CHAPITRE XII


DE MAL EN PIS

Atteint d’une fracture au bassin, Langlois était aux mains du chirurgien quand Adalbert et Pauline quittèrent l’hôpital de Saint-Cloud, soulagés de le savoir hors de danger. Le premier restait cependant sombre. Des semaines passeraient avant que le policier puisse reprendre son activité. Son collègue versaillais allait avoir largement le temps de faire autant de dégâts qu’il voudrait et Aldo de disparaître définitivement de la surface de la Terre.

Aussi, après avoir déposé sa passagère au Trianon Palace, Adalbert encore tout bouillant de colère et de déception fonça-t-il sur l’hôtel de police. Il trouva Lemercier dans la salle des inspecteurs en train de donner des ordres à ses subalternes. Il piqua droit dessus :

— Je viens vous annoncer une nouvelle qui va vous faire plaisir, lâcha-t-il sans respirer. Le commissaire principal Langlois vient d’avoir un accident d’auto en traversant Ville-d’Avray…

— Et pourquoi cette nouvelle devrait me plaire ? fit l’autre en tournant vers lui un œil de granit.

— Mais parce que c’est vous qu’il venait voir. Il voulait vous expliquer qu’en prenant Morosini pour un truand vous vous trompez de bout en bout ! Sans compter que vous jouez avec sa vie !

Lemercier le considéra un instant puis :

— Et de cinq !… Suivez-moi !

En trois pas il eut atteint la porte de son bureau qu’il ouvrit largement découvrant Mme de Som-mières, Marie-Angéline, Quentin Crawford et Olivier de Malden répartis sur divers sièges :

— Voilà !… Vous voyez, il ne manquait plus que vous ! Mais entrez donc ! Plus on est de fous plus on rit !

Aussitôt Tante Amélie fut debout :

— Il s’agit de la vie de mon neveu, monsieur, et je ne suis pas venue pour rire !

— Je n’en ai pas plus envie que vous. Sauf le respect que je vous dois, mesdames et messieurs, vous me cassez les pieds et surtout vous me faites perdre mon temps. Alors, par pitié, foutez-moi la paix et laissez-moi travailler ! Merci de votre visite !

Cette sortie fut saluée d’exclamations indignées mais Adalbert ne s’en tint pas là :

— Un instant ! Je pourrais peut-être vous donner quelques informations supplémentaires. Savez-vous seulement que le marquis des Aubiers a été assassiné ? Sa nièce a refusé de porter plainte parce qu’elle a hâte de toucher son héritage mais le fait demeure : on l’a tué.

— D’où le prenez-vous ?

— Dans son escalier où quelqu’un avait tendu un fil. Demandez aux brancardiers de l’hôpital : il y en a un qui s’est cassé la figure dessus et qui, bien sûr, n’était pas content !

— Et pourquoi aurait-on fait ça ?

— Pour l’empêcher de parler. Il avait invité Mme de Sommières ici présente à prendre le thé afin de la convaincre de ne pas laisser Mlle du Plan-Crépin fréquenter la bande du professeur Ponant-Saint-Germain qu’il jugeait dangereuse…

— Il délirait. Ce sont de braves gens, âgés d’ailleurs, qui se réunissent dans un coin ou un autre du château ou du parc, pour célébrer le culte de Marie-Antoinette en se donnant des airs de conspirateurs !

— Il n’y a pas que des vieux ! Il y a aussi des jeunes singulièrement musclés et chargés de faire régner l’ordre. Demandez à Mlle du Plan-Crépin, elle a des lumières là-dessus ! Mais ce n’est pas tout : je désire poser devant vous une question à lord Crawford ?

— À moi ?… Ma conduite serait-elle sujette à caution ?

— C’est ce que nous allons voir ! L’autre soir, au Hameau et chez lady Mendl, votre épouse portait un admirable collier de diamants dont elle ne cachait pas qu’il avait appartenu à la Reine ?

— En effet, mais…

— Est-ce le seul joyau de cette provenance que vous possédiez ?

— Je ne vois pas pourquoi vous me posez cette question mais la réponse est oui. Pour le moment présent du moins…

— Ce qui veut dire que vous en possédiez un autre. Lequel ?

Le lourd visage de l’Écossais s’assombrit d’un seul coup :

— L’une des deux fameuses larmes de diamants…

— Tiens donc !…

— Elle m’a été volée il y a un peu plus d’un an en Écosse, dans mon château familial près d’Inverary. En même temps d’ailleurs qu’une miniature sur ivoire sur laquelle la Reine, en grand habit, porte les deux boucles d’oreilles. Une miniature à laquelle je tenais énormément ! ajouta-t-il d’une voix émue. Qui n’attendrit pas Adalbert.

— De là à penser que vous avez fait copier la larme pour la présenter à l’exposition sous le nom de Mlle Autié…

— Moi ? Pendant que vous y êtes, accusez-moi d’avoir fait massacrer tous ces pauvres gens ? Vous m’insultez, monsieur, et je n’ai jamais permis à quiconque…

— Vous voulez qu’on se batte en duel ? Vous ne trouvez pas qu’il a déjà coulé assez de sang ? D’autant que vous ignorez peut-être que le joyau… et un autre un nœud de corsage en diamants et émeraudes…

Les yeux de l’Écossais s’ouvrirent démesurément :

— Jamais acheté !… Jamais vu non plus ! Il appartenait à la Reine ?

— Si vous ne le savez pas ce n’est pas moi qui pourrai vous le dire. En revanche, j’affirme que ces bijoux sont chez vous…

— Vous en avez menti ! Je sais ce que je possède ! Nom de Dieu !

— Si on se calmait ? trancha la voix sèche de Lemercier. Vous maintenez votre accusation ? fit-il à l’adresse d’Adalbert.

— Plutôt trois fois qu’une !

— C’est insensé ! écuma l’Écossais.

— J’ai dit : du calme ! Il y a un moyen fort simple de savoir qui dit la vérité et qui ment. Avec votre permission, lord Crawford, nous allons nous rendre chez vous sur l’heure. Avec, comme il se doit, votre accusateur qui devra nous montrer ce qu’il avance. Mesdames, messieurs, vous aurez l’obligeance de m’excuser mais je n’ai plus de temps à vous accorder. J’ai, ainsi que vous pouvez le constater, plus urgent à faire !

