Chapitre 21
Séverine et Rachel s'étaient glissées jusqu'à Angélique.
– Dame Angélique, Bertille n'est pas là.
Elle ne comprenait pas où les petites voulaient en venir. Rachel lui raconta qu'au moment où ils devaient réintégrer la batterie de l'entrepont, qui leur servait à tous de logement, Bertille avait décidé de rester encore au-dehors.
– Pourquoi ?
– Oh ! elle est un peu folie en ce moment, dit Rachel. Elle prétendait qu'elle en avait assez d'être entassée dans une étable et qu'elle souhaitait un peu de solitude. À La Rochelle, elle avait sa chambre pour elle toute seule, ajouta la fille aînée des Carrère avec une admiration envieuse, alors vous comprenez...
– Mais cela fait plus de deux heures et elle n'est pas rentrée, insista Séverine alarmée. Une vague l'a peut-être enlevée ?
Angélique se leva et alla trouver Mme Mercelot qui tricotait dans son coin avec deux voisines. On avait pris des habitudes, on se recevait d'un coin à l'autre. Mme Mercelot parut surprise. Elle croyait Bertille avec ses amies. Tout le monde fut aussitôt alerté et l'on dut se rendre à l'évidence : la jeune fille n'était pas là. Maître Mercelot se précipita avec fureur au-dehors. Bertille en prenait trop à son aise depuis quelques jours. Elle allait apprendre à ses dépens qu'une fille doit rester soumise à ses parents sous toutes les latitudes et en toutes circonstances.
Il revint peu après, soucieux. Il ne la trouvait pas. On n'y voyait goutte sur ce maudit navire et les matelots qu'il avait abordés le regardaient d'un air hébété, comme des brutes qu'ils étaient.
– Dame Angélique, veuillez m'aider. Vous connaissez la langue de ces gens-là. Il faut qu'ils nous assistent dans nos recherches. Bertille est peut-être tombée dans une écoutille ou s'est brisée un membre.
– La mer est haute, dit l'avocat Carrère. La jeune fille a pu être enlevée par une lame comme l'autre jour la petite Honorine.
– Seigneur ! souffla Mme Mercelot en s'effondrant à genoux.
La nervosité des passagers éclata. Ils avaient tous des visages blêmes et tirés sous les lampes. C'était la troisième semaine de traversée, celle où, dans les difficultés, la résistance morale faiblit, qu'il arrivât quelque chose à l'un d'entre eux et leur calme apparent se briserait. Angélique n'avait aucune envie de suivre le papetier sur le pont. Bertille, lunatique comme toutes les filles de son âge, devait prolonger une vague rêverie, dans quelque coin d'ombre, sans imaginer un seul instant qu'on s'inquiétait à son sujet. Son désir de solitude était, après tout, fort compréhensible. Chacun l'éprouvait. Pourtant Angélique, se sentant vaguement responsable, demanda à Abigaël de bien vouloir veiller sur Honorine, pendant son absence. Elle rejoignit au-dehors Mercelot, Berne et Manigault et les trouva en discussion avec le bosco qui leur enjoignait par gestes de réintégrer leur domicile. Il refusait toute explication. Il fit signe à ses hommes qui saisirent les trois Protestants sous les aisselles.
– Ne me touchez pas, bandits, hurla Manigault, ou je vous assomme.
Il était deux fois plus solide que les Maltais olivâtres qui prétendaient lui faire entendre raison, mais ceux-ci avaient des couteaux. Ils s'empressèrent d'ailleurs de les faire jaillir de leurs ceintures. La scène était d'autant plus confuse que mal éclairée. Une fois encore, l'intervention pacifique du Canadien Nicolas Perrot arrêta l'effusion de sang en perspective. Angélique le mit au courant. Il traduisit ses paroles à l'intraitable Erikson, mais celui-ci avait des ordres. Pas de passagers sur le pont, à la nuit tombée. Toutefois il voulut bien hocher la tête avec perplexité en apprenant qu'une des passagères avait disparu.
De temps en temps, Mercelot appelait, les mains en porte-voix « Bertille, où es-tu ? ». Rien ne répondait que le vent et ce craquement permanent du navire balancé sur les flots noirs. La voix du papetier s'étranglait.
Erikson finit par autoriser la présence du père. Les autres, disait-il, devaient réintégrer l'entrepont et on les y barricada sans ménagement.
Angélique était restée près de Nicolas Perrot.
– J'ai peur, lui confia-t-elle, à mi-voix. Je vous avouerai que j'ai moins peur de la mer que des hommes. Est-ce que l'un d'eux, découvrant la jeune fille seule, n'aurait pas cherché à l'entraîner ?
Le Canadien parla en anglais au quartier-maître. Celui-ci grommela, mais après s'être dandiné avec humeur, il s'éloigna en jetant quelques mots par-dessus l'épaule.
– Il dit qu'il va faire l'appel de tous les membres de l'équipage, depuis ceux qui sont dans la hune, jusqu'à ceux qui sont au repos. Pendant ce temps, nous allons fouiller le pont.
Ce fut encore lui qui leur procura des lanternes. Le moindre tas de cordages fut examiné et Nicolas Perrot alla jusqu'à explorer l'intérieur de la chaloupe et du caïque de secours. Ils se retrouvèrent devant le poste d'équipage, sous le gaillard d'arrière, d'où le bosco les hélait.
– Tous les hommes sont en place, leur dit-il... Pas de manquant.
Des matelots mangeaient la soupe dans la lueur imprécise des lampes à huile. L'atmosphère embrumée par la fumée des pipes était à couper au couteau. Il régnait une violente odeur de tabac et d'alcool. En voyant se tourner vers lui ces faces tannées aux yeux sombres et luisants, maître Mercelot réalisa seulement que la mer n'était pas le seul danger que pouvait courir Bertille.
