Chapitre 28

Dans l'effroyable désordre où la tempête jetait les passagers, un cri domina :

– L'entrepont s'effondre !

Cela tenait du cauchemar. Les craquements sinistres des bois, au-dessus de leurs têtes, couvraient maintenant tous les autres bruits : fracas des vagues, sifflements du vent, cris de terreur des malheureux, lancés pêle-mêle les uns contre les autres dans une obscurité totale. Angélique glissa tout au long du plancher soudain dressé comme une muraille. Elle se retrouva contre le dur affût d'un canon et, repartie en sens inverse, fut horrifiée à la pensée que le petit corps d'Honorine était soumis à cette affreuse sarabande. Où la retrouver, où l'entendre ? Appels, plaintes s'entrecroisaient. Le plafond continuait à craquer pesamment. Une giclée d'eau salée s'engouffra. Une voix de femme cria : « Seigneur, sauvez-nous... Nous périssons ! »

La main d'Angélique s'écorcha sur un objet dur et brûlant : une des lanternes éteintes, qu'un choc avait projetée au sol. Mais elle n'était pas brisée.

« Il faut y voir clair », se dit la jeune femme en se cramponnant. Accroupie au sol, résistant de toutes ses forces au balancement infernal du navire, elle tâtonnait, trouvait l'ouverture de la boîte, la chandelle encore assez haute, et dans le tiroir, le briquet à pierre, en réserve. Elle réussit à faire jaillir la lumière. L'auréole rougeâtre s'épanouit, révélant un amoncellement indescriptible de vêtements, de corps et d'objets, entraînés de droite à gauche, d'avant en arrière, selon la folie furieuse du tangage.

Et, surtout, là-haut, l'apparition d'une brèche béante, hérissée, qui vomissait, par intermittence, une eau écumeuse.

– Par ici, cria-t-elle. C'est le support du mât de misaine qui défonce notre abri.

Le premier, Manigault surgit de l'ombre. Avec une vigueur de Goliath, il se plaça sous les poutres à demi brisées. Berne, Mercelot et trois des plus vigoureux parmi les hommes le rejoignirent et l'imitèrent. Tels des titans soutenant le poids du monde, ils s'arc-boutaient pour réduire la traction d'effondrement. L'eau giclait moins déjà. La sueur ruisselait sur les visages tendus des hommes.

– Il faudrait... des charpentiers, haleta Manigault. Qu'ils viennent... avec des bois et des outils... Si l'on peut étayer le mât... la brèche ne s'agrandira pas.

Pataugeant dans l'eau qui clapotait, Angélique avait réussi à retrouver Honorine. Par miracle, la petite était toujours dans son hamac, solidement arrimé, et qui épousait, sans trop de violence, les mouvements démentiels dans lesquels la tempête jetait le Gouldsboro. Bien qu'éveillée, l'enfant ne semblait pas particulièrement effrayée. Angélique reporta l'éclat de sa lanterne vers le tableau dantesque des Manigault et ses compagnons, soutenant de leurs épaules de chair les énormes madriers. Combien de temps pourraient-ils tenir ? Les yeux injectés de sang, Manigault lui cria encore :

– Les charpentiers !... Allez les chercher...

– La porte est fermée !...

– Ah ! les maudits ! Ils nous enferment et ils nous laissent périr comme des rats dans un trou... Passez... par le réduit, haleta-t-il. Il y a une trappe.

Angélique eut la grâce de comprendre. Elle sut qu'il s'agissait de la trappe par laquelle les matelots espagnols avaient surgi derrière elle et tante Anna, l'autre jour. Elle fourra sa lanterne dans le poing de Martial qui se trouvait près d'elle.

– Tiens-la bien et cramponne-toi, recommanda-t-elle. Tant qu'il y aura de la lumière, ils tiendront. Je vais essayer de prévenir le capitaine.

