Chapitre 24
Elle continuait, cette navigation interminable, car, en sortant sur le pont dans le matin blanchissant, les passagers ne virent encore que la mer et toujours la mer. Celle-ci avait seulement, une fois de plus, changé de toilette. Elle paraissait un lac presque sans rides. Malgré toutes les voiles dehors, le navire bougeait à peine, ce qui avait fait croire un instant aux occupants de l'entrepont qu'ils se trouvaient à l'ancre. Des voix s'étaient enquises, pleines d'espoir. Sommes-nous arrivés ?
– Priez le Seigneur qu'il n'en soit rien, s'était écrié Manigault. Nous ne sommes pas encore assez au sud pour nous trouver à Saint-Domingue. Cela signifierait donc que nous avons touché les côtes désertiques de la Nouvelle-Écosse, et nul ne peut dire quel sort nous y attend.
C'était avec un mélange de déception et de soulagement qu'ils contemplaient l'étendue morne devant eux. Les toiles pendaient et la seule agitation dans les vergues était celle de l'équipage qui essayait de déployer les plus hautes voiles pour capter un souffle de vent quasi inexistant. La hantise des calmes plats, tant redoutés des marins, surgit. Le temps était d'une relative tiédeur. La journée parut longue. Et lorsque au soir, au cours d'une nouvelle sortie, les passagers purent constater la lamentable tenue des voiles qui pendaient, flasques et ridées malgré les efforts de l'équipage, il y eut de profonds soupirs. Jenny, la fille aînée des Manigault, qui attendait un enfant, éclata en sanglots.
– Si ce bateau n'avance pas, je vais devenir folle. Qu'il arrive ! qu'il arrive, n'importe où, mais que ce voyage finisse !
Elle se précipita vers Angélique, en suppliant :
– Dites-moi... Dites-moi que nous allons arriver bientôt.
Angélique la raccompagna jusqu'à son grabat, en s'efforçant de la réconforter. Les êtres jeunes lui témoignaient une grande confiance, qui lui était un peu à charge, car elle ne se sentait guère en état d'y répondre. Ce n'était pas elle qui pouvait commander aux vents et à la mer, et aux destinées du Gouldsboro. Jamais elle ne s'était trouvée devant un avenir si imprécis et dans l'incapacité de savoir quelle décision prendre. Et l'on semblait toujours attendre d'elle qu'elle dirigeât les événements dans un sens ou dans un autre.
– Quand allons-nous débarquer ? suppliait Jenny qui se calmait difficilement.
– Je ne puis vous le dire, ma chérie.
– Ah ! pourquoi alors ne sommes-nous pas restés à La Rochelle ? Regardez notre misère... Là-bas, nous avions de si beaux draps, venus tout exprès de Hollande pour mon trousseau de mariage.
– En ce moment, les chevaux des dragons du Roi couchent dans vos draps de Hollande, Jenny. Déjà je les ai vus faire cela dans les demeures des Huguenots, en Poitou. Ils lavaient les sabots de leurs montures dans le vin de vos caves, et les bouchonnaient avec vos dentelles de Malines. Votre enfant était destiné à naître dans une prison, et à vous être enlevé aussitôt. Maintenant, par contre, il naîtra libre. Tout se gagne, tout se paie :...
– Oui, je le sais, fit la jeune femme en retenant ses larmes, mais je voudrais tant que nous soyons déjà sur la terre ferme... Ce mouvement perpétuel de la mer me rend malade. Et puis tout va si mal sur ce bateau. Le sang va finir par couler, je le sais. Et peut-être que mon mari sera parmi les morts... Malheur !
– Vous divaguez, Jenny. Pourquoi ces craintes ?
Jenny parut effrayée et regarda autour d'elle avec anxiété. Elle continuait à se cramponner à Angélique.
– Dame Angélique, chuchota-t-elle, vous qui connaissez le Rescator, vous veillerez sur nous, n'est-ce pas ? Vous ferez en sorte que rien de terrible n'arrive ?...
– Que craignez-vous ? répéta Angélique désemparée.
À ce moment, une main se posa sur son épaule, et elle vit tante Anna qui lui faisait un signe.
– Venez, ma chère, dit la vieille demoiselle, je crois comprendre ce qui tourmente Jenny.
