Chapitre 13
Elle s'éveilla comme on émerge d'une maladie. Avec un reste de malaise, mais aussi une impression de soulagement. Elle avait rêvé qu'il la serrait dans ses bras, sur la plage, en riant et en criant « Vous voici, enfin ! La dernière, naturellement. Femme enragée que vous êtes ! ». Elle resta un moment immobile à écouter décroître en elle l'écho de ce rêve. Et si ç'avait été une réalité ?
Elle chercha dans sa mémoire pour revivre l'instant fugitif. Quand il l'avait serrée dans ses bras, c'était bien à elle, sa femme, qu'il s'adressait. À Candie aussi, quand ses yeux attentifs derrière le masque cherchaient à la réconforter, c'était bien elle qu'il protégeait, qu'il était venu arracher aux griffes des dangereux marchands de femmes, puisque lui savait qui elle était.
Il ne la méprisait donc pas tellement, en ce temps-là, sa femme, malgré sa rancune pour ses infidélités apprises ou supposées.
« Mais en ce temps-là, j'étais belle ! » se dit-elle.
Oui, mais sur la plage de La Rochelle ? Il y avait une semaine à peine bien qu'un monde eût paru s'écouler depuis, et même entre l'aurore de ce jour où il s'était démasqué et le soir qui venait.
Car on abordait le couchant. Angélique n'avait dormi que quelques heures. La porte ouverte au fond de la batterie découvrait un carré de lumière cuivrée. Les passagers s'étaient réunis sur le pont pour la prière du soir.
Elle se leva, courbaturée comme si on l'avait battue.
« Je ne dois pas accepter cela ! il faut que nous parlions. »
Elle défripa sa pauvre robe et en contempla longuement l'étoffe sombre et rugueuse. Malgré le souvenir rassurant de la plage et du rêve, sa peur demeurait. Trop d'inconnu subsistait en l'homme qu'elle voulait approcher, des zones d'ombre impénétrables. Elle avait peur de lui.
« Il a tellement changé ! C'est mal de dire cela, mais... J'aurais préféré qu'il reste boiteux. D'abord je l'aurais reconnu aussitôt, dès Candie, et il ne prendrait pas ombrage de mon soi-disant manque d'instinct et de cœur pour m'accabler. Comme si c'était tellement facile avec son masque... Je suis une femme, moi, pas un chien de la police du Roi... comme Sorbonne. »
Elle se mit à rire nerveusement de cette comparaison incongrue. Puis, de nouveau, le chagrin la submergea. De tous les reproches qu'il lui avait faits, ceux à propos de ses fils la blessaient le plus.
« Mon cœur saigne chaque jour de les avoir perdus, et il s'arroge le droit de me croire indifférente ! Il me connaissait donc si mal. Au fond il ne m'a jamais aimée... »
Sa migraine s'accentuait et tous ses nerfs étaient douloureux. Elle se raccrocha au souvenir de la plage, à celui du premier soir sur le Gouldsboro, où il lui avait relevé le menton, en disant, de sa façon inimitable : « Voilà ce que c'est que de courir la lande, derrière des pirates ». Là aussi elle aurait dû le reconnaître. Alors c'était tellement lui malgré son masque, sa voix changée.
« Pourquoi me suis-je montrée si aveugle, si sotte ? »
« J'étais obnubilée par cette idée que nous allions tous être arrêtés le lendemain et qu'il fallait nous enfuir coûte que coûte. »
En même temps, une autre idée lui venait en tête et elle sursautait.
« Que faisait-il au juste aux abords de La Rochelle ? Pouvait-il savoir que je m'y trouvais ? Est-ce le hasard seul qui l'a amené dans cette crique ? »
Une fois encore elle décida.
« Il faut absolument que je le voie, que nous parlions. Même si je l'importune. Les choses ne peuvent en rester là, sinon je vais devenir folle. »
Elle remonta la travée, et s'arrêta devant maître Berne. Lui aussi dormait. Sa vue lui inspira des sentiments ambigus. Elle aurait souhaité qu'il n'eût jamais existé et en même temps elle en voulait à Joffrey de Peyrac de maltraiter un homme qui n'avait que le tort d'avoir été son ami à elle, Angélique, et de vouloir l'épouser.
