Chapitre 27
Ce que Mezzo Morte avait manqué avec l'enlèvement de Cantor, il le réussit avec Angélique, après qu'elle se fut enfuie de Candie, puis qu'elle eut quitté Malte. Joffrey de Peyrac demeura atterré en apprenant que sa femme, surgie en Méditerranée on ne savait trop comment, était tombée entre les mains de son pire ennemi. Simultanément, il venait d'être averti qu'elle était à Malte et, assez rassuré, il se préparait à partir à sa recherche.
Ce fut donc devant Mezzo Morte, à Alger, qu'il dut se présenter. Le renégat calabrais savait fort bien que le Rescator en passerait par où il voudrait. Il connaissait – comment avait-il pu l'apprendre – le secret que celui-ci n'avait confié à personne : qu'Angélique était son épouse chrétienne et qu'il sacrifierait tout pour la retrouver.
Vingt fois, devant les exigences de l'amiral barbaresque, Joffrey de Peyrac fut sur le point de lui jeter à la face son mépris et de renoncer. Pour une femme, il devait s'abaisser devant un répugnant et fruste personnage. Mais cette femme était sa femme et c'était Angélique. Il ne pouvait se décider au refus qui la condamnerait à mort, à un sort affreux. « Je t'enverrai, mon très cher, disait Mezzo Morte, un de ses doigts. Je t'enverrai, mio carissimo, une boucle de ses cheveux... Dans un superbe écrin, un de ses yeux verts... »
Impassible, Joffrey de Peyrac rusait, tous ses talents de comédien, il les avait dépensés pour ce misérable qui était italien et connaissait, lui aussi, le jeu subtil et féroce. Avec sa crainte pour elle, montait aussi sa rage contre elle. Maudite créature qui ne pouvait tenir en place ! Après lui avoir échappé à Candie, elle avait trouvé moyen de se jeter, tête baissée, dans les pièges grossiers de Mezzo Morte. Ah ! ce n'était pas d'elle, à coup sûr, que leur second fils tenait son don de double vue. Comment ne lavait-elle pas reconnu, deviné, à Candie ? Sans doute était-elle trop préoccupée par d'autres amours derrière lesquelles elle courait. Et, tout en se débattant pour la sauver, il se promettait de la secouer très rudement lorsqu'il l'aurait retrouvée.
Il était en train de ruiner une seconde fois sa vie pour elle. Mezzo Morte réclamait pour lui seul l'hégémonie en Méditerranée. Le Rescator devait s'effacer, disait-il et quitter la place. Lui parti, on pourrait recommencer à danser en rond : piller, brûler, razzier, vendre des esclaves, cette si commode et si disputée monnaie de la Mare Nostrum.
Joffrey de Peyrac essaya de le prendre par la cupidité. Il lui proposa des affaires qui lui rapporteraient au centuple ce qu'il gagnait à lancer ses reïs et leurs felouques à l'assaut des navires chrétiens, militaires ou commerçants. Mais ce n'était pas à CELA qu'aspirait le renégat. Il voulait être le pirate le plus puissant, le plus redouté, le plus haï de tous...
En face de cette demi-folie, le raisonnement, l'intérêt s'évanouissaient, perdaient de leur poids décisif.
Le Calabrais avait tout prévu, même que le Rescator pouvait apprendre avant de s'être engagé avec lui, ce qu'il avait fait d'Angélique et où elle se trouvait ; ce qu'il advint. Par des indiscrétions, il sut que la captive aux yeux verts avait été offerte au Sultan Moulay Ismaël.
« Ton meilleur ami, n'est-ce pas flatteur ? » ricana Mezzo Morte. « Mais prends garde. Si tu quittes Alger sans m'avoir donné ta parole de me laisser libre désormais d'agir à ma guise, tu ne la reverras pas vivante ! Un de mes serviteurs s'est mêlé à l'escorte marocaine. Je n'ai qu'à lui faire parvenir un message : il l'assassinera, la nuit même... »
Joffrey de Peyrac finit par s'engager vis-à-vis de Mezzo Morte. Soit, il quitterait la Méditerranée ! Il ne stipulait pas pour combien de temps, ni ne révélait qu'il avait l'intention de croiser au large du Maroc et de l'Espagne en gardant contact avec ses « rescators » jusqu'à ce que la puissance de « l'amiral » fût à son tour abattue.
