Chapitre 15

Joffrey de Peyrac ne le retint pas. Il s'en voulait d'éprouver lui aussi un énervement qui lui faisait perdre son contrôle, lorsque s'élevaient, au cours de la journée, les lentes psalmodies, étonnamment adaptées au rythme de la mer et à sa solennité. « Perrot a raison, ces Protestants exagèrent. Mais leur interdire ? Je ne puis... »

Et il s'avouait son attirance pour ces chants qui lui apportaient l'écho d'un monde différent du sien, clos et difficilement pénétrable et, comme tout ce qui dans la nature présentait un mystère, il en était curieux. Ils lui apportaient aussi, lui imposaient la vision d'Angélique, cette femme qui avait été sa femme, devenue méconnaissable à ses yeux car il n'arrivait plus à déchiffrer son cœur, ni sa pensée. L'imprégnation du milieu huguenot l'avait-elle réellement marquée malgré sa forte personnalité de jadis, ou n'était-ce qu'une nouvelle apparence et une comédie ? Dissimulant quoi donc alors ? Une femme coquette, intéressée, ou... amoureuse ? Amoureuse de ce Berne ? Il en revenait toujours là et s'étonnait chaque fois de la fureur noire dans laquelle cette seule idée le jetait. Il s'évertuait alors au détachement, comparant la femme qu'il avait aimée à celle qu'il avait retrouvée récemment. Fallait-il s'étonner de revoir différente une femme qu'on a quittée et cessé d'aimer pendant des années ? Il n'avait qu'à se dire qu'il s agissait d'une de ses anciennes maîtresses. Alors pourquoi cette impatience et ce goût d'approfondir tout ce qui la concernait ? Quand les chants des Huguenots s'élevaient dans l'air blême du matin ou dans le crépuscule limpide et gelé, il devait se retenir pour ne pas courir aussitôt à la balustrade du balcon qui dominait le pont, afin d'essayer de voir si elle n'était pas parmi eux. Cette fois encore, il mit son masque dans l'intention de sortir, puis il se ravisa. À quoi bon se torturer ainsi ? Oui, il l'apercevrait. Et après ? Elle serait assise un peu à l'écart, sa fille sur les genoux, semblable dans sa mante noire et sa coiffe blanche à toutes ces femmes figées qui ressemblaient à des veuves. Elle pencherait un peu son profil d'une grâce patricienne. Et puis, de temps à autre très vite, elle tournerait la tête vers le château-arrière, comme si elle espérait – ou redoutait – de l'apercevoir.

Il se rapprocha de la table et prit un des blocs de plomb argentifère. Son esprit se libéra peu à peu, tandis qu'il le soupesait. Le métier retrouvé. C'était beaucoup déjà ! Des perspectives, pour des années, de nouveaux travaux dans une terre vierge dont il aurait la tâche de dépister la nature, scruter les trésors et les possibilités et de pouvoir les utiliser en grand.

Devant le tribunal réuni pour le juger et où il avait pu voir se pencher vers lui la bêtise, l'ignorance, l'envie, le fanatisme borné, la servilité, l'hypocrisie, la vénalité, Joffrey de Peyrac, en écoutant la sentence de mort qui le condamnait au bûcher comme sorcier, avait surtout été frappé par la conclusion logique d'un drame que ses réflexions lui avaient peu à peu révélé. Il en avait approfondi toutes les données durant les longues heures passées dans sa prison. Et s'il avait voulu vivre avec une volonté forcenée malgré son corps brisé par les tortures, c'était moins par peur de la mort que par révolte de voir finir son temps, avant d'avoir pu employer ses forces, fourvoyées par erreur, dans un chemin sans issue. Son cri sur le parvis de Notre-Dame ne réclamait pas miséricorde mais justice. Il ne s'adressait pas à un Dieu dont il avait souvent enfreint les préceptes, mais à Celui qui est tout Esprit et toute Science. « Tu n'as pas le droit de m'abandonner, car moi je ne t'ai pas trahi... »

Pourtant, à cet instant, il croyait bien qu'il allait mourir. Sa surprise de se retrouver vivant, sur une berge de la Seine, loin des hurlements de la populace, lui avait fait mesurer l'ampleur du miracle.

Le reste ? Ç'avait été une partie difficile à jouer mais qui ne lui laissait pas de si mauvais souvenirs. Se laisser couler dans l'eau froide de la rivière, tandis que les mousquetaires, chargés de sa garde, ronflaient, nager vers une barque dissimulée dans les roseaux, la détacher, se laisser emporter par le courant. Il avait dû s'évanouir un peu, puis revenu à lui, il s'était dépouillé de sa chemise de condamné et avait revêtu les hardes de paysan trouvées dans la barque.

