Chapitre 1

Ce fut la sensation d'être observée par un regard invisible qui ramena Angélique à la réalité. Elle sursauta et chercha vivement autour d'elle celui qui l'avait fait porter ainsi dans les appartements du château-arrière, au luxe oriental. Elle était persuadée qu'il devait être là mais elle ne le vit pas.

Elle se trouvait dans ce même salon où, la nuit précédente, l'avait reçue le Rescator. La rapidité des événements, leur dramatique déroulement, la paix présente et l'étrangeté du décor nouveau, donnaient à l'instant un goût de songe. Angélique aurait douté d'être bien éveillée sans la présence d'Honorine qui commençait à s'agiter et à s'étirer comme un petit chat.

Dans l'ombre envahissante luisait l'or de meubles et de bibelots dont elle devinait mal les contours. Le parfum qu'elle n'avait pas reconnu sans émoi, et qui semblait particulier au Rescator, rôdait autour d'elle. Il avait dû garder de la Méditerranée ce raffinement, comme il avait gardé l'habitude du café, des tapis et des divans aux coussins soyeux. Un coup de vent froid pénétra par la fenêtre apportant l'humidité des embruns. Angélique eut froid. Elle s'aperçut alors que son corsage était entrouvert sur sa poitrine nue et ce détail la troubla. Quelle main l'avait dégrafé ? Qui s'était penché sur elle alors qu'elle gisait dans l'inconscience ? Quel regard d'homme avait scruté sa pâleur, peut-être avec inquiétude, l'immobilité de ses traits, ses paupières closes et meurtries par la fatigue ? Puis il s'était aperçu qu'elle dormait seulement, terrassée, à bout de forces et il s'était éloigné, après avoir délacé son corsage afin qu'elle pût respirer plus à l'aise. Ce geste, qui n'était peut-être qu'une simple attention, mais qui trahissait aussi l'homme familier des femmes et habitué à les traiter toutes, quelles qu'elles fussent, avec une aimable désinvolture, fit soudain rougir Angélique et elle se redressa en rajustant ses vêtements avec une vivacité farouche.

Pourquoi l'avait-il amenée ici, chez lui, et non pas parmi ses compagnons ? La considérait-il alors comme son esclave, sa captive, à la disposition de ses caprices, malgré le dédain dont il faisait montre ?...

– Y a-t-il quelqu'un ? demanda-t-elle à haute voix. Êtes-vous là, monseigneur ?

Rien ne lui répondit que le halètement de la mer et le clapotement des vagues. Mais Honorine s'éveilla tout à fait et s'assit en bâillant. Angélique se pencha vers elle et la prit dans ses bras avec ce geste enveloppant et jaloux qu'elle avait eu tant de fois pour la préserver des dangers qui menaçaient sa frêle existence.

– Viens, petit cœur, chuchota-t-elle, et ne crains plus rien. Nous sommes sur la mer !

Elle se dirigea vers la porte vitrée et s'étonna de la voir s'ouvrir sans peine. Elle n'était donc pas prisonnière...

Au-dehors, il faisait encore clair. On distinguait des matelots allant et venant sur le pont, tandis que s'allumaient les premières lanternes. La houle était douce et une sorte de paix émanait du navire-pirate, seul sur l'océan désert, comme si, quelques heures auparavant, il n'avait pas eu à affronter maintes fois sa propre perte. On ne goûte bien la vie que lorsque la mort vous a paru proche et certaine.

Quelqu'un qui était accroupi contre la porte se leva et Angélique vit se dresser près d'elle le gigantesque Maure qui, la nuit dernière, leur avait préparé le café. Il conservait le capuchon de laine blanche des Marocains et portait un mousquet à crosse d'argent ciselé, tel qu'elle en avait vu aux gardes de Moulay Ismaël.

– Où a-t-on logé mes compagnons ? demanda-t-elle.

– Viens, répondit-il, le maître m'a dit de te conduire quand tu t'éveillerais.