Le renégat, trop heureux d'une victoire immédiate qu'il n'espérait plus, se montra presque naïf dans sa joie. Cela était beaucoup mieux réussi que s'il s'était débarrassé de son rival en l'assassinant, par exemple. Il était vrai qu'il ne s'était pas privé d'essayer, qu'il n'y était jamais parvenu et qu'il avait fini par révérer superstitieusement la « baraka » spéciale du magicien... Et puis, il restait malgré tout à redouter les foudres du Sultan de Constantinople qui n'aurait pas tardé d'apprendre qui l'avait privé de son conseiller secret et grand-maître de ses finances. Ayant pu quitter sans encombre Alger, le Rescator voguait vers les colonnes d'Hercule, se préparant à passer sans trop de difficulté sous les canons espagnols de Ceuta. Il comptait ainsi gagner Salé, et de là, Miquenez.
Il demeurait sombre. Angélique livrée à la concupiscence du sensuel et cruel Ismaël qu'il connaissait si bien, ce n'était pas là image à le réjouir. Tour à tour il maudissait Mezzo Morte et il maudissait aussi Angélique. Mais il ne pouvait se défendre de voler à son secours avec une impatience où n'entrait pas seulement la pensée de son devoir vis-à-vis d'une épouse imprudente.
Alors, il reçut brusquement un message d'Osman Ferradji.
– Viens... la femme que les étoiles t'ont dévolue est en danger...
*****
À cet instant de son évocation, Joffrey de Peyrac se dressa tout à coup, dans sa cabine du Gouldsboro. Une brusque inclinaison du navire, puis une autre, le firent chanceler. Il dit à mivoix : la tempête...
La tempête que la mer d'huile, au couchant, annonçait, venait d'envoyer ses premiers coups d'invite. Il resta debout, jambes écartées pour se maintenir en équilibre. Sa pensée n'avait pas encore quitté le rappel d'un passé, blanc de soleil, rouge de sang...
« Viens... la femme que les étoiles t'ont dévolue est en danger... »
Ainsi les fils se nouaient pour les rapprocher.
Mais, quand il était arrivé à Miquenez, Osman Ferradji était mort, poignardé par un esclave chrétien. L'odeur des charniers se mêlait à l'odeur des roses, dans les jardins...
Tous les Juifs du mellah, depuis les enfants à la mamelle jusqu'aux vieillards centenaires, avaient été passés au fil du cimeterre par les gardes noirs du Sultan. On parlait de l'évasion de sept esclaves chrétiens, et surtout d'une des femmes du harem.
– Quelle femme ! mon ami, lui conta Ismaël, les yeux exorbités d'admiration presque mystique, elle avait déjà essayé de m'égorger moi-même. Regarde...
Il montrait sur sa gorge bronzée la trace d'une estafilade.
– ... Et avec mon propre poignard ! C'est de l'art ! Pour moi, dont l'âme est si rustre, hélas. Aussi elle a résisté aux tortures. Je lui ai fait grâce parce qu'elle était vraiment trop belle et que mon Grand Eunuque me le conseillait instamment. Mais quel poison avait-elle donc réussi à verser dans les veines de cet incorruptible ? Car il est mort, lui si fort et si sage, de sa faiblesse à son égard. Elle a réussi à s'enfuir. C'était un démon fait femme.
À peine était-il besoin de demander le nom de la femme. Joffrey de Peyrac l'aurait deviné aussitôt. Accablé, il en arrivait à l'admiration atterrée du Sultan :
– Oui, quelle femme, mon ami !
Il expliqua à Moulay Ismaël, que cette femme était, en réalité, son épouse française, et qu'ayant appris qu'elle était en sa possession il venait pour la lui racheter. Moulay Ismaël loua Allah que le caractère farouche d'Angélique lui eût évité, à lui, Commandeur des Croyants, de commettre à l'égard de son meilleur ami un outrage irréparable, d'autant plus qu'il n'est pas bon pour un fervent musulman de se servir d'une femme dont le mari est encore vivant. Il la lui rendrait et ne demanderait pas de rançon. C'était la Loi coranique. Le Sultan espérait encore qu'on la rattraperait avec les fugitifs. Ses émissaires lancés sur différentes pistes avaient reçu des ordres : exécuter les esclaves mâles et ramener la femme vivante.
Les nouvelles arrivèrent enfin, puis les têtes noircies de sang séché. Moulay Ismaël vit tout de suite que celle de Colin Paturel manquait.
– Et la femme ? demanda-t-il.
Les soldats dirent que les Chrétiens avaient parlé avant de mourir. Quand on les avait capturés, la femme n'était plus parmi eux. La Française était morte depuis longtemps d'une piqûre de serpent. Ses compagnons l'avaient enterrée dans le désert. Moulay Ismaël déchira ses vêtements. À sa fureur se mêlait le regret de ne pouvoir honorer d'un geste magnifique l'ami qu'il estimait. Intuitif, il comprit la douleur que cachait la face couturée du chrétien.