Olivier de Malden qui avait amené les deux dames, les ramena cependant que Lemercier, Crawford et Vidal-Pellicorne s’embarquaient dans la voiture de police. Le chauffeur de l’Écossais les suivit avec la Rolls…

Arrivés à destination, Crawford demanda que l’on avertisse sa femme mais le maître d’hôtel répondit que « Milady » était partie pour Paris avec la « petite voiture » qu’elle aimait conduire elle-même.

— Ce n’est pas plus mal, commenta Adalbert puisque le trésor – on peut l’appeler ainsi – est chez elle.

— Chez ma femme ? Mais c’est insensé ! protesta Crawford qui avait peine à se contenir.

— C’est ce que nous verrons, dit le commissaire. Si vous vouliez nous montrer le chemin ?

En pénétrant dans la chambre de Léonora, Adalbert ne put se défendre d’un sentiment de gêne, celui d’être en train de violer l’intimité d’une jolie femme mais reculer n’était plus possible : trop d’intérêts étaient en jeu. Surtout peut-être la vie d’Aldo ! Il désigna ensuite la salle de bains en marbre rose, y chercha des yeux l’armoire à pharmacie mais laissa Lemercier fouiller lui-même. Ce fut vite fait. Quelques secondes et la boîte à pansements livrait son précieux contenu. Les jambes fauchées, le mari de Léonora se laissa tomber sur un tabouret. Force fut à Adalbert d’admettre que son émotion n’était pas feinte. Il était livide…

— Je… je ne comprends pas pourquoi elle a fait cela. Je ne lui ai jamais rien refusé. Je lui avais même dit que je lui donnerais ce bijou si j’arrivais à retrouver l’autre. Sans doute n’a-t-elle pas pu attendre…

— N’importe comment, dit Lemercier, je n’ai aucun droit de l’emporter puisque c’est votre propriété. Mais ceci ? ajouta-t-il en présentant le nœud sur le plat de sa main.

Il le prit dans ses doigts et le caressa :

— Quelle merveille !… Il a effectivement orné le corsage de Marie-Antoinette mais il ne m’a jamais appartenu et j’ignore d’où il vient !

— C’est là que Morosini pourrait nous être utile ! soupira Adalbert. Il n’existe pas au monde un joyau royal dont il ne connaisse la provenance et souvent l’itinéraire. Il est vrai que ce n’est qu’un escroc de bas étage en fuite à présent ! fit-il amèrement.

— On en reparlera plus tard ! grogna le commissaire.

— Quand on aura retrouvé son cadavre ? Il a déjà failli mourir, non loin d’ici…

— Assez ! Je vous répète de me laisser faire mon travail comme je l’entends ! Quant à vous, lord Crawford, voulez-vous porter plainte ?

— Non. Je partage l’avis de M. Vidal-Pellicorne : j’aime à régler mes affaires moi-même.

— En cas, je vous rends cet objet ! fit Lemercier en refermant la boîte qu’il remit à Crawford. L’un des bijoux est à vous et il n’y a aucune plainte concernant l’autre. En échange… je vous demande de faire comme si rien ne s’était passé. Il me serait utile que lady Léonora ignore notre visite. Au moins pour un temps.

Crawford se releva et redressa la tête :

— Je vous remercie, monsieur le commissaire ! Cela me permettra de mener ma propre enquête mais si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas !

— C’est possible… En attendant, donnez des ordres à vos serviteurs afin que votre épouse n’apprenne rien. Où est votre secrétaire ?

— En ville ! Je l’ai envoyé faire quelques courses !

— C’est parfait !

Dans la voiture les deux hommes roulèrent un moment en silence. La façon dont Lemercier venait de mener cette affaire surprenait Adalbert. Elle révélait en lui une facette inattendue. Depuis le premier contact, il le prenait pour le plus buté des imbéciles. Or, il découvrait en lui une certaine finesse. Se pouvait-il que Langlois ait eu un peu raison ?

Quand on fut en vue du Trianon Palace, Lemercier déclara :

— Nous avons retrouvé le taxi de votre ami Karloff.

— Où ?

— Dans la Seine, près de la machine de Marly où il s’est coincé. Malheureusement dans un triste état. Il n’est guère réparable…

— Qu’il le soit ou pas n’a guère d’importance. Le pauvre homme ne pourra sans doute plus jamais reprendre son métier…

— Sans doute, en effet ! On peut se demander de quoi il vivra. Ces réfugiés russes sont généralement ruinés…

Cette question, Adalbert l’avait déjà évoquée avec Aldo. Il ne put s’empêcher de lâcher :

— C’est bien la première fois que vous donnez l’impression d’être sensible à la misère des autres ! Surtout celle de Karloff ! Il était pour vous un danger public…

— Je n’ai pas changé d’avis mais de là à ignorer ce qui pourrait devenir, à brève échéance, la détresse d’une famille…

La voiture s’arrêta devant la grille d’entrée de l’hôtel. Adalbert ouvrit la portière pour descendre, puis se tournant vers Lemercier :

— Ne vous tourmentez donc pas pour lui, commissaire ! Morosini y a pensé avant vous. Et il a fait ce qu’il fallait. Parce qu’il n’est pas seulement très riche. Il est aussi très généreux… votre voleur !

La portière en claquant donna la juste mesure de son ressentiment… et de sa pudeur : le policier ne vit pas qu’il avait les larmes aux yeux…

Vidal-Pellicorne était encore mal remis de son émotion quand, dans le hall de l’hôtel il aperçut la moitié inférieure de Michel Berthier – reconnaissable à ses « knickerbockers » en tweed gris et à ses chaussettes écossaises – surmontée d’un journal – L’Excelsior ! – largement déployé. Aussi louvoya-t-il dans l’espoir de gagner les ascenseurs sans se faire remarquer. Peine perdue : le journaliste avait pratiqué un petit trou dans le papier afin d’observer à loisir le tambour vitré de la porte. Il laissa choir son quotidien et, en trois sauts, rejoignit Adalbert :

— Vous avez du nouveau ?

— Non !… Si ! Le commissaire principal Langlois est à l’hôpital de Saint-Cloud avec le bassin fracturé !

