Chapitre 2
Angélique avait profité du désarroi général pour se glisser au-dehors. Ayant gravi la petite échelle, elle s'arrêta, cramponnée à une balustrade proche. Le froid de la nuit, imprégné d'humidité salée, la pénétrait, mais elle n'en avait cure. L'indignation et la rage suffisaient à la réchauffer.
Les lanternes accrochées aux mâts et aux rambardes dissipaient mal l'obscurité profonde. Mais derrière l'obstacle représenté par la base du grand mât, elle pouvait distinguer les vitraux rouges de l'appartement du Rescator. C'est dans cette direction qu'elle s'avança et, d'un pas assuré, car elle retrouvait d'instinct l'habitude acquise en Méditerranée de traverser le pont mouvant d'un navire.
En chemin, elle se heurta à quelqu'un et elle faillit crier d'épouvante en sentant comme une serre brûlante se refermer sur son poignet. Au contact, elle réalisa que c'était une main d'homme et comme elle s'évertuait à la desserrer, le diamant d'une bague l'écorcha.
– Où courez-vous ainsi, dame Angélique ? demanda la voix du Rescator, et pourquoi vous débattez-vous de la sorte ?
C'était exaspérant de devoir toujours s'adresser à un masque. Il jouait de sa face de. cuir comme un démon. Elle n'avait pu le distinguer dans ces ténèbres et, lorsqu'elle levait le visage vers sa voix, c'était comme si elle s'adressait à la nuit.
– Où vous rendiez-vous ? Aurais-je l'insigne chance d'apprendre que c'était vers la dunette, pour m'y demander.
– Parfaitement ! éclata-t-elle. Car je voulais vous avertir que je n'admettrai pas vos allusions à mon passé devant mes compagnons. Je vous interdis, entendez-vous, je vous interdis de leur apprendre que j'ai été esclave en Méditerranée et que vous m'avez achetée à Candie, ou que j'ai fait partie du harem de Moulay Ismaël, ni rien de ce qui me concerne. Comment avez-vous osé leur déclarer cela ? C'était manquer de la plus élémentaire courtoisie envers une femme.
– Il y a des femmes qui inspirent la courtoisie, d'autres non.
– Je vous défends de m'insulter par surcroît. Vous êtes un homme grossier, sans galanterie... Un vulgaire pirate.
Elle jetait cette dernière injure en y rassemblant tout ce qu'elle pouvait de mépris. Elle avait renoncé à se dégager car, maintenant, il lui tenait les deux poignets. Les mains du Rescator étaient chaudes comme celles d'un homme bien portant et accoutumé à affronter les intempéries et les climats les plus divers et cette chaleur rayonnait en elle, qui frissonnait de malaise et d'exaspération.
Après l'avoir irritée, le contact de ces mains lui était bienfaisant. Mais elle n'était pas en état de le reconnaître. Pour l'instant, le Rescator lui semblait un être haïssable et elle avait envie de l'exterminer.
– Vous n'admettrez pas... vous m'interdisez... répéta-t-il. Ma parole, vous perdez la tête, petite mégère ! Oubliez-vous que je suis le seul maître à bord et que je peux vous faire pendre, vous jeter à la mer ou vous donner en jouet à mon équipage, si je le juge bon.
« C'est sans doute sur ce ton que vous parliez à mon bon ami d'Escrainville ? La façon dont il vous a dressée ne vous a-t-elle pas guérie de votre manie de tenir tête aux pirates ? En l'écoutant évoquer d'Escrainville, des images lui revenaient. Depuis la veille, elle vivait écartelée entre ses aventures passées, son âme présente. C'était sur ce navire, en présence de cet homme, le Rescator, qu'elle allait se trouver au confluent de toutes ses existences.
« Ah ! qu'il me lâche donc, supplia-t-elle en elle-même, sinon que deviendrai-je, son esclave, sa chose... Il me prend ma force. Pourquoi ? »
– Vous croyez-vous encore à la cour du Roi-Soleil, madame du Plessis-Bellière ? demanda le Rescator à voix basse, pour vous montrer si arrogante ? Prenez garde, vous n'avez plus derrière vous la protection de votre royal amant...
Elle céda soudain avec cette souplesse, non dénuée de coquetterie, mais aussi de franchise, qui avait souvent apaisé des fureurs plus dangereuses, éveillées contre elle.
– Monseigneur le Rescator, pardonnez mes paroles inconsidérées. Je suis folle. Il est vrai que je n'ai plus derrière moi que l'estime de mes compagnons. Quel avantage gagneriez-vous à me séparer de mes derniers amis ?...
– Votre passé vous cause-t-il si grande honte que vous trembliez ainsi à la pensée qu'ils le connaissent ?
Elle répondit et les paroles franchissaient ses lèvres sans qu'elle en eût conscience.