Comme tous les navires, qu'ils fussent de fret ou de course, le Gouldsboro n'était pas construit pour recevoir des passagers. L'espace réservé à l'équipage, sous le gaillard d'avant, était certes suffisant mais sans plus. On avait donc logé les émigrants dans une partie de l'entrepont réservée à la batterie camouflée du navire-pirate. Après avoir descendu une courte échelle, Angélique se retrouva parmi ses amis qui commençaient à s'installer tant bien que mal parmi les canons. À tout prendre, les affûts des grosses pièces de bronze, recouvertes de toiles, pouvaient servir de support pour déposer leurs maigres bagages. La clarté du jour traînait encore sur le pont, mais ici, plus bas, il faisait déjà sombre avec à peine une lueur rosâtre venant d'un sabord ouvert. Angélique, dès son entrée, fut assaillie par l'élan fougueux des enfants et de ses amis.

– Dame Angélique ! On vous croyait morte... noyée...

Presque aussitôt les récriminations éclatèrent :

– Nous n'y voyons rien... On nous a verrouillés comme des prisonniers... Les enfants ont soif...

Dans la semi-obscurité, Angélique les reconnaissait seulement à leurs voix. Celle d'Abigaël domina.

– Il faudrait des soins pour maître Berne. Il est gravement blessé.

– Où est-il ? demanda Angélique, se reprochant de l'avoir oublié.

On la guida vers l'endroit où le marchand était étendu, sous le sabord ouvert.

– Nous pensions que l'air frais lui ferait du bien, mais il ne revient pas à lui.

Angélique s'agenouilla près du blessé. Grâce à cette clarté rose du couchant qui éclairait encore la cale sombre, elle pouvait distinguer ses traits et elle fut effrayée de sa pâleur et de l'expression figée de souffrance qu'il conservait, même dans l'inconscience. Sa respiration était lente et pénible.

« Il a été frappé en me protégeant », se dit-elle.

Il y avait quelque chose d'émouvant à le voir là, dépouillé à la fois de sa force et de sa respectabilité de gros marchand de La Rochelle, avec ses fortes épaules mises à nu, son torse massif ombré de poils comme celui d'un simple débardeur. Un homme gisant, faible dans le sommeil et la douleur, comme le sont tous les hommes.

Ses compagnons, dans leur impuissance, avaient découpé sa redingote noire imbibée de sang, sa chemise dont ils avaient fait des tampons sur les plaies. À cause de cette apparence inusitée, Angélique aurait pu ne pas le reconnaître. La différence qui existe entre un paisible négociant huguenot, assis à son écritoire devant son livre de comptes, dans le décor de ses magasins bien garnis, et le même homme nu et désarmé, lui apparut aussi profonde qu'un abîme. Dans son étonnement, une pensée saugrenue, et qu'elle jugea inconvenante, traversa son esprit : « Il aurait pu être mon amant... »

Il lui paraissait soudain très proche, lui appartenant un peu, et son inquiétude redoubla tandis qu'elle posait doucement la main sur lui.

– N'a-t-il pas bougé ou parlé, depuis qu'on l'a porté là ?

– Non. Pourtant ses blessures ne nous paraissaient pas graves. Un coup de sabre qui a entamé les chairs de l'épaule et du sein gauche. Les plaies saignent peu.

– Il faut faire quelque chose.

– Mais que faire ? protesta derechef la voix acide du médecin Albert Parry, je n'ai rien à ma disposition, ni purgatif, ni clystère, ni apothicaire à proximité pour y envoyer chercher des plantes.

– Vous auriez pu au moins emporter en voyage votre propre trousse, maître Parry, dit Abigaël, avec une véhémence qu'on ne lui connaissait pas. Ce n'était pas si encombrant.

– Co... comment, suffoqua l'homme de l'art, me reprocher d'avoir laissé mes instruments, alors qu'on m'a tiré du lit sans explications et poussé jusqu'à ce navire, quasiment en chemise et bonnet de nuit, sans que j'aie eu le temps même de me frotter les yeux. Et puis d'ailleurs, dans le cas de Berne, je ne peux pas grand-chose. Je ne suis pas chirurgien après tout.

Laurier supplia, cramponné à Angélique.

– Est-ce que mon père va mourir ?

De partout des mains la serraient, qui étaient peut-être celles de Séverine ou d'Honorine ou de Martial, ou d'autres mères, anxieuses devant leur dénuement.

– Les enfants ont soif, répétait Mme Carrère comme un leitmotiv.

Heureusement, ils n'avaient pas trop faim, le boulanger ayant généreusement distribué sa provision de pain et de brioches, qu'à la différence du docteur il avait eu le sang-froid d'emporter, et que sa course sur la lande ne lui avait pas fait lâcher.