— M… ! fit sobrement Berthier. Qu’est-ce qu’il faisait dans le coin ? Il n’aurait pas eu l’intention de calmer le grotesque entêtement de son confrère de voir un coupable dans Morosini ?

— Tout juste ! Avouez que ce n’est pas de chance !

— En effet, mais on va peut-être le ramener à la raison ? On n’a pas idée de confondre Morosini avec Arsène Lupin ! D’autant que celui-ci n’aurait jamais pris la fuite avec la rançon de cette malheureuse ! Qu’est-ce que vous diriez de quelques lignes bien senties à la « Une » ?

Adalbert eut un geste découragé :

— Pourquoi pas ? Au point où l’on en est !… J’espère seulement que ça ne lui servira pas d’oraison funèbre !

— Ben, dites donc ! Vous êtes optimiste, vous !

— Pas très, non ! Étant donné que le ravisseur joue les indignés et que Morosini passe pour avoir pris la fuite, il n’a aucune raison de le garder en vie ! En revanche, il en a beaucoup de s’en débarrasser…

— Sa femme a été prévenue ?

— Pas encore et on ne le fera qu’en face d’une certitude. Inutile de lui infliger des angoisses supplémentaires : elle en a eu sa large part depuis qu’ils sont mariés… Pendant que j’y pense ! Vous êtes retourné chez Mlle Autié ?

— Une seule fois mais il n’y a rien de changé. La maison est dans l’état exact où nous l’avons laissée. Les tableaux sont en place et les meubles debout ! C’est bizarre, vous ne trouvez pas ?

— C’est à elle seule que la maison en veut ! Elle est adulte pourtant ! J’ai entendu parler assez souvent de phénomènes de ce genre dans des lieux où habitait un adolescent, garçon ou fille…

— Elle a quoi ? Vingt ans au plus ? C’est pas si loin l’adolescence… et si elle est vierge !

— Vous avez peut-être raison ? Ou alors elle est morte et l’esprit est satisfait !

— Qu’est-ce qui vous prend de voir des morts partout ? protesta le journaliste. Moi je suis comme saint Thomas : pour croire il faut que je voie.

— Alors, cherchez, bon Dieu !

— Et qu’est-ce que je fais d’autre ? J’ai obtenu de mon patron de rester ici tant que le mystère ne sera pas éclairci. Mais il faut que j’arrive à quelque chose !

Un instant, Adalbert considéra le journaliste. Celui-là avait incontestablement le feu sacré. Aussi n’hésita-t-il qu’à peine avant de dire :

— Écoutez ! Si vous me donnez votre parole d’homme de ne pas vous jeter sur votre stylo pour tartiner je ne sais quelle histoire mirifique et complètement fausse, je vous raconte ce qui vient de se passer chez les Crawford !

— Ce ne serait pas mon intérêt. Les lecteurs aiment qu’on leur livre une belle histoire bien ficelée et non des lambeaux plus ou moins informes. Je n’écrirai rien avant d’avoir tout compris. Je dis bien tout !… et vous avez ma parole.

Adalbert rapporta donc la scène qui s’était achevée dans l’appartement de Léonora. Pendant qu’il parlait le visage de Berthier s’éclairait :

— Je ne sais pas pourquoi votre Crawford ne m’a jamais inspiré une franche sympathie, fit-il quand Adalbert eut achevé son récit. C’est idiot parce que je n’ai absolument rien à lui reprocher mais j’ai envie d’aller traîner autour de sa maison avec Ledru…

— Faites-le, mais avec prudence !

— Vous pourriez venir avec nous ? À trois on est plus fort qu’à deux.

— J’en sors et je suis plus facile à repérer que vous qui êtes inconnus là-bas… Et si vous réussissiez à avoir accès au garage ? La voiture noire aux portières cannées qui a jeté en pleine nuit le corps du colonel Karloff aurait été volée à Crawford il y a déjà un moment. Si par hasard elle était rentrée au bercail elle aurait peut-être des choses à nous apprendre. Sans parler de la voiture rouge qui ressemble si fort à la mienne… Nous aurions un début de preuve.

— Et vous ? Que faites-vous ?

— Dans l’immédiat, je vais rendre compte de ce que je sais à Mme de Sommières. Elle a grand besoin de réconfort…

— Ça ne va pas s’arranger ! Bonne chance, quand même !

Mais il était écrit qu’Adalbert n’en avait pas fini, ce soir-là, avec les mauvaises surprises. En rentrant chez la marquise, il se retrouva en plein drame. À peine la porte franchie, Marie-Angéline rouge de colère lui sauta littéralement à la figure :

— Ah, vous voilà ! Dites-moi donc ce qui vous a pris de nous ramener votre Américaine ? Croyez-vous que cette étrangère nous soit nécessaire ?

Suffoqué par la violence du ton, il chercha l’appui de Mme de Sommières mais, debout devant l’une des fenêtres, elle donnait son attention à une jardinière contenant des plantes vertes dont elle ôtait soigneusement les feuilles mortes. Et ne se détourna pas pour préciser :

— Cela fait vingt bonnes minutes qu’elle est dans cet état ! En rentrant du salut, Plan-Crépin nous a trouvées, Mrs Belmont et moi, en train de causer le plus calmement du monde et elle a pris feu. C’est votre tour, à présent !

— Ne me dites pas qu’elle a jeté Pauline à la porte ? s’écria Adalbert affolé.

— Elle n’a pas été jusque-là mais…

— J’ai été extrêmement polie ! clama Plan-Crépin. Je lui ai seulement fait entendre… avec… calme !… que nous n’avions pas besoin de quiconque pour supporter l’épreuve que nous endurons. Ce n’est malheureusement pas la première et je…

— Doux Jésus ! gémit Adalbert. Si ce n’est pas une mise à la porte ça y ressemble bigrement ! Qu’est-ce qui vous a pris ? ajouta-t-il. Mrs Belmont est fort inquiète de Morosini qu’elle aime beaucoup…

— Trop ! Qu’elle aime beaucoup trop ! Nous n’allons pas oser prétendre qu’elle n’est pas amoureuse ?

Elle revenait vers Tante Amélie qui, avec un soupir excédé, opérait un demi-tour pour lui faire face :

— Non, je ne le dirai pas, admit-elle. Il est plus qu’évident qu’elle l’aime. Les larmes lui montent aux yeux quand elle en parle. Elle a peur autant que nous !