« Si je n'avais dû compter que sur lui, M. de Peyrac, pendant toutes ces années où il a disparu... »
Il faudrait qu'il sache ce qu'elle avait enduré et que si elle avait épousé Philippe, si elle s'était élevée jusqu'à la Cour, c'était en grande partie pour arracher ses fils à un sort misérable. Elle allait parler, elle allait lui dire tout ce qu'elle avait sur le cœur !
*****
Au-dehors, l'ombre emplissait déjà le pont principal, la « grand-rue » profondément encastrée entre la muraille, les coursives et les rambardes. Les Protestants rassemblés, moutonnants, dans leurs vêtements sombres, se distinguaient à peine de l'ombre générale. On entendait le murmure de leurs prières. Mais, là-haut, sur l'esplanade du château-arrière, dont toutes les vitres étincelaient comme des rubis, Angélique en levant les yeux, l'aperçut et son cœur se mit à battre de façon désordonnée. Il se tenait dans le dernier rayonnement du soleil, masqué, énigmatique, mais c'était lui et la joie délirante qui aurait dû être la sienne au matin, emplit subitement Angélique, balayant toute sa rancœur.
Elle s'élança par la première échelle venue et courut le long de la coursive, sans prendre garde aux éclaboussures des embruns. Cette fois elle ne se laisserait pas arrêter par un regard moqueur ni par une phrase glaciale. Il faudrait bien qu'il l'écoute !...
Cependant, lorsqu'elle parvint sur l'esplanade, toutes ses résolutions tombèrent devant le spectacle qui s'offrait à sa vue. Sa joie s'effaça et il ne resta que la crainte. Honorine était là, surgie, comme ce matin, entre eux avec l'opportunité d'un lutin maléfique. Minuscule aux pieds du Rescator, elle levait vers lui sa face ronde, crispée et provocante, tandis qu'elle enfonçait énergiquement ses deux poings dans les poches de son tablier. Angélique fut obligée de se cramponner à la balustrade pour ne pas tomber en arrière.
– Que fais-tu là ? dit-elle, d'une voix blanche.
L'entendant, le Rescator se retourna. Quand il était ainsi masqué, elle ne pouvait croire encore à la personnalité qu'il cachait.
– Vous arrivez à point, fit-il, j'étais en train de méditer sur l'inquiétante hérédité de cette jeune personne. Figurez-vous qu'elle vient de me voler pour deux mille livres de pierres précieuses.
– Voler ? répéta Angélique atterrée.
– En entrant chez moi, je l'ai vue installée à faire son choix dans le coffret que j'avais ouvert pour vous ce matin et qu'elle avait dû repérer au cours de sa visite. Prise sur le fait, la charmante demoiselle n'a manifesté aucune contrition et m'a fait comprendre sans ambages qu'elle ne me rendrait pas mon bien.
Le malheur fut qu'Angélique, éprouvée par les émotions ressenties au cours de la journée, se trouva incapable de prendre la chose à la légère. Mortifiée pour elle, pour Honorine, elle se précipita vers l'enfant afin de lui reprendre son larcin. Tout en essayant de lui ouvrir les mains, elle maudissait le prosaïsme de l'existence. Venue en amoureuse, elle devait se débattre contre une insupportable gamine qui était à elle par la force des choses, qui était vivante alors que ses fils à lui étaient morts, Honorine, sa tare visible, aux yeux de l'homme qu'elle aurait voulu reconquérir. Et il fallait encore qu'avec une incroyable audace, celle-ci se soit rendue chez lui pour le voler. Elle qui n'avait jamais rien pris, même dans le buffet !
Elle réussit à écarter les petits doigts pour en extraire deux diamants, une émeraude, un saphir.
– Tu es méchante, cria Honorine.
Furieuse d'avoir été vaincue, elle reculait, les regardant tous deux avec une rage assez cocasse chez une si minuscule personne.
– Tu es une méchante. Je vais te donner un coup...
Elle cherchait une vengeance éclatante, à la mesure de sa fureur.
– Je vais te donner un coup qui t'enverra jusqu'à La Rochelle... Et après, tu seras obligée de revenir à pied... jusqu'ici...
Le Rescator éclata de son rire rauque.
