Chapitre 16

Le soldat Anselme Camisot, qui avait passé une partie de la nuit à se réchauffer d'espoir et de visions paradisiaques, dans la poterne d'angle, sursauta au bruit d'un grattement léger contre la porte du rempart. Son espérance commençait à diminuer comme la flamme d'une chandelle usée, car la nuit s'achevait et l'aube allait poindre.

Il eut de la peine à remuer son grand corps engourdi de froid.

– Est-ce vous, dame Angélique ? chuchota-il.

– C'est moi.

Il tourna la clé grinçante et Angélique se glissa dans l'entrebâillement.

– Vous avez été bien longue, soupira le militaire.

Au même instant, l'étau d'un bras d'acier lui enserra la gorge, tandis qu'une bourrade dans les reins lui faisait perdre l'équilibre. Un coup violent, très nettement appliqué au bon endroit sur la nuque, l'envoya poursuivre ses projets idylliques au pays des songes.

– Pauvre homme, murmura Angélique en contemplant le long corps osseux d'Anselme Camisot bâillonné et ligoté comme un saucisson.

– Rien à faire d'autre, madame, dit le marin qui l'accompagnait.

Ils étaient trois.

Le Rescator les avait choisis parmi son équipage. « Je leur ai donné la consigne de ne pas vous quitter d'un pouce et de vous ramener morte ou vive !... »

Dans la cour de la maison des Berne, la lanterne de maître Gabriel éclaira Angélique et son manteau couleur de nuit, soutaché d'argent, ainsi que l'apparition autour d'elle de trois marins patibulaires qu'on aurait bien mieux imaginés avec un couteau entre les dents. Ceux-ci déposèrent sur le pavé un énorme paquet dans lequel le marchand reconnut, dûment ficelé, le garde de la Tour de La Lanterne.

– Voilà, fit Angélique très vite, j'ai trouvé un capitaine de navire qui consent à nous emmener tous. Il appareille dans quelques heures. Ces hommes doivent m'accompagner tandis que je vais aller prévenir les autres. Il faudrait leur prêter des vêtements afin qu'ils puissent passer plus inaperçus. Il s'agit d'un navire-corsaire étranger...

Elle transposait pudiquement la véritable identité d'un pirate qui ne relevait d'aucun souverain, ni d'autre pavillon que le célèbre pavillon noir des écumeurs des mers.

– Il est mouillé dans une crique proche du hameau de Saint-Maurice. C'est là que doit avoir lieu notre rassemblement. Chacun va s'y rendre par ses propres moyens. Pour vous et votre famille, maître Berne, je propose que vous sortiez de la ville par la petite porte des remparts. Son accès est libre pour trois heures encore car la relève n'aura pas lieu avant 7 heures du matin. Si nous nous hâtons, d'autres familles pourront employer ce passage.

Maître Gabriel eut la sagesse de ne pas discuter. Abigaël lui avait parlé. Il savait que, perdu pour perdu, il faudrait saisir au vol toute solution qui leur permettrait de sortir de la ville et de prendre la mer au plus vite. Dans la nuit encore opaque, encombrée de brouillard, commençaient à s'égrener les premières heures de ce jour qui verrait leur exode ou leur fin dans les geôles du Roi.

Il indiqua le cellier pour qu'on y enferme le soldat garrotté, puis monta l'escalier derrière Angélique en disant qu'il allait réveiller ses enfants et sa tante.

Il s'inquiéterait plus tard des étranges gardes du corps, au teint de pain brûlé, au bonnet de fourrure suspect qui accompagnaient Angélique et des incidents qui avaient pu faire d'elle une femme quasi inconnue lui dictant ses ordres.

Il comprenait obscurément que la gravité du moment ne permettait plus à Angélique de feindre un personnage. L'aube angoissante la réincarnait dans sa vérité. Elle les avait pris en charge avec le sang-froid et l'entier désintéressement des grands nobles de jadis et la seule façon de ne pas amener l'échec de ses sacrifices était de lui obéir prompte-ment en tout.

Abigaël avait préparé leurs maigres bagages comme elle le lui avait recommandé. Le pasteur Beaucaire était déjà là avec son neveu. Le petit Nathanaël poursuivait son somme près d'Honorine.

– Je vais les lever et les habiller, dit Abigaël, sans poser d'autres questions. Pendant ce temps, Angélique, vous allez vous réchauffer dans ce baquet d'eau chaude que j'ai préparé à votre intention et vous allez passer des vêtements secs.

– Vous êtes une fée, dit Angélique, qui sans perdre une seconde referma la porte qui communiquait avec la cuisine. Elle se glissa dans le réduit, dans lequel la jeune fille, avait préparé l'eau bouillante, rejeta sur le pavé lé manteau du Rescator puis ses loques trempées et frissonna de bien-être en se plongeant dans l'eau. Sans cette halte, elle aurait risqué de s'effondrer, malgré l'espèce d'exaltation qui la soutenait. Et sa tâche n'était pas finie.

Elle entendait Abigaël réveiller doucement les enfants en leur parlant d'un pays merveilleux, plein de fleurs et de friandises où ils allaient partir en voyage. La jeune fille trouvait le moyen de les tirer de leur sommeil, sans heurts, sans leur communiquer l'anxiété de ces moments où chaque seconde avait son poids de plomb.

– Que je vous admire, Abigaël, dit Angélique derrière son paravent. Vous ne vous affolez pas.

– C'est le moins que je puisse faire pour vous, Angélique, répondit-elle aussi calme et preste que lorsqu'elle filait de la laine à la veillée. Mais d'où revenez-vous ? Vous êtes comme transfigurée.

– Moi ?

Tout à coup Angélique s'apercevait nue dans le haut miroir d'acier poli, relégué contre le mur et où elle n'avait coutume que de jeter un regard distrait pour ajuster ses cheveux et sa coiffe.

L'espace d'un éclair, elle reconnut sa blancheur, son image de femme robuste, à la taille bien prise, la poitrine haute, le dos long, les jambes harmonieuses, « les plus belles jambes de Versailles », avec ce sceau rouge de la cicatrice qu'y avait creusée Colin Paturel, pour la sauver du serpent, dans le Rif. Un corps oublié !...

