Chapitre 18

Quatre, parmi les Protestants, s'étaient avancés vers le Rescator alors qu'il descendait de l'échelle du gaillard d'avant. Le fait était rare. Depuis le départ de La Rochelle, aucun des Huguenots n'avait cherché à l'aborder et à s'entretenir avec lui. Incompatibilité foncière entre eux et ce qu'il représentait à leurs yeux.

L'homme des mers, sans racines, sans patrie, sans foi ni loi, auquel par surcroît ils devaient la vie eux, les justes, ne pouvait leur inspirer qu'antipathie. Hors sa conversation avec Gabriel Berne, il n'y avait eu aucun échange, et chaque jour augmentant la tension informulée d'étrangers méfiants et s'observant, ils devenaient peu à peu ennemis.

Aussi, lorsque Le Gall et trois de ses compagnons l'abordèrent, demeura-t-il sur la défensive. Ainsi qu'il l'avait confié à Nicolas Perrot, tout en estimant les qualités foncières des Réformés, il ne se leurrait point sur la difficulté de s'en faire des alliés. De toutes les races qu'il avait eu l'avantage d'étudier, celle-ci peut-être lui semblait la plus inabordable. Les regards d'un Indien ou ceux d'un Noir sémite ont moins de mystère et de réticence que ceux d'un quaker qui a décidé, une fois pour toutes, que vous êtes l'incarnation du mal. Ils étaient là devant lui, leurs chapeaux ronds sur l'estomac, les cheveux coupés court et fort soigneusement. Toutes les misères d'une traversée entreprise avec leurs seules chemises sur le dos, ne les avaient pas entraînés à adopter l'allure dépenaillée, si chère aux hommes d équipage. À ceux-ci, aurait-il offert une paire de ciseaux et un rasoir du plus beau fil, qu'ils n'en auraient pas moins conservé menton bleu et tignasse hirsute. Car ils étaient pour la plupart des Méditerranéens et des Catholiques.

Ces réflexions l'amenèrent à sourire, mais les quatre Huguenots gardaient visage de bois. Bien fin celui qui aurait pu discerner dans leurs yeux l'amitié, l'indifférence ou la haine.

– Monseigneur, dit Le Gall, le temps nous dure et nous sommes inactifs. Nous venons vous demander de nous faire la grâce de nous admettre dans votre équipage. Vous m'avez vu à l'œuvre comme pilote quand nous avons franchi les pertuis. Avant, j'ai navigué dix ans. J'étais un bon gabier. Je peux vous être utile et ceux-là aussi, car nous savons que vous avez eu des hommes blessés devant La Rochelle et qui n'ont pu reprendre encore du service. Nous les remplacerons, mes compagnons et moi.

Il les présenta : Bréage, charpentier de la marine, Charron, son associé pour les pêcheries, à La Rochelle, lui aussi ancien gabier, Marengouin, son gendre, muet comme une taupe mais pas sourd, qui, comme tout un chacun, avait fait son temps de moussaillon sur un navire de commerce avant de s'occuper de poissons et de langoustes.

– La mer, ça nous connaît, et les doigts nous démangent d'aller nouer quelques épissures et rapiècements là-haut dans les vergues.

Le Gall avait un regard droit, Joffrey de Peyrac n'oubliait nullement qu'il avait conduit le Gouldsboro à travers la passe difficile du pertuis breton et, si un lien pouvait s'établir entre le navire et les Protestants, c'était bien par Le Gall qu'il serait jeté. Pourtant, il hésita beaucoup avant de faire appeler le maître d'équipage et de lui présenter la demande de ses nouvelles recrues.

Le bosco contrefait, loin de partager la défiance de son maître, se montra au contraire fort satisfait. Une grimace, qui ressemblait à un sourire, entrouvrit sa bouche en coup de sabre sur ses dents gâtées. Il reconnut qu'il manquait d'hommes. Après ceux qu'on avait dû débarquer en Espagne, son effectif était au plus juste, disait-il. Les cinq blessés devant La Rochelle lui avaient porté le coup de grâce. Autant dire qu'on manœuvrait avec moitié moins d'hommes qu'il n'en aurait fallu. D'où sa mauvaise humeur, à lui, quartier-maître, et qu'il avait eu bien de la peine à ne pas manifester. Un éclat de rire homérique, de la part des matelots qui tendaient l'oreille dans les parages, salua cet aveu. Car la mauvaise humeur d'Erikson était chronique, inaltérable et âcre, et l'on se demandait avec effroi ce qu'on pourrait en connaître de mieux au cas où, par hasard, il la manifesterait.