– Quand on arrive au mi-temps de sa vie et que l'on a beaucoup vécu, quel être humain digne de ce nom n'a, dans ses souvenirs, quelques hontes à cacher ?
– Voici qu'après la colère, vous revenez à la pure philosophie.
« Voici, songea-t-elle, qu'à nouveau je redeviens étrangement proche de cet homme. Pourquoi ? »
– Il faut que vous compreniez, reprit-elle comme si elle parlait à un ami, que la mentalité de ces Huguenots est très éloignée de la nôtre. Ils sont différents de gens comme vous ou de ceux qui composent votre équipage. Vous avez affreusement choqué cette pauvre Abigaël en lui parlant avec une pareille familiarité et s'ils découvraient que j'ai pu adopter, serait-ce malgré moi, un mode de vie aussi scandaleux...
*****
Tout à coup, il arrivait ce qu'inconsciemment elle souhaitait depuis un moment. Il l'attirait contre lui et la serrait à la briser. La tenant ainsi, il lui fit faire quelques pas et elle se trouva contre la rambarde du navire. Un mouvement du roulis lui envoya en plein visage l'éclaboussement d'une vague. Elle apercevait au-dessous d'elle le pâle échevellement de l'écume. Une lueur assourdie, celle de la lune, cachée par une couche épaisse de nuages, mais qui, par instants, filtrait à travers eux, posait sur la mer un reflet d'argent terni.
– Vraiment ? dit le Rescator. Il y a tant de différences entre ces Huguenots et mes hommes d'équipage ? Entre cet honorable pasteur à cheveux blancs que j'ai entr'aperçu et moi-même, cruel pirate de toutes les mers du monde ?... Entre la sage et pudique Abigaël et une abominable pécheresse de votre acabit ?... Tant de différences ?... Quelles différences, ma chère ?... Regardez donc autour de nous...
Un nouvel éclatement d'embruns contre la coque du navire vint mouiller le visage d'Angélique et, effrayée par le gouffre obscur sur lequel il la forçait à se pencher, elle se cramponna d'une main nerveuse à son pourpoint de velours.
– Non, fit-il, nous ne sommes pas différents. Nous ne sommes que quelques humains, tous embarqués sur le même navire, au sein de l'océan !
Ces lèvres qui lui parlaient lui semblaient dangereusement proches des siennes. Tant qu'il ne l'avait pas touchée, elle pouvait encore lui tenir tête. Mais maintenant elle s'affolait de se sentir à sa merci. Elle ne savait plus quel nom donner au singulier trouble qui la ravageait. Il y a trop longtemps qu'elle ne l'avait éprouvé. Elle se disait : peur, et c'était, désir. La pensée qu'il usait d'un pouvoir magique pour l'asservir et l'entraîner dans une situation impossible la fit se raidir.
« Si nous en sommes là ce soir, pensa-t-elle, nous deviendrons tous fous et nous nous entre-tuerons tous avant la fin du voyage. »
Et elle se détourna si bien que les lèvres du pirate effleurèrent à peine sa tempe. Elle sentit seulement le choc dur de son masque de cuir, et s'arrachant à cette étreinte oppressante, elle s'éloigna de lui, cherchant à tâtons un appui.
Elle entendit encore sa voix ironique.
– Pourquoi fuyez-vous ? J'avais seulement l'intention de vous inviter à souper. Vous pourrez vous délecter si vous êtes gourmande car j'ai un excellent cuisinier.
– Comment osez-vous me proposer cela ? fit-elle indignée. À vous écouter, on se croirait aux environs du Palais-Royal ! Je dois partager le sort de mes amis. Et maître Berne est blessé.
– Maître Berne ? Ce blessé sur lequel vous vous penchiez avec une si tendre préoccupation ?...
– C'est mon ami le meilleur. Ce qu'il a fait pour moi et pour mon enfant...
– Eh bien, à votre guise, je veux bien accepter retard sur paiement de vos dettes, mais vous avez tort de préférer votre entrepont humide à mon appartement car vous me semblez d'un naturel frileux. À propos, qu'avez-vous fait encore du manteau que vous m'aviez emprunté la nuit dernière ?
– Je ne sais plus, dit Angélique se sentant prise en faute.
Elle passa la main sur son front, cherchant à se rappeler. Elle avait dû l'oublier lorsqu'elle s'était enveloppée d'un autre capuchon que lui avait préparé Abigaël...
– ... Je... je crois que je l'ai laissé à la maison, dit-elle.