Angélique la suivit, tandis qu'elle se dirigeait vers le fond de la batterie. Elle poussa une porte vermoulue derrière laquelle, au début du voyage, on avait entendu bêler des chèvres et grogner des porcs. Depuis belle lurette, chèvres et porcs avaient disparu, mais le réduit conservait une odeur d'étable qui faisait rêver.
Ecartant des haillons jetés dans un coin, et quelques bottes de paille, Mme Anna découvrit une dizaine de mousquets empilés, ainsi que des sacs de petit plomb et un baril de poudre.
– Qu'en pensez-vous ?
– Ce sont des mousquets...
Angélique regardait les armes avec malaise.
– À qui appartiennent-ils ?
– Je ne sais. Mais je pense que ce n'est pas un endroit pour ranger des armes sur un navire où la discipline me semble assez stricte.
Angélique avait peur de comprendre.
– Mon neveu m'inquiète, reprit tante Anna, sautant apparemment à un autre sujet. Vous n'êtes pas étrangère, dame Angélique, à l'altération de son caractère. Mais il ne faudrait pas que sa déception le porte à des actes déraisonnables.
– Voulez-vous dire que ce serait maître Berne qui aurait déposé ces armes ici ? Dans quel but ? Et comment aurait-il pu se les procurer ?
– Je n'en sais rien, dit la vieille demoiselle en hochant la tête. Mais j'entendais l'autre jour M. Manigault déclarer : Piller un pillard n'est pas péché.
– Est-ce possible ? murmura Angélique. Nos amis envisageraient-ils de porter préjudice à celui qui les a sauvés ?
– Ils le soupçonnent fort de leur vouloir du mal.
– Qu'ils attendent au moins d'en être sûrs.
– Ils disent qu'après, il sera trop tard.
– Quels sont leurs projets ?
La sensation d'être observées les fit s'interrompre. Derrière elles, deux matelots, surgis comme par miracle de l'ombre du réduit, les surveillaient avec méfiance. Ils n'avaient pas l'air contents. Ils se rapprochèrent en parlant avec volubilité en espagnol. Angélique comprenait suffisamment leur langue.
Elle battit en retraite avec tante Anna en lui chuchotant :
– Ils disent que ces armes sont à eux et que nous n'avons pas à nous en occuper, et que les femmes bavardes on leur tranche la langue...
Elle ajouta, un peu soulagée.
– Vous voyez ! Vos impressions étaient fausses. Il s'agit des armes de l'équipage.
– Les armes de l'équipage n'ont pas à traîner sous des bottes de paille, répéta tante Anna péremptoire, je sais aussi ce que j'avance. Nos ancêtres étaient corsaires. Et pourquoi ces malotrus parleraient-ils de nous couper la langue s'ils avaient bonne conscience ? Dame Angélique, à l'occasion, ne pourriez-vous parler à monseigneur le Rescator de ce que je vous ai montré aujourd'hui ?
– Me croyez-vous tellement dans ses bonnes grâces pour oser aller lui donner des conseils à propos des agissements de ses hommes ? Je serais bien reçue. Il est bien trop orgueilleux et dédaigneux pour écouter une femme quelle qu'elle soit !
Son amertume perçait. Chaque fois qu'on s'adressait à elle comme à l'éminence grise du pouvoir, elle mesurait à quel point celui auprès duquel elle aurait dû recommencer à vivre cœur à cœur la tenait, en réalité, hors de son existence.
– J'aurais cru... dit Mme Anna pensivement. Il y a pourtant entre vous et cet homme quelque chose qui vous rapproche. Votre passé, n'est-ce pas... ? Vous êtes à sa ressemblance. J'ai compris dès que je l'ai vu que mon pauvre Gabriel n'avait plus aucune chance auprès de vous. Je reconnais par contre que votre commandant inspire quelques craintes à nos coreligionnaires, et qu'il ne se donne pas de peine pour les dissiper. Mais j'accorderais cependant confiance à ses initiatives. C'est curieux. Je suis persuadée que ce sont celles d'un homme sage et qui cherche le bien. Et puis... c'est un grand savant.
Ses joues rosirent comme si elle se reprochait un enthousiasme suspect.
– Et il m'a prêté des livres exceptionnels.