– C'est bon, vous êtes engagés, dit le Rescator aux quatre Rochelais. Connaissez-vous l'anglais ?

Ils en savaient assez pour comprendre les ordres du bosco. Il les laissa aux mains d'Erikson et regagna la passerelle à l'arrière.

*****

Appuyé à la balustrade de bois doré, il ne parvenait pas à se détourner de la raie de lumière gui, par-delà le grand-pont soudain comblé de huit, trait au-dessus de la porte derrière laquelle logeaient les Protestants. Angélique vivait là-bas, parmi ces êtres qu'il sentait hostiles. Était-elle avec eux et contre lui ? Ou bien au contraire seule, comme lui, entre deux mondes. Ni d'ici, ni d'ailleurs. L'obscurité brusque enrobait le navire. On allumait les torches, les fanaux. Abdullah à genoux soufflait dans le pot de terre où rosissaient les charbons ardents, avec des gestes précautionneux de primitif veillant sur le feu éternel. La pesante tristesse du Nord, l'angoisse des confins de la terre qui avait frappé le cœur des Vikings et de tous les marins du monde, assez audacieux pour marcher dans la direction de l'étoile immobile, rôdaient maintenant sur la mer devenue invisible. Les glaces n'étaient plus à craindre. Rien n'annonçait la tempête. Mais l'esprit de Joffrey de Peyrac demeurait inquiet et tourmenté. Pour une fois dans son existence de marin, son navire lui échappait. Une frontière le scindait en deux. Ses hommes eux-mêmes n'étaient pas à l'aise. Car ils sentaient un souci chez le maître. Il n'était plus en son pouvoir de les rassurer. Le poids de toutes ces vies dont il avait la charge pesa plus fortement sur ses épaules et il se sentit las.

Il avait connu déjà des carrefours de la vie, des heures où une étape s'achève, où il faut prendre une direction nouvelle, tout recommencer. Pour lui, dans le secret de son être, il savait que ce n'était jamais un recommencement. Il continuait seulement, dans une voie tracée, et dont les perspectives se découvraient peu à peu à ses yeux. Mais, chaque fois, il devait abandonner les formes d'une vie ancienne comme le serpent se dépouille de sa vieille peau, laisser des lambeaux d'attachement, des amitiés.

Cette fois, il lui faudrait restituer Abdullah à son désert, car il ne supporterait pas la forêt nordique. Jason le ramènerait donc vers les horizons dorés de la Méditerranée ainsi que le vieux marabout Abd-el-Mechrat. Abdullah, son garde vigilant, lui avait sauvé maintes fois la vie. Il avait, pour les habitudes de son maître, le respect qu'on doit à des rites sacrés.

« Trouverai-je seulement un Mohican pour me préparer mon café ? Non, certes pas ! Il faudra t'en passer, vieux Barbaresque que tu es devenu. » Quant à Abd-el-Mechrat, il l'évoquait dans la cabine qu'on lui avait aménagée spécialement sous l'entrepont de l'arrière, avec tout le confort possible.

Son corps frêle, consumé d'austérité, enseveli sous les fourrures, il écrivait sans doute, infatigable. À soixante-dix ans, son désir de connaissance demeurait toujours si aigu qu'il avait presque supplié son ami de Peyrac, lorsque celui-ci avait quitté la Méditerranée, de l'emmener avec lui étudier le Nouveau-Monde. Le sage marabout aurait fort volontiers fait le tour de la planète pour y renouveler ses sujets de méditation. Ouverture d'esprit relativement rare chez un Musulman. Abd-el-Mechrat était infiniment trop évolué pour plaire à un fanatique comme Moulay Ismaël, son souverain.