*****
Et, soudain, la maison de La Rochelle lui apparut avec son âtre éteint. Elle revit, avec netteté, les beaux meubles, les cuivres étincelants de la cuisine, les pièces ombreuses où veillait l'œil rond et limpide de précieux miroirs vénitiens et, le long des tapisseries de l'escalier, les portraits attentifs des corsaires et marchands rochelais. La nostalgie de cet asile où elle n'avait régné qu'à titre de servante, voici tout ce qu'elle emportait du Vieux Monde ! Derrière la paix de cette image les lampions de Versailles s'estompaient, l'âpreté de ses luttes et jusqu'à l'amertume que pouvait susciter en elle la pensée du Château des Plessis, avec ses ruines noircies, au sein du Poitou, sa province ravagée, et pour longtemps maudite.
Mais il y avait déjà longtemps que l'image de Monteloup l'avait quittée. Monteloup était passé à Denis et des enfants y naissaient. C'était leur tour de guetter dans les couloirs le fantôme de la vieille femme aux mains tendues, et de se forger dans leur noble misère une enfance émerveillée.
Depuis longtemps Angélique n'appartenait plus à Monteloup, ni au Poitou. Et tandis qu'elle pénétrait dans l'entrepont, ce qui la poursuivait, c'était le souvenir de maître Gabriel écrasant les derniers tisons dans l'âtre de sa maison, avant de prendre Laurier par la main pour s'en aller.
Ce soir, derrière les paupières des exilés, défilerait le souvenir des belles demeures protestantes de La Rochelle, désertées de leur âme, malgré la claire lumière du ciel d'Aunis qui ruisselle sur leurs façades. Vitres closes, yeux morts, elles attendent et, seul, le froissement du palmier dans les cours et du lilas d'Espagne contre les murs rappelle la vie. La cale était sombre et froide. On avait éteint deux lanternes afin que les enfants terrassés de fatigue puissent dormir. Des voix chuchotaient, marmonnaient. Un époux réconfortait sa femme, la raisonnait :
– Tu verras !... Tu verras !... quand nous serons aux Iles, tout s'arrangera.
Maîtresse Carrère secouait son mari :
– Vous n'en ferez pas moins aux Iles qu'à La Rochelle. Alors qu'avions-nous à perdre ?...
Angélique s'approcha du cercle de lumière dans lequel veillaient Manigault et le pasteur, près du blessé. Celui-ci semblait reposé et détendu. Il s'était endormi. Les deux hommes informèrent brièvement Angélique que le médecin arabe était revenu avec un acolyte. Ils avaient pansé maître Berne et lui avaient fait avaler on ne sait quelle mixture qui l'avait grandement soulagé.
Elle n'insista pas pour prendre son tour de garde. Elle sentait la nécessité de se reposer, non qu'elle fût si lasse, mais il lui semblait que sa tête était en plein chaos. Elle n'arrivait pas à reprendre pied dans la situation exacte et, d'ailleurs, l'obscurité et le mouvement du roulis y étaient peut-être aussi pour quelque chose.
« Demain il fera jour. Demain je comprendrai ! »
Ce fut presque machinalement qu'elle chercha Honorine. Une main l'agrippa au passage. Séverine lui montra ses deux frères endormis.
– Je les ai couchés, dit-elle fièrement.
Elle les avait recouverts de leurs manteaux et leur avait mis autour des pieds de la paille, dénichée on ne sait où. Séverine était une vraie femme. Vulnérable dans la vie quotidienne, elle tenait solidement la barre aux heures graves. Angélique l'embrassa comme une amie.
– Chérie, dit-elle, nous n'avons même pas pu nous revoir tranquillement depuis que j'ai été te chercher à Saint-Martin-de-Ré.
– Ah ! toutes les grandes personnes ont la tête à l'envers, soupira la fillette, et pourtant c'est maintenant que nous devrions être tranquilles, dame Angélique. J'y pense à chaque instant et Martial aussi. Nous avons échappé au couvent et aux Jésuites.
Elle ajouta vivement, comme si elle se reprochait son étourderie :
– C'est vrai que père a été blessé, mais, voyez-vous, cela me semble moins grave que si on l'avait mis en prison et si nous avions été séparés de lui pour toujours... Et puis, le médecin à la longue robe a dit que, dès demain, il serait guéri... Dame Angélique, j'ai essayé de coucher Honorine, mais elle dit qu'elle ne veut pas dormir parce qu'elle n'a pas sa boîte à trésors.
L'esprit des mères est doué d'une optique particulière. De toutes les catastrophes accumulées depuis quelques heures, celle d'avoir oublié la boîte à trésors d'Honorine parut à Angélique la plus lourde de conséquences et la plus irréparable. Elle en fut accablée. Sa fille se tenait cachée derrière un canon, debout, éveillée comme un petit chat-huant.
– Ze veux ma boîte à trésors.
Angélique hésitait entre la méthode du raisonnement et celle de l'énergie sans appel, lorsqu'elle reconnut la forme prostrée près de laquelle, en fait, Honorine s'était réfugiée.