Les nerfs d'Angélique cédèrent et elle gifla sa fille à la volée. Honorine la fixa bouche bée, puis elle éclata en hurlements stridents. Tourbillonnant sur elle-même, comme devenue folle, elle s'élança tout à coup vers l'échelle qui menait à la coursive et se mit à courir sur l'étroit rebord à une vitesse de farfadet tout en criant toujours. Une plongée du navire sur bâbord l'aspergea au passage de la langue d'une vague.
– Retenez-la, hurla Angélique, paralysée comme dans un cauchemar.
Honorine courait toujours. Elle courait, hantée, pour échapper à cet étroit univers de planches et de toiles, ce navire où, depuis des jours, elle apprenait la souffrance injuste. Le ciel bleu était au-dessus, derrière la rambarde de gros bois. Arrivée au bout du passage, elle se mit à escalader un haut tas de cordages. Parvenue au sommet, rien ne la séparait plus du vide. Le navire plongea encore et les spectateurs, figés par la rapidité de la scène, virent avec horreur la petite basculer par-dessus bord.
Au cri dément d'Angélique, la clameur des émigrants, et celle des hommes d'équipage répondirent. Un matelot, qui se trouvait sur la grande brigantine du mât d'artimon, plongea comme une flèche. Deux autres se précipitèrent vers la chaloupe arrimée sur le pont pour en extraire le canot. Le Gall et le pêcheur Joris, qui se trouvaient à proximité, leur vinrent en aide. Les gens couraient. Le navire vira de bord. En un clin d'œil la balustrade à bâbord fut garnie de visages affolés. Séverine et Laurier pleuraient en appelant Honorine. Le capitaine Jason hurla dans son porte-voix de s'écarter afin que l'on pût mettre le canot à la mer.
*****
Angélique ne voyait et n'entendait rien. Elle s'était précipitée en aveugle vers la rambarde et il avait fallu une poigne solide pour l'empêcher de se jeter à l'eau à son tour. Devant ses yeux dansait, floue, l'étendue violette, striée de vert et de blanc. Elle y vit enfin surnager une boule noire hérissée près de laquelle flottait une petite boule verte. La boule noire, c'était la tête du marin qui avait plongé, la boule verte, Honorine et son bonnet.
– Il la tient, dit la voix du Rescator... Il n'y a plus qu'à attendre que le canot les rejoigne.
Angélique se débattait encore follement, mais il la retenait d'une main de fer. Dans un grincement de poulie, l'esquif s'élevait, se balançait, avant de commencer à descendre au flanc du bateau.
À ce moment un grand cri jaillit de nouveau.
– Les albatros !
Comme surgis de l'écume des vagues, deux oiseaux immenses prenaient leur vol et se posaient près des têtes du marin et de l'enfant que leurs ailes blanches parurent cacher. Angélique cria comme une folle. Les becs acérés allaient déchiqueter ces proies offertes. Un coup de mousquet claqua. Le Rescator avait saisi l'arme du Maure Abdullah, qui était à ses côtés. Avec une précision que n'altérait pas le mouvement du roulis, il avait réussi à abattre l'un des oiseaux qui s'étala, sanglant, sur les flots. Un autre coup partit, celui-ci tiré par Nicolas Perrot auquel l'Indien avait passé aussitôt une arme prête à servir. Le second albatros atteint se débattit à grands coups d'ailes, mais il était frappé à mort.
Le matelot qui tenait Honorine put s'en dégager, le rejeter de côté et commencer à nager vers le canot qui s'approchait. Peu après, Angélique recevait dans ses bras un petit paquet ruisselant, crachant, suffoquant.
Elle l'étreignit avec passion. En cet instant affreux qui lui avait paru durer une éternité, elle s'était maudite d'avoir provoqué la colère de l'enfant.
L'enfant était innocente. Les adultes, emportés par leurs conflits stupides, l'avaient délaissée, abandonnée. Et elle s'était vengée comme elle avait pu.
Toute la peur et les remords d'Angélique se muèrent en un élan de rancune contre celui dont l'impitoyable attitude l'avait poussée, elle, la mère, à faire souffrir son enfant jusqu'au désespoir.