— Mais elle n’a pas à venir nous le dire sous le fumeux prétexte de nous soutenir ! Elle n’a pas le droit de se prendre pour Lisa !…

Éclatant soudain en sanglots, Marie-Angéline se rua hors du salon. Restés seuls, Tante Amélie et Adalbert échangèrent un regard, un soupir…

— Je vais offrir mes excuses à Pauline, fit celui-ci.

— Rassurez-vous, c’est fait. Et devant Plan-Crépin en plus, mais j’irai la voir tout à l’heure et j’obligerai ma folle à faire la paix…

— Elle est peut-être déjà repartie ?

— Je lui ai demandé de rester. Si nous ne devons jamais revoir Aldo, des larmes de plus n’auront aucune importance. Le pire sera quand il faudra prévenir sa femme. Pourquoi… mais pourquoi ne vient-elle pas ? Elle ne donne même pas de ses nouvelles !

— Aldo ne doit pas écrire beaucoup non plus. Il lui en veut de ne plus s’occuper de lui à cause de ce petit bonhomme qu’elle vient de mettre au monde.

— Je peux la comprendre, dit Tante Amélie, quoique je trouve exagéré cette espèce d’exclusive. Fasse au ciel qu’Aldo nous soit rendu et qu’elle n’ait pas à se faire des reproches trop cruels ! Quant à Plan-Crépin, je ne l’aurais pas crue touchée à ce point !

— Connaît-on à fond ceux qui nous entourent ?… Même les plus proches ! Avec Marie-Angéline on a un peu tendance à oublier qu’elle est une femme.

— Ce doit être vrai mais je ne tolérerai jamais que l’on pleure quelqu’un avant d’être sûr de sa mort ! Quant à vous, ajouta-t-elle l’œil soudain étincelant, vous feriez mieux de chercher Aldo au lieu de vous occuper des états d’âme de trois bonnes femmes ! Pour ça, je peux suffire !

— Si seulement je savais par où commencer !


Le cri perça la brume cotonneuse dans laquelle Aldo flottait depuis un temps impossible à déterminer. Pas tellement désagréable d’ailleurs ! C’était comme si, délivré de la pesanteur, on était suspendu entre deux eaux… mais ce cri était bien terrestre et le ramena à la surface comme au sortir d’un rêve.

Se redressant d’un seul coup, il constata qu’il était assis sur le matelas fatigué d’un de ces lits de fer à roulettes – son mouvement l’avait déplacé légèrement – et pliants qui sont la bénédiction des ménages modestes ne disposant que d’un espace vital réduit. La différence était ce qu’il y avait autour et dont n’aurait pas voulu le plus endurci des ermites pour la bonne raison que c’était le seul meuble digne de ce nom. Le reste étant une chaise en train de se dépailler, un seau et une cruche d’eau. Le décor ambiant ne valait pas mieux. Mal éclairé par une lucarne dépourvue de carreaux placée tout en haut d’un mur et grise de poussière, ce pouvait aussi bien être une cave, qu’un ancien cellier, une resserre. En outre, trois planches en voie de désintégration ornaient l’un des murs salpêtrés. Pour le moment, c’était à l’évidence une prison et fortement défendue : deux barreaux en croix réduisaient l’imposte et, si la porte n’était pas neuve, la serrure l’était indéniablement.

Unique satisfaction dans ce constat déprimant, il était libre de se déplacer : aucune entrave ne lui avait été imposée et s’il apprécia ce détail à sa juste valeur, il n’en conclut pas moins qu’il devait y avoir à l’extérieur d’autres moyens de le retenir dans ce trou.

De la position assise, il voulut passer à la station debout mais une douleur accompagnée d’un vertige le renvoya sur son matelas. En même temps lui revenait la mémoire de ce qui s’était passé. Il se revit sortant de la camionnette, tendant le sac de cuir à une main gantée, se remettant sur ses pieds dans la lumière aveuglante puis le coup sur la base du crâne qui l’avait mis KO.

Ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait et son expérience passée lui disait qu’on n’avait pas frappé lourdement, mais cela n’expliquait pas le brouillard dans lequel il errait. Un coup d’œil sur sa personne le renseigna : on lui avait enlevé sa veste de smoking, sa cravate, ouvert sa chemise dont la manche était roulée au-dessus du coude. Il vit alors sur son avant-bras la trace d’une piqûre. On l’avait drogué mais à quoi ? Il n’en savait trop rien. Son odorat ne distinguait aucune odeur.

Afin de s’éclaircir les idées, il réussit à se lever en s’accrochant au lit et à faire trois pas lui permettant d’atteindre la cruche qu’il traîna sur le sol pour l’amener près de la couche où il se laissa retomber. Le grincement du sommier métallique lui vrilla le crâne mais, en fouillant ses poches de pantalon, il trouva son mouchoir dont il trempa un coin dans l’eau pour se rafraîchir le visage et le sommet de la tête. Ce qui lui fit du bien.

Ensuite il prit la cruche à deux mains pour se désaltérer. Il se sentait la gorge sèche avec, dans la bouche, un goût bizarre que l’eau lui permit de faire disparaître. Tout de suite il se sentit mieux mais, avant d’entreprendre l’examen détaillé de sa prison, il explora ses poches, trouva sa montre de gousset plate – pas question de porter un bracelet-montre avec une tenue de soirée ! – et vit qu’elle indiquait trois heures, ce qui lui rappela qu’il avait faim mais peut-être n’entrait-il pas dans le plan de ses ravisseurs de le nourrir ?… Il trouva aussi la petite loupe de joaillier qui ne le quittait jamais où qu’il aille et en quelque tenue que ce soit. Il y avait aussi le mince portefeuille avec trois ou quatre billets de banque. Malheureusement ce dont il avait le plus besoin manquait à l’appel ! Son étui à cigarettes et son briquet. En or tous les deux et à ses armes ! Il en éprouva une vive contrariété. Passe encore d’être affamé mais si, en plus, il n’avait plus rien à fumer, il allait être vraiment malheureux !

