Chapitre 12
Angélique avait regagné l'entrepont où logeaient les Protestants, dans un état voisin du somnambulisme. Elle se trouva assise dans le coin où elle avait rangé ses quelques affaires, près du canon bâché, sans s'être rendu compte qu'elle avait traversé le pont, Honorine à la main, descendant les raides échelles, se guidant à travers le brouillard, évitant les obstacles : rouleaux de cordes, baquets, pots de calfat, et les hommes d'équipage occupés à la toilette du navire. De tout cela, elle n'avait rien vu...
Elle était maintenant assise et elle ne comprenait pas non plus ce qu'elle faisait là.
– Dame Angélique ! Dame Angélique ! Où étiez-vous ?
Le visage futé du petit Laurier se tendait vers elle. Séverine passait son bras maigre autour de ses épaules.
– Répondez-nous.
Les enfants l'entouraient. Ils étaient tout emmitouflés de hardes misérables, de morceaux de jupes que leurs mères avaient déchirés pour les couvrir, de bouchons de paille qu'on avait glissés sous leurs vêtements. Leurs petits visages étaient blancs, le nez rougi. Par habitude, elle tendit les mains vers eux et les caressa.
– Vous avez froid ?
– Oh ! non, répondirent-ils allègrement.
Le petit Gédéon Carrère expliqua :
– Le bosco, ce nain de la mer, a dit qu'on ne pouvait pas avoir plus chaud aujourd'hui, sauf si on faisait flamber le navire, parce qu'on était près du pôle, mais que bientôt on allait redescendre plus au Sud.
Elle les écoutait sans les entendre.
Les adultes, eux, se tenaient à l'écart et la fixaient par moments de loin, certains avec horreur, d'autres avec pitié. Que signifiait sa longue absence de la nuit ? Son retour égaré confirmait, hélas, les bruits les plus horribles et les accusations que Gabriel Berne avait lui-même portées hier au soir contre le maître du navire.
« Ce bandit se croit sur nous tous les droits... sur nous, sur nos femmes... Mes frères, nous le savons maintenant, nous ne sommes pas sur la route des Iles... »
Et, comme Angélique ne revenait pas, il avait voulu partir à sa recherche. À sa grande fureur, il avait découvert la porte verrouillée. Et, malgré sa blessure, il avait entrepris de défoncer le vantail de bois épais, s'aidant d'un maillet, tout seul, il avait réussi à faire sauter une serrure. Voyant que rien ne le calmait, Manigault avait fini par lui donner un coup de main. Le vent glacé s'était engouffré dans la cale et les mères protestaient ne sachant comment protéger les petits.
Sur ces entrefaites, le quartier-maître écossais ou germanique avait surgi, vomissant des imprécations rocailleuses et Berne, solidement encadré par trois lascars, avait été happé vers les ténèbres. Depuis, on ne l'avait pas revu.
Deux charpentiers étaient venus placidement réparer la porte avant de les enfermer à nouveau. Le navire dansait dur. L'instinct avertit les femmes et les enfants que la nuit était pleine de dangers. Ils se blottirent les uns contre les autres et se tinrent cois, mais les hommes avaient longuement discuté de la conduite à tenir, s'il arrivait par hasard malheur à l'un de leurs compagnons, à maître Berne ou à sa servante. Voyant qu'Angélique s'adressait avec naturel aux enfants, Abigaël et la jeune boulangère, qui l'aimaient beaucoup, se décidèrent à s'approcher d'elle.
– Que vous a-t-il fait ? chuchota Abigaël.
– Qu'est-ce qu'il m'a fait ? répéta Angélique. Qui ça, IL ?
– Lui... le... le Rescator.
Le nom produisit une sorte de déclic dans la tête d'Angélique et elle porta ses deux mains à ses tempes en grimaçant de douleur.
– Lui ?... dit-elle. Mais il ne m'a rien fait du tout. Pourquoi me demandez-vous cela ?
Les pauvres filles demeurèrent muettes et fort gênées.