La voix insultante lui revint aux oreilles. « Une femme pour laquelle, aujourd'hui, je ne donnerais pas cent piastres. » Elle haussa les épaules, désinvolte, moqueuse : « Qu'est-ce qu'il lui faut ? Tant pis pour lui. » Elle s'engouffra dans la chemise sèche qu'Abigaël avait déposée sur un tabouret, à sa portée.

Elle secouait ses cheveux d'un air de défi, et, de nouveau, ils déployaient leur auréole ensoleillée.

« Comment expliquer cela ? C'est mon pire ennemi... et mon meilleur ami... »

Il l'avait traitée avec parfois méchanceté et cynisme. Il persiflait. Il avait traité à la légère son angoisse insoutenable de femme traquée. « Et maintenant, chère marquise, avez-vous un plan qui permette de mener à bien vos caprices », comme si le souhait d'obtenir le salut de plusieurs vies humaines relevait d'une fantaisie déplacée ! Mais il acceptait de les prendre à son bord. Le risque qu'aurait refusé un capitaine assuré, bien pourvu en vivres et en escorte, le hors-la-loi l'assumait.

Alors qu'importaient les mots cyniques ! Il y avait beau temps que la susceptibilité d'Angélique s'était émoussée. Le malheur lui avait fait l'échine souple. Pour elle, seuls les actes comptaient.

Et, surpris quand même, il le lui avait fait remarquer au moment où elle quittait son bord.

– Vous avez un affreux caractère, ma chère, c'est certain, et pourtant vous ne vous êtes pas offusquée de mon manque de courtoisie à votre égard.

– Oh ! il y a des choses tellement plus importantes. Sauvez-nous, et vous pourrez me traiter comme il vous plaira.

– Je n'y manquerai pas.

Angélique se retint de rire. Abigaël n'y aurait rien compris.

Mais ce qui la soutenait c'était cette complicité d'adversaires qui se devinent de la même force et savent se donner la réplique.

Elle émergea du réduit en achevant de nouer les aiguillettes de sa jupe, tordit ses cheveux pour les maintenir sous un bonnet propre et s'enveloppa d'un manteau.

– Je suis prête.

– Nous sommes tous prêts.

Angélique jeta un regard sur la belle horloge. Une demi-heure ne s'était pas écoulée depuis son retour. Le temps prenait des proportions élastiques.

Honorine, engoncée dans ses doubles jupes et son manteau à capuchon, dormait debout. Angélique la prit dans ses bras, toute lourde de sommeil.

Rebecca s'avança pour vider le baquet d'eau. Angélique la retint. Le temps pressait. Ensuite, elle voulut encore ranger la maison. Il fallait seulement éteindre les tisons dans l'âtre. Ce fut maître Gabriel qui les écrasa du pied.

Ils descendirent en silence, guidés par une seule chandelle. Chacun tenant à la main un cabas ou un baluchon.

Dans la cour, maître Gabriel demanda ce qu'il fallait faire du soldat ligoté dans le cellier. L'abandonner dans une maison où personne ne comptait revenir, c'était peut-être le vouer à un sort cruel.

Anselme Camisot les avait aidés naguère. Il y eut un moment d'incertitude. Angélique fit remarquer que, même si leur fuite n'était pas signalée auparavant, des hommes d'armes devaient se présenter dans la soirée au domicile des Berne, pour arrêter toute la famille. Ils trouveraient la demeure déserte, la fouilleraient et délivreraient le pauvre militaire, en supposant que celui-ci ne se fût pas débrouillé d'ici là pour se débarrasser de ses liens.

– C'est bon. Allons, dit maître Berne.

La nuit pâlissait lorsqu'ils franchirent le seuil et que la lourde porte se referma sur eux.

Dans la brume épaisse, ils gagnèrent le pied des remparts et bientôt atteignirent la petite porte. Angélique mit Honorine dans les bras d'Abigaël.

– Je ne peux vous accompagner maintenant. Il me faut aller prévenir les autres. Vous allez gagner le hameau de Saint-Maurice. Quand nous y serons tous rassemblés, nous nous rendrons à la place où nous devons nous embarquer. Les pêcheurs du hameau ne doivent rien savoir de votre projet. Dites que vous venez pour enterrer un coreligionnaire, dans la lande.

– Tu connais le chemin, Martial ? dit maître Gabriel à son fils. Guide les femmes jusqu'au hameau. Moi, je dois rester avec dame Angélique.

– Non, protesta celle-ci.

– Croyez-vous que je vais vous laisser seule avec ces lascars étrangers ?

Angélique réussit à le convaincre d'accompagner sa famille. Elle, elle ne craignait rien, elle se sentait immunisée, elle voulait surtout voir le plus possible d’entre eux hors des murailles. C'était une première étape.

– Il y a besoin d'un homme comme vous pour rassurer les gens que je vais envoyer au hameau. Ils quitteront leur maison sans avoir le temps de réfléchir. Mais il se peut qu'arrivés au lieu de rendez-vous, ils s'affolent.

Lorsque enfin le groupe formé par les Berne, les deux pasteurs et Abigaël, portant Honorine, eut disparu, Angélique reprit en hâte son rôle de chien de berger rassemblant son troupeau.

Chez les Mercelot, le ménage, très calme, leur fille Bertille, ne demandèrent pas d'explications. Angélique leur dit qu'il fallait partir sur l'heure ou coucher ce soir en prison. Ils s'habillèrent. Maître Mercelot prit sous son bras le livre qu'il rédigeait depuis de longues années, sur un papier filigrané aux armes du Roi et qui s'intitulait Les Annales des tourments et sacrifices infligés aux Rochelais en ces années de grâce de 1663 à 1676.

C'était l'œuvre de sa vie…

Bertille demanda ce qu'on allait faire des objets déjà déposés sur le Sainte-Marie.

– Nous nous en occuperons plus tard.