Il se leva, constata que l’équilibre était bon cette fois et effectua deux ou trois tours des lieux plus un brin de gymnastique afin de s’assurer de l’élasticité de ses muscles. C’est alors que le cri se fit entendre une seconde fois et le figea sur place, l’oreille tendue. Il aurait juré que c’était une femme qui l’avait poussé. Et en effet presque aussitôt il entendit :

— Non ! Non !… Pas ça !… Par pitié, Sylvain !…

Aussitôt suivi d’un gémissement de douleur et plusieurs mots prononcés par une voix masculine mais qu’il ne comprit pas. Sa réaction fut immédiate : courant à la porte il frappa dessus à coups de poing :

— Laissez cette femme tranquille ! hurla-t-il. Quel genre de sauvage êtes-vous ?

Mais il n’obtint que le silence. Il lui sembla seulement entendre des sanglots dont l’écho allait en décroissant : il en déduisit que l’on devait emmener la femme et personne ne répondit à son appel.

Cependant, ils étaient pleins d’enseignements, ces cris, parce qu’il aurait mis la main au feu que Caroline les avait poussés. De même il savait à présent qui était leur ravisseur à tous deux : Sylvain Delaunay ! Le fameux cousin style Arlésienne ! L’homme invisible qui écrivait de Buenos Aires des lettres qui devaient venir en gros de Versailles ! Le soi-disant fiancé ! Ce qu’Aldo refusait de croire après ce qu’il venait d’entendre. Ou alors ce garçon avait une curieuse façon de faire sa cour !… Pauvre petite Caroline !

Il pensa que la meilleure manière de lui venir en aide était de se sortir de là lui-même et il entreprit l’examen minutieux de son local mais plus par acquit de conscience que dans l’espoir réel de trouver une issue : les murs étaient faits de parpaings qui céderaient peut-être à une pioche mais pas à ses mains nues. La porte, de gros bois rugueux, semblait épaisse et, comme il l’avait constaté auparavant, était armée de serrures neuves. Si l’on arrivait à y mettre le feu, elle prendrait certainement un temps fou à brûler en dégageant une fumée asphyxiante. D’ailleurs Aldo n’avait plus de briquet ! Enfin, l’imposte. Si, en repliant le lit, en le roulant dessous et en y grimpant, il devait être possible de l’atteindre et de s’y glisser, il aurait fallu scier les barreaux en croix ! Décourageant !

Il revint s’asseoir sur son lit et, les coudes aux genoux, se prit la tête à deux mains dans l’espoir d’en extraire une idée qui ne vint pas. Restait à attendre que quelqu’un se montre, ce qui n’était pas sûr. On était capable de l’oublier au fond de ce trou, ce qui n’aurait rien d’étonnant venant de gens qui ne semblaient guère se soucier des termes d’un accord. Apparemment, on entendait garder tout : Caroline, les bijoux et lui par-dessus le marché. Certainement pas pour lui offrir une vieillesse heureuse…

Il en était là de ses cogitations quand il perçut de l’agitation derrière la porte, des bruits de ferraille. Quelqu’un entra. Et Aldo remonta le temps en direction du Moyen Âge : l’arrivant était revêtu d’un froc monacal noir, ceinturé par une corde mais, au lieu du capuchon, c’était une cagoule qui lui couvrait sa tête. À part ce détail, il était grand et d’une impressionnante largeur d’épaules. Mais le côté médiéval disparut quand Aldo vit que d’une main il braquait un revolver sur lui et tenait de l’autre une paire de menottes :

— Enfilez ça !

Aldo s’exécuta tout en évaluant mentalement quelles pourraient être ses chances à la boxe avec ce type. En attendant, l’arme disparut au bénéfice d’un bandeau que l’on appliqua avec soin sur ses yeux. L’un guidant l’autre on parcourut une cinquantaine de pas avant d’opérer un quart de tour. L’homme dit :

— On va descendre un escalier. Attention, c’est glissant !

Aldo comprit vite que sans la poigne vigoureuse de son guide, ses élégants vernis noirs lui eussent valu une chute sans doute spectaculaire. En arrivant, en effet, il avait compté vingt-cinq marches avant d’atteindre le sol que l’on aurait pu attendre en terre battue comme en haut. Or il était dallé et glissant lui aussi à cause de l’humidité ambiante qui charriait une désagréable odeur de moisi. Encore quelques pas et l’on s’arrêta. Le bandeau s’envola… et le Moyen Âge refit surface : devant Aldo il y avait une table couverte d’un tapis vert foncé derrière laquelle trois hommes étaient assis.

Trois copies de son guide, leur costume étant exactement le même. Des bougies de deux chandeliers en fer forgé éclairaient le spectacle devant lequel Aldo s’offrit le luxe d’un sourire ironique :

— Eh bien ! Quelle mise en scène ! Vous êtes quoi ? L’Inquisition ? La Sainte-Vehme ? Les Compagnons de Jéhu ? Une maigre survivance du Conseil des Dix réduits à trois ? La confrérie des Pénitents noirs ou…

— Les Vengeurs de la Reine !

— Tiens donc ! Moi qui croyais qu’il n’y en avait qu’un ? Aurait-il fait des petits ?

— Pensez-vous que le sarcasme soit à l’ordre du jour ?

L’inconnu avait une voix sourde, basse, presque feutrée et cependant précise. Aldo haussa les épaules :

— L’ordre du jour ? Il me semble qu’il devrait être limpide aussi bien pour vous que pour moi. Un marché a été passé. J’ai accompli ma part en suivant scrupuleusement vos instructions. J’attends à présent que vous fassiez la vôtre. Autrement dit : vous avez les bijoux, rendez-moi Mlle Autié et les moyens de rentrer à Versailles. En conclusion je ne vois pas ce que je fais ici.

— Je pourrais vous dire que ces joyaux ne sont à mes yeux qu’une faible contrepartie au fait que je n’ai jamais reçu la larme de diamant que je réclamais…

— Et dont vous continuez à payer en vies humaines l’absence. Vous êtes un étrange négociateur, monsieur Sylvain Delaunay !

— Ah ! Vous connaissez mon nom ?… C’est surprenant mais à la limite cela ne me déplaît pas. Les choses n’en seront que plus claires !

— Moi, je les trouve franchement boueuses et j’attends que vous me remettiez Mlle Autié, votre cousine !