– Pensez-vous qu'un de ces individus aurait pu attenter à la pudeur de ma fille ? chuchota-t-il en devenant aussi blanc que son collet.
– Pas un de ceux-là en tout cas, puisqu'ils sont présents.
Mais, une fois lancée, l'imagination du papetier franchissait les étapes.
– Cela ne prouve rien. Le forfait accompli, on a pu l'étrangler et la jeter à la mer afin qu'elle ne parle pas...
Ses tempes se couvraient de sueur.
– Je vous en prie, l'adjura-t-elle, ne vous mettez pas ainsi martel en tête. Erikson propose des hommes pour fouiller le navire de fond en comble.
Et, tandis qu'elle parlait, elle songea dans un éclair au Maure Abdullah. Impulsive, sûre d'avoir deviné juste, Angélique s'élança vers l'étage supérieur. Le Maure n'était pas, comme il aurait dû l'être, en faction devant la porte de son maître. Angélique restait immobile, suppliant au fond d'elle-même : « Mon Dieu, faites que ce ne soit pas cela. Ce serait trop terrible pour nous tous. »
Derrière les vitres, s'élevait le son d'une guitare. Puis, Joffrey de Peyrac surgit devant elle, dur et impitoyable.
Il était si bizarre qu'en lui parlant d'Abdullah elle s'attendait à voir rejaillir sa colère. Mais il parut au contraire retrouver son sang-froid habituel. En un instant, il redevint le maître du navire, attentif et vigilant.
Il regardait l'emplacement où Abdullah se tenait d'habitude et que, depuis des années, l'esclave maure n'avait jamais déserté sans ordre. Ses sourcils se froncèrent avec inquiétude et il jura :
– Mordious, j'aurais dû le surveiller. Allons vite.
Il rentra chez lui pour prendre une lanterne sourde.
*****
Joffrey de Peyrac avait gagné le pont inférieur, « la grand-rue ». Il rejetait lui-même les loquets d'une écoutille. Il s'engouffra dans l'ouverture et commença à descendre, ne s'aidant que d'une main, l'autre tenant la lampe. Angélique était tellement surexcitée qu'elle le suivit à son tour sans prendre garde à la raideur des échelles. Nicolas Perrot les rejoignit puis, tant bien que mal, maître Mercelot que l'angoisse jetait, sans qu'il s'en aperçût, dans des exercices dont il avait perdu depuis longtemps l'habitude.
Ils ne cessaient de descendre. Jamais Angélique n'aurait pu croire qu'un bateau fût si profond. Une odeur saumâtre et humide serrait la gorge.
Ils s'arrêtèrent enfin devant un obscur boyau. Joffrey de Peyrac posa la main sur l'ouverture de la lampe afin d'en voiler la lumière. Alors, dans le lointain, à l'extrémité du couloir, Angélique distingua une autre lueur, rougeâtre comme celle qu'aurait donnée une flamme derrière un rideau pourpre.
– Il est là ? chuchota Nicolas.
Joffrey de Peyrac fit un signe affirmatif. Maître Mercelot se débattait sur la dernière échelle, soutenu par une ombre silencieuse et secourable, celle de l'Indien, qui s'était coulé derrière son maître.
Le comte tendit sa lanterne au Canadien lui indiquant d'un signe d'éclairer la descente du papetier.
Puis il s'engagea à pas de loup dans le couloir. Il marchait rapidement et sans aucun bruit. Et, dans ce silence, où rôdait le grondement sourd et comme lointain de la mer, les oreilles d'Angélique croyaient surprendre les sons d'une mélopée étrange et monocorde, qui s'élevait, retombait, du cri au murmure, sur deux notes, rauques puis voilées. Non, elle ne rêvait pas. L'incantation se précisait à mesure qu'ils approchaient, emplissait, comme des relents d'un mauvais songe, l'étroit couloir obscur et visqueux.
Ce cri devenait brutal comme une adjuration, puis mourait et traînait longtemps, s'enflant d'une douceur douloureuse et menaçante qui rappela à Angélique les roucoulements des fauves en amour, la nuit, dans le Rif.
Ses cheveux se hérissèrent et d'un geste inconscient, elle se cramponna au bras de son mari. Celui-ci avait porté la main sur le rideau rouge en haillons et l'écartait. Le spectacle qui s'offrit à leurs yeux était effrayant. Et, en même temps, d'une telle insolite beauté que Joffrey de Peyrac, lui-même, demeura un instant figé, comme hésitant àintervenir.
Ce trou, au fond des entrailles du navire, cette cambuse, éclairée d'une lumière rare que balançait une veilleuse d'argent, c'était le repaire du Maure. Il y avait entassé ses trésors, son butin des longues années de campagnes en mer. Des coffres de cuir remplis de mille bibelots, des tapis, des coussins de soie éraillée, des bouteilles et des gobelets de verre grossier, bleus ou rouges ou noirs, et des plats d'émaux anciens pareils à des broderies. D'un sac en peau de chèvre, ruisselaient sur le sol des bijoux d'or et de pierres précieuses. Des paquets de chanvre, à demi pourri par l'humidité, pendaient au mur, destinés à la pipe du narguilé dont les cuivres brillaient dans la pénombre. Une odeur de musc, presque insupportable, se mêlait à celle, fraîche, de la menthe et à l'autre, pénétrante, du sel marin qui corrompait et noircissait les quelques richesses amassées là par ce fils du désert.