Elle rampa sur les genoux, trouva le loquet de la trappe et se laissa couler dans le trou obscur. Elle descendit les barreaux d'une échelle, suivit un couloir dont les parois se la renvoyaient comme une balle. Tous ses os lui faisaient mal. Elle gagna le pont. C'était pire !

Comment des êtres humains pouvaient-ils encore demeurer sur le tillac, sans cesse balayé par de monstrueuses lames ? Comment pouvaient-ils subsister encore, accrochés dans les vergues et les haubans, comme les fruits d'un arbre prêts à être arrachés et emportés au loin par le vent ?

Et, pourtant, la lueur des éclairs lui découvrait des silhouettes humaines allant et venant, s'évertuant à réparer, au fur et à mesure, les dégâts mortels causés par l'assaut des vagues. Elle se mit à ramper, s'accrochant aux cordages qui couraient le long de la coursive. Elle savait maintenant que Joffrey était là-bas sur la dunette, tenant la roue du gouvernail et qu'elle devait, à tout prix, parvenir jusqu'à lui. C'était la seule pensée de tout son être. Elle traversait les ténèbres, ruisselante, agrippée, accrochée de toutes ses forces, comme elle avait traversé le long tunnel des années qui l'avaient ramenée jusqu'à lui.

« Mourir près de lui. Au moins, obtenir cela du destin. » Elle l'aperçut enfin, si mêlé à la nuit, incorporé à la tempête, qu'il ressemblait plutôt à une incarnation de l'esprit des eaux. Son immobilité était étonnante parmi une telle agitation.

« Il est mort, se dit-elle, il est mort debout, foudroyé à la barre ! »

Est-ce qu'il ne se rendait pas compte qu'ils allaient tous périr ? Aucune force d'homme ne pouvait prétendre s'imposer à la fureur de l'océan. Une lame encore, deux... et ce serait la fin. Elle se traîna jusqu'à lui, toucha le pied botté qui paraissait rivé au sol. Alors, d'un effort elle se redressa, s'agrippant des deux mains à sa haute ceinture de cuir. Il ne bougeait pas plus qu'une statue de pierre. Mais, dans une nouvelle lueur fulgurante de l'orage, elle le vit bouger la tête et baisser les yeux afin de découvrir qui s'accrochait à lui. Il tressaillit et elle devina plus qu'elle n'entendit sa question.

– Que faites-vous ici ?

Elle cria :

– Les charpentiers ! Vite !... L'entrepont s'effondre !...

Avait-il seulement entendu, compris ?... Il ne pouvait lâcher la barre. Il se courba sous le choc d'une lame, qui avec des caracolements de bête furieuse, avait réussi à franchir la haute rambarde de la dunette. Lorsque Angélique eut réussi à reprendre souffle, la bouche amère de l'eau salée qui l'avait frappée en pleine face, elle vit que le capitaine Jason était près du Rescator. Peu après il s'approcha de la balustrade d'où il lança des ordres, son porte-voix contre la bouche.

Un autre éclair montra à Angélique le visage de son mari penché à nouveau sur le sien... et il souriait :

– Tout va bien... Encore un peu de patience et c'est la fin.

– La fin ?

– La fin de la tempête...

Elle leva les yeux vers l'obscurité démente. Tout là-haut se dessinait un phénomène étrange. Une guirlande neigeuse qui, peu à peu, s'étirait en longueur, comme sous l'effet d'une floraison spontanée et diabolique. Elle s'étalait à travers le ciel, la nuit entière. Angélique se mit debout.

– Là ! Là ! hurla-t-elle.

Joffrey de Peyrac avait vu aussi. Il sut que ce barrage blanc, suspendu dans les airs, n'était autre que la crête d'écume d'une vague monstrueuse, d'une vague aveugle qui déferlait sur eux.

– La dernière, murmura-t-il.

Les muscles bandés, luttant de rapidité avec la galopante montagne, il fit tourner le gouvernail à fond sur bâbord et le bloqua.

– Tous les hommes à bâbord, hurlait Jason.