— Et aussi ma fiancée, ne l’oubliez pas ! Nous devrions nous marier…

— En prison alors ? C’est le seul endroit qui me paraisse en adéquation avec vos actes. À ce propos une question s’impose : si elle est votre fiancée, pourquoi la faites-vous souffrir ? Je viens de l’entendre crier et même vous supplier de l’épargner ? Je veux la voir !

— Ce serait difficile : elle dort ! Cessez, je vous prie, de vous occuper d’elle et revenons à vous ou plutôt à votre situation actuelle. Je ne vous cache pas que votre présence à Versailles n’était pas prévue au programme et qu’elle m’a gêné…

— Qu’est-ce à dire : pas prévue au programme ?

— Eh non ! Quand nous avons monté l’opération « Magie d’une reine » vous deviez nous envoyer vos girandoles, comme l’ont fait la comtesse de Huntington et M. Kledermann. Et voilà que vous arrivez en personne ! Mieux encore vous vous permettez de vous introduire chez Caroline dont vous vous constituez le défenseur avec un tel art qu’elle a fini par tomber amoureuse de vous. Du moins elle le croit ! En conséquence, ne vous en prenez qu’à vous de ce qui vous arrive. Vous n’aviez qu’à rester chez vous !

— Autrement dit : vous avez décidé de me tuer ?

— Peut-être mais pas dans l’immédiat ! J’ai encore besoin de vous. Lorsque j’ai arrangé la remise des joyaux de la Reine, il m’est apparu que je serais stupide de ne pas profiter de la situation. Vous êtes une véritable aubaine, mon cher prince, et je tiens, avec vous, la clef d’une fortune d’autant plus séduisante que je n’y songeais pas a priori.

— Je ne possède pas d’autres bijoux ayant appartenu à Marie-Antoinette.

— Non, mais vous en avez de provenances différentes et aussi illustres. Sans oublier un compte en banque certainement confortable…

— Encore ?

Le mot était parti tout seul. C’était la seconde fois qu’on lui jouait le tour : l’escamoter afin de le mettre à rançon ! Sans d’ailleurs la moindre intention de le libérer et, à cette époque, il avait échappé d’un cheveu à une mort affreuse !

— Que signifie cet encore ?

— Que vous n’êtes pas le premier truand qui ait eu l’idée de faire argent de moi. Seulement vous oubliez une chose : en ne nous voyant pas revenir, Mlle Autié et moi, on nous cherchera…

Sylvain Delaunay eut un rire aussi déplaisant que possible :

— Sans aucun doute mais pas pour ce que vous pensez : à l’heure qu’il est ce brave commissaire Lemercier qui s’est toujours méfié de vous est persuadé que vous avez pris la fuite avec les bijoux de la rançon…

— Des bijoux qui m’appartiennent en partie ? Ça ne tient pas debout !

— Pour le commun des mortels, sans doute, mais pas pour ce type. Il vous a détesté d’emblée et il doit être ravi de penser qu’il avait raison. Il tient maintenant une bonne excuse pour lancer ses sbires à vos trousses ! Remarquez : vous n’avez rien à craindre. Ils sont à son image. Aussi bêtes !

Aldo serra les poings et ferma un instant les yeux, méditant ses chances de sauter à la gorge de ce sinistre individu et de l’étrangler. Il n’avait que trop raison : Lemercier allait envoyer toutes les polices de France sur une trace inexistante au lieu de fouiller méthodiquement les environs de Versailles. Il pensa, naturellement, que les siens ne croiraient pas un mot d’une pareille ânerie mais ils seraient les seuls. Avec son ami Langlois… Celui-ci le connaissait assez pour ne pas avaler une couleuvre de cette taille. En attendant… mais en attendant quoi ? Là était la question.

Après avoir pris une profonde inspiration pour se calmer, il laissa tomber, méprisant :

— Quel est mon prix sur le marché d’aujourd’hui ?

— Il faut que j’y réfléchisse mais je pense que… la totalité de ce que vous possédez devrait me convenir. Évidemment, il faudra du temps pour réaliser mais nous procéderons par degrés…

— En me découpant en morceaux comme vous aviez menacé de le faire pour votre « fiancée » ? Alors, sachez-le vous pourrez me torturer si ça vous fait plaisir, vous n’aurez rien…

— La torture ? Vous retardez ! Il existe des moyens plus efficaces pour obtenir satisfaction. Tenez, voulez-vous parier qu’un moment viendra où vous me supplierez de prendre votre collection et votre fortune… Savez-vous ce qu’est ceci ?

Une seringue hypodermique apparut soudain dans la main gantée de Sylvain :

— Naturellement je le sais… Tout dépend de ce que vous comptez mettre dedans ?

— De quoi faire de vous un homme heureux ! Du moins dans les débuts. Vous allez énormément apprécier ma petite drogue à base d’héroïne – quel joli mot pour un poison ! – et vous trouverez votre captivité de plus en plus agréable jusqu’à ce que l’on vous en prive brusquement ! Alors, je vous prédis que vous vous traînerez à mes pieds, que vous m’offrirez ce que je voudrai pour que je vous en donne. Une loque ! Voilà ce que vous deviendrez… Un débris que je n’aurai plus qu’à jeter à la poubelle…

— Joyeux programme. Vous êtes fou, ma parole !

— Je ne crois pas. C’est vous qui allez le devenir… et plus vite que vous ne le pensez ! Les choses seront minutieusement ajustées. D’ailleurs nous allons commencer sur-le-champ !

— C’est faux ! Vous m’aviez déjà drogué !

Un geste fit sortir de l’ombre deux autres cagoules visiblement musclées qui s’emparèrent d’Aldo, le couchèrent sur la table avec l’aide de ceux qui assistaient Sylvain afin de l’immobiliser complètement. Ce qui ne fut pas facile parce qu’il fournit une défense vigoureuse en dépit de ses menottes. Ensuite on releva la manche de sa chemise, un garrot fut posé et enfin Sylvain lui-même enfonça l’aiguille dans la veine… Après quoi on le laissa se relever.

— La dose n’est pas méchante mais nous allons augmenter rapidement. Vous verrez. Comment vous sentez-vous ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— C’est vrai ! Excusez-moi ! On va vous ramener dans votre logis et on vous apportera à boire et à manger. Il n’est pas dans mon intérêt de vous laisser mourir de faim… et de soif ! D’autant qu’un peu d’alcool renforce l’effet de la mixture. Je pense que nous avons devant nous une suite d’entretiens pleins d’agrément… en attendant que vous soyez à point !