– Veux-tu que je tue encore, disait-il à Joffrey de Peyrac. Ces stupides gardes qui n'ont pas su la rattraper avant qu'elle soit morte... qui l'ont laissée s'échapper... Un signe de toi et je les égorge tous.
Joffrey de Peyrac déclina l'offre de cette bonne volonté sanguinaire. L'écœurement lui serrait la gorge.
Dans ces palais où traînaient des relents d'incendies et de massacres, l'esprit du Grand Eunuque rôdait encore et il croyait entendre sa voix harmonieuse : « Nous autres, nous sommes pour Dieu et le sang répandu en Son nom... et toi tu resteras seul. »
L'inanité de tous ses projets, de ses pensées, de ses passions même lui apparaissait soudain. Combien ridicules ! Inaudible était son langage à lui, pour ces mondes face à face qui, chrétiens ou musulmans, n'obéissaient en réalité qu'à un seul concept supra-terrestre : l'hégémonie de Dieu.
Soit, il partirait. Il quitterait la Méditerranée non plus parce qu'il s'était engagé vis-à-vis de Mezzo Morte mais parce qu'il se découvrait encore étranger parmi ceux qui l'avaient aidé à refaire sa vie pendant plusieurs années. Il irait donc chercher Cantor et il cinglerait vers l'Ouest, vers les nouveaux continents. Abandonnant une fortune redevenue fabuleuse, il laisserait derrière lui deux civilisations touchées de corruption s'affronter dans leur marmite bouillonnante, poussées par le même fanatisme religieux qui les faisait, à la longue, se ressembler dans leurs excès et leur intolérance.
Il était las de cette lutte dont la stérilité était évidente. Il résista à la tentation de se lancer à travers le désert, à la recherche d'une tombe misérable. Autre folie qui ne l'aurait mené à rien qu'au désespoir. S'assurer de sa mort réelle ? Quelle assurance recevrait-il ? Des traces relevées dans la poussière ? Pour chercher une autre poussière qui eût pu être toute sa vie. Vanité des choses. Les esclaves, ses compagnons de fuite, étaient morts. Il la sentait disparue, elle aussi, dans l'immensité du soleil cruel, qui dissout la pensée et fait naître les mirages. Sa volonté de l'atteindre s'était heurtée à cette apparence de mythe, de rêve fugace qu'elle semblait revêtir pour lui.
Le sort qui les avait séparés refusait de les réunir avec une constance qui devait signifier quelque chose. Quoi donc ?... Finalement, lui si fort pourtant, il n'avait pas le cœur ni la résignation suffisante pour rechercher un secret que seul l'avenir lui dévoilerait... si cela devait encore arriver. Son long séjour en Orient et en Afrique en avait fait, sinon un fataliste, tout au moins un être qui savait qu'on était peu de chose vis-à-vis du sort... qu'on ignorait. Son fils demeurait par contre la seule réalité de sa vie.
*****
Ayant retrouvé son fils à Palerme, il remercia le ciel de lui laisser au moins cet enfant dont la présence l'arrachait à des tourments profonds et qu'il avait cette fois du mal à surmonter. Quand il aborda l'océan, à la sortie du détroit de Gibraltar, cinglant vers l'Amérique, il ne gardait avec lui que son navire, l'Aigle des Mers et son équipage, du moins ceux qui voulaient bien partager son nouveau destin.
Un ramassis d'épaves humaines en auraient dit, avec dédain, les grands bourgeois rochelais !...
Oui-da. Mais il les connaissait tous, ces êtres épars. Il savait les drames qui les avaient jetés comme lui-même sur les routes du Monde. Il n'avait gardé que ceux qu'il ne pouvait renvoyer, ceux qui se seraient couchés à ses pieds plutôt que d'accepter de se retrouver seuls sur un quai, avec leur maigre baluchon, parmi les hommes hostiles. Parce qu'ils ne savaient où aller. Peur de l'esclavage musulman, ou de celui des galères chrétiennes, peur de tomber sur un nouveau capitaine, brutal et âpre au gain, de se faire voler, de perdre la tête et de commettre des bêtises qu'ils paieraient encore trop cher.