Ensuite il avait commencé à se traîner vers Paris le long des routes gelées, misérable, la faim au ventre car il n'osait entrer dans les fermes, et soutenu par une seule idée : « Je suis vivant et je leur échapperai... »

Sa jambe boiteuse était en ce temps-là une bien bizarre chose. Parfois elle tournait sans qu'il s'en aperçût et son pied se posait alors devant derrière, comme celui d'un pantin. Avec des espaliers trouvés dans une haie il s'était fabriqué de grossières béquilles. Chaque fois qu'il devait se remettre en marche, il éprouvait des douleurs intolérables et, durant la première lieue, il se retenait de hurler comme un damné. Les corbeaux perchés dans les pommiers dénudés regardaient passer, avec un intérêt sinistre, cet être disloqué, prêt à s'écrouler. Puis, peu à peu, la souffrance s'engourdissait et il parvenait même à marcher rapidement. Sa nourriture se composait de pommes gelées ramassées dans le fossé, d'une rave tombée d'une charrette. Des moines, auxquels il avait demandé asile, lui avaient été charitables, mais ils s'étaient mis dans la tête de le conduire à la léproserie voisine et il avait eu assez de mal à leur fausser compagnie. Il avait repris sa route clopinant, effrayant les rares paysans rencontrés, par ses haillons sanglants et le mouchoir qui dissimulait son visage. Certain jour qu'il ne pouvait plus faire un pas, il avait rassemblé tout son courage pour examiner sa maudite jambe. Après avoir, avec mille peines, arraché l'étoffe durcie de son haut-de-chausses, il avait remarqué à l'arrière du genou, jaillissant de la plaie béante, deux sortes de tiges blanchâtres et rompues d'une matière voisine de celle des fanons de baleines, et dont le frottement incessant lui causait une torture sous laquelle à plusieurs reprises il s'était évanoui. En désespoir de cause, et s'aidant d'une lame de couteau trouvée sur le chemin, il avait décidé de couper ces gênants appendices, qui n'étaient autres que ses tendons. Sa jambe était devenue aussitôt insensible. Plus que jamais, elle tournait dans tous les sens comme celle d'un polichinelle et il ne pouvait la diriger, mais au fond cela allait déjà beaucoup mieux.

Les clochers de Paris lui apparurent. Joffrey de Peyrac avait contourné la ville suivant son plan établi. Quand il était arrivé aux abords de la chapelle de Vincennes, il avait connu un premier sentiment de triomphe.

Modeste sanctuaire caché dans la forêt, elle avait échappé aux scellés du Roi, parmi tous les biens autrefois fastueux du comte de Toulouse. Il avait caressé la pierre de ses murs en songeant : « Toi qui m'appartiens encore, tu me serviras. »

Elle l'avait si bien servi, la petite chapelle. Tout ce qu'il avait jadis fait préparer en secret par des ouvriers grassement payés avait fonctionné à merveille : le souterrain qui lui avait permis de pénétrer dans Paris, le puits par lequel il avait pu se hisser au cœur même de sa demeure abandonnée, l'hôtel de Beautreillis. La cachette dans l'oratoire où, mû d'un pressentiment naguère, il avait pris la précaution de dissimuler une fortune d'or et de joyaux. La cassette contre sa poitrine, il avait de nouveau éprouvé la sensation d'avoir atteint encore une étape dans sa remontée des enfers. Avec la richesse, il cessait d'être désarmé. Pour un diamant, il trouverait bien une charrette, pour deux pièces d'or, un cheval... Pour une bourse pleine, des hommes qui, hier le reniaient, se rangeraient de son côté et il pourrait s'enfuir, quitter le royaume.

Mais, simultanément, il avait senti la mort l'étreindre. Jamais, ni avant, ni depuis, il n'avait deviné la mort si proche qu'à cet instant où il s'était soudain écroulé sur les dalles, écoutant avec angoisse décroître les battements de son cœur. Aucune volonté, il l'avait su, ne pourrait lui permettre de recommencer l'évasion par le puits. Allait-il appeler à l'aide le vieux Pascalou qui gardait la demeure ? Mais le vieillard devenu un peu gâteux, qui l'avait aperçu tout à l'heure, et l'avait pris manifestement pour un revenant, avait dû s'enfuir et alertait peut-être déjà le voisinage.

Où alors chercher un bras secourable ? Cette image avait évoqué un bras maigre qui le soutenait sur le chemin du supplice, celui du petit prêtre lazariste qu'on lui avait donné comme confesseur de la dernière heure.

Il y a des êtres qu'on n'achète ni par le rubis, ni par l'or. Cette vérité, le grand seigneur de Toulouse, qui aimait à observer les êtres, la connaissait aussi et l'acceptait au même titre que la vénalité de la plupart des humains. Il y a des êtres chez lesquels Dieu a déposé la flamme de l'ange. Le petit lazariste était de ceux-là. Car il faut tout de même qu'il y ait un refuge sur la terre pour les misérables.

Rassemblant ses dernières forces, il était sorti de l'hôtel de Beautreillis par la porte de l'orangerie dont il connaissait la serrure – elle était demeurée libre pour les allées et venues du gardien – et quelques instants plus tard il sonnait à la porte du couvent des lazaristes qu'il savait proche de sa demeure.