— Et Caroline ? Qu’allez-vous en faire ? Je veux savoir pourquoi elle criait ?

— Parce que je venais de l’informer de l’obligation où j’étais de la priver d’un auriculaire ! Rassurez-vous, elle a été anesthésiée et ce sera le seul mais vis-à-vis des jocrisses de Versailles il était nécessaire que je mette à exécution au moins le début de mes menaces. Cela fait plus plausible !

Une nausée, dans laquelle la drogue injectée n’était pour rien, souleva le cœur d’Aldo. Il faillit vomir. La fureur l’en préserva :

— Vous êtes un fier misérable ! Comment pour-rait-elle jouer encore du piano après, espèce d’ordure !

— Oh, c’est sans importance. Elle n’en aura plus vraiment besoin ! À présent emmenez-le, vous autres ! Il commence à me fatiguer…

— Vous aurez largement le temps de vous reposer lorsqu’on vous aura bouclé entre les quatre murs d’une prison et mieux encore quand le bourreau en aura fini avec vous. Car sachez-le, ceux qui me recherchent sauront me trouver.

— Ici ? Ça m’étonnerait ! Mon cher monsieur, ce repaire est enfoui dans des bois où il ne passe jamais personne. En outre, et au cas bien improbable où l’on nous trouverait, il y a à proximité un trou naturel dans la terre, une faille profonde où au début de la guerre de Cent Ans, le prince Noir jetait ceux qui lui déplaisaient quand il occupait la région. Les gens du coin en ont toujours eu une peur bleue : ils prétendent qu’il mène droit en enfer. C’est là que je vous jetterais si d’aventure, on s’intéressait à nous de trop près. Mais que votre galanterie se rassure, vous n’iriez pas seul : ma douce fiancée sera si heureuse de vous accompagner…

— Votre fiancée ? Mais pourquoi ?

— Elle ne brille pas par son intelligence. Vous n’avez pas remarqué ?… Et puis je n’ai plus besoin d’elle ! À y réfléchir, l’épouser serait franchement inutile !

Morosini était tellement dégoûté qu’il ne lui disputa pas le mot de la fin. Il se laissa emmener avec un haussement d’épaules méprisant.


Peuplé de rêves étranges et de périodes d’exaltation plus étranges encore, le temps s’abolit pour Aldo qui, à certains moments, ne savait plus au juste s’il était réellement éveillé. Un homme encagoulé dont il était incapable de savoir s’il était toujours le même lui apportait ses repas et venait, à heure fixe sans doute, lui faire une piqûre qui le renvoyait pour une durée impossible à déterminer dans un pays pas toujours agréable dans lequel il se sentait extraordinairement vivant cependant que ses souvenirs semblaient reculer… Il ne revit pas Sylvain Delaunay. Si toutefois on pouvait employer le verbe voir puisqu’il n’y avait aucun moyen de savoir si son fantôme quotidien était lui ou un autre car il ne lui adressait jamais la parole.

Toutefois, un matin – ou un après-midi, il constatait seulement qu’il faisait jour ! –, il fut rappelé à la réalité par une main qui le secouait. Ouvrant les yeux, il vit Caroline Autié assise au pied de son lit. Elle lui tendait une tasse contenant un breuvage :

— Buvez ! Vous aurez les idées plus claires !

Docilement il avala et après quelques instants la brume dans laquelle il flottait parut se dissiper. Il sourit à la jeune fille :

— C’est gentil de venir me voir ! Vous n’êtes donc pas enfermée ?

— Toujours quand il est là mais il y est rarement dans la journée et j’ai le moyen de sortir de chez moi. Comme celui d’entrer chez vous d’ailleurs ! Comment vous sentez-vous ?

— Bien !… Oui, tout compte fait, je me sens bien ! Si nous allions faire un tour ?

— C’est impossible ! La maison est étroitement gardée ! Moi je me suis fait un ami dans la place, mais un seul, et qui risque sa vie si cela se savait. Ce que je peux faire c’est venir passer un moment avec vous… et ce ne sera sûrement pas possible tous les jours. Alors il faut en profiter.

— Volontiers mais d’abord je voudrais comprendre. Vous êtes venue ici volontairement ou avez-vous été réellement enlevée ?

— J’ai été enlevée. Et ne me demandez pas où nous sommes, je suis incapable de vous le dire. Cette maison ressemble à un ancien manoir ou plutôt une ancienne ferme mais au fond je n’en sais rien : je suis prisonnière presque autant que vous. Les premiers jours je ne comprenais pas et j’ai désespéré jusqu’à ce que quelqu’un s’intéresse à moi et s’efforce d’adoucir mon sort… et le vôtre ! Une vraie chance !

— Elle fait tout de même partie d’une bande sans foi ni loi qui assassine, vole, etc. Et si vous me parliez de Sylvain Delaunay ? Votre cousin et aussi votre fiancé si j’ai bonne mémoire ? À peine rentré de Buenos Aires alors que, j’en jurerais, il n’y a jamais mis les pieds… Un amoureux qui n’a pas hésité à vous amputer, ajouta-t-il en désignant l’épais pansement qui enveloppait la main gauche de la jeune fille.

Caroline parut subitement extrêmement malheureuse. Son dos se courba, ses yeux s’emplirent de larmes et elle détourna la tête :

— Je vais essayer de vous expliquer : j’ai connu Sylvain environ deux ans avant la mort de mon grand-père. Sa mère, avec laquelle celui-ci était brouillé, venait de quitter ce monde lui laissant fort peu de choses. Il espérait attendrir mon aïeul sur son sort mais il commettait une grave erreur parce que Grand-Père avait reporté sur lui la haine qu’il vouait à sa mère et l’a mis à la porte sans rien vouloir entendre. Il m’a même frappée quand j’ai tenté de prendre la défense de Sylvain parce que je le trouvais charmant. Et il l’était, croyez-moi ! En outre, si sa mère n’était pas riche, elle avait obtenu qu’il fasse de bonnes études. Ainsi, il a été un moment l’élève du professeur Ponant-Saint-Germain que vous avez dû rencontrer à propos de l’exposition Marie-Antoinette ?