Et, parmi ce désordre somptueux et misérable, gisait Bertille évanouie. Sa blonde chevelure traînait sur le tapis se mêlant aux bijoux épars. Ses bras abandonnés ressemblaient à de blanches tiges sans forces.
Le Maure ne lui avait pas ôté ses vêtements. Seules ses jambes étaient dénudées. Elles jaillissaient, pâles, nacrées, si déliées et graciles qu'elles semblaient n'appartenir qu'à une créature de rêve, une nymphe translucide, modelée dans l'albâtre par la main d'un dieu. Penché sur cette fragilité, le Maure, haletant, psalmodiait. Son corps, entièrement nu, n'était plus qu'une magnifique statue de bronze, agitée de frissons et de mouvements convulsifs. Entre ses bras raidis, sur lesquels il prenait appui, on voyait tressauter le petit sachet de cuir, pendu à son cou, qui conservait les amulettes de sa « baraka ». Comme deux colonnes noires invincibles, ses bras semblaient emprisonner la proie qu'il avait ravie.
Il paraissait géant, énorme, tous les muscles de son corps gonflés par la force sensuelle qui le possédait. Le long de son échine et de ses reins en sueur, chacun de ses mouvements lovait des serpents d'or.
Sur les lèvres entrouvertes, la mélopée incantatoire devenait rapide, insistante, syncopée jusqu'à l'hystérie...
– Abdullah !
Le chant diabolique s'interrompit net. La voix sourde du maître arrachait le fou à son extase.
– Abdullah !
Le Maure frémit comme un arbre sous la cognée. Et soudain, avec un rugissement, il se redressa, se rejeta en arrière, les prunelles incandescentes, l'écume aux lèvres. Ses mains happèrent un cimeterre accroché à la paroi.
Angélique poussa un cri perçant, La lame lui avait paru siffler à deux doigts de la tête de Joffrey de Peyrac. Celui-ci s'était baissé promptement. À nouveau, la lame meurtrière faillit l'atteindre. Il l'évita encore et réussit à ceinturer l'énergumène. II lui parlait dans sa langue, essayant de le ramener à la raison. Mais l'Arabe le dominait. Les transes de son désir frustré le rendaient d'une force incroyable.
Nicolas Perrot intervint et ce fut, pendant quelques instants, dans l'étroite cabine, un combat sauvage et incertain.
La lampe à huile heurtée se renversa à demi. Brûlé à l'épaule, Abdullah poussa un hurlement. Et soudain, il parut revenir à lui.
La passion qui avait fait de lui comme l'officiant d'un rite éternel le quitta. Il retomba à l'état d'un simple mortel, un serviteur fautif et regarda autour de lui en roulant des yeux effarés. Son grand corps se mit à trembler tandis que, lentement, comme sous la pression de la main de son maître, il glissait à genoux. Soudain il ploya entièrement, le front à terre, dans ses bras joints, murmurant de rauques paroles tristes et résignées d'avance. Angélique s'était penchée sur Bertille. La jeune fille n'était qu'évanouie sous l'empire de la frayeur. Elle n'avait pas été frappée. Peut-être un peu suffoquée par la main qui avait étouffé ses cris, alors que le Maure, avec sa force herculéenne, se glissait avec sa proie jusqu'au fond du navire.
Angélique la souleva, la secoua un peu, et rectifia vivement le désordre de ses effets. Pas assez vite cependant pour que maître Mercelot ne pût saisir toute la signification de la scène qu'il découvrait.
– Horreur ! Et honte ! cria-t-il. Ma fille, mon enfant ! Seigneur !
Il tomba à genoux près de Bertille, la serrant contre lui, en l'appelant avec désespoir, puis se redressant, il se rua sur le Maure effondré et se mit à le frapper. Puis, apercevant le cimeterre il s'en saisit avant qu'on ait eu le temps de prévoir son geste. La poigne de Joffrey de Peyrac arrêta, une fois de plus, de justesse, la lame meurtrière. Lui-même et Nicolas Perrot, ainsi que l'Indien, eurent toutes les peines du monde à maîtriser le père outragé. Celui-ci finit par lâcher prise et, lui aussi, s'abandonna.
– Maudit soit le jour où nous avons mis les pieds sur ce navire, murmura-t-il, les yeux hagards. Je tuerai ce misérable de ma main, j'en fais serment.
– Je suis seul maître à bord après Dieu, répondit durement le Rescator. C'est à moi seul qu'il incombe de rendre la justice.
– Je vous tuerai aussi, dit Mercelot livide. Nous savons maintenant qui vous êtes, un bandit, un vil trafiquant de chair humaine, qui n'hésitez pas à distribuer nos femmes et nos filles en prime à votre équipage et à nous vendre, nous, grands bourgeois de La Rochelle, comme des esclaves. Mais nous déjouerons vos plans...
Il haleta dans le silence pesant. Joffrey de Peyrac se tenait toujours devant le Noir arabisé effondré et gémissant. Il eut son bizarre sourire qui déformait ses traits couturés, et le rendait assez effrayant.
– Je comprends votre émoi, maître Mercelot, dit-il avec calme. Je déplore cet incident...
– Simple incident ! hoqueta le papetier. Le déshonneur de ma fille ! Le martyre d'une malheureuse enfant qui...
Il ploya les épaules et, plongeant son visage dans ses mains, eut un sanglot.
– Maître Mercelot, je vous en supplie, dit Angélique, écoutez-nous, avant de vous mettre dans cet état. Grâce au ciel, nous sommes arrivés à temps. Bertille en sera quitte pour la peur. Et la leçon lui servira à se montrer prudente dans l'avenir...