La famille Mercelot prit le chemin des remparts, tandis qu'Angélique allait réveiller l'horloger.

Un peu plus tard, elle sonnait chez les Carrère. Cet avocat sans cause, encombré de onze enfants, représentait tout ce que le Rescator pouvait emmener de plus « inutile » dans sa cargaison. Ce fut lui, par contre, qui souleva le plus d'objections. Partir ? Maintenant ? Mais pourquoi ? Parce qu'on allait les arrêter ? Comment le savait-elle ? On le lui avait dit ? Qui cela ? Avait-elle des preuves ?... Angélique, refusant de discuter, allait de pièce en pièce, réveillant toute la maisonnée. Heureusement, les enfants admirablement dressés par leur mère ne présentèrent aucun désordre. Les plus grands habillaient les plus petits, ceux-ci rangeaient leurs petites affaires personnelles. En quelques minutes, chacun fut prêt, les chambres rangées, les lits faits. Maître Carrère était encore à exiger des preuves de son arrestation future en chemise et bonnet de nuit, que sa nichée l'attendait dans le vestibule, équipée de pied en cap.

– Nous voulons partir, mon père, dit l'aîné, un garçon de seize ans. Nous ne voulons pas aller en prison. Les fils de l'horloger ont été emmenés et ils ne sont jamais revenus.

– Allons viens, Mathieu, dit sa femme, puisque nous avions décidé de partir, partons, que ce soit maintenant ou plus tard !...

Elle déposa son dernier-né dans les bras d'Angélique, afin de pouvoir tendre ses hauts-de-chausses à son mari. Après l'avoir vêtu comme un enfant, en le morigénant, elle le poussa dehors sans autre forme de procès.

– Ma tabatière, geignit-il.

– La voici.

La brume devenait translucide. Le jour levant l’imprégnait de lumière. On commençait à sentir le réveil de la ville.

Angélique et les trois matelots attachés à ses pas aidèrent la famille de l'avocat à gagner la petite porte.

En les voyant s'effacer l'un après l'autre par le sentier de la lande, dissimulés aux regards par le brouillard, Angélique éprouvait un soulagement indicible.

Il y avait encore trois ou quatre familles à prévenir et les Manigault, situés dans un quartier plus lointain.

Un carillon s'égrena et, presque simultanément, des sons de cloche étouffés par la brume scandèrent l'appel de l'angélus. Un remue-ménage commençait à se pressentir. Des artisans retiraient les vantaux de leurs échoppes.

Se dirigeant, une fois de plus, vers l'escalier des remparts avec la famille du boulanger, Angélique s'immobilisa.

On courait sur les remparts. Des voix d'hommes s'interpellaient. Puis quelque chose d'écarlate se pencha au-dessus de la ruelle.

La brume n'était pas encore assez dissipée pour que le soldat pût apercevoir les fugitifs. Ils se retirèrent doucement et tinrent conseil sous un porche avoisinant.

– La relève a pris son poste et ils se sont aperçus de la disparition du garde, dit Angélique.

– Ils doivent l'accuser d'avoir filé par la poterne d'angle. Mais, de toute façon, ils vont la fermer ou mettre devant une sentinelle.

La vue devenait de plus en plus nette et les uniformes écarlates se devinaient nombreux, là-haut.

– Les casaques rouges, les dragons, murmura le boulanger. Pourquoi ce déploiement de force ?

– Peut-être à l'occasion de l'arrivée de la flotte hollandaise...

La femme du boulanger se mit à pleurer.

– C'est bien notre chance ! Si tu t'étais dépêché, un peu plus, Antoine, nous aurions pu passer par là. Comment allons-nous sortir, maintenant.

– Mais par l'une des portes de la ville, la rassura Angélique. On doit être en train de les ouvrir.

Elle leur expliqua qu'ils ne pourraient en rien attirer l'attention plus que d'autres artisans ou marchands, se rendant dès la première heure à La Pallice ou à l'Ile de Ré.

– La ville n'est pas en état de siège, et la police nous laisse encore une journée de répit. Vous passerez avec vos paniers de pain à livrer. Si l'on vous interroge, vous donnerez vos noms.

Elle sut les rassurer et ils s'éloignèrent parmi les premiers passants. Maître Romain s'était nanti d'une bonne réserve de sa dernière fournée. On aurait au moins cela à se mettre sous la dent, en attendant le biscuit de mer.

Ce matin-là, aux yeux de ceux qui le voyaient passer, ce n'était qu'un boulanger de La Rochelle parmi ses concitoyens, et pourtant, tandis qu'il se dirigeait le cœur lourd vers la porte Saint-Nicolas, il se sentait déjà un exilé.

La précipitation avec laquelle ce départ avait lieu engourdissait sa douleur. Il n'y croyait pas encore tout à fait.

Angélique trouva les Manigault attablés dans leur salle à manger somptueuse et Siriki occupé à leur verser le chocolat bouillant.

Elle était pour le moins aussi essoufflée que le jour où elle était venue chez eux pour la première fois chercher M. de Bardagne.

Car le soleil était déjà haut. Une journée splendide s'annonçait après la tempête de la nuit. Les brumes achevaient de se dissiper. La ville grouillait de vie. La nuit retirait sa complicité. Il fallait maintenant affronter les dangers à la lumière du jour.

Aussi brièvement qu'elle le put, Angélique leur fit part des derniers événements. Leur complot était découvert, leur arrestation imminente, une seule ressource leur restait : s'embarquer immédiatement sur un navire qui acceptait de les prendre à son bord et qui mouillait aux environs de La Rochelle. La difficulté était de sortir de la ville sans attirer l'attention. Les Manigault étaient fort connus et, sans doute, des ordres avaient déjà été donnés à leur sujet. Il faudrait sortir par groupes séparés, sous de faux noms. Une fois hors de la ville, on se regrouperait au hameau de Saint-Maurice...

Maître Manigault, sa femme, ses quatre filles, son gendre et son jeune fils demeurèrent médusés, la tasse à mi-chemin des lèvres.

