demanda-t-elle en le voyant allumer une cigarette…

— Pas vraiment. J’ai surtout hâte d’entendre comment, en si peu de temps, vous avez réussi à nous tirer des griffes d’un homme qui nous destinait au banc des prévenus en cour d’assises ! Parce qu’une jeune sotte nous accusait de nous être introduits chez elle pour la cambrioler alors que sa maison était sens dessus dessous, qu’il n’y avait absolument rien dans nos poches ni dans la voiture d’Adalbert. Si vous aviez vu cette pagaille ! On aurait dit qu’un typhon avait traversé la maison…

— Mais j’ai vu, mon petit, j’ai vu ! fit Mme de Sommières avec un sourire épanoui.

— Nous avons vu, renchérit Plan-Crépin, puisque nous sommes allées chez elle.

— Mais qui vous y a emmenées ? fit Aldo stupéfait.

— Ce cher colonel Karloff, bien entendu !


Comme tous ceux qui ont l’habitude de vivre la nuit, l’ancien officier des cosaques n’arrivait pas à se coucher de bonne heure. S’il était satisfait de posséder cette petite maison en lisière de Versailles, c’était surtout pour sa femme Liouba, heureuse ainsi qu’il l’avait dit à Aldo d’avoir un jardin et d’habiter un quartier plus convenable que Saint-Ouen. Et surtout, le fait d’être propriétaire le rassurait pour l’avenir de sa compagne, qui garderait un toit quand, le plus tard possible, il rejoindrait, dans les steppes bleues du ciel, les escadrons de centaures dont il avait si souvent mené la charge, sabre au clair et hurlant à pleins poumons pour la plus grande gloire du tsar.

Il ne se couchait jamais avant minuit. Quand le temps le permettait, il allait fumer sa pipe sous l’unique cerisier dont Liouba était si fière en regardant pousser ses choux et ses haricots verts. S’il faisait mauvais, sa pipe et lui réintégraient le minuscule salon et le confortable fauteuil coincé entre la cheminée et la table servant de support au gros samovar de cuivre où il lisait son journal depuis le titre jusqu’à la signature du gérant – sans oublier les mots croisés ! – en buvant force tasses de thé noir plus ou moins discrètement additionné de vodka. Ce mélange lui procurait cinq ou six heures d’un sommeil léger lorsqu’il regagnait enfin sa chambre où il savait qu’il ne dérangerait pas Liouba puisqu’elle dormait dans celle d’à côté. Un vrai luxe rendu possible par les trois chambres que possédait une demeure ne rappelant hélas que de fort loin celle de la Moïka où ils vivaient avant la catastrophe, servis par une quinzaine de domestiques. À présent, Liouba et ses rhumatismes se contentaient d’une femme de ménage – russe elle aussi ! – qui venait chaque jour traquer la poussière ou faire la lessive en bramant « Les yeux noirs » ou « Cocher, ralentis tes chevaux » ou d’autres airs encore mais sans oublier de commencer le concert par « Dieu sauve le tsar ! »…

Donc Karloff ne dormait jamais profondément et le moindre bruit le dressait sur son séant, l’oreille au guet ! Cette nuit-là le vacarme des policiers envahissant la maison d’une voisine dont il savait seulement qu’elle était jeune, charmante, solitaire et gagnait sa vie en donnant des leçons de piano l’envoya rejoindre dans la rue, en pantoufles et pyjama, le maigre groupe de curieux que le bruit avait extraits de chez eux et que d’ailleurs des agents de police tenaient à distance. Pas assez loin tout de même pour que le colonel ne reconnût Morosini et Vidal-Pellicorne quand on les embarqua menottés dans le « panier à salade ». Une vague rumeur parlait de cambrioleurs surpris pendant leur travail.

— Des cambrioleurs en smoking avec la Légion d’honneur (cela pour Adalbert !) vous en avez déjà vu beaucoup… protesta-t-il indigné.

— Et pourquoi donc pas ? riposta une commère en bigoudis et robe de chambre en pilou rose. C’est pour inspirer confiance. D’autant qu’y en a qui gagnent bien, ces malhonnêtes !