– C'est de votre faute, cria-t-elle tournée vers lui, les traits bouleversés de colère, c'est parce que vous m'aviez rendue à moitié folle avec votre méchanceté que j'ai failli perdre ma fille. Je vous déteste, qui que vous soyez derrière votre masque. Si c'était pour devenir un tel homme, vous auriez aussi bien fait de mourir pour de bon.
Elle courut se réfugier à l'autre bout du bâtiment, retournant comme une bête blessée à son coin de l'entrepont près du canon où elle déshabilla Honorine. Les mouvements désordonnés de celle-ci lui prouvaient que l'enfant était bien vivante mais elle avait pu prendre mal dans l'eau glacée.
Les émigrés l'entouraient, chacun proposant un remède dont l'ordonnance n'aurait pu être exécutée faute de moyens : des sangsues aux pieds, des sinapismes dans le dos. Le médecin Albert Parry s'offrit pour faire une saignée. Il suffirait d'inciser le lobe de l'oreille, mais en voyant s'approcher la lame d'un canif, Honorine poussa des cris d'orfraie.
– Laissez-la. Elle a déjà été assez impressionnée comme cela, dit Angélique.
Elle se contenta d'accepter un peu du rhum que l'on distribuait aux hommes, une fois par jour, afin d'en frictionner le petit corps glacé. Puis elle l'enveloppa dans la chaude couverture. Les joues rouges, l'œil impavide, Honorine, enfin au sec, profita de ce répit pour vomir incoerciblement une bonne ration d'eau salée.
– Tu es odieuse, dit Angélique.
Et soudain, devant ce front buté, cette drôle de petite face indomptable, son exaspération disparut. Non, elle n'allait pas se laisser aller à devenir folle. Ni Joffrey de Peyrac, ni Gabriel Berne, ni cette diablesse de gamine ne réussiraient à lui faire perdre la raison. Elle avait failli payer trop cher les heures d'aberration qu'elle avait vécues depuis le matin. Son mari était ressuscité et ne l'aimait plus. Et puis après ! Si violent que fût le choc, elle devait avoir les nerfs assez solides pour le supporter, à cause de sa fille.
Avec le plus grand calme elle entreprit à nouveau d'éponger Honorine. La couverture était pour l'heure inutilisable. La vieille Rebecca lui passa fort opportunément une sorte de pelisse de fourrure très confortable.
– C'est le maître du navire qui m'en a fait don pour chauffer mes vieux os, mais, bernique, pour cette nuit je m'en passerai !
Angélique demeura seule, agenouillée, près de l'enfant dont la figure rose émergeait de la sombre fourrure. Ses longs cheveux roux séchaient et prenaient des teintes de cuivre à la lumière des lanternes qu'on accrochait. Angélique se surprit à essayer de sourire.
*****
Le geste de sa fille, capable de se jeter à l'eau dans l'excès de sa fureur, l'emplissait à la fois d'épouvante et d'admiration.
– Pourquoi as-tu fait cela, mon petit amour, mais pourquoi ?
– Ze voulais m'en aller de ce sale bateau, répondit Honorine d'une voix enrouée, ze ne veux pas rester ici. Ze veux descendre. Ici tu es trop méchante...
Angélique savait bien qu'elle avait raison. Elle pensa à l'apparition d'Honorine ce matin, dans la cabine où elle et son mari s'affrontaient.
L'enfant était partie seule à sa recherche, et personne, pas un instant, ne s'était préoccupé d'elle. Dans le navire, bouleversé par la nuit de tempête, elle eût pu vingt fois se rompre les os dans une écoutille ouverte ou même déjà tomber à la mer. Et personne n'aurait jamais su ce qu'était devenue la si petite fille, sans nom, l'enfant maudite !... Il avait fallu ce Maure, au sombre visage, pour deviner, avec l'instinct de sa race, ce qu'elle cherchait, trottinant parmi les obstacles et le brouillard du matin, et pour la guider vers sa mère. Et plus tard, à nouveau, Angélique, entraînée par le tourbillon affolant de ses pensées, s'était désintéressée de sa fille. Elle comptait un peu sur les autres pour la surveiller : Abigaël, les femmes protestantes, Séverine... Mais les autres avaient aussi la tête à l'envers. L'atmosphère du Gouldsboro désagrégeait tous les esprits. Après ces premières semaines de voyage, pas un d'entre eux qui eût reconnu son âme dans un miroir.