Angélique n'essayait même pas de comprendre la raison de leur désarroi. Une seule idée ne cessait de tourner dans sa tête : « Je l'ai retrouvé, et il ne m'a pas reconnue. Il ne m'a pas reconnue pour sienne, rectifiait-elle. Alors à quoi bon avoir tant rêvé, tant soupiré, tant espéré... C'est aujourd'hui que je suis veuve. »
Puis elle frissonnait.
« Tout cela est fou... C'est impossible... Je fais un cauchemar et je vais m'éveiller. »
L'armateur Manigault, poussé par sa femme, s'avança.
– Dame Angélique, il faut parler... Où est Gabriel Berne ?
Après l'avoir regardé, sans comprendre, elle protesta :
– Je n'en sais rien !
Il lui raconta l'incident de la nuit que son absence à elle, Angélique, avait provoqué.
– Berne a peut-être été jeté à la mer par ce pirate, dit l'avocat Carrère.
– Vous êtes fou !
Elle reprenait progressivement pied dans la réalité. Ainsi, tandis qu'elle dormait cette nuit,
chez le Rescator, Berne avait provoqué un esclandre pour venir à son secours. Le Rescator devait être au courant. Pourquoi ne lui en avait-il pas dit mot ? Il est vrai qu'ils avaient eu à parler de tant de choses.
– Écoutez, dit-elle, il est inutile de vous monter la tête et d'effrayer les enfants par des suppositions aussi invraisemblables. S'il est vrai que maître Berne a provoqué l'équipage ou le capitaine par sa colère, cette nuit, alors que déjà la seule manœuvre exigeait toute l'attention du capitaine, je suppose qu'il doit être enfermé dans quelque coin. Mais, en aucun cas, on n'a pu attenter à sa vie. Cela je m'en porte garante !
– Hélas ! la justice est expéditive chez ces gens sans aveu, dit l'avocat lugubre. Et vous n'y pouvez rien.
– Vous êtes stupide, cria Angélique qui avait envie de gifler sa face couleur de vieux suif.
Crier lui faisait du bien et aussi de les regarder les uns après les autres et de se dire qu'après tout, malgré tout, la vie continuait. Dans la mauvaise lueur de la cale, dont on fermait tous les sabords à cause du froid, ils tendaient vers elle des faces terriblement quotidiennes. Ils étaient là, bien accrochés à leurs préoccupations personnelles. Ils ne lui laisseraient guère le loisir de s'appesantir sur son drame à elle et de lui donner des proportions démesurées.
– Enfin, dame Angélique, reprit Manigault, si vous estimez n'avoir pas à vous plaindre des agissements de ces pirates, tant mieux pour vous. Mais, pour notre part, nous sommes très inquiets du sort de Berne. Nous espérions que vous étiez au courant.
– Je vais m'informer, dit-elle en se levant.
– Reste, maman, reste, hurla Honorine, qui se voyait une fois de plus abandonnée pour de longues heures.
La traînant derrière elle, Angélique sortit. Sur le pont, presque aussitôt, elle rencontra Nicolas Perrot qui fumait sa pipe assis sur un tas de cordages, tandis que son Indien, jambes croisées, tressait ses longs cheveux noirs en penchant la tête de côté comme une fillette à sa toilette.
– Dure nuit, fit le Canadien d'un air entendu.
Angélique, étonnée, se demandait ce qu'il savait au juste. Puis elle comprit qu'il ne faisait simplement allusion qu'à la gravité des heures passées entre la tempête et les glaces. La situation avait donc été tendue pour tout l'équipage.
– Avons-nous été si prêts de périr ?
– Remerciez Dieu de ne l'avoir pas su et d'être encore vivante, fit-il en se signant. Maudits parages que ceux-ci. Il me tarde de revoir au plus tôt mon Hudson natal.
Elle lui demanda s'il pouvait la renseigner sur l'un des leurs, disparu au cours de cette nuit agitée, maître Berne.
– J'ai ouï dire qu'on l'avait mis aux fers pour insubordination. Monseigneur le Rescator est présentement en bas, à l'interroger.