– Mais elle est folle, cette fille ! s'écria Mme Manigault. Comment ? Elle prétend que nous partions ainsi pour les Amériques ?... En laissant tout en plan ?...

– Comment s'appelle le navire en question ? interrogea l'armateur sévère.

– Le... Gouldsboro.

– Connais pas. Ces hommes qui vous accompagnent font-ils partie de son équipage ?

– En effet.

– Si j'en juge à leurs trognes, ce doit être un navire peu recommandable et même suspect.

– Il l'est en effet, mais il accepte d'embarquer ces autres suspects que nous sommes. Tant pis pour vous si vous préférez à celles-là les trognes des gardes de Baumier qui vont venir vous arrêter ce soir et vous jeter en prison.

– La prison, on en sort, j'ai de l'influence.

– Non, monsieur Manigault, vous n'en sortirez pas, cette fois.

L'un des matelots qui l'accompagnaient lui toucha le bras.

– Madame, dit-il, dans un français au lourd accent, le chef nous a recommandé de ne pas nous attarder dans la ville quand le jour serait levé. Il faut nous hâter.

Angélique enrageait devant cette famille paisiblement attablée parmi la riche vaisselle et dégustant des friandises comme si le ciel n'était pas sur le point de leur tomber sur la tête. Laisser Manigault derrière eux, c'était se priver d'un négociant avisé qui tenait en main les principales richesses de la petite communauté. Elle avait promis au Rescator qu'il serait payé. Et il y avait surtout ce bel enfant blond qui ressemblait à Charles-Henri, le petit Jérémie.

– Tant pis pour vous et pour votre fils, dit-elle. Je regrette seulement d'avoir risqué ma vie pour venir vous prévenir. Si je n'avais pas été obligée de courir jusqu'ici j'aurais déjà rejoint le hameau de Saint-Maurice. Chaque minute qui passe diminue nos chances. En vérité, vous aviez décidé de partir, mais vous ne le vouliez pas. Vous attendiez le miracle qui vous permettrait de tout garder : votre situation, votre argent, votre foi, votre ville. Vous qui méditez les Écritures, vous auriez dû vous souvenir qu'il a été recommandé aux Juifs, prisonniers en Égypte, de manger la Pâque debout, les reins ceints et le bâton à la main, prêts au départ, afin de pouvoir fuir dès que le signal en serait donné... avant que le Pharaon ne se ravise.

L'armateur Manigault la regarda fixement. Il devint très rouge, puis presque pâle.

– Avant que le Pharaon ne se ravise, murmura-t-il. J'ai fait un songe, cette nuit. Toutes les menaces qui nous entourent prenaient forme. Je savais qu'un énorme serpent allait venir m'étouffer moi et les miens. Il s'approchait et sa tête, c'était celle...

Il s'interrompit, se leva, le regard toujours fixe, et après s'être essuyé posément la bouche avec sa serviette, la posa près de sa tasse de chocolat inachevée.

– Viens Jérémie, dit-il, en prenant la main de son fils.

– Où allez-vous ? cria Mme Manigault.

– Nous embarquer.

– Vous n'allez pas croire les folles histoires de cette femme ?

– J'y crois parce que je sais qu'elles sont vraies. Cela fait déjà plusieurs jours que je soupçonne qu'on nous trahit. (Il s'adressa au vieux nègre.) Va chercher mon manteau et mon chapeau et ceux de Jérémie.

– Prenez de l'or, lui souffla Angélique, tout ce que vous pouvez dans vos poches.

Mme Manigault se répandait en gémissements :

– Mais il perd la tête ! Mes filles, qu'allons-nous devenir ?...

Les jeunes filles regardaient tour à tour leur père et leur mère.

L'officier, gendre de l'armateur, se leva à son tour.

– Viens, Jenny, dit-il en prenant sa jeune femme par les épaules.

Il la regarda gravement, avec tendresse.

– ... Il faut partir.

– Comment cela ? Maintenant ?... balbutia-t-elle effarée.

Déjà elle s'était effrayée du voyage prévu sur le Sainte-Marie, car elle attendait un enfant.

– Tu avais pourtant préparé un petit bagage pour le départ. Prends-le. C'est le moment.

– J'ai aussi un sac, dit Manigault. Il est assez important, mais Siriki le portera.

– Il ne faut pas que Siriki nous suive, conseilla Angélique à voix basse. Il est trop connu comme étant votre nègre dans la ville. On nous repérera tout de suite. Vous êtes très surveillé.

– Abandonner Siriki, protesta l'armateur, mais c'est impossible ! Qui va s'occuper de lui ?

– Votre associé, le sieur Thomas qui devait soutenir vos affaires après votre départ et se remettre en correspondance avec vous lorsque vous seriez parvenu aux Iles.

– Mon associé ?... C'est justement lui qui nous a trahis. Maintenant j'en suis certain. Sans doute rêve-t-il de tout s'approprier.

Il ajouta, sombre :

– ...La tête du serpent que j'ai vu dans mon rêve, c'était la sienne.

Dans le vestibule son regard embrassa avec amertume les voûtes solides et ouvragées. Des portes vitrées s'ouvraient sur les allées d'un grand jardin. D'autres sur la cour, plantée de son inévitable palmier.

Manigault reprit la main de Jérémie et traversa la cour. Un des matelots le suivait, portant son sac.

– Où partez-vous ? glapit Mme Manigault. Moi, je ne suis pas du tout prête. J'ai encore deux ou trois plats de la collection, les plus précieux, à emballer...

– Emballez ce que vous voudrez, Sarah, et rejoignez-nous quand vous pourrez, mais dépêchez-vous quand même, pour une fois, répondit l'armateur avec philosophie.

Le jeune ménage le suivait. Puis une de ses filles le rattrapa en courant comme ils atteignaient la rue.

– Père, moi aussi je veux partir avec vous.

– Viens, Deborah !

C'était sa préférée, avec Jérémie.

Il eut le courage de franchir le seuil et de traverser la rue sans tourner la tête.

