Chapitre 16

C'était par la faute de l'enfant rousse. Un extraordinaire petit personnage, à tout prendre, qui avait les traits et le sourire de sa mère. La bouche était plus grande et moins parfaite, mais si semblable dans son expression que, malgré sa chevelure différente et ses yeux noirs – petits et retroussés vers les tempes, alors que ceux de sa mère étaient immenses et d'une limpidité de source – il n'avait pas douté, en la découvrant, qu'elle fût la fille d'Angélique. Née de sa chair à elle et d'une autre chair. De l'étreinte d'un homme qu'Angélique avait reçu dans ses bras en soupirant d'amour, avec ce visage ébloui et défaillant qu'elle lui avait révélé, à son insu, le premier soir, sur le Gouldsboro.

Dissimulé derrière une tenture, il l'avait vue s'éveiller et se pencher sur l'enfant. La jalousie lui avait alors taraudé les entrailles, parce qu'il la découvrait plus belle qu'il ne croyait, dans la lueur du couchant, et parce qu'il se demandait quel reflet de quel amant elle cherchait à retrouver sur les traits de la petite fille endormie. Alors qu'il avait l'intention de s'avancer vers elle et de se démasquer, il était soudain demeuré paralysé devant la muraille qui les séparait. Il l'avait écoutée chuchoter des mots tendres et parler passionnément tout bas à l'enfant. Jamais elle n'avait eu ces attitudes pour Florimond, son fils à lui. Il l'avait laissée s'éloigner sans se montrer.

*****

Sur la passerelle, lorsqu'il sortit, ayant remis son masque et pris son sextant, Joffrey de Peyrac vit aussitôt que les Protestants s'étaient retirés du grand pont, ayant enfin terminé leur assemblée religieuse. Il en éprouva un soulagement mêlé de déception. Puis, rabattant son manteau contre lui, il allait monter sur la dunette pour faire le point, lorsque l'attitude du Maure Abdullah l'intrigua. Le serviteur marocain, dont chacun des mouvements semblait réglé depuis dix années à ceux de son maître, n'avait pas paru s'apercevoir de la présence de celui-ci. Appuyé à la balustrade de bois doré qui précédait les portes vitrées des appartements privés du capitaine, il regardait devant lui de son grand œil nocturne mais, malgré son attitude nonchalante, Joffrey de Peyrac, habitué à deviner les remous intérieurs d'une race à la fois passive et passionnée, devina qu'il était en proie à une émotion violente. Il ressemblait à un animal prêt à bondir, et ses fortes lèvres mauves tremblaient dans sa face d'or sombre. S'apercevant tout à coup que son maître l'observait, il baissa sournoisement les yeux, parut se détendre, et retrouva presque aussitôt la tenue impassible qu'il avait acquise en ses jeunes années, lorsqu'il était sévèrement dressé à protéger le Sultan Moulay Ismaël. L'un des plus beaux et des plus habiles tireurs de la garde chérifienne du roi de Marocco, il avait été offert en présent au grand mage Jeffa-el-Khaldoum que le sultan honorait de son amitié. Depuis, il le suivait sur toutes les mers du globe. Il lui préparait plusieurs fois par jour le café, boisson dont un ancien navigateur du Levant ne peut guère se passer quand il en a usé pendant longtemps. Il couchait en travers de sa porte ou au pied de son lit. Il le suivait toujours à deux pas avec un mousquet chargé, et innombrables étaient les occasions, batailles, tempêtes, complots, où Abdullah avait sauvé la vie du grand mage.

– Je t'accompagne, mon maître, dit-il.

Mais il était mal à l'aise, car il savait par expérience que le regard de Jeffa-el-Khaldoum (le diable) avait le pouvoir de deviner ses pensées.

Et précisément les yeux du maître s'attardaient dans la direction qu'il fixait lui-même tout à l'heure. Verrait-il ce que lui voyait et qui lui mettait aux reins une chaleur de lion, malgré tout le froid environnant.

– As-tu tellement hâte que nous soyons arrivés, Abdullah ? demanda le comte.

– Ici ou là qu'importe, murmura l'Arabe d'un morne : La il la ha, il la la, Mohamed rossoul ul la...

Et, tirant de sa djellaba un petit sachet contenant une matière blanche, il en prit du bout de son index et s'en servit pour marquer son front et ses joues. Le Rescator l'observait.

– D'où vient cette mélancolie, vieux compagnon, et pourquoi ce carnaval ? Les dents du Maure jaillirent dans un sourire éclatant.

– O seigneur, tu es trop bon de me traiter, moi, comme ton égal. Qu'Allah me garde de te déplaire et si je dois mourir, je le prie de m'accorder la grâce que ce soit de ta main. Car il est écrit dans le Coran « Quand le maître tranche la tête à son esclave, il aura droit au Paradis des Croyants »...

Et rasséréné, Abdullah emboîta le pas de son maître vénéré. Mais, au lieu de monter vers la dunette, le Rescator descendit quelques marches et s'engagea vers la coursive qui menait vers le gaillard d'avant.

Abdullah frémit de tout son être. Une fois de plus, son maître l'avait donc encore deviné. Il le suivit avec un mélange d'impatience et de terreur fataliste. Car il sut que sa mort était proche.

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