Chapitre 20
Et maintenant que, loin de tout ce qui avait été leur passé, le Gouldsboro les avait réunis, et les entraînait tous deux, dans une nuit incertaine, et maintenant qu'il n'était plus que le Rescator, un corsaire brûlé par le sel des océans et d'âpres aventures, des combats, des intrigues, des haines d'hommes luttant pour la puissance, par le fer, le feu, l'or ou l'argent, et qu'Angélique était devenue une femme si différente de celle qui l'avait fait souffrir, allait-il retomber dans les pièges anciens des tourments et des regrets dont il se croyait libéré ? Il se mit à arpenter avec colère le tapis de sa cabine.
Près d'un coffre il s'arrêta, l'ouvrit et, soulevant les feutres et les soies qui l'enveloppaient soigneusement, il en sortit une guitare. Acquise à Crémone, au temps où il espérait encore retrouver sa voix, elle était demeurée, comme lui, bien souvent muette. Il en avait gratté les cordes parfois, pour complaire à des compagnes de passage, mais l'accompagnement sans le chant le décevait. Il avait pourtant gardé sa maestria d'antan. Il jouait d'une façon plus qu'aisée : envoûtante, dégagée et détendue. Mais venait toujours l'instant où, entraîné par la musique, il sentait l'air gonfler ses poumons et la puissance du chant le porter sur ses ailes poétiques.
Cette fois encore, il essaya. Sa voix cassée, rauque et malhabile, brisant la mélodie, l'arrêta. Il secoua la tête. « Enfantillages ! » Ah ! le vieil homme n'acceptera jamais de se raboter aux pierres du chemin. Plus il va, plus il voudrait tout conserver, tout embrasser. La loi n'est-elle pas qu'une acquisition en remplace une autre ? Peut-on à la fois connaître la joie d'aimer et la liberté du cœur ?
Et, soudain, mû par un pressentiment, il traversa la pièce, ouvrit brusquement la porte qui donnait sur le balcon.
Elle était là, fantôme de l'autre femme, et son blanc visage émergeant de la nuit, hiératique dans sa mante noire, rappelait sans le ressusciter celui qu'il venait d'évoquer. Il fut pris d'une absurde confusion à la pensée qu'elle venait de surprendre ses essais malhabiles. La rancœur lui donna un ton particulièrement discourtois.
– Que faites-vous ici ? Vous ne pouvez donc respecter la discipline du bord ? Les passagers ne doivent encombrer le pont qu'aux heures prescrites. Il n'y a que vous pour vous permettre d'aller et venir à votre guise. De quel droit ?
Stupéfaite de la mercuriale, Angélique se mordit les lèvres. Tout à l'heure, comme elle s'approchait des appartements de son mari, elle avait été bouleversée en entendant les accents de la guitare. Mais d'autres préoccupations la poussaient en ces lieux. Elle dit, en se contraignant au calme.
– J'ai des raisons sérieuses de rompre la discipline du bord, monsieur. Je venais m'informer d'Abdullah, votre serviteur. Est-il chez vous ?
– Abdullah ! Pourquoi ?
Il tourna la tête, chercha la silhouette du Maure, drapé dans sa djellabah et ne l'aperçut point. Elle distingua son mouvement de surprise et de contrariété et insista, pleine d'anxiété.
– N'est-il pas là ?
– Non... Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
– Une des jeunes filles a disparu... et je crains pour elle... à cause de ce Maure.