Elle put donc rapporter aux autres que leur ami n'avait pas été jeté par-dessus bord. Les cuistots arrivaient avec l'inévitable baquet de choucroute, des tranches de salaison et, pour les enfants, des morceaux d'oranges et de citrons confits. Les passagers s'installèrent bruyamment. Les repas représentaient la distraction de la journée, avec la promenade qui suivait celui de midi. Angélique reçut une écuelle, dans laquelle Honorine piocha avec entrain après avoir fini la sienne.
– Tu ne manges pas, maman ?
– Ne m'appelle pas tout le temps : maman, dit Angélique agacée. Avant, tu ne le faisais pas.
Ses oreilles enregistraient des bribes de conversations.
– Vous certifiez, Le Gall, que nous ne passerons jamais par les îles du Cap-Vert ?
– Je le garantis, patron. Nous sommes au nord. Très au nord.
– En tenant ce cap, cela nous mènera où ?
– Dans la zone des morutiers et des baleiniers.
– Chic ! nous allons voir des baleines, cria un des petits garçons en battant des mains.
– Où risquons-nous d'aborder ?
– Peut-on savoir ? Vers Terre-Neuve, ou en Nouvelle-France.
– En Nouvelle-France ? s'écria la femme du boulanger. Mais alors nous allons retomber entre les mains des papistes.
Elle se mit à gémir.
– Maintenant, c'est certain, ce bandit a décidé de nous vendre.
– Taisez-vous, sotte !
Mme Manigault intervenait vigoureusement :
– Si vous aviez deux sous de jugement, vous comprendriez que tout bandit qu'il est, il ne se serait pas donné le mal de risquer son navire sous les murs de La Rochelle et d'y laisser une ancre, pour aller nous vendre de l'autre côté de l'Océan.
Angélique regarda Mme Manigault avec surprise. La femme de l'armateur trônait, toujours omnipotente, sur une baille, sorte de baquet renversé. Le siège était peut-être inconfortable à son ample personne, mais elle n'en mangeait pas moins avec une cuiller d'argent dans une ravissante soupière de Delft.
« Tiens, elle a quand même réussi à dissimuler cela sous ses cottes, au moment de l'embarquement », pensa Angélique machinalement.
Mais, Manigault, avec humeur, se chargeait de la renseigner.
– Vous m'étonnez beaucoup, Sarah ! Ce n'est pas une raison parce que le maître de ce navire a cru devoir flatter vos... vos manies en vous offrant cette soupière que vous devez en perdre, vous, le jugement. J'ai été habitué à vous voir raisonner avec plus de rigueur.
– Mes raisonnements valent bien les vôtres. Un homme qui sait distinguer à coup sûr le rang, la distinction et comprendre à qui doivent aller d'abord ses attentions, je ne dis pas que c'est un homme qui inspire confiance, mais je dis, j'affirme que ce n'est pas un imbécile.
Elle ajouta, mi-figue, mi-raisin :
– Et qu'en pense dame Angélique ?
– De qui parlez-vous ? demanda celle-ci qui ne parvenait pas à suivre.
– Mais... de Lui, crièrent toutes les femmes à la fois. Le maître du Gouldsboro... le pirate masqué... le Rescator. Dame Angélique, vous qui le connaissez, dites-nous qui il est ? Angélique les fixa avec égarement. Cela n'avait pas l'air vrai, qu'on lui posât une telle question ! À elle !...
Dans le silence, la petite voix d'Honorine réclama :
– Moi, ze veux un bâton. Ze veux le tuer, l'homme noir.
Manigault haussait les épaules, prenant les poutres à témoin de la sottise des femmes.
– La question n'est pas de savoir qui il est, mais où il nous conduit. Pouvez-vous nous le dire, dame Angélique ?
– Il m'a affirmé ce matin encore qu'il nous conduisait aux Iles. La route du Nord y peut mener comme la route du Sud.
– Ouais, soupira l'armateur, qu'en penses-tu, Le Gall ?
– C'est encore ma foi possible... C'est une route qu'on emploie rarement, mais en redescendant le long de la côte américaine, on doit finir par se retrouver dans la mer des Antilles. Probable que notre capitaine préfère cette route-là à l'autre, trop fréquentée.