Aux abords de la porte Saint-Nicolas, le groupe formé par l'armateur, son fils et sa fille, son gendre et sa femme, ainsi que par Angélique et les trois matelots du Gouldsboro, décidèrent de se séparer. Joseph Garret, l'officier, passa le premier avec Jenny et Jérémie, puis M. Manigault mêlé au groupe des trois marins. Aux questions qu'on leur posa, le porte-parole du navire-pirate répondit en anglais. Il se trouvait que la sentinelle n'en connaissait pas un traître mot, mais savait qu'un navire anglais mouillait dans le port, arrivé de la veille. D'un air entendu, il laissa le passage libre aux étrangers en promenade. Deux belles filles du pays – Angélique et Deborah – semblaient les accompagner. Sitôt l'autorisation accordée, elles franchirent la porte gaiement sans prendre la peine de décliner leurs noms et qualités et les soldats n'osèrent les rappeler.

Le groupe s'éloigna, suivi par des regards indulgents.

– Le plus dur est fait, murmura Angélique à Manigault. On ne vous a pas reconnu.

Ils se placèrent l'un derrière l'autre afin d'avancer plus rapidement. Le vent était vif. Les nuages couraient rapidement, éblouissants de blancheur, effilochés comme des plumes. La rade paraissait foncée, encore sous le coup de sa colère de la nuit.

– Et notre mère ? interrogea Deborah. Mes sœurs ?

– Elles suivront ou ne suivront pas...

La vue s'étendait loin sur la plaine et l'on apercevait déjà les masures de Saint-Maurice. Des exclamations les accueillirent.

– Vous, enfin !

Les fugitifs sortaient des maisons où ils s'étaient assis en attendant près de l'âtre. Maître Berne avait eu de la peine à leur faire prendre patience et à maintenir leur confiance.

On leur avait parlé d'un navire. Où était-il ? Chacun commençait à s'apercevoir qu'il avait oublié quelque chose d'essentiel.

– Le châle de Raphaël !...

– Ma bourse contenant cinq livres !...

Grâce à la férule de Gabriel Berne, le calme s'était quand même maintenu. On avait fait boire du lait frais aux enfants, puis le pasteur Beaucaire avait entonné des prières et les habitants du hameau, aux visages de naufrageurs, s'étaient mêlés à eux car ils étaient tous huguenots malgré le patronyme de leur village.

Personne ne manquait à l'appel, sauf Mme Manigault et ses deux filles aînées.

– Partons nonobstant, décida le marin du Gouldsboro qui parlait un français singulier et répondait au nom de Nicolas Perrot. La marée va monter. Nous commencerons toujours à embarquer les passagers. Un de mes camarades va rester ici pour attendre et guider les retardataires.

On rassembla les enfants qui, tout à fait éveillés, et ravis de cette partie de campagne imprévue, organisaient des jeux.

Groupés par famille, ils allaient prendre le chemin indiqué par le matelot parlant français lorsqu'un appel venu de la lande les figea tous.

Une sorte de flamme orangée se déplaçait à une vitesse vertigineuse, bondissant de taillis en taillis. On distingua le vieux Noir Siriki, courant comme une antilope dans sa livrée de satin amarante, galonnée d'or.

– Mon maître ? Où est mon maître ?

– Ah ! mon fils ! s'écria Manigault en serrant le vieil esclave sur son cœur.

– Tu ne vas pas partir sans moi, mon maître ! Sinon moi mourir.

– Qu'ont dit les sentinelles en te laissant passer ? demanda Angélique ?

– Les sentinelles ?... Rien dire. Moi, je courais, je courais !

Et il éclata de rire en montrant ses dents blanches.

– Hâtons-nous, recommanda Angélique en poussant les uns et les autres dans le sentier indiqué par le marin.

Elle avait repris Honorine par la main. Les premiers groupes commencèrent à s'avancer à travers la lande. Jusqu'aux premières dunes, vers la mer, il y avait un long espace plat, à découvert. La plaine semblait immense, nue. On apercevait, très nettement encore, La Rochelle, ses tours et ses remparts. Angélique n'était pas tranquille. L'esclave Siriki, courant derrière son maître, avait dû attirer l'attention.

– Venez, dit-elle aux Manigault. Maintenant, il ne faut plus perdre un instant.

Mais ils s'attardaient. L'armateur était visiblement partagé entre la tentation d'être délivré une bonne fois de la commère qui lui menait la vie dure depuis vingt-cinq ans et l'ennui d'abandonner son épouse et ses deux filles.

« Elle s'en tirera toujours, s'encourageait-il. Elle serait même capable de tenir en main mon associé malhonnête ! Mais si on la jetait en prison, cette pauvre Sarah qui aime tant la bonne chère, elle dépérirait. »

On entendit un bruit de roues cahotant sur le chemin et Mme Manigault apparut, suant et soufflant, attelée elle-même, comme un âne, aux brancards d'une charrette dans laquelle s'entassaient pêle-mêle des tapis, des brocards, des vêtements, des coffrets et, surtout, la fameuse vaisselle de Bernard Palissy à laquelle elle tenait par-dessus tout. Ses deux filles et une servante poussaient aux roues.

La fatigue ne l'avait pas abattue, au contraire. Car sitôt qu'elle aperçut son époux, elle éclata en invectives et reproches.

– À votre tour, maintenant, fit-elle en cédant les brancards à son gendre. Et toi, fainéant, cria-t-elle à Siriki, n'aurais-tu pas pu m'attendre au lieu de filer comme une hirondelle ?

– Vous avez passé la porte Saint-Nicolas dans cet équipage ? demanda Manigault rouge de fureur.

– Et alors ?

– Et ils ne vous ont rien dit ?

– Si. Ils m'en ont dit. Mais je leur ai aussitôt rabattu leur caquet à ces grossiers. Il aurait fait beau voir qu'ils m'empêchent de passer !...

– Enfin, puisque vous voilà, avancez et dépêchez-vous ! fit Angélique exaspérée.