– Si ces forbans ne nous apportent pas de la lumière, le défonce la porte, clama soudain Manigault, debout, quelque part dans l'obscurité.

Comme s'ils n'avaient attendu que cette voix tonitruante pour se manifester, des matelots parurent dans l'éclat de trois grosses lanternes qu'ils allèrent attacher aux deux extrémités et au milieu de la batterie, puis ils revinrent sur le seuil reprendre et transporter un baquet d'où montait une odeur appétissante et un seau rempli de lait. C'étaient les deux hommes d'origine maltaise qui avaient déjà servi d'escorteurs à Angélique. Malgré l'aspect assez sauvage que leur teint olivâtre et leurs yeux de braise pouvaient leur conférer, elle avait compris que c'étaient de braves gens... dans la mesure où n'importe quel membre d'un équipage de pirates pouvait appartenir à une telle catégorie. Ils montrèrent le taquet de soupe aux passagers d'un air fort engageant.

– Et comment voulez-vous que nous la mangions ?... cria Mme Manigault d'une voix aiguë, nous prenez-vous pour des pourceaux à laper tous notre pâtée dans la même auge ?... Nous ne possédons même pas une assiette !...

Elle éclata en sanglots hystériques, tandis qu'elle pensait à ses belles faïences brisées dans le sable des dunes.

– Ah ! tout ça ne fait rien, dit Mme Carrère, bonne femme, on se débrouillera !

Mais elle était elle-même très dépourvue n'ayant à offrir qu'une unique tasse, fourrée par miracle au dernier moment dans son maigre baluchon. Angélique expliqua de son mieux la situation aux matelots en se servant du sabir méditerranéen dont elle se rappelait des bribes. Ils se grattèrent la tête avec embarras. Cette question d'écuelles et d'ustensiles allait poser un problème épineux à l'équipage. Ils partirent en disant toutefois qu'on allait s'arranger. Massés autour du baquet, les passagers épiloguèrent longuement sur son contenu.

– Du ragoût avec des légumes...

– De la nourriture fraîche, en tout cas.

– Nous n'en sommes donc pas encore au biscuit et à la viande salée, si habituels en mer.

– C'est qu'ils ont dû piller tout cela à terre. J'ai entendu grogner des porcs et bêler une chèvre dans la cale au-dessous de nous.

– Non. Ils nous les ont achetées, les bêtes, leur prix de bons écus sonnants et trébuchants. On a fait de bonnes affaires avec eux.

– Qui parle ainsi ? demanda Manigault lorsque cette dernière explication, donnée en patois charentais, parvint à son entendement.

À la lueur nouvelle des lanternes, il découvrit des figures inconnues : deux maigres paysans aux longs cheveux et leurs femmes auxquelles s'accrochaient une demi-douzaine de rejetons dépenaillés.

– Mais d'où sortez-vous, vous autres ?

– Nous sommes des Huguenots du hameau de Saint-Maurice.

– Et qu'est-ce que vous f... ici ?

– Ben dame ! quand tout l'monde a couru vers la falaise, nous on a couru aussi. Et pis après on s'est dit : puisque tout le monde embarque, embarquons. Croyez-vous qu'on avait envie de tomber entre les mains des dragons du Roi ? Probable qu'ils auraient passé leur mauvaise humeur sur nous... Surtout quand ils se seraient aperçus qu'on avait eu commerce avec les pirates. Et qu'est-ce qu'on laissait derrière nous au fond ? Pas grand-chose, puisqu'on leur avait vendu notre dernière chèvre et nos derniers porcs... Alors ?

– Nous étions bien assez nombreux comme cela, dit Manigault furieux. Encore des bouches inutiles à nourrir.

– Pour l'instant, mon cher monsieur, dit Angélique, je vous ferai remarquer que ce n'est pas à vous que ce souci incombe et, même, indirectement, que c'est bien à ces paysans que vous devez votre soupe du soir puisque c'est sans doute les morceaux d'un de leurs porcs qui ont servi à sa confection.

– Mais quand nous serons aux Iles...

Le pasteur Beaucaire intervint :

– Des paysans qui savent retourner la terre et s'occuper des bêtes ne sont jamais à charge dans une colonie d'émigrants. Mes frères, soyez les bien venus parmi nous.