Joffrey de Peyrac se rejeta en arrière. D'un bras, il serra Angélique contre lui, de l'autre il se lia au mât d'artimon.

La masse brutale s'abattit sur eux. Couché sur tribord, poussé à une vitesse vertigineuse, le Gouldsboro ne fut plus qu'un menu bouchon de bois, roulé dans la boucle géante de la vague. Puis, il réussit à passer la crête bouillonnante, se renversa sur l'autre flanc avec la brusquerie d'un sablier et dévala la pente comme vers un gouffre sans fin. Il semblait à Angélique que l'averse torrentielle qui les inondait ne cesserait jamais. La seule réalité perceptible à son esprit, c'était ce bras de fer autour d'elle, son bras qui la tenait. Elle voulut respirer, absorba l'écœurante eau salée. Ils étaient au fond de la mer, noués à jamais, réunis pour l'éternité, et une paix merveilleuse envahit son cœur et son corps lassés :

« Le plus grand bonheur... le voici... enfin... »

Elle ne s'était pas évanouie, mais les coups violents et suffocants reçus la laissaient dans une sorte d'hébétude et elle n'arrivait pas à croire que la mer avait cessé de la rouler comme un galet et que le calme était revenu autour d'elle.

Calme fort relatif. Le navire continuait à être très secoué, mais en regard de ce qu'il venait d'endurer, ces mouvements semblaient inoffensifs.

La cabine du Rescator offrait un asile miraculeusement paisible. Angélique y était échouée dans ses vêtements trempés, ne parvenant pas à se rappeler comment elle était parvenue jusque-là.

« Il faudrait que je me relève et que j'aille là-bas, se disait-elle, les charpentiers... sont-ils arrivés à temps pour arrêter le désastre ?... Oui, puisque le bateau n'a pas coulé. »

Elle s'aperçut tout à coup qu'un homme au torse nu était dans la pièce, s'étrillant vigoureusement, tandis qu'il secouait devant lui, avec impatience, des cheveux touffus qui répandaient alentour une nuée de gouttelettes.

Il était pieds et mollets nus aussi, vêtu seulement d'un haut-de-chausses de peau collant qui soulignait ses formes sèches et longues.

La lumière d'une grosse lampe – Angélique ne s'était pas aperçue de l'instant où cette lampe avait été allumée – accusait des reliefs insolites sur la chair qui semblait, elle aussi, faite d'un cuir résistant : balafres, cicatrices, sillons profonds qui tranchaient de leurs lignes anarchiques le jeu harmonieux des muscles, à fleur de peau.

– Eh bien, petite dame, reprenez-vous un peu vos esprits ? dit la voix de Joffrey de Peyrac.

Il acheva de se frotter avec énergie les épaules, puis rejetant le linge, il s'approcha d'Angélique, pour la contempler, les mains sur les hanches. Jamais il n'avait mieux ressemblé à un dangereux pirate, avec ses pieds nus, sa chair boucanée, et l'éclat sarcastique de ses yeux sous la retombée des boucles serrées et sombres. L'ancienne chevelure du comte de Peyrac, pour être moins abondante et coupée court, reprenait ses droits dès qu'elle était libérée du serre-tête de satin noir.

– Ah ! c'est vous ?... murmura-t-elle machinalement.

– Oui-da... je n'avais plus un fil de sec. Et vous-même, vous devriez ôter ces vêtements trempés... Que pensez-vous d'une tempête dans les environs de la Nouvelle-Écosse ? Magnifique, n'est-ce pas ? Rien à voir avec ces tempêtes en bouteille de la petite Méditerranée. Heureusement que le monde est plus vaste et ne montre pas que de la mesquinerie...

Il riait. Cela indigna si fort Angélique qu'elle réussit à se mettre debout malgré le poids de plomb que semblait peser sa jupe gorgée d'eau.