La grosse femme avait dû créer un scandale en franchissant la porte Saint-Nicolas. Ainsi, à pied, traînant sa charrette comme une bohémienne ! Dans sa colère, elle était bien capable de leur avoir même crié qu'elle s'en allait, qu'elle allait s'embarquer sans espoir de retour et qu'elle en avait assez de La Rochelle et de tous ses habitants ! C'était même un thème qu'elle affectionnait car elle était d'Angoulême et ne s'était jamais habituée à vivre dans un port.

Angélique, Honorine dans ses bras, prit le chemin de la falaise. De temps à autre, elle se retournait pour crier : « Pressez-vous !... » aux Manigault qui suivaient tout en tirant la charrette et en se disputant.

Ensuite, elle regardait du côté de la ville.

La Rochelle, allongée, éclatante de blancheur au-dessus des terres basses et grises, ressemblait plus que jamais à une couronne aux mille fleurons. Mais Angélique s'inquiétait surtout de ce flocon de poussière qui semblait naître au pied des remparts, du côté de la porte Saint-Nicolas.

Elle hâta le pas, rejoignit la famille du boulanger.

– Les Manigault ont pris une charrette, eux, dit la femme rancunière. Si j'avais su, j'aurais chargé ma brouette, moi aussi.

– Les Manigault peuvent causer notre perte avec leur charrette, dit sèchement Angélique.

Elle remonta en courant la colonne des fugitifs jusqu'à ce qu'elle eût rejoint maître Berne.

– Regardez là-bas, que voyez-vous ? demanda-t-elle essoufflée. Le marchand qui s'avançait rapidement, tenant la main de Laurier, suivit du regard la direction qu'elle lui indiquait.

– Je vois de la poussière soulevée par un groupe de cavaliers, répondit-il.

Il ajouta, après un instant d'observation.

– ... Des cavaliers en uniforme rouge. Ils viennent droit sur nous.

Le marin qui marchait en tête de la colonne les avait aperçus. Il se mit à courir, attrapant deux enfants sous chaque bras, pressant les gens d'aller mettre à l'abri derrière les dunes.

Angélique revint en arrière pour crier aux Manigault.

– Hâtez-vous ! Lâchez votre charrette. Les dragons nous poursuivent.

Ils couraient tous, trébuchant dans le chemin sablonneux. Les jupes des femmes s'accrochaient aux ajoncs. On commençait à entendre le martèlement sourd du galop des chevaux.

– Vite ! Vite ! mais lâchez votre charrette, pour l'amour du Seigneur.

Manigault arracha sa femme aux brancards qu'elle s'escrimait à ressaisir. Il la poussait criante et hurlante.

Angélique avait attrapé d'une main Jérémie qui, lui au moins, était agile comme un elfe et qui, décomposé par la peur, courait de toute la force de ses petites jambes. Joseph soutenait Jenny à bout de souffle. « Je ne peux plus », gémissait-elle...

En découvrant les fugitifs, les dragons poussèrent un cri sauvage. On leur avait dit que des Huguenots s'enfuyaient là-bas. C'était une présomption, mais maintenant, ils les apercevaient, dispersés, et courant vers la mer comme des lièvres affolés. Ventrebleu ! Cette engeance d'hérétiques n'allait pas leur échapper à eux, les « missionnaires bottés » ! Ils en avaient embroché bien d'autres, en Poitou et dans les Cévennes.

Ils mirent sabre au clair et le lieutenant sonna le galop de charge.

Au passage un sabre pointa et renversa la carriole abandonnée des Manigault. Les étoffes se répandirent, les belles faïences se brisèrent en éclats chatoyants sous les sabots des chevaux.

Angélique entendit ce galop de l'hallali.

« Cette fois, nous sommes bien perdus », se dit-elle.

Sa course folle lui rappelait celle qu'elle avait menée, avec Colin Paturel, sous les murs de Ceuta.

Jérémie trébucha, elle le traîna par le bras, réussit à le remettre sur pied. Contre son oreille, Honorine poussait des cris assourdissants. Elle riait, enchantée de la cohue. Angélique atteignait les dunes. Elle se jeta à l'abri de la première vague de sable.

Abri précaire !

Les dragons n'étaient plus qu'à quelques foulées. Ils allaient atteindre les deux couples gémissants et traînards formés par les Manigault.

Tout à coup, alors qu'elle croyait voir s'abattre sur elle et sur les enfants les sabres meurtriers, Angélique entendit rouler le crépitement de plusieurs coups de mousquet. L'odeur de la poudre piqua les narines. La fumée, âcre, monta autour d'eux.

On entendit la voix de Nicolas Perrot s'adressant aux fugitifs :

– Ne restez pas là. Reculez-vous doucement en arrière, jusqu'au bord de la falaise, on va vous descendre sur la plage.

Une main la toucha à l'épaule. C'était le matelot basané qui s'était attaché à ses pas, restant avec elle, l'arrière-garde, sans doute sur l'ordre du marin parlant français. Bizarrement, elle devina à quelle race il appartenait alors qu'elle se l'était demandé en vain depuis la veille.

« J'y suis. C'est un Maltais ! »

Pensée fort incongrue, en un tel moment. Il lui faisait signe de reculer, elle aussi, tout en rampant.

Angélique dressa légèrement la tête au-dessus des herbes. Elle aperçut, des chevaux hennissants dans la fumée, et à terre des uniformes rouges foudroyés.

Arrêtés dans leur élan par le feu roulant des mousquets, dissimulés derrière les maigres dunes, les dragons avaient reculé et se regroupaient un peu plus loin.

Le cœur d'Angélique s'emplit d'enthousiasme. Il avait aussi pensé à cela, qu'on pourrait les poursuivre ! Il avait posté ses pirates armés derrière chaque repli de terrain, pour défendre l'accès de la plage d'embarquement.

Elle commença alors à reculer, encourageant les petits à la suivre. Maintenant, en se retournant, elle devinait le navire dans la crique, les voiles tendues. Le sentier descendant vers la grève était proche.

– Dame Angélique, vous n'êtes pas blessée !

Maître Berne se glissait à ses côtés. Il avait un pistolet en main.