D'une écharpe de soie où elle les avait pieusement emmaillotés, elle tira deux volumes à tranches rouges, reliés de cuir.
– Ce sont des exemplaires rarissimes : « Principes de géométrie analytique » de Descartes, de « De revolutinibus orbium caelestrum » de Copernic. J'avais toujours rêvé d'en faire la lecture en France. Je n'ai jamais pu les trouver même à La Rochelle. Et c'est le Rescator qui me les prête en plein océan. Curieux !
Mme Anna s'installait à terre, sur sa mante pliée, sa maigre échine appuyée aux parois inconfortables.
– Je n'irai pas à la promenade ce soir. J'ai hâte d'avoir terminé ces traités. Il m'a promis de m'en prêter d'autres...
Angélique comprit que la docile demoiselle avait rarement été aussi heureuse.
« Joffrey a toujours su se concilier les femmes, se dit-elle. En cela, je le reconnais bien. »
Elle reconnaissait aussi son talent à bouleverser les gens, à faire d'un homme calme comme maître Berne, un enragé, et d'une mégère comme Mme Manigault, une femme presque indulgente.
Tout était changé et positivement à l'envers. À terre, Angélique avait toujours eu les hommes pour elle, alors que les femmes lui faisaient plutôt grise mine. Voici que les femmes paraissaient se rapprocher d'elle alors que les regards des hommes la traitaient en ennemie. Un vieil instinct, sans doute très enfoui, les avertissait qu'un ravisseur – et précisément d'une autre espèce que la leur – s'était interposé entre elle et eux ; jusqu'où cette rancune sur laquelle se greffaient de la méfiance et des doutes plus matériels, les conduirait-elle ?...
*****
La petite Honorine éclatait d'orgueil caché. Elle avait enfin découvert un protecteur masculin et puissant à bord de ce bateau de malheur qui non seulement la jetait par terre en tous sens – elle avait des bosses sur le nez, sur le front – mais où tout le monde, y compris sa mère, se désintéressait soudain d'elle.
Pour fuir ce monde pis que méchant, car indifférent, elle avait sauté dans la mer où les vagues la porteraient dans un pays où elle trouverait des garçons grands et forts qui seraient ses frères et un homme encore plus grand et plus fort qui serait son père. Mais la mer aussi l'avait trahie et s'était enfoncée sous ses pas confiants. La mer, qui continuait à porter les glaces et les oiseaux, n'avait pas voulu la porter, elle. Les oiseaux étaient devenus méchants et avaient cherché à lui arracher les yeux. Mais alors avait surgi des flots un ami au visage de hérisson. C'était « Cosse de Châtaigne ». Il avait chassé l'oiseau de mer et l'avait prise dans ses bras au moment où toute la mauvaise eau salée lui entrait dans la bouche.
Puis « Cosse de Châtaigne » l'avait ramenée sur le bateau où, toute la soirée, sa mère s'était occupée d'elle. Et maintenant, il lui restait « Cosse-de-Châtaigne » qui portait des rigoles noires et enflées à la place des blessures faites par l'oiseau. Honorine y passait ses petits doigts légèrement. « Pour te guérir », disait-elle.
À son tour, le Sicilien avait été frappé par la médaille de la Vierge qu'elle portait au cou.
– Per Santa Madona, è cattolica, ragazzina carina ?...
Honorine ne comprenait pas et ne s'en souciait guère. Le ton suffisait à la combler de félicité.
– Est-ce que tu es mon père ? lui demanda-t-elle, prise d'une espérance subite.
Le Sicilien parut étonné puis il éclata de rire. Il secoua négativement la tête avec des explications volubiles et une mimique navrée, d'où elle conclut qu'il n'était pas son père et qu'il le regrettait bien.
Jetant autour de lui un regard circulaire, il porta la main à sa ceinture, en tira son couteau. De sa chemise d'Italie, blanche rayée de rouge, il sortit un objet, dont il trancha le lacet, et qu'il pendit au cou d'Honorine, fort intéressée. Puis, voulant s'offrir le plaisir de la contempler avec plus d'éclairage, il la poussa dans un rai de soleil rougeâtre. L'effet lui parut satisfaisant. Il chuchota.