L'incident fut clos et le cercle s'ouvrit pour faire place aux pauvres gens. Pour chacun, cette première soirée sur un navire inconnu, qui les emmenait vers leur destinée, avait quelque chose d'irréel. Hier encore, ils s'endormaient dans leur demeure, riche pour les uns, misérable pour les autres. L'angoisse de leur sort faisait alors trêve car les projets de départ les avaient apaisés. Le sacrifice consenti, ils mettraient tout en œuvre pour qu'il fût accompli avec le maximum de sécurité et de confort. Et voici, maintenant, qu'ils se retrouvaient ballottés dans la nuit de l'océan, coupés de toutes leurs attaches, presque anonymes comme les âmes des damnés dans la barque de Caron. Cette comparaison venait à l'esprit des hommes, car ils étaient pour la plupart fort lettrés et c'est pourquoi ils regardaient d'un air lugubre la soupe clapoter doucement dans le baquet, aux mouvements du roulis. Les femmes avaient autre chose à faire que de s'attarder aux réminiscences du poème de Dante. En l'absence d'écuelles individuelles, elles se repassaient l'unique tasse de Mme Carrère et faisaient boire le lait aux enfants à tour de rôle. L'opération n'allait pas sans mal, à cause du balancement du navire qui s'accentuait avec la nuit venue. Les enfants riaient de se voir éclaboussés mais les mères grondaient. Elles n'avaient guère de vêtements de rechange et où pourrait-on faire des lessives sur ce bateau ? Chaque instant apportait son cortège de renoncements et de douleurs. Au cœur des ménagères saignait le regret de leurs belles provisions de cendre et de pains de savons dans les buanderies abandonnées, de leurs brosses de toutes tailles – comment laver sans brosse ? – La boulangère se dérida en se souvenant qu'elle avait emporté la sienne. Elle promena un regard triomphant sur ses voisines déprimées.

Angélique était retournée s'agenouiller près de maître Gabriel. Un regard l'avait rassurée sur le sort d'Honorine qui avait trouvé le moyen de se faire servir l'une des premières en lait et qui maintenant pêchait subrepticement quelques morceaux de viande dans la soupe. Honorine saurait toujours se défendre !...

L'état du marchand dominait les soucis d'Angélique. À son anxiété s'ajoutaient le remords et la reconnaissance.

« Sans lui, c'est moi qui aurais reçu ce coup de sabre, ou Honorine... »

L'immobilité du visage de Gabriel Berne et sa longue inconscience ne lui paraissaient pas normales. Maintenant qu'on avait apporté de la lumière, elle voyait bien que son teint était cireux.

Lorsque les deux hommes d'équipage revinrent avec une dizaine de bols qu'on se distribua, elle vint en tirer un par la manche et l'amena devant le blessé, en lui faisant comprendre qu'ils n'avaient rien pour le soigner. Il parut assez indifférent, haussant les épaules et leva les yeux en disant :

– Madona !

Il y avait eu aussi des blessés parmi les matelots et comme sur tout navire pirate on ne devait guère les soigner qu'avec les deux remèdes miracles : le rhum et la poudre à fusil pour désinfecter ou brûler les plaies. Plus des prières à la Vierge, comme il paraissait le recommander.

Angélique soupira. Que pouvait-elle faire ? Elle se remémorait toutes les recettes que sa vie de maîtresse de maison et de mère de famille lui avait enseignées et, même, celles de la sorcière qu'elle avait appliquées aux blessés dans les bois, lors de la révolte du Poitou. Mais elle n'avait rien, vraiment rien de tout cela sous la main. Les petits sachets d'herbes médicinales étaient dans le fond de son bahut à La Rochelle et n'avaient guère effleuré sa pensée à l'heure du départ.

– J'aurais dû pourtant m'en préoccuper, se gour-manda-t-elle. Ce n'était pas grand-chose que de les glisser dans mes poches.

Il lui parut qu'un frémissement imperceptible avait crispé les traits de Gabriel Berne et elle se pencha plus attentivement. Il avait bougé, ses lèvres closes et serrées s'entrouvraient, cherchant son souffle. Il avait l'air de souffrir et elle ne pouvait rien pour lui.

« S'il allait mourir », se dit-elle.

Elle éprouva un grand froid en elle.