Joffrey de Peyrac ne l'ignorait pas et c'est pourquoi il avait accédé à la prière du vieillard qu'il aimait sachant que, par la même occasion, il lui sauvait probablement la vie.

*****

Abd-el-Mechrat l'avait reçu dans le « medressé » somptueux qu'il possédait alors, prince savant et saint qu'il était, fort respecté de tous à Fez. Joffrey de Peyrac était arrivé de Salé en litière. Il se revoyait gisant aux pieds de son ami arabe, ne pouvant croire encore qu'il avait accompli vivant ce périlleux voyage et qu'il se trouvait lui, chrétien, infidèle honni, au sein du mystérieux Maghreb. Grabataire, l'esprit lassé par les souffrances physiques qu'il endurait et les fatigues du voyage, n'ayant pour le soutenir et le renseigner sur son entourage, que le fidèle nègre Kouassi-Ba, lui-même assez effrayé de se retrouver parmi les siens. « Tous des sauvages, ces gens-là », disait-il en roulant des yeux blancs, – le comte s'était demandé à maintes reprises ce qui l'attendait au terme de cette expédition interminable. Or, c'était bien Abd-el-Mechrat, son ami. Il l'avait rencontré autrefois, en Espagne, à Grenade. Il reconnaissait la frêle silhouette du docteur arabe, drapée dans sa djellaba neigeuse et son front dégarni, au-dessus des grosses lunettes cerclées d'acier qui lui donnaient l'air d'un hibou facétieux.

– Je ne peux croire que je me trouve devant vous et à Fez, dit Joffrey de Peyrac à voix basse. Malgré ses efforts, il ne pouvait émettre aucun son. Je pensais que nous nous rencontrerions sur la côte, en secret. Le royaume de Marocco a-t-il usurpé sa réputation d'inviolabilité ou votre pouvoir dé-passe-t-il celui des sultans pour qui un chrétien ne doit être qu'esclave ou mort ? Les honneurs dont on m'entoure m'ont donné la conviction de n'être encore ni l'un ni l'autre. Cette illusion va-t-elle durer ?

– Nous l'espérons, mon cher ami. Votre situation est exceptionnelle, en effet, car vous bénéficiez de protections occultes que j'ai réussi en partie à vous obtenir à cause de votre science. Mais pour ne pas décevoir les espoirs qu'on a mis en vous, il vous faut d'abord redevenir valide sans tarder ! Je suis chargé de vous guérir. Ajoute jais-je que c'est une question de vie ou de mort pour vous, comme pour moi, car je peux payer un échec de ma tête.

Malgré son désir d'en savoir plus long sur les maîtres que craignait, quoique pieux et savant, le vieux marabout, le blessé dut attendre d'être presque entièrement rétabli pour avoir droit à d'autres explications.

Pour l'instant, sa tâche, à lui, Peyrac, était de guérir et il s'y consacra avec la volonté tenace qui était la base de son caractère.

Avec courage, il se soumit à tous les soins, traitements et exercices demandés par son vigilant ami. L'intérêt d'être lui-même le champ d'une expérience scientifique le gagna et l'aida aussi à persévérer lorsque le désarroi et la souffrance risquèrent de le rebuter. Abd-el-Mechrat s'était penché sur ses blessures avec un visage tout d'abord sombre et qui s'était peu à peu éclairé devant leur aspect peu engageant.

– Allah soit loué, s'était-il écrié. Votre plaie de la jambe gauche, la plus grave, est demeurée ouverte.

– Et même depuis des mois...

– Allah en soit donc béni, avait-il répété. Non seulement je me porte désormais garant de votre guérison, mais je prévois que grâce à cela vous serez débarrassé d'une infirmité qui a entravé toute votre jeunesse... Ne vous souvenez-vous pas que je vous avais dit à Grenade, après avoir alors examiné votre jambe, que si je vous avais soigné tout enfant vous n'auriez jamais été boiteux ?...