Mais le papetier paraissait ne pas entendre les paroles qu'on lui adressait et l'on n'osait le lâcher, ne sachant à quelles extrémités il pourrait se livrer. Bertille, en revenant à elle, lui rendit son sang-froid :
– Père ! Père ! hurla-t-elle.
Il se rendit auprès d'elle pour la rassurer.
*****
Le retour de Bertille dans l'entrepont se fit parmi l'effervescence et la consternation générale. Portée par son père et l'Indien, elle gémissait d'une façon mourante, puis poussait de temps à autre des cris hystériques. On l'étendit sur sa couchette inconfortable faite de paille et de manteaux. Elle repoussait sa mère, mais, sans qu'on sût pourquoi, se cramponnait à Angélique, qui fut obligée de demeurer à son chevet, tandis que les questions, les exclamations, les récits et les détails les plus invraisemblables de l'affaire se croisaient au-dessus de leurs têtes.
– Vos pressentiments étaient justes, Manigault, disait le papetier accablé. Et ma pauvre enfant a été leur première victime...
– Pressentiments ! répéta Manigault. Vous voulez dire : certitudes, mon pauvre ami. Ce que Le Gall a surpris des projets de ces criminels ne laisse aucun doute sur leurs intentions. Nous sommes tous des prisonniers, voués à un sort affreux...
Des femmes se mirent à pleurer. Bertille hurla plus fort en se débattant contre un invisible adversaire.
– Avez-vous fini de rendre hystérique tout le monde ? cria Angélique. Elle saisit le papetier par son rabat et le secoua sans aucun respect.
– Combien de fois faudra-t-il vous répéter qu'il ne lui est rien arrivé de grave. Elle est aussi intacte que le jour de sa naissance. Faut-il vous dire exactement où les choses en étaient quand nous sommes intervenus, si vous n'êtes pas capable de comprendre à demi-mot et de rassurer votre femme et votre fille ?
Maître Mercelot battit en retraite. Il y avait un certain aspect d'Angélique en colère, qu'un homme avait quelques difficultés à affronter. L'avocat Carrére le relaya.
– Vous reconnaissez vous-même que vous êtes intervenus juste à temps, ricana-t-il, ce qui revient à dire que si vous étiez intervenus plus tard, la malheureuse enfant...
– La « malheureuse enfant » a tout fait pour s'attirer cette mésaventure... et elle le sait bien, dit Angélique avec un regard à la victime qui cessa soudain ses pleurs et parut mal à l'aise.
– Voulez-vous insinuer que ma fille a provoqué les hommages répugnants de ce Noir ? demanda Mme Mercelot toutes griffes dehors.
– En effet, je l'insinue. J'ai même fait des remontrances à Bertille à ce sujet. Ses compagnes étaient présentes.
– C'est vrai, dit Rachel timidement.
– Ah ! cela vous va bien de donner des leçons de morale.
Angélique sentit l'intention malveillante mais ne la releva pas. Ces gens avaient raison d'être bouleversés.
– C'est en effet seulement quand on a l'expérience de la vie qu'on peut vraiment juger du comportement indécent ou non d'une jeune fille étourdie. Ce n'est pas une raison pour accuser des plus vils desseins l'équipage entier et aussi son capitaine...
Il y eut un murmure, Manigault se déplaça lourdement et vint se planter devant elle.
– Qui défendez-vous là, dame Angélique ? demanda-t-il d'un ton froid. Un équipage de bandits et d'affreux paillards ? Ou, presque pire, leur capitaine ? L'homme suspect auquel vous nous avez livrés ?
Elle fut abasourdie de l'entendre. Perdait-il la tête ? Près de lui, les autres hommes tendaient les mêmes visages sévères et durs, et les lumières rares de l'entrepont accentuaient la fixité de leurs regards, sous leurs sourcils baissés, des regards implacables et justiciers qui réclamaient des comptes. Elle chercha Berne, et le vit debout parmi les autres, lui aussi glacé, soupçonneux.
Un mouvement d'impatience lui échappa. À force de ressasser leurs griefs et leurs appréhensions dans l'oisiveté forcée de la traversée, ils se cherchaient des ennemis. Il leur manquait peut-être d'avoir des papistes à maudire.
– Je ne défends personne. Je remets les choses à leur place. Bertille se serait conduite de cette même façon dans le port, qu'elle aurait couru les mêmes dangers. Elle a manqué de prudence et vous, ses parents, de vigilance. Quant à vous avoir livrés, moi ?...
Son calme l'abandonna.
– Avez-vous déjà oublié pourquoi vous avez fui La Rochelle ? Pourquoi vous êtes ici ? Vous n'avez donc pas compris ?... Vous étiez condamnés... tous !
Et elle leur jeta pêle-mêle ce qu'elle avait enduré entre les pattes de Baumier et de Desgrez. Les policiers savaient tout d'eux. La place des Huguenots était déjà marquée dans les cachots du Roi, sur les galères. Rien ne les aurait sauvés.
– ... Si vos frères vous ont trahis, vendus, n'en rejetez pas la faute sur ceux qui vous ont aidés. Je ne vous ai pas livrés... j'ai dû, au contraire, supplier le maître du Gouldsboro de vous prendre à son bord. Vous êtes assez au fait des choses de la mer pour mesurer ce que signifie l'embarque ment de cinquante passagers supplémentaires sur un navire qui n'y était pas préparé. Ses hommes mangent du biscuit et des salaisons depuis le premier jour pour réserver les provisions fraîches à vos enfants.
– Et à nos femmes que réservent-ils ? ricana l'avocat.
– Et pour lui-même, renchérit Manigault. Pousseriez-vous la naïveté, dame Angélique, jusqu'à croire qu'il nous aura rendu ce service sans réclamer une contrepartie ?
– Certes non. C'est à vous d'en débattre avec lui.