Le voyage commencerait-il sous un signe de malédiction ? Par sa faute, les enfants qu'elle aimait perdraient-ils leur seul soutien ? Et elle-même ? Elle était habituée à le savoir là, à s'appuyer sur lui. Au moment où se brisaient à nouveau toutes sortes de liens, elle ne voulait pas qu'il s'en aille. Pas lui ! C'était un ami sûr car elle savait qu'il l'aimait. Elle posa la main sur la poitrine robuste, mais mouillée d'une mauvaise sueur. Par ce contact, elle cherchait éperdument à le ramener à la vie, à lui communiquer sa propre force, qu'elle avait puisée tout à l'heure en se découvrant libre sur la mer. Il tressaillit. La douceur inhabituelle de cette main féminine sur sa chair devait pénétrer son inconscience.

Il remua et ses paupières s'ouvrirent vaguement. Angélique guettait avidement ce premier regard. Serait-ce celui d'un agonisant ou celui d'un homme qui revient à la vie ? Elle fut rassurée. Déjà, les yeux ouverts, maître Gabriel quittait son apparente faiblesse et ce qu'il y avait de bouleversant dans le spectacle de cet homme vigoureux, abattu, s'estompait.

Malgré les brumes de son long coma, le regard conservait son expression profonde et avisée. Il erra un instant sur la voûte basse et mal éclairée de l'entrepont, puis se fixa sur le visage d'Angélique, tout proche du sien.

Alors, elle vit bien que le blessé n'avait pas encore retrouvé sa maîtrise, car jamais elle ne lui avait connu cette expression dévorante et extasiée, même ce jour tragique où, après avoir étranglé les sbires de la police, il l'avait prise dans ses bras. D'un seul coup, il lui avouait ce qu'il ne s'était peut-être jamais avoué à lui-même. La soif de tout son être pour elle ! Enfermé dans sa dure carapace de morale, de sagesse, de méfiance, la source violente d'un tel amour ne pouvait se faire jour qu'en un moment semblable, alors qu'il était affaibli, indifférent au monde extérieur.

– Dame Angélique, souffla-t-il.

– Je suis là.

« Heureusement, songea-t-elle, les autres sont occupés ailleurs. Ils n'ont rien vu. »

Sauf, peut-être Abigaël, agenouillée elle aussi, un peu en retrait, et qui priait. Gabriel Berne eut un mouvement vers Angélique. Aussitôt il gémit et ses paupières se fermèrent à nouveau.

– Il a bougé, murmura Abigaël.

– Il a même ouvert les yeux.

– Oui, j'ai vu.

Les lèvres du marchand remuèrent péniblement.

– Dame Angélique... Où... sommes-nous ?

– En mer... Vous avez été blessé...

Quand il fermait les yeux, il ne l'intimidait plus. Elle se sentait seulement responsable de lui comme lorsqu'elle lui portait le soir, à La Rochelle, quand il s'attardait devant ses registres, une tasse de bouillon ou de vin chaud en lui prédisant qu'il allait se miner la santé par manque de sommeil.

Elle caressa le front large. Elle avait eu souvent envie de faire ce geste, à La Rochelle, quand elle le voyait soucieux et accablé d'inquiétudes, qu'il dissimulait sous son air serein. Geste maternel, geste d'amie. Aujourd'hui, elle pouvait se le permettre.

– Je suis là, mon cher ami... Ne bougez pas.

Sous ses doigts, elle sentait la chevelure agglutinée et elle retira sa main poissée de sang. Ah ! il avait donc été aussi blessé à la tête ! Cette blessure et, surtout, le coup pouvaient expliquer l'évanouissement prolongé. Maintenant il fallait le soigner énergiquement, le réchauffer, le panser et il s'en tirerait à coup sûr. Elle avait vu tant de blessés, qu'elle pouvait faire son diagnostic.

Elle se redressa et s'aperçut alors du silence étrange qui régnait dans la cale. Les discussions autour du baquet de soupe avaient cessé et, même les enfants se taisaient. Elle leva les yeux et distingua, avec un choc au cœur, le Rescator debout, aux pieds du blessé. Depuis combien d'instants était-il là ? Partout où le Rescator paraissait, il commençait par inspirer le silence. Silence hostile ou simplement méfiant que provoquait la vue du masque noir hermétique. Une fois de plus, Angélique pensa, en effet, qu'il était vraiment un être à part. Elle n'expliquait pas autrement le trouble et l'espèce de peur qu'elle-même ressentait à le découvrir là. Elle ne l'avait pas entendu venir et les autres non plus, sans doute, car dans la lumière des lanternes, les visages des Protestants révélaient une sorte de stupeur inquiète tandis qu'ils examinaient le maître du navire parmi eux, comme l'apparition du diable. Apparition d'autant plus troublante que le Rescator était accompagné d'un personnage bizarre, un long et maigre individu, vêtu d'une robe blanche sous un manteau long et brodé. Son visage buriné, comme par le couteau d'un tailleur de bois, était tout en ossature qu'on aurait dite couverte d'un vieux cuir sombre, avec un nez immense, sur lequel miroitaient les carreaux de grosses bésicles à monture d'écaille.