– Abigaël ?... Est-ce vous ?... Mais pourquoi ?...
L'abattement d'Abigaël, toujours si digne et mesurée, la gênait presque.
– ... Que vous arrive-t-il ? Êtes-vous souffrante ?
– Oh ! J'ai tellement honte, répondit la jeune fille d'une voix étouffée.
– Mais pourquoi ?
Abigaël n'était ni sotte ni bégueule. Elle n'allait tout de même pas se mettre martel en tête parce que le Rescator lui avait effleuré la joue.
Angélique la força à se redresser et à la regarder en face.
– Qu'y a-t-il ?... Je ne comprends pas.
– Mais ces paroles qu'il a dites, c'est épouvantable !
– Quelles paroles ?
Angélique essayait de se rappeler la scène. Si la façon de se comporter du Rescator envers Abigaël lui avait paru hardie et déplacée – mais c'étaient ses façons habituelles – les mots échangés ne l'avaient pas frappée.
– Vous n'avez pas compris ? balbutia la jeune fille... Vraiment ?
Son émoi la rajeunissait et, avec ses joues enflammées et ses paupières meurtries, on s'apercevait, en effet, qu'elle était belle. Mais il avait fallu ce damné Rescator pour s'en aviser au premier coup d'œil. Angélique pensa que tout à l'heure il l'avait serrée contre lui, sans qu'elle eût même l'idée de s'en effaroucher. Il traitait ainsi tous et chacun autour de lui et surtout les femmes comme s'il avait des droits de prince sur eux. Elle eut un réflexe de révolte.
– Abigaël, n'attachez aucune importance au comportement du maître de ce navire. Vous n'avez pas l'habitude de ce genre d'homme et même parmi tous les aventuriers que j'ai connus, il est bien le plus... le plus...
Mais elle ne trouvait pas de mot.
– Il est impossible, conclut-elle. Mais, dans le danger imminent que nous courions, je n'ai pu trouver que ce hors-la-loi pour nous arracher à un sort affreux. Maintenant nous sommes entre ses mains. Il faut l'accepter lui et son équipage et veiller à ne pas s'attirer leur animosité. Lorsque je voyageais en Méditerranée – pourquoi le nier puisqu'il s'est chargé si peu galamment de vous l'apprendre – je ne l'ai rencontré qu'une fois mais sa réputation était grande. C'est un pirate sans foi ni loi mais je ne le crois pas sans honneur.
– Oh ! Il ne me fait pas peur, murmura Abigaël en secouant la tête.
Son expression s'apaisait et elle leva sur Angélique son ancien regard, plein de sagesse.
– Que de mystères chez les êtres que nous côtoyons chaque jour ! fit-elle rêveusement ; Angélique, pour avoir soulevé le voile que vous baissiez si jalousement sur votre passé, il me semble que vous êtes à la fois plus proche et plus lointaine de moi. Pouvons-nous encore nous comprendre ?
– Je le crois, chère, chère Abigaël. Si vous le voulez, nous serons toujours des amies.
– Je le veux de toute mon âme. Là où nous allons, Angélique, si la haine et la mesquinerie sont plus fortes en nous que l'affection, nous serons brisées comme verre, nous ne pourrons survivre.
Voici qu'elle exprimait soudain la même pensée que le Rescator, tout à l'heure. « Nous ne sommes plus que des hommes et des femmes embarqués sur le même navire... avec leurs passions et leurs regrets... et leur espérance. »
– C'est une chose si étrange, Angélique, continuait tout bas Abigaël, que de découvrir tout à coup d'autres dimensions à la vie. Comme si on tirait brusquement un rideau de théâtre sur un décor nouveau et qui élargirait à l'infini ce que l'on croyait acquis, immuable... C'est ce qui m'est arrivé subitement aujourd'hui... je me souviendrai jusqu'à ma mort de ce jour. Non pas telle ment à cause des dangers que nous avons courus, mais surtout des révélations qui m'ont été faites... Peut-être me fallait-il les recevoir pour me préparer à l'existence qui nous attend au delà des mers... Il nous faudra tous dépouiller la vieille écorce... Je crois profondément que c'est pour nous une bénédiction d'avoir été obligés d'embarquer sur ce navire... précisément celui-ci...
Ses yeux brillaient et Angélique ne reconnaissait plus, sous cette apparence passionnée, la jeune femme effacée de La Rochelle, presque résignée aurait-on dit, parfois.
– Parce que cet homme que vous appelez un hors-la-loi, Angélique, je suis certaine qu'il sait lire dans le regard les secrets les plus enfouis au fond des cœurs. Il y a en lui un pouvoir.
– En Méditerranée, on l'appelait le Magicien, chuchota Angélique.