– Vous riez, s'écria-t-elle, en colère. Toutes les tempêtes vous font rire, Joffrey de Peyrac... Les tortures vous font rire. Vous chantiez sur le parvis de Notre-Dame... Qu'importe que moi je pleure ? Qu'importe que moi j'aie peur des tempêtes... et même en Méditerranée... sans vous...

Ses lèvres tremblaient. Était-ce l'eau salée de la mer ou des larmes qui ruisselaient sur ses joues blêmes ? Pleurait-elle, l'indomptable ?...

Il lui tendit les bras, l'attira contre la chaleur de sa poitrine.

– Calmez-vous, calmez-vous, petite dame !...Vous n'allez pas commencer à vous énerver, maintenant !... Le danger est passé, ma chérie. La tempête s'est enfuie.

– Mais elle reviendra.

– Peut-être. Mais nous la surmonterons encore. Avez-vous si peu de confiance en mes capacités de marin ?

– Vous m'avez abandonnée, se plaignit-elle, ne sachant plus trop à quelle sorte de question elle donnait cette réponse.

Ses doigts glacés, tâtonnants, cherchaient les plis des vêtements auxquels elle s'était cramponnée tout à l'heure, et ne rencontraient que le troublant contact de la peau dure et chaude. Et c'était comme dans son rêve. Elle était suspendue des deux mains à des épaules invincibles, et des lèvres s'approchaient des siennes.

L'émotion venait trop vite et sans qu'elle en fût maîtresse. Dans un sursaut, elle s'arracha à lui. Il dut prévenir son geste de fuite vers la porte.

– Restez !

Les yeux égarés d'Angélique l'interrogeaient, ne comprenant plus.

– Là-bas, tout va bien. Les charpentiers sont arrivés à temps. On a dû sacrifier le mât de misaine, mais le plafond est déjà réparé et l'eau a été écopée. Quant à votre fille, je l'ai confiée à sa nourrice très dévouée, Tormini-le-Sicilien qu'elle adore.

Il posa avec délicatesse sa longue main sur sa joue et l'obligea à coucher son visage contre son épaule.

– Restez... Nul n'a besoin de vous ailleurs, que moi seul ici.

Elle tremblait de tous ses membres. De cette subite douceur, elle ne pouvait croire la réalité. Il l'embrassait... Il l'embrassait !...

Et elle était entraînée dans un tourbillon de sensations contradictoires qui la brisaient, comme tout à l'heure la tempête.

– Mais, s'écria-t-elle, en se dégageant de nouveau, c'est impossible !... Vous ne m'aimez plus... Vous me méprisez... vous me trouvez laide !...

– Hé là ! comme vous y allez, ma belle, fit-il en riant. Vous aurais-je mortifiée à ce point ?...

Il l'écarta de lui, pour la tenir à bout de bras et l'examiner avec son grand sourire caustique qui se nuançait d'un sentiment indéfinissable. Mélancolie, tendresse, et, dans son regard noir et brillant, une étincelle qui s'allumait.

Elle touchait avec détresse son propre visage, frais et rigide, sa chevelure poissée d'eau de mer.

– Mais je suis affreuse, gémit-elle.

– Oui, certes, approuva-t-il, moqueur, une véritable sirène arrachée du fond des eaux par mes filets. Sa peau est amère et gelée, et elle a peur de l'amour des hommes... quel curieux déguisement vous êtes-vous choisi là, madame de Peyrac ?

De ses deux mains, il lui encercla la taille et, brusquement, l'enleva en l'air, comme il l'eût fait d'un fétu.

– Folle, chère folle !... qui ne voudrait de vous ?... Ils sont trop nombreux ceux qui vous désirent... Mais vous n'appartenez qu'à moi.

Il la portait vers le lit et, après l'y avoir déposée, continuait à la tenir contre lui, caressant son front comme à une enfant malade.

– Qui ne voudrait de vous, mon âme ?

Dans ses bras, étourdie, elle était sans défense. L'horrible tempête qui l'avait tant effrayée lui amenait, par surprise, cet instant qu'elle n'espérait plus et qu'elle n'avait cessé de souhaiter et de redouter à la fois. Pourquoi ? Par quel miracle ?