– Traiter avec un pilleur d'épaves !
– Vous lui devez la vie, n'est-ce pas déjà beaucoup ?
– Bast, vous exagérez !
– Non. Et vous le savez bien, monsieur Manigault. N'avez-vous pas rêvé à ce serpent qui vous étouffait et qui avait la tête du sieur Thomas, votre associé ! Mais maintenant que vous avez échappé au plus grand danger, vous ne voudriez même pas avoir d'obligation de reconnaissance envers les êtres étrangers qui vous ont fait la grâce de vous sauver, vous le bourgeois le plus considéré et le plus craint de La Rochelle ? Et pourquoi ? Simplement parce qu'il n'est pas des vôtres, parce qu'il ne vous ressemble pas... Le Samaritain vous a se courus et il a pansé vos plaies, mais il n'en demeure pas moins un Samaritain à vos yeux de Lévites infaillibles. Que peut-il venir de bon de Samarie ?...
Essoufflée, elle se détourna, hautaine.
« S'ils savaient quels liens m'attachent à lui, songeait-elle, ils me tueraient sans doute. J'y perdrais aussi le faible crédit que je peux encore avoir auprès d'eux... »
Malgré tout, ses paroles les ébranlaient. Son ascendant subsistait, combattant leur méfiance. Elle fut envahie d'une violente exaltation à la pensée qu'elle luttait pour lui, qu'elle avait à le défendre. Elle se rangeait d'emblée à ses côtés, bien qu'il la dédaignât, et elle essayerait d'étouffer les menaces qui pourraient s'élever contre lui. Une chose au moins la fortifiait. Les femmes n'avaient pas élevé la voix dans ce débat. Il leur était certes difficile de prendre parti. Le décor de leur univers avait basculé trop brusquement. Il y avait un peu de désarroi dans leur attitude et la difficulté de choisir entre les dangers du passé et ceux de l'avenir.
– Il n'en est pas moins vrai, grommela Manigault, après un silence tendu, que les projets de monseigneur le Rescator, à notre égard, sont plus que suspects. Le Gall est formel, et Briage et Charron... Mêlés à l'équipage, ils ont surpris des allusions qui ne nous laissent aucun doute. On ne nous emmène pas aux Iles. On n'en a jamais eu l'intention.
– On nous emmène peut-être en Chine, renchérit le médecin. Oui, certains des hommes semblent croire que le Rescator a découvert ce passage du Nord, vers la fabuleuse Cathay, le détroit qu'ont cherché en vain les navigateurs et les conquistadores...
Ils se regardèrent avec un nouvel effroi. Ils n'étaient pas au bout de leurs peines ! Ballottés au sein des océans, ils se retrouvaient livrés à leurs seules forces. Dans le silence, on entendit pleurer Bertille, et l'attention se reporta sur elle.
– Ma fille sera vengée, dit Mercelot. Si nous nous laissons faire et que le crime de ce Maure demeure impuni...
Il se tut brusquement, sur un signe de Manigault. Les hommes parlèrent à mi-voix un long moment. Angélique ne pouvait se dissimuler la gravité de la situation. Elle se sentait responsable.
Abaissant les yeux, elle eut pitié des enfants, dont les visages reflétaient l'inquiétude. Certains, cherchant secours contre l'effervescence et l'égarement des adultes, s'étaient assemblés comme des oisillons, les bras des aînés protégeant les plus petits. Elle s'agenouilla près d'eux, prit Honorine contre elle sous sa mante et s'évertua à les distraire en leur parlant des cachalots. Les matelots leur avaient promis de leur en montrer bientôt. Ce fut elle enfin qui rappela aux mères surexcitées l'obligation de préparer au sommeil leur nichée. L'ordre se rétablit peu à peu. Bertille avait reconnu qu'en dehors de la frayeur affreuse qu'elle avait éprouvée en se sentant emportée dans les bras puissants du Nègre, elle ne se souvenait pas de grand-chose, sauf d'un vague regret et qu'elle ne souffrait de nulle part. Le pasteur Beaucaire se tenait à l'écart, Abigaël près de lui. Ayant couché sa fille, Angélique vint vers eux.
– Oh ! Pasteur, murmura-t-elle épuisée. Que pensez-vous de tout cela ? Pourquoi les épreuves du doute et de la discorde s'ajoutent-elles à celles que nous devons subir ? Parlez-leur.
Le vieil homme gardait sa sérénité.
– Nous sommes au centre d'un tourbillon, dit-il, j'écoute et je n'entends que des clameurs incohérentes. Les paroles sont d'un faible poids contre le mur des passions dressées. Il vient un jour où le meilleur et le pire doivent s'affronter dans le cœur des hommes. Pour certains, ce jour est venu... Je ne peux que prier en attendant l'issue de ce combat du Bien avec le Mal. Cela ne date pas d'aujourd'hui.
Lui seul, le vieux pasteur, un peu plus maigre et blanchi par les fatigues du voyage, ne changeait pas.
– Votre sagesse est grande, pasteur.
– J'ai beaucoup été en prison, dit le vieil homme avec un soupir.
S'il avait été un ministre de sa propre religion, elle aurait aimé se confesser à lui et, sous le sceau du secret sacramental, lui dire toute la vérité et lui demander conseil. Mais même ce secours spirituel lui était refusé.
Elle se tourna vers Abigaël dont l'attitude reflétait celle de son père. Sérénité, patience.
– Abigaël, que va-t-il se passer ? Où nous mènera cette haine qui est en train de s'élever entre nous ?
– La haine est souvent le fruit de la souffrance, murmura la jeune fille.