L'adhésion d'Abigaël lui causait un absurde plaisir qu'elle n'analysait pas. L'instant lui paraissait exaltant et riche de promesses. Elle écoutait le bruit des lames cognant contre la coque. Le mouvement du navire la grisait et elle serait bien restée toute la nuit près d'Abigaël à lui faire des confidences sur son passé et à s'entretenir avec elle du Rescator, si le souci maternel causé par Honorine ne l'en eût détournée.
– Et cette Honorine qui ne veut pas dormir parce qu'elle n'a pas sa boîte à trésors ! soupira-telle en désignant la petite personne dressée, toujours boudeuse, auprès d'elles comme un justicier.
– Oh ! je suis impardonnable, fit Abigaël en se levant.
Elle s'était, maintenant, tout à fait ressaisie. Elle les quitta pour aller chercher quelque chose dans ses bagages et revint portant le petit coffret de bois sculpté par Martial pour Honorine.
– Mon Dieu ! Abigaël, s'écria Angélique en joignant les mains, vous aviez pensé à cela ! Vous êtes un ange ! Vous êtes merveilleuse !... Honorine, tes coquillages !...
*****
Ensuite, tout fut simple. La paix, revenue au cœur d'Honorine, se communiqua à celui de sa mère. Angélique déplia les quelques vêtements qu'elle avait emportés : sa jupe et son caraco feraient pour la si petite fille de très amples couvertures. L'ayant couchée sur le bat-flanc près d'elle, Angélique put se dire que la petite ne manquait de rien. Elle-même avait dormi parfois en prison, dans des conditions plus inconfortables. Cependant elle n'avait pas chaud et le sommeil la fuyait. Elle s'appuya contre la paroi et essaya de mettre de l'ordre dans ses pensées.
De quoi demain serait-il fait ?
Sur la chair de ses bras, elle sentait encore l'emprise des deux mains du Rescator. En y songeant, elle défaillait. Et parce qu'elle avait froid, l'évocation du moment où il l'avait tenue étroitement contre lui, lui semblait délicieuse. Angoissante, aussi. Car sous le pourpoint de velours que crispait sa main, au lieu de sentir un torse d'homme vivant, elle avait deviné un écran durci. Cotte de mailles ou plastron d'acier ?... Homme du danger, prévoyant la mort à chaque instant. Son cœur était bardé de fer. Un tel homme, au surplus, pouvait-il seulement avoir un cœur ?
Allait-elle commettre l'imprudence de tomber amoureuse de cet homme ?... Non ! D'ailleurs elle était incapable d'être amoureuse désormais de quiconque. Alors ? Il la séduisait et l'hypnotisait par des moyens magiques comme... qui donc, jadis, lui avait inspiré ainsi des sentiments pareillement mêlés d'attirance et de méfiance ? Et l'on disait également que c'était un homme qui avait un pouvoir magique et qu'il attirait les femmes en...
L'éclat d'une lampe sur son visage lui fit cligner des yeux.
– Ah ! vous voici !
Une grosse tête velue s'inclinait vers elle. C'était Nicolas Perrot, l'homme au bonnet de fourrure.
– Le chef m'a chargé d'aller vous porter ceci pour vous et un hamac pour l'enfant.
Ceci, c'était une chaude étoffe, manteau ou couverture, lourde, brodée, moelleuse, comme en tissent les chameliers du désert en Arabie. L'odeur orientale l'imprégnait encore. D'un doigt expert, Nicolas Perrot avait déjà fixé le hamac aux poutres basses. Elle y déposa Honorine sans qu'elle s'éveillât.
– C'est tout de même mieux et moins humide. Mais on ne peut pas donner le même confort à tous. Nous n'avons pas à bord ce qu'il faut pour tant de monde. Pas prévu une fichue cargaison pareille. Mais quand nous serons dans la zone des glaces, on vous fera porter des braseros.
– Remerciez, de ma part, monseigneur le Rescator.
Il cligna de l'œil d'un air entendu et s'éloigna en tanguant sur ses grosses bottes de peau de phoque.
Des ronflements s'élevaient dans la cale. On avait éteint la deuxième lanterne, ne conservant la lumière que dans la zone où se trouvait le blessé. Mais, par là aussi, tout semblait calme.
Angélique s'enveloppa dans la couverture somptueuse.
Au matin, ses compagnes ne manqueraient pas de remarquer la faveur insigne dont elle était l'objet. Le Rescator n'aurait-il pas pu lui faire porter une couverture moins voyante ? Non, il l'avait fait exprès. Cela l'amusait tellement de mettre les gens à l'envers, d'éveiller leur surprise, leur jalousie, leurs réactions basses ou violentes. Cette couverture c'était aussi une insulte au dénuement des autres. Mais, après tout, peut-être qu'il n'en avait pas d'autres à sa disposition ? Le Rescator s'entourait de choses de prix. Il ne savait pas faire un présent ordinaire. Ç'aurait été indigne de lui. Il avait la grandeur dans le sang, comme...