– Toi, ne dis pas qui a donné ça. Tu lé zourres. Sputo ! Sputo !
Et comme Honorine ne comprenait pas, le matelot cracha par terre, l'invitant du geste à l'imiter, ce qu'elle fit avec délice. Le matelot s'éloigna, un doigt sur les lèvres, car il apercevait Angélique à la recherche de sa fille.
Honorine était doublement heureuse. Car elle avait un autre ami et on recommençait à lui faire des cadeaux. Dans la poche de son tablier elle fouilla et retrouva la pierre brillante que lui avait donnée l'Homme Noir. Vivement elle la renfonça, d'un air farouche, en voyant surgir sa mère et elle affecta de ne pas la voir venir.
Un rayon de soleil accusait le roux des cheveux de la petite fille, et Angélique remarqua tout de suite, en contraste, l'éclat d'une chaînette d'or vert, sur le cou de l'enfant, qui supportait un pendentif contenant sans doute des reliques : des parcelles de la vraie croix ou de quelque instrument de supplice d'un saint martyr, car on remarquait les esquilles de bois collés.
– Où as-tu trouvé ce bijou, Honorine ?
– On me l'a donné.
– Qui cela ?
– Ce n'est pas l'Homme Noir qui me l'a donné.
– Mais qui ?
– Je ne sais pas.
Près de la chaînette d'or, il y avait la petite médaille d'étain, accrochée au cou de l'enfant trouvée par les religieuses de l'hospice de Fontenay-le-Comte et qu'Angélique n'avait jamais osé lui enlever, afin de se souvenir, et en signe de réparation.
– Ne mens pas. Ce pendentif n'est pas tombé du ciel pourtant.
Honorine eut la vision de l'océan gris ayant ravi au ciel le bijou. Elle dit d'un air assuré.
– Si. C'est l'oiseau qui le tenait dans son bec. Il a dû le lâcher et il est tombé sur mon cou.
Puis elle cracha par terre et dit d'un air buté :
– Par Santa Madona, ze lé zourre.
Angélique fut partagée entre l'envie de rire, de se fâcher et de poursuivre son enquête. L'enfant avait-elle à nouveau volé ?
Elle la prit dans ses bras et la serra très fort. Elle la sentit lui échapper.
– Je voudrais bien trouver mon père, dit Honorine. Il doit être très bon, alors que toi tu es si méchante !
Angélique soupira. Décidément, de sa fille à son mari, on ne lui pardonnait pas facilement la moindre de ses défaillances...
– Garde tes bijoux, après tout ! dit-elle. Tu vois que je ne suis pas si méchante que ça.
– Si, tu es très, très méchante, insista Honorine implacable. Tu te sauves toujours, ou bien alors, c'est ta tête qui se sauve et me laisse seule. Alors je pense que je vais mourir et je m'ennuie.
– On ne s'ennuie jamais quand on est une petite fille. La vie est toujours belle. Tu vois, l'oiseau t'a déjà apporté un cadeau.
Honorine pouffa en se cachant contre l'épaule d'Angélique. Elle était enchantée de découvrir sa mère si crédule.
Tout allait mieux ce soir.
– Le bateau est gentil, dit-elle. Il ne bouge plus.
– C'est vrai.
Angélique retint un nouveau soupir en jetant un regard sur l'étendue huileuse et si inhabituelle de la mer.
Le soir tombait dans une lueur de début du monde, orangée et pulpeuse, douce et lourde, et pourtant froide comme une menace.
Des îles noires et grises, en mirage, plongeaient et replongeaient entre les vaguelettes mordorées.
Leurs mouvements incessants prenaient des allures de danse de ballet. « Je rêve », se dit Angélique, qui avait envie de se frotter les yeux.
Une voix tomba des haubans, celle du Sicilien :
– Ohé, bambini. Des cachalots !
Les enfants qui jouaient aux fléchettes dans la « grand-rue » se précipitèrent. Angélique fut entourée de leur bande piaillante. Les plus grands hissaient les plus petits afin qu'ils puissent admirer le spectacle.