Au terme d'une journée fertile en émotions, sa vue confinait au cauchemar. Et celle du Rescator, dans le clair-obscur des lanternes, ne rassurait pas plus.

– Je vous ai amené mon médecin arabe, dit le Rescator de sa voix sourde.

Il s'adressait peut-être à Manigault qui s'était avancé. Mais Angélique eut l'impression qu'il ne s'adressait qu'à elle.

– Je vous remercie, répondit-elle.

Albert Parry grommela.

– Un médecin arabe ! Il ne manquait plus que ça...

– Vous pouvez lui faire confiance, protesta Angélique, choquée, la science des médecins arabes est la plus ancienne et la plus complète du monde.

– Je vous remercie, madame, répondit le vieil homme non sans une imperceptible ironie à l'adresse de son collègue rochelais.

Il parlait un français très pur. Il s'agenouilla et de ses mains habiles et légères – des bâtonnets de buis qui semblaient à peine effleurer les choses – il examina les blessures de son patient. Celui-ci s'agitait. Brusquement, alors qu'on s'y attendait le moins, maître Berne s'assit sur son séant et dit d'une voix furieuse.

– Qu'on me laisse en paix ! Je n'ai jamais été malade et je n'ai pas l'intention de commencer aujourd'hui.

– Vous n'êtes pas malade, vous êtes blessé, dit Angélique patiemment.

Avec douceur elle mit un bras autour de ses épaules afin de le soutenir. Le médecin s'adressait en arabe au Rescator. Les blessures, disait-il, quoique profondes n'étaient pas graves. Seul le choc du sabre sur la boîte crânienne méritait une plus longue observation. Apparemment, puisque le blessé avait repris conscience, ce choc n'aurait d'autre suite qu'une fatigue de quelques jours.

Angélique se pencha vers maître Gabriel pour lui traduire la bonne nouvelle.

– Il dit que, si vous vous tenez tranquille, vous serez bientôt sur pied.

Le marchand ouvrit un œil soupçonneux.

– Vous comprenez l'arabe, dame Angélique ?

– Certes, dame Angélique comprend l'arabe, répondit le Rescator. Ignoriez-vous, monsieur, qu'elle fut en son temps une des plus célèbres captives de la Méditerranée ?

Cette explication désinvolte donna à Angélique l'impression d'un coup lâchement frappé. Elle ne réagit pas sur-le-champ parce que cela lui parut tellement odieux qu'elle ne fut pas sûre d'avoir bien entendu.

Elle ramena sur maître Gabriel son propre manteau, n'ayant d'autres couvertures à lui offrir.

– Le médecin va vous faire porter des médicaments qui apaiseront vos souffrances. Vous pourrez dormir.

Elle parlait d'une voix calme, mais frémissait intérieurement de colère. Le Rescator était de grande taille. Il dominait l'ensemble du groupe qui se pressait autour de lui, dans un silence médusé. Lorsqu'il tourna vers eux sa face noire, bardée de cuir, les Protestants eurent un mouvement de recul. Il dédaigna les hommes et chercha du regard les coiffes et les bonnets blancs des femmes.

Alors, ôtant le feutre à plumes qu'il portait sur un foulard de satin noir, il les salua avec beaucoup de grâce.

– Mesdames, je profite de l'occasion pour vous souhaiter la bienvenue sur mon navire. Je regrette de ne pouvoir mettre à votre disposition plus de confort. Hélas, vous n'étiez pas attendues. J'espère cependant que cette traversée ne sera pas pour vous d'un trop grand désagrément. Sur ce, je vous souhaite une bonne nuit, mesdames.