Joffrey de Peyrac avait le respect de ces âmes ténébreuses, de ces volontés mortes, de ces cœurs dolents sous la rudesse des mœurs qu'ils affichaient. Il les tenait sévèrement mais ne les trompait jamais, et savait éveiller leur intérêt pour leurs tâches ou les buts de ses voyages. Il ne leur cacha pas, en quittant la Méditerranée, qu'ils cessaient d'appartenir à un maître tout-puissant. Car tout était à recommencer pour lui. Ils acceptèrent l'aventure. Et d'ailleurs, très vite, il put récompenser leur dévouement par des primes substantielles. Il avait emmené avec lui toute une équipe de plongeurs maltais et grecs. Les dotant d'un matériel perfectionné, il entreprit de croiser dans la mer des Caraïbes et d'y rechercher en plongées les trésors des galions espagnols coulés dans ces parages par les flibustiers et boucaniers qui y sévissaient depuis plus d'un siècle. Son activité, mal connue, et qu'il était seul à pouvoir pratiquer, ne tarda pas à l'enrichir considérablement. Il avait passé des accords avec les grands chefs pirates de l'île de la Tortue, et les Espagnols ou Anglais, comme le capitaine Phipps, qu'il n'attaquait pas et auxquels il avait fait don de quelques-unes des plus belles pièces récupérées au fond des mers, le laissaient en paix. Son nouveau gagne-pain ? Découvrir sous leurs chevelures d'algues, quelques chefs-d'œuvre de l'art inca ou aztèque, et cela comblait aussi son sens de la beauté et contentait son goût de la recherche.
Il parvint, peu à peu, à surmonter la hantise dont, quelque temps, il se sentit atteint jusqu'au fond de l'être : Angélique... Morte, et qu'il ne reverrait jamais. Il ne lui en voulait plus d'avoir vécu follement, et peut-être étourdiment. Sa mort complétait sa légende. Elle avait risqué un exploit qu'aucune captive chrétienne n'avait jamais osé. Il ne pouvait oublier qu'elle s'était refusée à Moulay Ismaël ! et avait affronté fièrement le supplice. Folie ! On ne demande pas aux femmes d'être héroïques, se disait-il désespérément. Qu'elle se fût conservée vivante, qu'il pût encore la serrer dans ses bras, sentir son corps tiède contre le sien, reprendre possession de ses yeux, comme à Candie, et il aurait oublié les traces sur elle des infidélités, il aurait tout pardonné !... Mais l'avoir vivante, goûter le grain de sa peau, la posséder dans un présent voluptueux qui ne se soucierait ni du passé, ni du lendemain, et ne plus avoir à imaginer ce beau corps desséché dans les sables, agonisant, lèvres grises, sans recours à la face du ciel.
– Ma chérie, comme je t'aimais...
*****
Le hurlement de la tempête monta, ébranlant les châssis des vitres. Arc-bouté pour résister aux violents soubresauts du plancher pris de folie, Joffrey de Peyrac restait attentif au cri intérieur de jadis qui avait jailli en lui.
– Ma chérie, je t'aimais, je te pleurais... Et voici que je t'ai retrouvée vivante et que je ne t'ai pas ouvert les bras.
L'homme est ainsi fait. Il souffre, puis il guérit. Il oublie alors la lucidité et la sagesse que confère la douleur. Débordant de vie, il se hâte de reprendre son bagage d'illusions, de petites craintes, de rancunes destructives. Loin de lui ouvrir les bras, à elle qu'il avait tant cherchée, il avait pensé à l'enfant que lui avait donné un autre, au Roi, aux années perdues, aux lèvres qui avaient baisé les siennes... Il lui en avait voulu d'être une inconnue. Mais c'était pourtant bien cette inconnue qu'il aimait aujourd'hui.
Toutes les questions que se pose un homme sur le point de faire sienne, pour la première fois, une femme qui l'a séduit et qu'il désire, il se les posait aujourd'hui.
« Comment répondront ses lèvres quand je les chercherai ? Comment réagira-t-elle quand j'essayerai de la prendre dans mes bras ? Le secret de sa chair, comme celui de sa pensée, je l'ignore. Qui es-tu ? Qu'ont-ils fait de toi, beau corps, si jalousement dissimulé, désormais... »
Il rêvait de sa chevelure croulant sur ses épaules, de sa défaillance contre lui, de la lueur humide de ses yeux verts dans les siens.
Il parviendrait à la fléchir. « Tu es mienne et je saurai bien te le faire entendre ». Mais il fallait qu'il l'admette à sa juste mesure. Il n'est pas facile de découvrir chez une femme, en pleine maturité, forgée à un tel feu, le défaut de la cuirasse. Mais il y parviendrait ! Il la dépouillerait de sa défense. Il écarterait ses mystères, un à un, comme il écarterait ses vêtements.
*****
Il dut mettre toute sa force contre le vent pour repousser la porte. Dehors dans la nuit sauvage, flagellée d'embruns, il s'arrêta un instant, cramponné à la balustrade du balcon, qui déjà grinçait et gémissait comme un vieux bois prêt à se fendre.
« Qui es-tu donc, comte de Peyrac, pour abandonner ainsi ta femme à un autre et encore, sans même combattre ? Mordious ! Qu'on me laisse mettre au pas cette garce de tempête, et ensuite... nous allons changer de tactique, Mme de Peyrac ! »