Il avait préparé une phrase pour le père Antoine, une semi-plaisanterie à usage ecclésiastique :

« Il faut m'aider l'abbé. Car Dieu ne veut pas que je meure... et j'en suis bien près. » Mais aucune parole ne put sortir de sa gorge déchirée.

Il s'était déjà aperçu, depuis quelques jours, qu'il était devenu muet.

*****

Joffrey de Peyrac hocha la tête et, sentant sous ses bottes le plancher mouvant de son Gouldsboro, un sourire lui vint aux lèvres. « Ce père Antoine ! Mon meilleur ami, peut-être. Le plus dévoué à coup sûr, le plus désintéressé. »

Lui, Peyrac, qui avait régné sur l'Aquitaine, et possédé une des plus grandes fortunes du royaume de France, il s'était abandonné, pendant des jours et des semaines, à ces poignets frêles qui sortaient des manches de la soutane élimée. Le prêtre l'avait non seulement soigné et caché, mais c'est encore lui qui avait eu l'idée – géniale – de lui faire prendre la place et le nom d'un forçat dans la chaîne qui descendait sur Marseille et qu'il devait accompagner. Ce forçat, mouchard de la police, avait été assassiné par ses compagnons. Le père Antoine, depuis peu nommé aumônier des malheureux galériens, avait organisé la substitution. Joffrey de Peyrac, jeté sur la paille d'une charrette, ne risquait pas d'être trahi par ses compagnons de misère, heureux qu'ils étaient de s'en tirer à bon compte. Les gardes épais et brutaux ne se posaient pas de questions sur le gibier qu'ils escortaient. Cependant, le père Antoine dissimulait dans son petit bagage, avec ses objets portatifs pour la messe, la cassette contenant la fortune du comte.

– Le brave homme !

À Marseille, ils avaient retrouvé Kouassi-Ba, l'esclave noir également condamné aux galères. C'était encore l'aumônier qui l'avait amené à son maître gisant. Leur évasion à tous deux s'était organisée avec d'autant plus de facilité que Joffrey de Peyrac, à demi paralysé des membres inférieurs, était considéré par les comités chargés de composer les équipes de galériens comme « inutilisable » et qu'il avait de ce fait échappé à un premier départ en mer, dans la chiourme.

Réfugié avec son esclave dans le quartier oriental de la grande cité phocéenne, libre, mais malgré tout menacé, tant qu'il demeurait sur le sol français, il avait longtemps cherché une occasion de s'embarquer. Il ne voulait point le faire sans s'assurer une nouvelle identité et des protections qui lui permettraient d'évoluer sans risques parmi les Barbaresques. C'est ainsi qu'il avait envoyé un message au Très Saint Moufti Abd-el-Mechrat, savant arabe avec lequel il avait entretenu longtemps une correspondance suivie, traitant des découvertes chimiques les plus récentes. Contre tout espoir, le saint musulman avait été rejoint par le messager en sa ville de Fez, cité interdite et fabuleuse du Maghreb. Il y avait répondu avec la sérénité des esprits élevés pour lesquels les seules frontières tracées entre les hommes sont celles qui séparent la bêtise de l'intelligence, l'ignorance du savoir. Par une nuit sans lune, le grand nègre Kouassi-Ba, portant sur ses épaules son maître infirme, se glissait par les rochers arides d'une petite crique aux environs de Saint-Tropez. Les Barbaresques les attendaient là, dans leurs burnous blancs, toutes voiles tombées. C'étaient en quelque sorte des habitués de l'endroit qu'ils hantaient si volontiers à la recherche de belles Provençales au teint pâle et aux yeux de jais. Le voyage s'était effectué sans encombre. Une ère nouvelle s'ouvrait pour l'homme arraché au bûcher. Son amitié avec Abd-el-Mechrat, sa guérison entre les mains habiles de celui-ci, ses relations avec Moulay Ismaël qui, après l'avoir envoyé exploiter l'or du Soudan, le chargeait d'une ambassade auprès du Grand-Turc, l'organisation du commerce de l'argent qui l'avait entraîné à devenir l'un des grands noms parmi les corsaires de la Méditerranée... Une gerbe d'expériences passionnantes, exaltantes, un amas de connaissances apportées chaque jour à son esprit avide. Certes non, il ne regrettait pas ce qu'il avait derrière lui ! Ni les échecs ni les défaites. Tout ce qu'il avait enduré et entrepris lui semblait intéressant et digne d'être vécu, et même revécu, de même que l'inconnu qu'il avait désormais devant lui. L'homme de bonne qualité est à l'aise dans l'aventure, voire dans la catastrophe.

La peau de son cœur est coriace. Il y a peu de chose dont un cœur d'homme ne se remette pas.

Celui des femmes est plus fragile, même si elles endossent avec courage les chocs et les peurs. La mort d'un amour ou celle d'un enfant peut ternir à jamais leur joie de vivre. Étranges êtres que les femmes, vulnérables et cruelles à la fois. Cruelles lorsqu'elles mentent et plus encore lorsqu'elles sont sincères. Comme Angélique, hier, lorsqu'elle lui avait jeté à la face : « Je vous déteste... Vous auriez mieux fait de mourir... »

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