Même Sarah Manigault qui avait l'habitude de recevoir le voisinage de La Rochelle dans ses salons, fut incapable de répondre le moindre mot à ces paroles du monde. L'apparence de celui qui les prononçait, le timbre inusité de la voix qui leur donnait on ne sait quel sens de moquerie et de menace, pétrifiaient toutes les femmes. Elles le regardaient avec une sorte d'horreur. Et lorsque le Rescator, après avoir adressé encore un ou deux saluts à la ronde, passa entre elles pour se diriger vers la porte, suivi de la silhouette fantôme du vieux médecin arabe, un enfant hurla de frayeur en se jetant dans les jupes de sa mère. C'est alors que la timide Abigaël, rassemblant tout son courage, osa parler. Elle dit d'une voix étranglée :

– Merci de vos souhaits, monseigneur, et merci plus encore de nous avoir sauvé la vie en ce jour dont nous ne manquerons pas désormais de bénir l'anniversaire.

Le Rescator fit demi-tour. La pénombre qui l'avait déjà englouti restitua son personnage ténébreux et insolite. Il marcha vers Abigaël qui pâlit, et l'ayant considérée, il posa la main sur sa joue pour tourner son visage d'un mouvement doux mais inflexible vers la lumière. Il souriait. Dans la lueur crue de la lanterne proche, il examinait ce pur visage de madone flamande, ces grands yeux pâles et sages, dilatés encore par l'étonnement et l'incertitude. Il dit enfin :

– La race des Iles d'Amérique va se trouver fort bien d'un tel apport de belles filles. Mais le Nouveau-Monde saura-t-il apprécier les richesses de sentiment que vous lui apportez, ma mie ? Je l'espère. En attendant, dormez en paix et cessez de vous torturer le cœur pour ce blessé qui est là...

D'un geste un peu méprisant, il désignait maître Gabriel.

– ... Je vous garantis qu'il n'est pas en danger et que vous n'aurez pas la douleur de le perdre.

La porte de l'entrepont s'était déjà refermée sur le souffle amer du vent, que les témoins de cette scène n'arrivaient pas à se remettre.

– M'est avis, dit l'horloger d'une voix lugubre, que ce pirate-là, c'est Satan en personne.

– Comment avez-vous eu l'audace de lui adresser la parole, Abigaël ? fit le pasteur Beaucaire suffoqué. Susciter l'attention d'un homme de cette espèce est dangereux, ma fille !

– Et cette allusion qu'il a faite sur la race des Iles qui bénéficierait de... quelle indécence ! protesta le papetier Mercelot en regardant sa fille Berthe avec l'espoir qu'elle n'avait pas compris.

Abigaël tenait à deux mains ses joues en feu. De sa longue vie de fille vertueuse et qui ne se savait pas belle, aucun homme n'avait eu pour elle un geste aussi osé.

– Il me... Il m'a semblé que nous devions le remercier, balbutia-t-elle...Quel qu'il soit, il a quand même risqué son bateau, sa vie, son équipage...pour nous...

Ses yeux égarés allaient du fond obscur de la batterie par où avait disparu le Rescator à maître Berne étendu.

– Mais pourquoi a-t-il dit cela ? s'écria-t-elle, pourquoi a-t-il dit cela ?...

Elle plongea son visage dans ses mains et éclata en sanglots hystériques. Aveuglée, titubante, elle écarta ceux qui faisaient cercle autour d'elle pour aller se jeter dans un coin contre l'affût d'un canon et y pleurer désespérément, à bout de nerfs.

Cet écroulement de la sereine Abigaël fut le signal, parmi les femmes, d'un moment de dépression. Leur chagrin longtemps contenu éclata. Les terreurs éprouvées au moment de leur fuite et de l'embarquement les avaient profondément secouées. Comme il est fréquent en ces cas-là, le danger passé, cris et larmes les soulageaient. La jeune femme enceinte se cognait la tête contre un des bat-flanc, en répétant :

– Je veux retourner à La Rochelle... Mon enfant va mourir...

Son mari ne savait comment l'apaiser. Manigault prit la situation en main, à la fois énergique et débonnaire.

– Allons, femmes, un peu de retenue... Satan ou pas, cet homme a raison : nous sommes las et il nous faut dormir... Cessez de crier. Je vous préviens que celle qui se taira la dernière recevra un baquet d'eau de mer à la figure.

Le calme revint subitement, général.

– Et maintenant prions, dit le pasteur Beaucaire car, faibles mortels, nous n'avons jusqu'ici songé qu'à nous lamenter, non à remercier le Seigneur de nous avoir sauvés.

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