Ensuite le bosco, court sur pattes, surgit pour signifier par gestes que tout le monde pouvait sortir. Quelques femmes restèrent afin de remettre un peu d'ordre. Angélique se replongea dans ses pensées.
– Pourquoi dors-tu, maman ? demanda Honorine, en la voyant mettre son visage dans ses mains.
– Laisse-moi donc.
Angélique revenait peu à peu de sa stupeur. L'impression d'avoir reçu un coup sur la nuque persistait. Pourtant la vérité commençait à s'installer dans son esprit. Rien n'était arrivé comme elle l'avait rêvé, mais c'était arrivé. Son mari, tant pleuré, n'était plus un fantôme lointain, dans une quelconque partie inaccessible du globe, mais se trouvait à quelques pas d'elle. Quand elle y pensait, elle disait : Lui. Elle ne pouvait se décider à l'appeler Joffrey, tant il lui paraissait différent de celui qu'elle avait nommé ainsi autrefois. Mais ce n'était pas non plus le Rescator, l'étranger mystérieux qui l'avait tellement attirée. Cet homme ne l'aimait pas, ne l'aimait plus ! « Mais qu'ai-je donc fait pour qu'il ne m'aime plus ? Pour qu'il doute de moi à ce point ? Vais-je lui reprocher ces années où je n'avais pas de place dans sa vie ? Notre séparation, nous ne l'avons voulue ni l'un ni l'autre. Alors pourquoi ne pas essayer d'effacer, d'oublier ? Mais un homme raisonne tout autrement, il faut croire. Que ce soit pour une raison ou pour une autre, à cause de Philippe ou du Roi, il ne m'aime plus...
« C'est même pire, encore, car je lui suis indifférente... »
Une atroce inquiétude la prit :
« Peut-être ai-je vieilli ?... C'est cela, j'ai dû vieillir subitement pendant ces dernières semaines, avec tous ces soucis épuisants qui ont précédé notre départ de La Rochelle. »
Elle contempla ses mains gercées, crevassées, des mains de vraie ménagère. De quoi horrifier le grand seigneur épicurien.
Angélique n'avait jamais attaché une importance démesurée à sa beauté. Certes, elle l'avait soignée et préservée en femme de goût, mais jamais la crainte d'en être privée ne l'avait effleurée. Ce don des dieux qu'on célébrait chez elle depuis l'enfance, lui semblait devoir durer toujours, aussi longtemps que sa vie. Pour la première fois, elle le sentait soudain périssable. Il lui fallait être rassurée.
– Abigaël, dit-elle en rejoignant son amie avec agitation, avez-vous un miroir ?
Oui, Abigaël en avait un. La vierge sage, pour laquelle décence et bonnet bien mis étaient vertus, avait seule pensé à se munir d'un accessoire que les coquettes avaient oublié. Elle le passa à Angélique qui s'y examina, avidement.
« Je sais bien que j'ai quelques cheveux blancs, mais il n'a pas pu les voir avec ma coiffe... sauf le premier soir où je me suis rendue sur le Gouldsboro, mais alors ils étaient tout mouillés, donc ça ne se distinguait pas ».
Elle était loin de la désinvolture avec laquelle elle s'était contemplée dans le miroir d'acier, quand il ne s'agissait pas de plaire au Rescator.
Elle passa un doigt sur ses pommettes. Est-ce que ses traits s'affaissaient ? Non. Ses joues étaient un peu trop creuses, mais la carnation chaude que lui donnait le grand air n'avait-elle pas été une des originalités de son teint qu'on admirait à Versailles et que Mme de Montespan jalousait ?...
Cependant, comment savoir ce que pouvait penser d'elle un homme qui la comparait dans son souvenir à une image d'adolescente.
« Aujourd'hui, j'ai tant vécu... La vie m'a forcément marquée »...
– Maman, trouve-moi un bâton, réclamait Honorine, l'homme au masque noir, c'est un grand loup-garou... ze vais le tuer !
– Tais-toi... Abigaël, parlez-moi franchement. Suis-je une femme dont on peut dire qu'elle est encore belle ?