Peu désireux d’entamer une polémique, Karloff, après avoir vu emmener la voiture d’Adalbert, ne commit pas l’erreur de demander un supplément d’information aux policiers, rentra chez lui, fit sa toilette, s’habilla en prenant soin de ne pas éveiller Liouba. Puis, dédaignant le samovar, se fit du café bien fort afin d’éviter la somnolence qui le prenait parfois au petit matin, après quoi il écrivit un mot pour sa femme lui expliquant qu’il devait prendre un client de bonne heure au Trianon Palace, alla chercher son taxi, prit de l’essence à la pompe, fit un tour dans Versailles pour passer devant l’hôtel de police afin de s’assurer que l’Amilcar s’y trouvait puis fila jusqu’à un bistrot du quartier Notre-Dame où il avait ses habitudes et y attendit qu’il soit une heure décente pour se présenter chez une cliente du grand hôtel. La lecture du Petit Versaillais accompagnée de deux ou trois croissants et de quelques café-calva l’aidèrent. Enfin, aux deux coups de huit heures et demie frappés à l’église proche, dispos et frais comme l’œil, il se dirigea doucement vers le boulevard de la Reine qui piquait droit dans le parc du château et dont le Palace portait le numéro 1. Là, il se rangea sous les arbres délimitant l’espace réservé aux voitures, prit la précaution de ne pas ôter le capuchon de cuir recouvrant le drapeau de son compteur, franchit le seuil encadré de colonnes et, dans le hall dallé de marbre blanc et noir, gagna la réception d’un pas résolu.

Comme cela faisait plus d’un an qu’il véhiculait les clients de l’hôtel, l’homme aux clefs d’or le connaissait et, sachant à qui il avait affaire, n’éleva aucune objection quand il demanda à être reçu par Mme la marquise de Sommières, en s’excusant naturellement de l’heure matinale.

— On lui porte le petit déjeuner à huit heures, dit le chef de la réception en décrochant son téléphone. Elle est donc éveillée. Je vais demander à sa secrétaire quand elle pourra vous recevoir. Peut-être devrez-vous patienter.

Il n’en fut rien. Trois minutes plus tard, Marie-Angéline déjà tout agitée déboulait de l’ascenseur :

— Que se passe-t-il ? Il y a un problème ?

— Plutôt, oui ! Morosini et Vidal… machin ont été arrêtés !

Le temps de monter et il saluait Mme de Sommières qui le reçut en saut-de-lit de batiste mauve et de dentelles blanches comme le bonnet qui maintenait sa « coiffure » pendant la nuit. Une demi-heure après il récupérait son taxi afin d’indiquer le chemin au vieux Lucien, la marquise préférant se rendre chez Mlle Autié dans son propre équipage. En outre – et là l’idée était du colonel ! – il était préférable que la jeune fille ignorât encore ses relations avec le clan Morosini. Ce serait plus facile pour la surveiller.

Arrivé devant la maison, Karloff donna deux coups de klaxon sans s’arrêter et poursuivit son chemin tandis que Lucien rangeait sa voiture devant la grille à laquelle il alla sonner pendant que Marie-Angéline aidait Mme de Sommières à descendre. Aucun policier ne gardait l’entrée mais l’œil vif de la vieille fille eut tôt fait de repérer de l’autre côté de la rue un ouvrier plombier assis sur sa selle de vélo qui se curait les ongles en ayant l’air d’attendre quelque chose :

– Il faut être un policier pour avoir des idées pareilles, ironisa-t-elle. Qui a jamais vu un plombier se faire les ongles ?

— Pourquoi pas ? Chez mon père au château de Feucherolles, ceux qui y venaient mettaient des gants… Tirez plutôt la chaîne de cette cloche ! On dirait que nous arrivons à l’heure du ménage.

En effet trois portes-fenêtres avaient permis de sortir les meubles les plus légers… En même temps le vrombissement d’un aspirateur parvenait aux visiteuses, si bruyant que l’on pouvait craindre qu’il couvrît le tintement de la cloche mais il n’en fut rien. Il s’arrêta et la maîtresse des lieux, enveloppée d’un grand tablier, en pantoufles et un torchon épinglé sur la tête, vint à la grille.

— Mademoiselle Autié, je présume ? fit aimablement Tante Amélie.

— C’est moi. À qui ai-je l’honneur ?

— Je suis la marquise de Sommières, voici ma cousine, Mlle du Plan-Crépin, qui fait partie de l’organisation de l’exposition « Magie d’une reine ». Nous souhaitons bavarder un instant avec vous au sujet du regrettable événement d’hier soir.