– Allons, hâtez-vous de quitter ces vêtements si vous ne voulez pas que je vous les ôte moi-même. Avec son habituelle assurance, il la forçait à se dépouiller des étoffes trempées qui collaient à sa chair frissonnante.

– Voilà par quoi nous aurions dû commencer lorsque vous êtes venue me trouver la première fois à La Rochelle. On ne gagne rien de bon à discuter avec une femme... que de perdre un temps précieux qui aurait pu être beaucoup mieux employé... ne pensez-vous pas ? Nue contre sa peau nue, elle commençait à percevoir ses caresses.

– Ne crains rien, disait-il, tout bas, je veux seulement te réchauffer.

Elle n'avait plus à se demander pourquoi il l'avait tout à coup ramenée vers lui avec une jalouse autorité, faisant fi des reproches et des rancunes. Il la désirait. Il la désirait...

Il semblait la découvrir comme un homme découvre pour la première fois une femme au corps de laquelle il a longtemps rêvé.

– Comme tu as de beaux bras, disait-il avec émerveillement.

Et c'était déjà le seuil de l'amour.

De cet amour plus vaste et magnifique qui avait été le leur jadis. D'elle à lui se renouaient les liens de la chair, qui, les comblant de délices et de souvenirs, les avaient gardés tendus l'un vers l'autre à travers l'espace et le temps.

Les bras d'Angélique, en s'ouvrant, ne pouvaient que se refermer sur lui et elle retrouvait des gestes familiers et pourtant neufs, exaltants. Elle subissait, sans pouvoir encore y répondre, la recherche de sa bouche impérieuse sur ses lèvres. Puis sur son cou, sur ses épaules...

Des lèvres qui se rivaient à elle en des baisers de plus en plus ardents comme s'il voulait avec avidité boire son sang.

Ce qui subsistait de ses terreurs était balayé. L'homme créé pour elle l'avait rejointe. Avec lui, tout était naturel, simple et beau. Lui appartenir, demeurer là, paralysée par son rapt, et soudain lucide, s'apercevoir, dans un mélange d'effroi et de joie éblouissante, qu'enfin ils ne faisaient plus qu'un...

*****

Le jour venait, levant un à un des voiles d'ombre et restituant aux yeux éperdus d'Angélique les contours de ce visage de faune durci et taillé dans un bois patiné, dont elle n'était pas encore très sûre qu'il n'appartînt au domaine du rêve.

Elle pressentait qu'elle ne pourrait plus se passer de ses étreintes, de ses caresses, de l'expression qu'elle lisait dans des yeux qui avaient été pour elle si durs. Le jour se levait, lendemain de tempête, où le flot avait ce mouvement las et voluptueux qu'Angélique croyait éprouver jusqu'au fond d'elle-même. L'odeur de la mer perdait son âpreté. Angélique respirait celle de l'amour, l'encens de leur union. Elle n'était pas sans craintes cependant.

De tous les appels qui emplissaient son cœur, aucun n'avait su franchir ses lèvres. Que pensait-il de son mutisme ? de sa gaucherie ? Que dirait-il quand il parlerait ? Il préparait une boutade, elle en était certaine. Cela se devinait à ce pli sarcastique qui creusait sa joue.

– Bast ! fit-il, après tout ce n'était pas trop mal pour une petite mère abbesse. Mais, entre nous, ma chère, vous n'avez pas fait de progrès en amour depuis l'école du gai savoir.

Angélique se mit à rire. Mieux valait qu'il lui reprochât sa maladresse plutôt que ses progrès. Elle pouvait accepter qu'il se moquât un peu d'elle. Elle joua la confusion.

– Je sais. Vous aurez beaucoup de choses à me réapprendre, mon cher seigneur. Loin de vous, je n'ai pas vécu, mais seulement survécu. Ce n'est pas pareil...