Et il lui expliquait que les médecins d'Europe s'attaquent à la seule apparence du mal, qu'ils n'ont à la vue d'une plaie qu'une seule hâte, celle de la voir cicatrisée au plus vite en surface. Qu'importe si, derrière cette frêle membrane que la nature elle-même cherche à tisser le plus vite possible, des cavités subsistent, des chairs corrompues, meurtries, causes d'atrophies ou de déformations irréparables. Or, la médecine arabe s'aidant de la science antique des mages, des guérisseurs africains et des embaumeurs égyptiens, calcule pour chaque élément son propre rythme de cicatrisation. Plus une blessure est profonde, plus il faut savoir freiner et non activer la guérison. Les ligaments de sensibilité et de commandement ne se traitent pas, en effet, de la même façon.

Très satisfait du déroulement du début de ses soins, Abd-el-Mechrat lui apprenait encore que, grâce au manque de tout chirurgien, dont il avait bénéficié, les fils rompus et déchirés s'étaient déjà renoués de façon satisfaisante. Puisque, grâce au ciel, il avait échappé au risque terrible de la gangrène – seul véritable danger de ces longs traitements – lui, Mechrat, n'aurait ici qu'à parachever une œuvre si bien entreprise par maître Aubin, bourreau du roi de France et si heureusement continuée par les multiples voyages du supplicié, pour échapper à ses tourmenteurs.

Abd-el-Mechrat fignolait son œuvre en orfèvre arabe. Il disait : « Votre démarche en imposera bientôt aux princes les plus arrogants d'Espagne !... »

Brisé, Joffrey de Peyrac n'en demandait pas tant. Il s'était assez bien accommodé jadis de sa boiterie, pour se contenter de la retrouver plus ou moins accentuée, mais rapidement, ainsi que sa vitalité habituelle et l'usage de tous ses membres. Il en avait assez d'être devenu une épave dont les forces diminuaient chaque jour. Pour le persuader de se soumettre à toutes les nouvelles disciplines nécessaires, jusqu'au résultat définitif, Abd-el-Mechrat sut lui démontrer l'intérêt qu'il y avait pour lui à se camoufler derrière une silhouette inconnue de ses ennemis. S'il essayait un jour de reprendre pied au royaume de France qui s'aviserait seulement de reconnaître dans un homme marchant comme tout le monde celui qu'on appelait jadis « le Grand Boiteux du Languedoc » ? L'idée d'un subterfuge aussi inattendu convainquit et amusa le blessé et il se montra désormais aussi têtu que son médecin pour essayer de parvenir à un résultat proche de la perfection. Malgré les baumes et les décoctions calmantes, il lui fallut endurer un long martyre. Mouvoir sa jambe blessée, l'obliger à se rééduquer alors qu'elle demeurait encore à vif. Abd-el-Mechrat l'entraînait à nager des heures dans un bassin pour conserver la souplesse nécessaire et surtout garder la plaie ouverte. Alors qu'il n'aurait souhaité que dormir, on le contraignait à renouveler les exploits de sa fuite. Le médecin et ses aides étaient intraitables. Par bonheur, le savant arabe, d'une grande finesse d'esprit, savait aussi comprendre son malade, malgré les barrières des deux civilisations qui auraient pu les séparer. Mais chacun avait déjà fait plusieurs pas vers l'autre. Le marabout parlait parfaitement le français et l'espagnol. Le comte de Toulouse avait des connaissances d'arabe qu'il perfectionnait rapidement.

Combien de jours s'écoulèrent ainsi, dans le calme blanc de la demeure maghrebienne ?

Encore aujourd'hui il l'ignorait. Des semaines ? des mois ? une année ?... Il n'avait pas compté. Le temps avait suspendu sa marche.

Aucune rumeur ne pénétrait jusqu'au palais clos, où ne se glissaient que des serviteurs stylés, silencieux. Le monde alentour semblait s'être aboli. Le passé récent avec les ténèbres et la froidure des prisons, la puanteur de Paris ou du bagne, s'estompait dans l'esprit du gentilhomme français jusqu'à ne plus lui paraître qu'une grotesque fantasmagorie, née de ses cauchemars de malade. La réalité aiguë, c'était celle du ciel bleu-noir dans la découpure d'un patio, l'essence des roses, exacerbée à la chaleur du jour, exaltante au crépuscule et se mêlant à celle des lauriers-roses, parfois des jasmins.

Il vivait !

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