La jeune fille ne répondit pas tout de suite. D’un geste machinal elle ôta le torchon de sa tête en considérant d’un air incertain cette grande dame – à l’évidence c’en était une ! – imposante et encore belle dans une longue robe « princesse » en guipure sable telle qu’en portait la reine Alexandra d’Angleterre au début du siècle, une dizaine de sautoirs précieux au cou, avec des gants de suède assortis et un chapeau-plateau supportant des roses de mousseline. Non seulement elle n’était pas ridicule mais on éprouvait en la regardant que c’était la mode actuelle qui était dans son tort. Derrière elle, une voiture d’époque étincelante avec chauffeur en livrée complétait le tableau :

— Nous vous dérangeons sans doute, continua l’apparition dont les yeux étaient aussi verts que ceux de Caroline elle-même, mais ne pourrions-nous entrer un moment pour parler plus aisément que derrière cette grille ?

— Nous donnons l’impression d’être dans le parloir d’un couvent… ou d’une prison, compléta sévèrement la cousine qui passait un peu inaperçue en retrait de la marquise.

— Veuillez m’excuser et vous donner la peine d’entrer.

Elle ouvrit la grille, fit passer les deux femmes puis referma soigneusement avant de précéder ses visiteuses dans le salon qui avait retrouvé une image présentable… Il était clair que la jeune fille avait dû travailler dur depuis le matin. En admettant même qu’elle se soit couchée car son visage portait des traces de fatigue. Mais elle faisait bonne contenance, offrit deux chaises cannées qui étaient intactes et leur demanda en quoi elle pouvait les aider.

— À réparer une injustice, sourit la marquise en soulevant sa voilette jusqu’au bord de son chapeau. Du moins je pense que c’en est une. Je voudrais que vous nous racontiez ce qui s’est passé hier soir dans cette maison. Vous avez reçu des visites m’a-t-on dit ?

— Davantage que je ne l’aurais voulu… Rentrant de voyage plus tard que prévu – mon train a pris du retard ! – j’ai trouvé ma maison bouleversée, fouillée de fond en comble.

— Que vous a-t-on volé ?

— Rien pour autant que je puisse en juger : pas même une petite cuillère. Je possède quelques jolis souvenirs de mes parents… et tout est là.

— Autrement dit, compléta Marie-Angéline, ce que l’on cherchait on ne l’a pas trouvé. Vous avez une idée de ce que cela peut être ?

Mlle Autié marqua une légère hésitation avant de répondre :

— Aucune !

— En ce cas, reprit Mme de Sommières, comment se fait-il que vous ayez fait arrêter mon neveu et son ami ? J’espère que vous ne les avez pas pris pour des cambrioleurs ?

Instantanément le jeune visage reprit son expression méfiante :

— Mais si, madame ! Comment appelez-vous des hommes qui s’introduisent dans une demeure en franchissant le mur ?

Mme de Sommières se mit à rire :

— Des explorateurs ? Vous n’imaginez pas le nombre d’expéditions de ce genre que ces deux lascars ont menées depuis qu’ils se sont rencontrés, il y a environ huit ans. Mais ils ne travaillaient jamais pour leur profit. Toujours pour quelqu’un ou pour une cause.

— Ce qui signifie qu’il y a derrière un cerveau, un chef de bande qui dirige leurs actions ?

— Ça ne va pas, non ? s’écria Plan-Crépin tellement indignée qu’elle en oubliait de châtier son langage. Les avez-vous seulement regardés ? L’un est un archéologue reconnu, célèbre, l’autre un expert en joyaux de préférence princiers ou royaux, encore plus réputé, qui possède un palais à Venise, est marié à la fille d’un banquier richissime et père de trois enfants ! Et vous les avez expédiés en prison sans prendre la peine de respirer ?

Caroline s’empourpra sous une poussée de colère :

— C’est ce que l’on fait d’ordinaire quand on trouve chez soi, en pleine nuit, des gens que l’on n’a jamais vus. Voulez-vous me dire ce qu’ils venaient faire ?

— Je n’en sais rien mais ils ont dû vous le dire avant que vous n’appeliez la police pour les faire embarquer ?

— Oh, pour parler ils ont parlé ! Un vrai duo, admirablement réglé ! Il était question d’une boucle d’oreille de Marie-Antoinette, ou plutôt de sa copie que j’aurais confiée au joaillier Chaumet pour qu’il l’expose à Trianon dans l’espoir de faire apparaître la vraie ! Une histoire de fous !

— Ah, vous croyez ? Et le commissaire Lemercier avant de se ruer sur mon cousin ne vous en a pas touché un mot ?