Abigaël pliait des vêtements avec calme. Elle ne laissa pas transparaître à quel point le comportement d'Angélique lui semblait déconcertant. Ainsi, après sa disparition de la nuit qui pouvait laisser supposer qu'elle avait subi le pire, elle déclarait qu'il ne s'était rien passé mais elle demandait un miroir.
– Vous êtes la femme la plus belle que j'aie jamais vue, répondit la jeune fille d'un ton neutre, et vous le savez bien.
– Mais non, hélas, je ne le sais plus, soupira Angélique en laissant retomber son bras avec découragement.
– La preuve, c'est que tous les hommes sont attirés par vous, même ceux qui ne le savent pas, continua Abigaël. Ils veulent avoir votre avis, votre accord dans ce qu'ils entreprennent... un sourire de vous. Au moins cela. Il y en a qui vous veulent pour eux seuls. Le regard que vous accordez aux autres les fait souffrir. Avant que nous quittions La Rochelle, mon père disait souvent que ce serait un danger terrible pour nos âmes que de vous emmener avec nous... Il poussait maître Berne à vous épouser avant que nous entreprenions le voyage, afin que les disputes ne puissent surgir à votre propos...
Angélique n'écoutait qu'à demi ces paroles qui, en un autre moment, l'eussent troublée. Elle avait repris le petit miroir modeste.
– Je devrais me mettre un cataplasme de pétales d'amaryllis pour le teint...
Malheureusement, j'ai laissé toutes mes herbes à La Rochelle.
– ... Moi, ze vais le tuer, marmonnait Honorine, entre haut et bas.
*****
Les passagers, en rentrant, escortaient maître Berne. Deux matelots le soutenaient. On le porta jusqu'à sa couche. Il semblait faible, mais non abattu. Plutôt revigoré. Ses yeux lançaient des éclairs.
– Cet homme est le démon en personne, déclara-t-il à son entourage, dès que les gens du Gouldsboro se furent retirés, il m'a traité d'une façon indigne. Il m'a torturé...
– Torturé ?... Un blessé !... le lâche !
Les exclamations fusaient.
– Parlez-vous du Rescator ? demanda Mme Manigault.
– Mais de qui voulez-vous que je parle, dit Berne hors de lui. De ma vie je n'ai eu affaire à personnage aussi odieux. J'étais là, les fers aux pieds et aux mains, et il est venu me fouailler, me retourner sur le gril...
– Vous a-t-il vraiment torturé ? demanda Angélique en se glissant près de lui, les yeux agrandis d'effroi.
La pensée que Joffrey était désormais devenu un homme capable de toutes les cruautés achevait de la désespérer.
– Vous a-t-il vraiment torturé ?
– Moralement, veux-je dire ! Ah ! ne restez pas là, à me regarder ainsi, vous !
– Il a de nouveau la fièvre, chuchota Abigaël. Il faudrait le panser.
– Mais j'ai été pansé. Le vieux médecin de Barbarie est encore venu avec toutes ses drogues. Ils m'ont détaché et remonté à la surface... Personne n'aurait su mieux traiter un corps et plus démolir l'âme. Non, ne me touchez pas !
Il fermait les yeux pour ne plus voir Angélique.
– Laissez-moi, vous autres. Je vais dormir.
Ses amis s'écartèrent. Angélique resta à son chevet. Elle se sentait responsable de l'état dans lequel il se trouvait. Tout d'abord, par son absence involontaire, elle l'avait poussé à des gestes dangereux. Mal remis de ses plaies, de nouveau ensanglanté, il avait dû passer des heures dans des conditions insalubres, en bas, à fond de cale, et puis c'était finalement le Rescator – son mari – qui semblait l'avoir achevé. Qu'avaient-ils pu se dire, ces deux hommes si dissemblables ? Berne ne méritait pas qu'on le fît souffrir, songea-t-elle avec élan. Il l'avait accueillie, il avait été son ami, son conseiller, il l'avait protégée avec discrétion et elle avait pu se reposer, en paix, dans sa maison. C'était un homme juste et droit, d'une grande force morale. C'était à cause d'elle, Angélique, que la dignité austère derrière laquelle il contenait les violences de sa nature s'était rompue comme une digue sapée par la mer. Il avait tué pour elle...