Ses yeux résignés regardaient quelqu'un au delà d'Angélique. La silhouette massive de Gabriel Berne se découpait noire dans le halo des lanternes. Angélique voulut l'éviter, mais il la suivit et, implacable, l'obligea à se retirer avec lui vers l'extrémité obscure de l'entrepont. À l'écart ils pourraient échanger quelques mots, ce qui leur était rarement possible dans cette cohue perpétuelle...
– Ne vous dérobez pas encore une fois. Vous me fuyez. Les jours passent et je n'existe plus à vos yeux !...
C'était vrai.
Chaque jour, Angélique se sentait envahie dans tout son être par la personnalité, la présence de celui qu'elle avait aimé, qu'elle aimait toujours et auquel elle était liée en dépit de tout. Il ne pouvait plus y avoir de place en elle pour un autre homme, ne serait-ce qu'une trace d'intérêt sentimental, et elle avait, sans presque s'en rendre compte, laissé Abigaël se préoccuper de la santé de maître Berne dont les blessures l'avaient tant inquiétée au début du voyage.
Maintenant, il était guéri, puisqu'il se tenait debout, sans gaucherie apparente dans ses mouvements.
Il l'avait prise par les bras, fermement, et elle voyait briller ses yeux sans parvenir à distinguer les traits de son visage. La fièvre inusitée de ce regard était la seule chose qui le différenciait de l'homme près duquel elle avait vécu si paisiblement à La Rochelle. Mais cela suffisait pour qu'elle ressentît désormais une gêne à le voir s'approcher d'elle. De plus, sa propre conscience lui adressait des reproches.
– Écoutez-moi, dame Angélique, reprit-il d'un ton mesuré, il faut que vous choisissiez ! Celui qui n'est pas avec nous est contre nous. Avec qui êtes-vous ?
Elle riposta promptement.
– Je suis avec les gens de bon sens contre les imbéciles.
– Vos mots d'esprit de salon ne sont pas de mise ici. Et vous le savez vous-même. Quant à moi, certes, je n'ai pas le cœur à en rire. Répondez-moi sans plaisanter.
Et il crispa ses doigts sur ses bras au point de la faire hurler. Décidément, il était bien remis de ses blessures. Il avait retrouvé toute sa vigueur.
– Je ne plaisante pas, maître Berne. Devant la panique qui est en train de vous saisir tous et qui peut vous mener à des actes regrettables, je suis pour ceux qui, sans se leurrer sur les difficultés qui les attendent, font cependant confiance à l'avenir et ne se mettent pas la tête à l'envers en affolant jusqu'à nos enfants.
– Et si un jour nous nous apercevons que nous avons été trompés, il sera alors bien temps de regretter notre naïveté. Connaissez-vous les intentions de ce chef de pirates qui vous subjugue tant ? Vous les a-t-il seulement communiquées ? J'en doute fort. Quel accord pouvez-vous avoir conclu avec lui ?
Il la secouait presque, mais elle était trop tourmentée elle-même pour s'en apercevoir.
« Que sais-je de lui, en effet ? se disait-elle. À moi aussi, il m'est inconnu. Trop d'années se sont écoulées entre l'homme que je croyais connaître et celui à qui nous nous sommes confiés aujourd'hui. Sa réputation en Méditerranée ? Elle n'était pas rassurante... Le Roi envoyait ses galères contre lui. Serait-il possible qu'il soit devenu réellement un homme sans scrupules, chargé de forfaits et de crimes ? »
Elle restait muette.
– Pourquoi refuse-t-il de nous recevoir, insistait Berne, et pourquoi répond-il par le mépris à nos réclamations ? Vous croyez en lui ? Vous ne pouvez pourtant pas garantir ses actes.
– Il a accepté de vous embarquer à une heure où vos vies étaient menacées : cela suffit !
– Vous le défendrez toujours, je vois, gronda-t-il, même s'il nous vendait comme esclaves.
Mais par quel sortilège a-t-il pu vous transformer ainsi ? Quels liens, quel passé peuvent faire de vous sa créature, vous que rien n'atteignait dans votre intégrité... quand nous étions... à La Rochelle.
Le nom tomba entre eux, ressuscitant la douceur des jours où, dans le calme de la maison des Berne, Angélique comme une louve blessée avait pansé ses plaies. Ces doux souvenirs devaient avoir pour le Protestant une saveur déchirante et ineffable.
*****
Angélique était chez lui et il ne savait pas alors qu'elle portait en elle, dans son sourire lumineux, tous les délices de la terre.
Monde insoupçonné de lui – relégué plutôt, se disait-il – au fond d'un cœur trop sûr de lui-même et qui ne voulait voir dans le piège de la femme que le danger, que l'Ève tentatrice et coupable. Méfiance, prudence, léger mépris avaient été sa règle. Maintenant, il savait – parce qu'un ravisseur lui avait arraché ce trésor près duquel les richesses matérielles qu'il avait perdues ne comptaient plus. Chaque jour de cet infernal voyage creusait en lui une blessure insupportable. Il haïssait l'homme énigmatique et paré d'un charme insolite, qui n'avait qu'à s'avancer pour que l'on vît se tourner vers lui, comme un vol de mouettes, les têtes féminines.
« Toutes des femelles sans âme, se disait-il outré. Même les meilleures... même celle-ci. » Et il étreignait Angélique malgré sa réticence. La rage décuplait ses forces et le désir l'étourdissait au point qu'il n'entendait pas les paroles qu'elle lui disait en essayant en vain de le repousser. Le mot : « scandale » parvint enfin à son entendement.
– Est-ce qu'un scandale ne suffit pas pour ce soir ? suppliait Angélique. Par pitié, maître Berne, reprenez-vous... Soyez fort. Dominez-vous. Soyez un chef et un père.