« Il n'a pas d'épée, il porte un sabre, mais c'est un gentilhomme, j'en jurerais... le salut qu'il adressait aux dames ce tantôt, ce n'était ni comédie, ni affectation. Il ne peut saluer autrement qu'avec noblesse. Et je n'ai jamais rencontré un homme qui sût porter le manteau comme lui sauf... »
Son esprit butait sur une comparaison qui, obstinément la fuyait. Il y avait dans son souvenir un homme que lui rappelait le Rescator...
« Il ressemble à quelqu'un que j'ai connu. C'est peut-être pour cela qu'il me semble parfois familier et que je me conduis à son égard comme s'il était l'un de mes anciens amis... Le même genre d'homme évidemment, car dire qu'il « ressemble » c'est une métaphore, puisque je n'ai jamais vu son visage... Mais cette désinvolture, cette façon naturelle de dominer les autres et de s'en moquer... oui, cela m'est familier... Et d'ailleurs... l'Autre aussi portait un masque... »
Son cœur se mettait à battre à petits coups irréguliers. Elle avait soudain très chaud et puis très froid. Elle s'assit et porta la main à sa gorge comme pour écarter la peur inexplicable qui l'étreignait.
« Il portait un masque... Mais, parfois, il l'ôtait et alors... »
Elle étouffa un cri. Brusquement, le déclic s'était fait. Elle se souvenait.
Puis elle se mit à rire nerveusement.
« Mais oui, c'est cela... Je sais maintenant à qui il ressemble... Il ressemble à Joffrey de Peyrac, mon premier mari... C'est cela dont j'essayais de me souvenir, en vain. »
Mais une fièvre extraordinaire continuait à la brûler. Sa tête était toute pleine d'éclairs multicolores qui éclataient successivement comme les fusées dans la nuit de Candie...
« Il lui ressemble !... Il masque son visage... et il régnait en Méditerranée. Et si c'était... Lui ! »
Une marée étouffante emplissait sa poitrine. Il lui semblait que son cœur allait éclater, sous la poussée d'un cri d'agonie et de joie.
« Lui... Et je ne l'aurais pas su ! »...
Puis, brusquement, elle retrouvait le souffle... Mélange de soulagement et de déception !
« Que je suis sotte !... Quelle idée folle ! C'est ridicule ! »
Sur le décor enchanté de Toulouse, elle venait de revoir celui qui s'était avancé vers la jeune épousée. Évocation presque oubliée. Si elle ne pouvait recréer le visage aux traits un peu estompés dans sa mémoire, elle revoyait nettement l'ample chevelure noire qui l'avait tant surprise quand elle s'était aperçue que ce n'était pas une perruque. Et puis, surtout, la démarche claudicante qui l'avait tant effrayée, de celui qu'on appelait alors : le grand boiteux du Languedoc.
*****
« Que je suis sotte ! Comment ai-je pu une seconde m'imaginer cela ?... »
Elle reconnut, après réflexion, que certaines particularités pouvaient l'induire en erreur et enflammer son imagination. Une forme d'esprit caustique, désinvolte. Mais le Rescator, lui, possédait une tête d'oiseau de proie, bien spéciale, qui semblait petite, posée sur de grands cols raides à l'espagnole. Il avait aussi une démarche particulière et sûre, des épaules robustes...
« Mon mari était boiteux... Et cette disgrâce, il savait si bien s'en accommoder qu'on l'oubliait... Son esprit étincelant ravissait mais il n'y avait pas de méchanceté en lui comme chez cet aventurier des mers... »
Elle s'aperçut qu'elle était inondée de sueur comme après un accès de fièvre. En ramenant sur elle la couverture soyeuse, elle la caressa d'un doigt méditatif.
« Méchanceté ?... Est-ce bien le mot ?... Joffrey de Peyrac aurait eu aussi peut-être des gestes semblables, chevaleresques... Mais comment oserais-je les comparer ! Joffrey de Peyrac était le plus noble des Toulousains, un grand seigneur, un presque roi. Le Rescator, lui, bien qu'il se fasse appeler avec suffisance : Monseigneur, n'est, après tout, qu'un aventurier vivant de rapines et de commerces illicites. Un jour prodigieusement riche, un autre plus misérable qu'un gueux, traqué comme un gibier de potence. Ces corsaires se figurent toujours qu'ils peuvent garder leur fortune. Rien n'est plus instable, surtout pour eux... Fortune aussi vite détruite qu'amassée... »
Elle évoqua le marquis d'Escrainville devant son navire en feu.