– ... Pourquoi êtes-vous restée en arrière ?

– À cause de ces empotés, fit-elle avec un geste de rancune vers les Manigault.

Ceux-ci rampaient lourdement, entraînés par le sable fluide.

– Je suis blessée ! Je suis blessée, geignait Mme Manigault.

C'était peut-être vrai. Elle se laissait aller de tout son poids, et son mari la tirait et la soutenait en jurant comme un corsaire.

– Où est Laurier ? demanda Angélique.

– Les matelots ont commencé à descendre les enfants dans la chaloupe. Mais j'étais inquiet à votre sujet. Je suis remonté. Dieu soit loué. Le capitaine de ce navire a pensé à nous faire protéger par des armes !... Il est en bas sur la plage à diriger l'embarquement.

– Il est là ! répéta Angélique. Oh ! c'est un homme extraordinaire, n'est-ce pas ?

– Ouais ! Un homme masqué, à ce que j'ai cru voir, et chef d'un équipage de forbans.

Un nouveau feu roulant de détonations éclata. Les dragons regroupés avaient essayé de charger de nouveau et leur élan était, une fois de plus, coupé net.

Mais certains se jetèrent à bas de leur monture et commencèrent, eux aussi, à ramper vers les dunes afin d'affronter au corps à corps leurs adversaires.

Les matelots du Gouldsboro, en éclaireurs sur la falaise, essayaient de se replier afin de rejoindre les leurs.

Tant qu'ils demeureraient sur la falaise, protégeant l'embarquement des réfugiés protestants, les dragons auraient du mal à s'approcher. Mais lorsque les derniers mousquets des pirates auraient gagné la grève, les soldats du Roi pourraient les massacrer du haut des rochers.

Déjà certains ébauchaient un mouvement enveloppant et les abords se garnissaient d'uniformes rouges. Heureusement, les dragons avaient peu de mousquets avec eux, étant surtout armés de pistolets et de sabres. Sur un ordre du lieutenant, deux des plus forcenés essayèrent de sauter directement sur la grève. Mais ils se brisèrent proprement les jambes en arrivant en bas et leurs hurlements de douleur refroidirent l'enthousiasme de leurs camarades pour persister dans une telle stratégie.

Le seul passage accessible continuait à être sévèrement gardé et protégé par l'équipage du Gouldsboro. D'autres matelots se repassaient les enfants et les femmes, les entassaient dans la chaloupe, celle-ci faisant ensuite force rames vers le navire encore à l'ancre. Les vergues étaient garnies de marins, la main sur les cordages, prêts à larguer les voiles et à les arrimer pour l'appareillage.

Lentement, maître Gabriel et Angélique tenant Honorine se retiraient en arrière. Le Maltais s'était chargé de Jérémie. Du même mouvement rampant, les hommes à mousquets du navire-pirate effectuaient leur repli.

La voix du lieutenant cria encore.

– Ne craignez rien, dragons. Lorsque ces bandits seront en bas, nous les canarderons à notre aise... Vous autres, là-bas, tirez sur la chaloupe.

Il s'adressait aux soldats qui, sur la droite, avaient réussi à atteindre le rebord. Ils étaient trop éloignés pour viser les réfugiés et les pirates, tant que ceux-ci demeuraient à l'abri des roches en surplomb. Mais dès que la chaloupe débordait, se dirigeant vers le navire, elle devenait, malgré son éloignement, une cible possible pour des tireurs d'élite.

Les balles commencèrent à ricocher autour de l'embarcation et des cris de terreur s'élevèrent du groupe de femmes et d'enfants qui y étaient entassés. Le pasteur Beaucaire se leva, malgré les protestations de l'équipage pirate. Sa vieille voix cassée retentit parmi le tumulte pour entamer un cantique.

Les matelots de la chaloupe se hâtaient afin de sortir de la zone dangereuse. Cette fois ils y parvinrent, sans avoir personne de blessé à bord. Mais il leur fallait revenir pour chercher ceux qui demeuraient à terre.

Les dragons auraient le temps de rectifier leur tir.

– Ils sont à nous ! courage ! nous ne les raterons pas la prochaine fois, hurla le lieutenant. Préparez-vous, dragons !

On entendit claquer le « chien » des mousquets, le cliquetis des baguettes qui nettoyaient les canons et celui des cornes à poudre contre les gourmettes.

Enhardis par le succès proche, quelques soldats s'élancèrent en avant afin d'arrêter ceux, immobilisés, qui restaient encore sur la falaise.

Angélique, qui commençait à s'engager dans le sentier abrupt, vit se dresser devant elle la face moustachue d'un dragon, le sabre levé. Gabriel Berne se jeta devant elle, tira, et l'homme s'écroula. Mais dans un dernier mouvement convulsif, il avait frappé. L'épaule et la tempe tailladées, le marchand rochelais vacilla. Il aurait roulé au bas de la falaise si Angélique ne l'avait retenu in extremis. Entraînée par le poids de ce grand corps inerte, elle glissa à son tour vers le gouffre, appelant au secours. Un des matelots du Gouldsboro, la face noire de poudre, vint l'aider. Soutenant le blessé, il les fit descendre tant bien que mal le sentier de chèvres.

Une voix criait de la grève, en anglais. Un ordre de repli, sans doute. Car on vit les derniers pirates accrochés encore dans les dunes bondir comme des singes et se faufiler tous en bas pour rejoindre leurs compagnons.

– Le passage est libre. À nous, maintenant, crièrent les dragons en se rassemblant.

Angélique arrivait sur la plage dans un éboulis de cailloux, essayant de soutenir la tête ensanglantée de maître Berne.

– Il est mort ! Il est mort ! Oh ! mon pauvre ami.

Deux mains la saisirent à la taille, l'obligèrent à se retourner. Le Rescator était là.

– Vous voici enfin ! La dernière, naturellement ! Femme enragée que vous êtes !

