Chapitre 8
Angélique s'appuyait au bureau de marqueterie, ne sachant quelle contenance prendre.
Il n'était pas déplaisant, après tout. Il était galant. Il avait de beaux yeux, de belles mains, des lèvres savantes. Qui sait si, autrefois – cet autrefois dont il lui semblait qu'elle était séparée par une grille noire et infranchissable – , elle ne se serait pas laissé tenter ? Elle ne pouvait oublier qu'elle était une humble servante et lui le représentant du Roi à La Rochelle, c'est-à-dire, dans l'ordre hiérarchique, l'homme le plus puissant de la ville.
Heureusement, il n'était pas fat. Pour l'instant, le recul d'Angélique lui apparaissait moins comme une insulte que comme un douloureux coup du sort. Elle sentit qu'il fallait le réconforter.
– Vous ne me répugnez pas, fit-elle... Au contraire. J'avouerai que je vous trouve fort aimable. Mais... comment vous expliquer... J'ai promis à ma haute protectrice... cette personne que je ne puis nommer... de mener une vie sage, afin de racheter mes erreurs passées.
– La peste soit de ces bigotes ! s'écria Nicolas de Bardagne, je parie qu'elle est plus laide que les sept péchés capitaux. Elle ne se rend pas compte qu'une femme aussi belle que vous ne peut mener une vie de nonne.
– Et si moi-même je souhaitais demeurer vertueuse, monsieur le comte... Est-ce votre rôle de m'induire en tentation ?
M. de Bardagne soupira profondément. L'aventure s'avérait plus difficile à mener qu'il ne l'avait cru tout d’abord. Il décida d'être bon joueur.
– À mon avis, c'est le rôle de tout homme normalement constitué, lorsqu'il se trouve en votre présence, dit-il gaiement. Vous avez assez d'esprit... et d'expérience, j'en suis sûr, pour le comprendre et me pardonner.
Il lui tendit les deux mains.
– Oublions tout cela, dame Angélique, et faisons la paix.
Elle aurait eu mauvaise grâce à ne pas accepter la réconciliation. Il baisa le bout de ses doigts, légèrement, et elle eut un réflexe bien féminin de contrariété en songeant que ses mains étaient abîmées et rendues rugueuses par les travaux ménagers.
Elle accepta qu'il lui mît son manteau sur les épaules. Il la raccompagna jusqu'à la porte. Il se penchait vers elle avec une tendresse respectueuse.
– Dame Angélique, souvenez-vous seulement que vous avez en moi un ami prêt à vous aider en toutes circonstances...
Il l'environnait de son charme et il y avait si longtemps qu'aucun homme ne l'avait entourée ainsi qu'elle se laissait atteindre par le trouble des réminiscences. Tant d'hommes s'étaient inclinés devant elle avec ce même regard brûlant. Elle reconnaissait leur approche, toujours la même, à la fois humble et impérieuse.
Cette faiblesse émouvante des prunelles voilées, de la voix brisée, cette douceur attentive sous laquelle se cache, comme en un gant de velours, l’arme cruelle de la possession qui, l'heure venue, transforme le suppliant en maître, la déesse inaccessible en vaincue.
Angélique n'aurait pas cru qu'elle demeurait sensible aux subtilités du jeu éternel. Il la mettait au supplice et en même temps la retenait comme l'évocation d'un climat familier.
Elle avait les joues en feu et sa voix tremblait presque de nervosité tandis qu'elle prenait congé du lieutenant royal, à la fois déconcerté et charmé par son attitude.
Elle s'enfuit, les idées à l'envers, passant indifférente sous les regards meurtriers des autres solliciteurs remis à plus tard. Les banquettes s'étaient clairsemées. Certains, lassés, étaient allés déjeuner. Il était plus de midi. Dans la rue, Angélique, saisie par les tourbillons du vent, se battit avec sa mante et n'avança qu'avec peine. Le ciel était étonnamment bleu. La tempête tordait la lumière hivernale en de subtiles flammes qu'on avait l'impression de voir s'élever, ronflantes du creux des ruelles étroites.
Angélique s'avançait sans souci de la lutte contre les éléments déchaînés, tant son esprit était absorbé par l'entrevue qui venait d'avoir lieu. Ce qui dominait en elle, c'était un sentiment cuisant de confusion à la pensée de sa maladresse, de sa gaucherie.
Ah ! le temps n'était plus où elle séduisait magistralement l'ambassadeur persan Bachtiari bey, pour l'amener enchaîné comme un toutou aux pieds du roi Louis XIV3. C'était alors de la haute stratégie féminine. Et sans avoir à abandonner une once de sa vertu !... Tandis qu'aujourd'hui, elle avait été… lamentable. Il n'y avait pas d'autre mot. Au lieu de se réjouir de voir cet homme dont elle avait beaucoup à obtenir, s'enfiévrer et devenir en cinq minutes aussi bêlant qu'un bouc, elle s'était crispée... Elle avait failli se l'aliéner à jamais en prenant ses déclarations un peu trop audacieuses avec l'âpreté d'une donzelle à peine sortie de couvent. À son âge, c'était même ridicule !... Autrefois, elle l'aurait remis en place d'un sourire, d'un mot piquant…
Angélique, servante anonyme, aux vêtements de serge et de futaine, perdue dans les rues de La Rochelle, dédia une pensée pleine d'estime à la femme brillante qu'elle avait été quelques années auparavant et qui savait manier si habilement les armes de son sexe. Entre ce temps-là et les jours présents, il y avait eu la nuit du Plessis. Peu à peu, elle avait repris pied, elle était repartie. La vie avait poussé ses rameaux. Mais d'une seule chose, jamais, elle ne guérirait, pensait-elle ! Il n'existait pas d'homme qui puisse jamais obtenir d'elle ce miracle : ressusciter l'ancienne allégresse de l'amour, l'élan chaleureux de son corps vers un autre corps, l'éclosion mystérieuse du plaisir, le ravissement de sa faiblesse.
« Il y faudrait un magicien », songea-t-elle tout à Et, machinalement, son regard se tourna vers lu mer noire et tourmentée où ne surgissait aucune voile.