— En effet. Un curieux personnage ! répondit Aldo qui entrevoyait une lueur.

— Il paraît ! Sylvain l’aimait beaucoup et il aimait beaucoup Sylvain. C’est même lui qui lui a donné de l’argent pour quitter Versailles. La vie y était trop chère pour lui et un camarade lui proposait de venir le rejoindre dans le Midi. J’aurais aimé partir moi aussi parce que nous nous aimions – enfin, je le croyais – mais c’était impossible. Pour le moment du moins. Sylvain disait, non sans raison, que ce serait idiot de me faire déshériter par Grand-Père qui était vieux et n’avait sans doute plus très longtemps à vivre. Ensuite, je pourrais le rejoindre et nous serions enfin heureux. Ce qui était un peu bizarre, c’est que Sylvain ne voulait pas me laisser son adresse : je devais lui écrire poste restante à Nice.

À la mort de Grand-Père je lui ai écrit pour la lui annoncer et lui dire qu’il y avait un contretemps : d’après le testament, je n’héritais qu’à condition de continuer à vivre dans la maison et à l’entretenir de mon mieux !

— Et qu’a-t-il répondu ?

— À ma surprise, il a été moins contrarié que je ne le pensais. Il m’a conseillé de chercher le pendentif de diamant. Lorsque je l’aurais trouvé, sa valeur compenserait largement la perte du reste de l’héritage.

— Il connaissait donc l’histoire du pendentif ?

Caroline esquissa un sourire :

— Oh, vous savez, c’était la grande affaire de la famille, sa légende en quelque sorte !… À cette différence près que Sylvain savait qu’il ne s’agissait pas d’un pendentif, justement, mais d’une boucle d’oreille. Cela m’a toujours étonnée…

— Pas moi ! S’il a été l’élève de Ponant-Saint-Germain, il a dû lui en parler et l’autre l’a éclairé à ce sujet. Il sait tout, absolument tout ce qui concerne Marie-Antoinette. Mais revenons à Sylvain : après la mort de votre grand-père il n’est pas venu vous voir ?

— Non. C’est à ce moment-là qu’il est parti pour l’Argentine. À Nice il n’a pas réussi à se faire une place et on venait de lui offrir une situation intéressante dans une mine du Rio Negro. Malheureusement il ne pourrait pas me donner de nouvelles avant longtemps et dans l’immédiat il lui était impossible de me donner une adresse exacte. Il fallait que je sois patiente. Si tout marchait comme il l’espérait nous serions réunis plus vite que je ne le pensais…

— Et il vous a écrit souvent ?

— Deux fois ! La première c’était il y a quelques mois. Il était souffrant mais ses affaires avançaient. La seconde… c’est vous qui me l’avez apportée. Il disait qu’il rentrait et que nous allions nous marier… La suite, j’ai l’impression que vous la connaissez…

— J’en sais même plus que vous. L’épître en question est arrivée dans votre boîte aux lettres par porteur et elle n’avait jamais vu l’Argentine ! Les timbres étaient vrais mais pas les compostages. Votre Sylvain devait être déjà revenu à Versailles…

Caroline haussa des épaules, désabusée :

— Ce n’était guère qu’un mensonge de plus ! Je n’en souffre pas vraiment : Sylvain a perdu beaucoup de son importance… depuis… peu. À présent je sais ce qu’il est… ce qu’il vaut ! Au fond, mon Grand-Père avait raison.

— Mais, enfin, il vous a aimée et vous l’avez aimé…

Elle eut à nouveau son petit sourire triste :

— Je l’ai aimé, oui. Il réunissait en lui mes espoirs d’une vie meilleure parce que vécue auprès de lui. Différente surtout de celle qui était la mienne. Voilà pour moi ! Quant à lui…

Elle leva sa main blessée, infiniment plus éloquente qu’un discours.

— Évidemment ! soupira Aldo.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Un bruit de moteur se fit entendre au-dehors signalant l’arrivée d’une voiture, qui parut soudain assez familier à Aldo : cela ressemblait à l’Amilcar d’Adalbert. Mais aussitôt, Caroline saisie de frayeur se leva :

— C’est lui qui revient ! Il faut que je vous quitte !…

La porte d’ailleurs s’ouvrait sous la main d’un des hommes masqués. Il fit signe à la jeune fille de se hâter et l’emmena sans lui laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit. Pour Aldo il n’eut pas un regard. Seulement un geste impératif lui intimant l’ordre de se recoucher. Ce qu’il fit en adoptant la position du chien de fusil qui lui permettait de garder un œil entrouvert. Quelques secondes plus tard Delaunay entrait. Il fit le tour de la pièce, examina Aldo qui ne réagit pas quand il souleva l’une de ses mains. Persuadé que son prisonnier dormait profondément, il appela :

— François ! Viens lui faire sa piqûre !

— Déjà ? Mais il ne va plus se réveiller !

— Ce ne serait pas une grosse perte. Les choses bougent à Versailles et je me demande si j’aurai le temps de le réduire à l’état que je lui ai promis. Le mieux serait peut-être de l’envoyer dans le Trou, après lui avoir prélevé son alliance… avec le doigt bien sûr… ou alors la main entière. Si la situation se gâtait il faudrait en venir à notre position de repli.

— Et… elle ?

Sylvain eut un ricanement fort désagréable :

— Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? Elle est tombée amoureuse de ce type et je n’ai plus d’influence sur elle. On les ligotera ensemble pour faire le plongeon. Elle sera contente !… Ah, pendant que j’y pense, il faut que je dise à Nestor de repeindre la Renault ! Comme on partira avec, on n’a déjà que trop tardé à la débarrasser de son cannage ridicule…

— On ne tiendra jamais tous dedans !

— Aussi nous ne serons que quatre ! J’ai trouvé de l’occupation pour les autres : une bonne lettre anonyme à la police lancera cet âne de Lemercier sur ce vieux fou de Ponant-Saint-Germain et sa bande…

— Sous quel prétexte ?

— Trafic de drogue ! On veillera à ce que les flics en trouvent ! Mais assez parlé ! Il faut que je reparte : grouille-toi de lui faire sa piqûre ! Et mets-en une bonne dose !

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