« Des joueurs qui n'ont que le seul tort d'être dangereux, puisque leur coup de dés repose sur le sacrifice de vies humaines. Joffrey de Peyrac, lui, était par contre un épicurien. Il dédaignait la violence. L'existence d'un Rescator repose sur des cadavres. Il a les mains tachées de sang... »
Elle pensa à Cantor, aux galères coulées sous les canons du pirate. Elle-même avait vu de ses yeux la barge traversière de l'escadre royale disparaître dans un maelström avec ses forçats, tandis que le chébec du Rescator manœuvrait autour d'eux comme un vautour.
« Et c'est pourtant par ce même homme que je suis attirée... car je suis attirée, je ne saurais le nier moi-même. »
Il fallait regarder les choses en face. Angélique se retournait sur le bat-flanc de bois. Elle aurait été incapable de fermer l'œil. C'était bien à ce même homme qu'elle était venue demander secours. C'était entre ses mains qu'elle s'était remise avec confiance, avec un manque de prudence totale.
Qu'avait-il voulu dire en lui faisant remarquer qu'« il acceptait retard sur le paiement de ses dettes » ; de quelle façon comptait-il lui faire payer le service qu'il avait consenti à lui rendre, aussi bien que le mauvais tour qu'elle lui avait joué jadis ?
« Voilà en quoi il diffère foncièrement de mon ancien époux. Il ne doit pas savoir rendre service sans compensation, accomplir un geste gratuit, ce qui est l'apanage des vrais nobles. Joffrey de Peyrac, lui, était un vrai chevalier. »
Elle devait se forcer avant de prononcer le nom qui, si longtemps, avait habité son cœur. Joffrey de Peyrac !
Depuis combien de temps s'était-elle interdit de ranimer en elle ce souvenir ? Depuis combien de temps avait-elle cessé d'espérer le retrouver vivant en ce monde ?
Quoi qu'il en fût, elle s'était crue résignée. Or, à l'émotion qui l'avait secouée tout à l'heure, elle s'apercevait soudain que son illusion, malgré tout, demeurait vivace. La vie n'avait pu effacer en elle le souvenir d'une époque où elle avait connu un merveilleux bonheur. Et pourtant, combien peu ressemblait-elle aujourd'hui à celle qui avait été la petite comtesse de Peyrac ?
« Alors, je ne savais rien. J'étais pourtant absolument persuadée que je savais tout. Je trouvais tout naturel qu'il m'aimât. »
L'image du couple qu'elle avait formé avec le comte de Peyrac la faisait sourire. Cela était devenu vraiment une image et elle pouvait maintenant la contempler sans trop de tristesse, ainsi que le portrait de deux étrangers. La splendeur de leur fortune, la cour raffinée dont ils s'entouraient, la place que tenait dans le royaume le Seigneur d'Aquitaine, combien tout cela semblait tellement sans rapport avec un navire mystérieux, chargé d'émigrants et de forbans, voguant vers une terre étrangère. Et quinze années s'étaient écoulées !
Le royaume était loin, le Roi ne retrouverait jamais Angélique du Plessis-Bellière, ex-comtesse de Peyrac. Lui, le Roi, au moins demeurait debout, toujours parmi ses marionnettes, au cœur de la châsse monumentale et miroitante : Versailles.
Oui, elle avait été cette femme vêtue d'or, favorite d'un monde grandiose, d'un pays conquérant, qui faisait trembler une partie de l'univers.
*****
Mais plus l'esquif s'éloignait au gré de l'océan, plus le mirage de Versailles perdait de sa force. Il se figeait, revêtait l'apparence fausse et clinquante des décors de théâtre.
« C'est maintenant que je vis réellement, se dit-elle, c'est maintenant que je suis devenue vraiment moi-même... ou sur le point de le devenir. Car j'ai toujours souffert, même à la Cour, de me sentir incomplète, hors de mon chemin ».
Il fallut qu'elle se levât pour regarder la travée obscure, vaguement éclairée, où dormait une humanité écrasée de peines et de fatigue.
La faculté de renouvellement qu'elle découvrait en elle, subitement, effrayait presque Angélique. On ne renie pas ainsi, totalement, son passé, on ne se décharge pas ainsi d'un coup d'épaule de ce qui vous a formé, marqué, de ses amours... et de ses haines. C'est monstrueux !...
Pourtant c'était ainsi. Pauvre, elle se sentait, par surcroît, privée même de son passé. Elle arrivait à ce point de sa vie où la seule richesse que l'on possède et qui ne puisse vous être enlevée, c'est vous-même. Les personnages divers qu'elle avait assumés et qui s étaient longuement combattus en elle – femme fidèle ou volage, ambitieuse ou généreuse, révoltée ou docile – avaient fini à son insu par faire la paix en elle.