Les passions décantées mettaient à jour des évidences oubliées. Inconsciemment ou non, ils reconnaissaient qu'Honorine, de même qu'Angélique, n'étaient pas des leurs.
« Tu n'as que moi ! »
*****
Angélique se sentait coupable de s'être laissé atteindre si profondément. Elle aurait dû se souvenir tout de suite que, depuis l'Abbaye de Nieul, le pire était derrière elle. Quoi qu'il arrivât, douleur ou joie, n'avait-elle pas appris que rien n'était sans issue ? Alors pourquoi cet affolement stupide d'animal qui se frappe la tête contre les murs ?
« Non, je ne les laisserai pas me rendre folle. » Elle se pencha sur sa fille en caressant le front bombé.
– Je ne serai plus méchante, mais toi, Honorine, tu ne voleras plus ! Tu sais bien que tu as fait quelque chose de très mal en allant prendre ces diamants.
– Ze voulais les mettre dans ma boîte à trésors, dit la fillette comme si cela expliquait tout.
Sur ces entrefaites, le brave Nicolas Perrot vint s'agenouiller près d'elles. Son Indien le suivait portant un bol de lait chaud pour la rescapée.
– J'ai devoir de venir prendre des nouvelles de la jeune fille-à-la-tête-bouillante, déclara le Canadien, voici le surnom qu'on ne manquerait pas de lui donner sous les tentes iroquoises. Je dois également lui faire boire ce breuvage qui contient quelques gouttes d'une potion destinée à la calmer si elle ne l'est déjà. Rien de meilleur, en effet, que l'eau froide pour les mauvais caractères. Qu'en pensez-vous, damoiselle ? Recommencerez-vous à faire le plongeon ?
– Oh ! non, c'est très froid et puis c'est salé...
L'attention de l'homme barbu au bonnet de fourrure la comblait de joie. Aussitôt elle se mit en frais et quitta la mine boudeuse dont elle était bien décidée à accabler sa mère. Elle but docilement le lait apporté.
– Je voudrais voir Cosse-de-Châtaigne, réclama-t-elle ensuite.
– Cosse-de-Châtaigne ?
– C'est parce que sa joue pique et j'aime bien me frotter contre lui, dit Honorine avec ravissement. Il m'a portée sur l'échelle... et puis dans l'eau...
– Elle parle de Tormini, le Sicilien, dit Nicolas Perrot, le matelot qui l'a repêchée.
Il expliqua que l'homme avait dû se faire panser, un des voraces albatros l'ayant frappé à la tempe. Peu s'en était fallu qu'il ne fût aveuglé.
– Vous pouvez vous vanter, damoiselle Honorine, d'avoir eu deux tireurs d'élite à votre disposition. Votre humble serviteur qui n'en est pas moins reconnu comme un des meilleurs parmi les coureurs de brousse et monseigneur le Rescator.
Angélique s'efforça de dominer le tressaillement qui la secouait à ce seul nom. Elle s'était juré de dominer son émotion.
Honorine ne réclamait plus Cosse-de-Châtaigne. Ses yeux papillotaient. Elle sombra dans un sommeil profond. Le Canadien et l'Indien, de la même démarche silencieuse, s'éloignèrent. Angélique resta encore longtemps à regarder sa fille endormie. Trois ans !
« Comment oser réclamer pour nous alors que nos enfants commencent à vivre ? » se disait-elle.
Son cœur demeurait endolori. Il lui faudrait plusieurs jours pour réaliser ce qui était à la fois son bonheur et son malheur. La prodigieuse révélation suivie d'un tel effondrement. Pourtant, lorsqu'elle s'étendit, prise par le froid, près de l'enfant et que les premières brumes du sommeil l'enveloppèrent, il ne demeura de ce jour miraculeux et terrible qu'une impression d'espérance.
« Nous sommes à la fois lointains et proches. Nous ne pouvons nous sauver l'un de l'autre. Le navire qui nous emporte sur l'océan nous oblige d'ailleurs à rester en présence. Alors, qui sait ?... »
Avant de s'endormir, elle songea encore : « Il a voulu mourir près de moi. Pourquoi ? »