— Si, admit la jeune fille de mauvaise grâce. Je dois même me rendre à son bureau ce tantôt pour faire une… déposition et répondre à quelques questions…

— À merveille ! fit la marquise. En ce cas, le mieux est de ne pas différer. Allez vous préparer, nous allons vous emmener. Ma voiture est à la porte…

— Je n’ai pas besoin que l’on me dicte ma conduite ! Et je ne vois vraiment pas pourquoi j’irais avec vous ?

— Parce que c’est assez loin, fit Mme de Sommières avec douceur et que nous avons une voiture devant la porte. Cela vous évitera une peine supplémentaire dont vous n’avez nul besoin car je vous crois très lasse ? Je me trompe ?

— N… on ! Je… je n’en peux plus !

Et sans transition, elle se jeta sur le canapé qui perdait son crin par touffes noires puis éclata en sanglots que les deux visiteuses se gardèrent bien d’interrompre : cette petite en avait visiblement besoin.

— Laissons-la se calmer, chuchota Tante Amélie, mais voyez donc s’il n’y a pas quelque chose d’un peu remontant dans cette maison. Après quoi, vous l’aiderez à se préparer et nous l’emmènerons.

L’interpellée jeta un coup d’œil à la pendule de bronze qui semblait fonctionner :

— Est-ce que nous savons qu’il va être midi ? Le commissaire sera parti déjeuner.

— Qu’à cela ne tienne. Nous allons en faire autant. Un bon repas apportera le plus grand réconfort à cette pauvre fille… Elle se sentira mieux ensuite pour affronter la police.

— Espérons qu’elle acceptera, chuchota Marie-Angéline. Elle ne semble pas facile à manier.

— Qu’est-ce que vous imaginiez ? Qu’elle allait nous sauter au cou alors qu’il y a une heure elle ignorait jusqu’à notre existence ?… Ah, j’y pense, avant de partir vous irez avertir le plombier qu’il peut ranger sa trousse de manucure. Lui aussi a le droit de déjeuner…

— … Et voilà ! conclut Tante Amélie. Tout a marché comme sur des roulettes. La petite Autié a fini par consentir à partager le pain et le sel avec nous, à la suite de quoi nous nous sommes rendues à l’hôtel de police où, après une explication… je dirais animée… elle a retiré sa plainte. Nous l’avons ramenée chez elle. J’avais suggéré qu’elle accepte d’être mon invitée à l’hôtel pour quelques jours afin de se remettre de ses émotions mais elle a refusé : elle tient à rester dans sa maison !

— Puisque vous avez passé un long moment avec elle, avez-vous réussi à débroussailler son histoire de pendentif ? demanda Adalbert. Avant de nous vouer aux gémonies, elle nous a montré un portrait…

— Celui de cette horrible femme ! frémit Plan-Crépin.

— Vous n’y connaissez rien, ma fille ! Et surtout vous ignorez qu’une femme laide mais désirable peut enchaîner un homme plus sûrement qu’une reine de beauté. C’était sans doute le cas de la seconde épouse du grand-père. Or, elle était folle de ce joyau connu dans la famille depuis des lustres sous le nom du pendentif et, quand elle s’est sentie mourir, elle a exigé de son époux qu’il l’enterre avec elle mais dans le plus grand secret. Personne ne devait savoir afin qu’elle pût être certaine qu’on ne viendrait pas la déranger dans son sommeil éternel. Ce que dans son désespoir de la perdre il a accepté. Quand il est mort à son tour, Caroline en rangeant ses papiers a découvert le pot aux roses en lisant un journal intime qu’il cachait dans un meuble.

— Et elle n’a pas demandé l’exhumation alors qu’elle ne roule apparemment pas sur l’or ? commenta Aldo. Elle est héroïque, cette fille !

— Je la crois un être de qualité, fit Tante Amélie songeuse. Il est même étonnant que, tournée comme elle est, aucun homme n’ait songé à l’épouser.

— C’est peut-être elle qui ne veut pas ! suggéra Adalbert. Le célibat c’est une vocation. J’en suis la vivante preuve.

Morosini se mit à rire :

— Pas très convaincante, ta preuve ! Ton cher célibat, tu as dangereusement failli y renoncer à certaines occasions ?

— Que c’est élégant de me le rappeler ! La chair est faible sans doute mais le Seigneur a préservé son serviteur ! déclama-t-il en levant vers le plafond un regard extasié. Ce dont je ne le remercierai jamais assez !

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