Tandis qu'elle évoquait ces heures qui appartenaient à une autre existence, elle ne s'apercevait pas que Gabriel Berne avait rouvert les yeux. Il la regardait comme une vision, mal assuré de découvrir qu'elle avait, en si peu de temps, aveuglé tout son horizon. Au point qu'il se désintéressait de son propre sort, de savoir où ils allaient, et s'ils arriveraient jamais. Présentement, il ne voulait qu'une chose : arracher Angélique à l'influence démoniaque de l'Autre.
Elle avait pris toute la place en lui. Son être désormais vacant, privé de ce qui l'avait jusqu'alors rempli : son commerce, l'amour de sa ville, la défense de sa foi, découvrait avec frayeur les chemins de la passion.
La voix répétait en lui :
« C'est dur de fléchir... S'incliner devant la femme... La marquer du sceau de la chair... »
Ses tempes battaient... « Il n'y a peut-être que cela, se disait-il, pour me délivrer et me l'attacher ».
Toutes les mauvaises fièvres que les paroles du Rescator avaient suscitées le brûlaient. Il aurait voulu entraîner Angélique dans un coin obscur et se l'asservir dans un acte, moins d'amour que de vengeance contre le pouvoir qu'elle avait pris sur lui. Car il était trop tard maintenant pour songer à aborder les rives de la volupté. Lui, Berne, ne pourrait jamais connaître, à l'égard des plaisirs de la chair, la souriante désinvolture de l'Autre !
... « Nous sommes des hommes du péché, se répéta-t-il, prenant conscience d'une sorte de malédiction., Voilà pourquoi je ne serai jamais délivré... Lui, est libre... Et elle aussi... »
– Vous me regardez soudain comme une ennemie, murmura Angélique. Qu'y a-t-il ? Que vous a-t-il dit pour vous changer ainsi, maître Berne ?
Le marchand rochelais poussa un profond soupir.
– C'est vrai, je ne suis plus moi-même, dame Angélique, il faut que nous nous mariions... très vite... le plus tôt possible !
Avant qu'elle ait pu lui répondre, il héla le pasteur Beaucaire.
– Pasteur ! Venez par ici. Écoutez-moi. Il faudrait célébrer notre mariage, sans attendre.
– Ne pourrais-tu au moins patienter afin d'être rétabli, mon garçon, dit le vieux ministre apaisant.
– Non, je ne serai tranquille que quand la chose sera faite.
– Où que nous allions, la cérémonie doit être légale. Je peux vous bénir au nom du Seigneur, mais le capitaine seul peut représenter l'autorité temporelle. Il faut demander son autorisation de l'inscrire sur le livre du bord et d'en obtenir reçu.
– Il la donnera, cette autorisation, s'écria Berne farouche. Il m'a laissé entendre qu'il ne s'opposerait pas à notre union.
– C'est impossible ! cria Angélique. Comment peut-il une seule seconde envisager cette mascarade ? Mais, il y a de quoi perdre la raison ! Il sait bien que je peux pas vous épouser... Je ne peux pas, je ne veux pas.
Elle s'éloigna de peur de céder à une crise de nerfs devant eux.
– Une mascarade, murmura Berne amèrement. Vous voyez bien où elle en est, Pasteur. Et dire que nous sommes la proie de ce misérable magicien et pirate. Il nous tient à sa merci, sur cette coque de noix... Il n'y a d'autre issue que la mer... la solitude. Comment expliquer cela, Pasteur ? Il s'est montré à la fois mon tentateur et ma conscience. On aurait dit qu'il me poussait au mal et qu'en même temps il me découvrait tout le mal qu'il y avait en moi et que j'ignorais totalement. Il m'a dit « Si seulement vous vous donniez la peine de ne pas me haïr... ». Je ne savais même pas que je le haïssais. Je n'ai d'ailleurs jamais eu de haine pour personne, même pour ceux qui nous persécutaient. N'ai-je pas été jusqu'à ce jour un homme juste, Pasteur ?... Et maintenant, je ne sais plus.