Il ne savait qu'une chose, c'est qu'elle lui refusait ses lèvres, qu'elle aurait pu consentir à lui donner dans l'ombre.
– Pourquoi vous défendez-vous avec tant d'âpreté ? souffla-t-il. N'y a-t-il pas eu entre nous promesse de mariage ?
– Non, non. Vous vous êtes mépris. Cela est impossible. Cela ne se fera jamais. Maintenant je n'appartiens qu'à lui. À lui...
Il laissa retomber ses bras, comme frappé mortellement.
– Un jour, je vous expliquerai tout... reprit-elle voulant atténuer l'effet de sa déclaration, vous comprendrez que les liens qui m'unissent à lui... ne sont pas de ceux qu'on peut rompre...
– Vous êtes une misérable !
Sa haleine était brûlante. Ils chuchotèrent, ne pouvant élever la voix.
– Pourquoi avez-vous fait tout ce mal ? Tout ce mal ?
– Quel mal ? dit-elle dans un sanglot. J'ai cherché à sauver vos vies au risque de la mienne.
– C'est encore pire.
Il eut un geste de malédiction. Il ne savait plus ce qu'il voulait exprimer. Le mal qu'elle lui avait fait en étant si belle, en étant elle-même, en étant justement cette femme capable de s'immoler pour d'autres et en s'éloignant de lui après lui avoir fait entrevoir le paradis de la posséder et de l'avoir pour compagne.
*****
Angélique, sur sa couche, gardait les yeux grand ouverts. Autour d'elle les conversations avaient fini par s'éteindre. Une seule chandelle veillait sous le plafond bas, aux grosses poutrelles garnies d'anneaux et de crochets.
« Il faut absolument que j'explique à Gabriel Berne les liens qui m'unissent à Joffrey de Peyrac. C'est un homme droit et respectueux des sacrements. Il s'inclinera, tandis que me croyant seulement subjuguée par un aventurier, il est capable de se livrer aux pires extrémités pour m'arracher à son emprise. »
Si elle n'avait pas parlé tout à l'heure, c'était par crainte de déplaire aux ordres que lui avait donnés celui qu'elle persistait à considérer comme son mari. Il lui avait dit : « Ne parlez pas ». Et, pour rien au monde, elle n'eût osé contrevenir à cette consigne prononcée d'une voix étrangère et qui lui faisait passer un frisson dans le dos.
« Ne parlez pas. J'ai besoin que vous les surveilliez... S'ils savaient, ils vous prendraient pour ma complice... » Et, malgré ses propres dénégations à elle, en face des Protestants, elle ne pouvait s'empêcher de se torturer l'esprit pour essayer de découvrir le sens de ces inquiétantes paroles...
« S'il était vrai qu'il nous eût trompés... que ses projets soient criminels... qu'il n'ait plus de cœur... ni pour moi... ni pour personne... »
Le temps, en s'écoulant, loin de faire entre eux la lumière, épaississait l'obscurité.
« Ah ! qu'il me fait peur ! et qu'il m'attire ! »
Elle fermait les yeux, renversait la tête comme elle l'eût fait dans l'abandon, contre la dure paroi de bois. Derrière ce rempart battait la mer, incessante et indifférente.
« Mer... Mer qui nous emporte, écoute-nous... Mer... rapproche-nous. »
Pour rien au monde elle n'eût souhaité être ailleurs. Regrettait-elle de ne plus être la jeune comtesse de Peyrac, dans son château, entourée d'hommages et de richesses ? Assurément non. Ce qu'elle préférait, c'était d'être là, sur un navire sans nom et sans but, car ce cauchemar avait une saveur de merveilleux. Elle vivait quelque chose d'épouvantable et de magnifique à la fois qui écartelait son être. Sous la trame des incertitudes et des angoisses, elle gardait l'espoir de l'amour, un amour tel et si différent de ce qu'elle avait connu jusqu'alors, qu'il valait bien la peine d'être enfanté dans une telle douleur. Dans la transparence du sommeil, elle percevait les liens de réalités invisibles à ses yeux quand elle était éveillée.
Car ce navire portait l'amour comme il portait la haine. Angélique se voyait s'élançant, grimpant à travers des échelles interminables qui s'élevaient et se balançaient dans la nuit. Une force surhumaine la poussait vers lui. Mais une vague géante la saisissait et la projetait dans une soute béante et plus noire encore. Elle recommençait à s'accrocher à des échelons sans nombre, sa peur aggravée par la sensation lancinante qu'elle avait aussi perdu quelque chose de très précieux qui, seul, aurait pu la sauver.
C'était crucifiant : cette tempête au-dehors, ce double noir des soutes ouvertes sous ses pieds, et de la nuit au-dessus, où elle était lancée et rejetée par le roulis perpétuel et, surtout, ce sentiment intolérable de rechercher en elle le sésame qui lui donnerait la clé du songe et le moyen de s'en extirper.
Soudain, elle trouva : l'amour. L'amour dépouillé des herbes vénéneuses de l'orgueil et de la crainte. Sous ses doigts, les échelles de bois devenaient des épaules dures et inflexibles auxquelles elle s'accrochait, défaillante. Une faiblesse gagnait ses jambes. Plus rien ne la soutenait au-dessus du vide que des bras qui l'enserraient jusqu'à la douleur. Et elle était liée à lui comme une liane flexible à un tronc solide. Elle ne vivait plus par elle-même. Des lèvres étaient sur les siennes et elle y puisait son souffle avidement. Sans le baiser de ses lèvres, elle serait morte. Son corps entier avait soif de l'intarissable don d'amour que la bouche invisible lui dispensait. Toutes ses défenses étaient tombées. Son corps abandonné et livré à la violence exigeante d'un baiser d'amour était comme une algue flottant dans les courants d'une nuit sans fin. Mais plus rien n'existait que l'attouchement de deux lèvres chaudes qu'elle reconnaissait... oh ! oui, elle les reconnaissait...