C'était bien, en effet, les cachalots qu'elle avait pris tout à l'heure pour les îles. Les immenses corps noirs et luisants apparaissaient puis replongeaient et glissaient entre deux eaux, dont la transparence agrandissait encore leurs silhouettes monstrueuses. L'on en vit une, tout à coup, magnifiquement émergée, silhouette noire au dôme puissant que couronnait un prompt geyser de vapeur et que terminait la queue puissante, droite comme un gouvernail.
– La baleine de Jonas, cria un petit garçon, en trépignant, la baleine de Jonas !
Il débordait de joie.
– Je voudrais toujours vivre sur ce bateau, dit une des fillettes.
– Je ne voudrais jamais arriver, renchérit une autre.
Angélique, qui se passionnait, elle aussi, pour les évolutions des cachalots, cueillit les appréciations des petites demoiselles, avec ébahissement.
– Alors, vous êtes contentes d'être sur le Gouldsboro ? interrogea-t-elle.
– Oh ! oui, firent en chœur les enfants.
Elle chercha l'approbation des plus grands.
Séverine, si secrète d'ordinaire, s'avança :
– Oui, ici nous sommes tranquilles. On ne risque plus de nous envoyer au couvent. On ne nous ennuie plus avec toutes ces pages de théologie que ma tante me donnait à apprendre à l'île de Ré. Ici nous avons le droit de penser nous-mêmes.
Elle soupira avec soulagement. Séverine, l'anxieuse, était libérée. Le poids de l'angoisse qu'elle traînait depuis son enfance était tombé de ses frêles épaules comme un manteau de plomb.
– Aussi, on ne risque plus d'aller en prison, dit Martial.
Depuis le début du voyage, Angélique s'était étonnée du courage des enfants, en général. Ils n'étaient ni hargneux, ni pleurards, comme on aurait pensé les trouver. S'ils tombaient malades, ils avaient le bon esprit d'en guérir vite. C'était les parents par contre qui geignaient et se plaignaient de la pétulance de leur progéniture. Pardi, ils savaient eux, les enfants, qu'ils avaient échappé au pire. De plus, ils n'avaient jamais été aussi libres que sur ces quelques arpents de planches. Plus d'école, plus de longues stations devant l'écritoire, ou devant la Bible.
– Si nos pères nous laissaient un peu grimper dans les haubans et participer à la manœuvre, ce serait encore mieux, commenta Martial.
– Moi, un matelot m'a appris des nœuds que je ne connaissais pas, dit un des fils de Carrère, l'avocat.
Les aînés, pourtant, marquaient une certaine réticence. Séverine dit :
– Dame Angélique, est-ce vrai que le Rescator veut notre malheur ?
– Je ne crois pas.
Elle posait sa main sur l'épaule fluette. Le visage levé de Séverine respira la confiance et l'espoir. Comme à La Rochelle, Angélique éprouvait à regarder les enfants ce sentiment de pérennité qui la rassurait sur la fugacité de l'existence. De les aider à survivre justifiait sa vie.
– Ne vous souvenez-vous donc pas que lui et ses hommes vous ont sauvés des dragons du Roi qui nous poursuivaient ?
– Oui. Mais nos pères disent qu'ils ne savent où il nous mène.
– Vos pères sont inquiets parce que le Rescator et ses hommes sont très différents de nous. Ils parlent un autre langage, ils ont d'autres coutumes. II est parfois difficile de s'entendre quand on ne se ressemble pas.
Martial eut une parole d'une sagesse profonde.
– Mais le pays où nous allons est aussi différent de celui que nous avons connu. Il faudra bien nous y habituer. Nous voguons vers d'autres cieux.
Le petit Jérémie, qu'Angélique aimait parce qu'il ressemblait à Charles-Henri, rejeta de côté la mèche blonde qui voilait son regard bleu, et s'écria.
– Il nous emmène vers la Terre Promise.
Angélique sentait son cœur s'alléger. Par-delà l'âpre combat qu'il fallait livrer aux éléments et aux passions humaines déchaînées, les voix des enfants, comme le chœur des anges, s'élevaient et répétaient.
– Nous voguons vers la Terre Promise.
– Oui, affirma-t-elle avec fermeté. Oui, c'est bien vous qui avez raison, mes petits.
Et, d'un geste devenu familier, elle se tournait vers l'arrière du navire, et elle tressaillait car IL était là-bas, sur la dunette et elle avait l'impression qu'il regardait vers elle.