Il eut une moue.

– Hum ! Je ne vous crois pas entièrement, hypocrite ! N'importe ! La phrase est jolie.

Il continuait à la caresser, appréciant les formes douces et pleines qui se révélaient sous ses doigts.

– C'est criminel de voiler un corps pareil sous des nippes de servante. Je vais remédier à cela.

Elle le regarda se lever, et aller chercher dans un coffre des effets qu'il jeta au pied du lit.

– À partir d'aujourd'hui, vous vous vêtirez décemment.

– Vous êtes injuste, Joffrey. Mes nippes de servante, comme vous dites, ont du bon. Me voyez-vous m'embarquant en grands atours sur votre Gouldsboro, avec des dragons à nos trousses ? Je ne suis plus la souveraine d'un royaume.

Il se recoucha près d'elle. À demi soulevé sur un coude, l'autre bras reposant contre un de ses genoux relevé, dans une attitude méditative où elle reconnaissait sa grâce ancienne de baladin, il paraissait songer.

– Un royaume ?... Mais j'en possède un. Il est immense... Admirable. Les saisons le revêtent d'émeraude ou d'or. La mer d'un bleu rare baigne ses plages couleur d'aurore...

Par éclats, renaissait en lui le lyrisme des troubadours.

– Où se trouve votre royaume, mon cher seigneur ?

– Je vous y emmène.

Elle tressaillit, ramenée à la réalité de leur situation présente. Très bas, elle osa murmurer.

– Vous ne nous emmenez donc pas aux Iles ?

Il ne parut pas entendre. Puis, haussant les épaules :

– Les Iles ?... Bah ! je vous en donnerai des îles... Plus que vous en voudrez.

Il reporta son regard sur elle et se reprit à sourire. Sa main jouait machinalement avec les cheveux d'Angélique étalés sur l'oreiller. En séchant, ils avaient retrouvé leur nuance habituelle.

Joffrey de Peyrac paraissait intrigué.

– Comme votre chevelure est devenue claire, s'exclama-t-il. Mais, ma parole, vous avez des cheveux blancs !

– Oui, murmura-t-elle, chaque mèche est le souvenir d'une agonie.

Sourcils froncés, il continuait à l'examiner avec une scrupuleuse attention.

– Raconte, dit-il, impératif.

Raconter ? quoi donc ? Les souffrances qui avaient jalonné sa route loin de lui ? Les prunelles immenses, insondables, elle le fixait d'un regard dévorant. Du doigt, doucement, il caressait ses tempes. Elle ne savait pas qu'il essuyait, par ce geste, les larmes qui s'étaient mises à couler de ses yeux, à elle, sans qu'elle s'en aperçût.

– J'ai tout oublié, il n'y a rien à raconter.

Elle leva ses bras nus, osa se nouer à lui et l'attirer contre son cœur.

– Vous êtes tellement plus jeune que moi, monsieur de Peyrac, vous avez gardé votre toison mauresque, sombre comme la nuit. À peine quelques cheveux gris.

– Je vous les dois...

– Est-ce bien vrai ?

Il voyait trembler dans l'aube indécise la courbe de ses lèvres, mi-sourire, mi-tristesse. Et il songeait : « Ma seule douleur... mon seul amour »... Sa bouche, autrefois, n'avait pas tant de vie frémissante, tant de séduisante expression.

– Oui, j'ai souffert... à cause vous... si cela peut vous contenter, mangeuse d'hommes.

Qu'elle était belle ! Plus belle d'être habitée d'une humaine chaleur dont la vie l'avait enrichie. Il reposerait sur son sein. Dans ses bras, il oublierait tout. Il saisit la lourde chevelure nacrée, la tordit, en fit un lien qu'il enroula autour de son cou. Lèvres contre lèvres, ils allaient recommencer à s'embrasser éperdument, lorsque l'éclatement d'un coup de mousquet au-dehors brisa le silence du matin.

À suivre

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