Elle s'éveilla en sueur, haletante, et, redressée sur sa couche, resta la main posée sur sa poitrine à comprimer les battements de son cœur, bouleversée d'avoir pu éprouver, par le truchement d'un rêve qui arrachait tous les voiles, une sensation de volupté si puissante. Cela ne lui était pas arrivé depuis très longtemps.
C'était sans doute à cause de ce qui s'était passé dans la cale. La mélopée rituelle du primitif berçant l'accomplissement de son désir rôdait partout, se mêlant aux râles de la mer et hantant les songes des êtres endormis.
Encore en transe, elle regarda autour d'elle et distingua avec terreur à son chevet la forme d'un homme à genoux : Gabriel Berne.
– Est-ce vous, balbutia-t-elle. Est-ce vous qui... M'avez-vous... M'avez-vous embrassée ?...
Il répéta le mot à mi-voix, avec stupeur et secoua la tête.
– Je vous ai entendue gémir dans votre sommeil. Je ne pouvais dormir. Je suis venu.
L'obscurité lui avait-elle caché son extase inconsciente ? Elle dit :
– J'ai rêvé, ce n'est rien.
Mais il se rapprocha, sur les genoux, plus près encore.
Tout son corps à elle respirait l'amour insensé qu'elle venait d'éprouver, et dans l'état où il se trouvait il ne pouvait que subir l'attirance d'un appel vieux comme le monde. Des bras reprenaient Angélique, mais cette fois ce n'était plus un songe et ce n'était pas lui. Elle était assez éveillée pour le savoir. Malgré la fièvre dont elle était encore la proie, son esprit retrouvait assez de lucidité pour refuser l'étreinte étrangère. Elle supplia :
– Non.
Mais elle était comme paralysée. Elle se souvenait que maître Berne était terriblement fort. Elle l'avait vu étrangler un homme.
Appeler ! Sa gorge serrée ne laissait jaillir aucun son. Et d'ailleurs, c'était tellement affreux et inconcevable qu'elle ne pouvait croire à son acte.
Elle essaya de se débattre.
« Nous devenons tous fous sur ce bateau », songea-t-elle désespérée. La nuit les couvrait, la prudence des gestes cachait leur but, mais elle voyait l'homme progressant vers elle avec une ténacité silencieuse.
Elle eut encore un sursaut, frôla une main nue contre sa joue et, tournant la tête, mordit de toutes ses forces. Il chercha d'abord à lui faire lâcher prise et n'y parvenant pas, il gronda sourdement de douleur : « Chienne sauvage ».
Le sang coulait dans la bouche d'Angélique. Quand elle desserra enfin l'étau de ses dents, Gabriel Berne se ployait en deux, sous l'effet de la souffrance.
– Allez-vous-en, souffla-t-elle. Éloignez-vous de moi... Comment avez-vous osé ? À deux pas de nos enfants !...
Il recula.
Dans son hamac, la petite Honorine se retourna. Une vague frappa contre le sabord un coup sourd. Angélique retrouvait son souffle. La nuit finirait bien par s'écouler et le jour par se lever. Inévitables étaient les heurts au cours d'une traversée dans ce carcan de chêne d'un bateau où se trouvaient rassemblés de force des êtres violents à l'avenir incertain. Mais son esprit se calmait plus vite que son corps. Elle demeurait troublée, ne pouvait oublier que, quand elle s'était éveillée, elle était en proie au désir. Elle attendait un homme. Mais pas celui-là. De celui qu'elle aimait elle était séparée et elle lui tendait les bras. « Prends-moi contre toi... Délivre-moi, toi si fort... Pourquoi t'ai-je perdu ? Si tu me repousses, j'en mourrai ! »
Elle balbutiait des mots tout bas, berçant contre elle la chaleur de ses élans retrouvés. Comment avait-elle pu demeurer glacée devant lui ? Est-ce ainsi que se comporte une femme amoureuse ? Lui aussi avait pu croire qu'elle ne l'aimait plus. Mais, dans son rêve, elle avait reconnu ses lèvres.
Les baisers de Joffrey ! Comment avait-elle pu les oublier ? Elle se souvenait de sa surprise, à son premier baiser, jadis, puis de son éblouissement. Longtemps, jeune femme, elle avait préféré ce vertige plus doux des lèvres, à celui de la possession. Dans ses bras, sous sa bouche, elle goûtait à cet anéantissement de l'amante qui n'est plus rien qu'un bonheur sans nom, par la grâce du bien-aimé.
Par la suite, aucunes lèvres d'homme n'avaient su la combler à ce point. Elle jugeait le baiser comme une intimité qu'elle n'avait pas le droit de partager avec un autre que lui. À la rigueur l'acceptait-elle comme les préliminaires indispensables d'une aventure plus poussée. Des baisers qu'on lui prenait, elle se hâtait de glisser vers l'aboutissement des rites, le plaisir auquel elle se savait habile et ardente. Des amants l'avaient contentée, mais des lèvres d'aucun elle ne se souvenait avec agrément.
Tout au long de sa vie, elle avait gardé pour elle, et presque sans le savoir, la qualité unique de ces baisers dévorants et merveilleux qu'ils échangeaient, riant et jamais rassasiés, au temps si lointain de Toulouse... et que le sommeil qui, parfois, dépouille de tous les voiles, venait de lui rendre comme par miracle.