Elle aurait juré qu'il riait sous son masque. Comme si l'instant n'était pas tragique, comme si lui-même et ses matelots ne se trouvaient pas dans une position désespérée sur la grève dont la chaloupe ne pouvait se rapprocher avec les dragons au-dessus de leurs têtes, comme si des blessés déjà nombreux ne tachaient pas de leur sang les galets de la place, comme si leur dernière heure n'était pas sur le point d'arriver.

Il riait et la serrait contre lui, comme s'il l'aimait, elle, l'esclave acquise à Candie, d'un amour farouche et rendu, plus exigeant par les affronts et les difficultés qu'elle lui avait coûtés.

Mais Angélique, en proie à un nouveau et poignant souci, se débattait et tournait la tête de tous côtés, avec affolement.

– Honorine ! où est Honorine !... Je l'ai lâchée pour retenir maître Berne au moment où il a été blessé... je suis sûre qu'elle est restée seule là-haut...

Elle voulait s'élancer pour remonter. Il la retint d'une poigne de fer.

– Où courez-vous ?... Restez donc ici, malheureuse ! Les canons vont tirer. Vous allez être réduite en bouillie.

Au flanc du Gouldsboro, les sabords camouflés se relevaient découvrant les gueules noires de dix canons.

Angélique eut un cri rauque de bête blessée. Elle venait de distinguer le bonnet vert d'Honorine sur la falaise. La petite fille était dangereusement près du bord. À cause du tumulte, on ne pouvait entendre ses appels, mais on devinait qu'elle hurlait de terreur, toute minuscule sur le bleu du ciel, entre les dragons qui se rapprochaient et le précipice au fond duquel elle apercevait sa mère.

– Ma fille ! cria Angélique, hors d'elle, mon enfant ! Sauvez-la ! Ils vont la tuer ! Elle va tomber !

Inexorable, la main d'acier l'empêchait de se précipiter.

– Lâchez-moi, c'est ma fille ! mon enfant ! Honorine !... Honorine !

– Restez là. Ne bougez pas. Je vais la chercher.

Paralysée d'horreur, elle vit le Rescator s'élancer, escalader avec une agilité surprenante le sentier escarpé. Un soldat du Roi arrivait sur l'enfant. Le Rescator lui déchargea son pistolet en pleine face, tandis que, de l'autre main, il attrapait le bébé comme un vulgaire paquet. L'homme atteint bascula en avant et s'écrasa avec un bruit flasque sur les rochers, à quelques pas d'Angélique.

Simultanément les canons du Gouldsboro firent feu dans un fracas épouvantable.

Sous la pluie de terre et de cailloux qui se déversait, Angélique crut le Rescator et Honorine ensevelis à jamais. Puis, peu à peu, elle distingua la silhouette du pirate émergeant d'un brouillard de poussière et de fumée.

– Voici votre fille ! Tenez-la bien, maintenant.

– Est-elle blessée ?

– Je ne crois pas. Et maintenant, embarquons.

Profitant du désarroi causé par la rafale de boulets parmi les rangs des dragons, la chaloupe était revenue. Les derniers matelots du Gouldsboro y transportèrent le corps inerte de maître Berne et de l'un des leurs, blessé également. Angélique fut poussée sans ménagement et on lui recommanda de s'étendre au fond de l'embarcation.

– Il est impossible de faire un nouveau voyage, dit la voix du Rescator. Il faut que tout le monde prenne place cette fois-ci.

Lui-même monta le dernier, avec un geste théâtral vers les murailles blanches des falaises charentaises.

– Adieu, ô rives peu hospitalières !

Debout à la dernière extrémité de la barque, il était une cible toute désignée.

Heureusement, les soldats, démoralisés par une attaque qui les avait pris de plein fouet et qui avait causé de nombreuses pertes parmi eux, ne songeaient plus à tirer. Leur lieutenant était sérieusement blessé. L'adjudant hurlait des ordres contradictoires que l'écho de son porte-voix apportait jusqu'aux fugitifs.

– Qu'on galope demander le soutien du tir du Fort Louis.

– Avertissez la flotte de Saint-Martin-de-Ré et le Grand Fort de la Pointe de Sablonceaux...

– Il ne faut pas laisser ce bandit s'échapper.

Dans un violent bruit de chaînes, le Gouldsboro relevait son ancre. Simultanément les gabiers libérèrent les voiles que le vent gonfla aussitôt. Debout sur la passerelle, le capitaine Jason criait ses ordres avec calme et comme s'il appareillait solennellement au port, sous le regard des badauds. Agiles, les matelots gabiers couraient le long des vergues et des mâts serrant ici ou là un cordage, une écoute...

Le bâtiment frémissait, prêt à s'élancer.

Cependant la chaloupe, surchargée sous le poids des derniers rescapés, avait contourné le navire. Elle était maintenant à l'abri de toute agression et l'embarquement de ses occupants put se faire sans encombre, tandis que le Gouldsboro commençait de vague en vague à s'avancer hors de la crique.

Un matelot prit Honorine dans ses bras pour grimper à l'échelle de corde. Il avait un tampon noir sur l'œil et rappela à Angélique le visage peu avenant de Coriano, le second de d'Escrainville. Tel quel, il subjugua Honorine qui lui mit les bras autour du cou et ne souffla mot tandis qu'il la transportait dans les airs par l'échelle de corde.

La remontée des deux blessés s'avéra une manœuvre plus périlleuse.

Enfin tout le monde fut sur le pont et à grand renfort de poulie, le canot fut hissé et solidement amarré à la rambarde. Tous ces différents mouvements s'étaient exécutés avec un calme et une rapidité exemplaires.

Angélique, sentant sous ses pieds le pont solide, releva les yeux.

Les falaises déjà s'éloignaient, couronnées par la ligne rouge des dragons qui leur tendaient le poing. Irrésistiblement poussé par la brise, le Gouldsboro quittait son abri et débouchait dans la mer des Pertuis.

Sur la gauche, La Rochelle apparut, déroulant son front de mer. On l'aurait dite très proche, étincelante de soleil au-dessus de l'eau, avec ses tours démantelées mais encore majestueuses : Saint-Nicolas, La Chaîne, La Lanterne. Le navire allait vers elle.

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