« Comme si je n'avais vécu tout cela que pour le seul but de me retrouver un jour sur un navire inconnu, parmi des inconnus, voguant vers un but inconnu ! »
Mais fallait-il oublier aussi Joffrey de Peyrac ? L'abandonner au passé ? Le regret lancinant de ce qu'aurait pu être leur amour à tous deux, la traversa comme un coup de poignard. L'auraient-ils détruit, au cours des années, comme tant de couples qu'elle avait rencontrés ? Ou bien auraient-ils su le vivre parmi les embûches de la vie ? Tâche difficile. « Je le connaissais peu... »
Pour la première fois, elle s'avouait que Joffrey de Peyrac, bien qu'elle fût sa femme, ne lui avait pas été entièrement accessible. Les courtes années de vie commune où, pour elle,
Angélique, la découverte de l'amour et de ses délices, auxquels s'entendait si bien à l'initier le grand seigneur toulousain, de douze ans son aîné, avait beaucoup plus compté que la recherche d'une entente plus profonde, ne lui avaient pas laissé le temps de mesurer ses forces morales, à elle, et chez Joffrey de Peyrac les bases réelles et immuables d'un caractère plein de fantaisie apparente, déconcertant aux yeux des autres et qui se voulait tel. Elle n'avait appris à se connaître elle-même que dans le combat féroce que lui avait imposé l'existence et qu'elle avait dû mener seule.
Seule, elle le demeurait toujours.
Bien que par deux fois mariée, bien que mère, le jeu des circonstances avait voulu que son destin fût celui d'une femme seule.
Seule pour orienter sa vie, choisir d'aller ici ou là, seule pour accepter ou refuser de suivre un chemin plutôt qu'un autre. Jamais une épaule pour s'y reposer les yeux fermés, en songeant « Qu'importe ! Conduis-moi ! Car je suis ta femme et ce que tu veux, je le veux aussi ». Contrainte par la solitude, ses actes n'avaient cessé d'être déterminés par sa seule volonté. Et elle s'apercevait qu'elle en était lasse, car ceci n'est pas dans la nature féminine.
*****
Parvenue à ce point de ses réflexions, Angélique réagit avec vigueur. Qu'avait-elle ce soir à s'appesantir sur sa solitude ? Rien n'avait prouvé jusqu'ici qu'elle était créée pour la docilité. Accepterait-elle aujourd'hui de se laisser conduire ? Après tout, elle savait beaucoup mieux que la plupart des hommes ce qu'elle avait à faire. Le joug marital l'aurait agacée. Maître Berne ne tarderait pas à la demander en mariage. Pour l'instant, il était blessé. Cela gagnait du temps. Mais s'il l'aimait, il lui demanderait de l'épouser, et que répondrait-elle ? Un oui ou un non lui semblaient également impossibles car elle avait besoin de se sentir aimée.
« Voici, songea-t-elle, le joug après lequel je soupire. Celui de l'amour. Peut-il exister sans liens ? »
Sa dernière réflexion la fit sursauter.
« Mais c'est faux ! Je déteste l'amour. Je ne veux pas de l'amour. »
Sa voie lui parut tracée. Elle resterait seule. Elle resterait veuve. C'était cela son destin : Veuve, liée à un amour passé dont elle garderait, jusqu'à l'heure de sa mort, la nostalgie. Elle vivrait droitement. Elle rendrait heureuse et belle Honorine, son enfant chérie. Elle n'aurait pas le temps de s'ennuyer aux Iles en organisant leur vie nouvelle. Elle serait l'amie de tous, et surtout des enfants, et ainsi elle ne trahirait pas son destin de femme qui est de donner et de faire croître.
Quant au Rescator... Elle ne pouvait compter sans le Rescator. Pendant quelques instants elle avait réussi à écarter son image, mais celle-ci retenait, obsédante. Il était trop proche. Lui n'était plus le mort qu'elle croyait pendant longtemps. Sa présence actuelle était aussi trop vivante pour qu'Angélique ne sût qu'elle aurait à lutter contre des pièges, dont les plus dangereux étaient peut-être en elle-même. Heureusement, elle savait maintenant pourquoi son cœur et son imagination s'exaltaient, prenaient feu. Une ressemblance subtile dans le comportement, les manières, avec celui qu'elle avait tant aimé, l'avait peu à peu entraînée vers un mirage trompeur. Elle ne laisserait pas le maître du Gouldsboro faire d'elle son jouet. Le sommeil venait enfin... « Aucune ressemblance, se répéta-t-elle encore avant de s'endormir, sauf... quoi donc ?... » Elle examinerait attentivement le Rescator la prochaine fois qu'elle se trouveirait en sa présence...
Mais ce n'était pas tout à fait de sa faute, c'était à cause de cette ressemblance et de ses souvenirs qu'elle en était, malgré tout, un peu... amoureuse.