Chapitre 15
Elle attendait, appuyée à la paroi de bois, dans le balancement brusque du navire.
Les guetteurs de la grève l'avaient fait monter sur un caïque que les vagues secouaient comme une coquille de noix et elle ne savait trop par la grâce de quelle force nerveuse elle avait réussi à se hisser à l'échelle de corde ballottée au flanc du bateau, dans la nuit d'encre.
Maintenant elle était au but. On l'avait fait entrer dans une sorte de cambuse, le domaine du cuisinier, sans doute, car il y traînait des relents d'odeur de graisse.
Deux hommes la gardaient. Un autre entra, masqué sous un feutre à plumes détrempées, et elle reconnut aussitôt sa silhouette trapue.
– Vous êtes le capitaine Jason ?
Elle le revoyait sur le pont de la galère La Royale. Le capitaine Jason, le second du terrible Rescator, donnait ses ordres au duc de Vivonne, Grand Amiral de la flotte du roi Louis XIV. Aujourd'hui il était peut-être moins superbe, mais il gardait l'assurance de celui qui agit pour un maître dont la volonté finit toujours par être la plus forte.
– D'où me connaissez-vous ? demanda-t-il après un moment de surprise.
Derrière le masque, son regard perplexe examinait la paysanne ruisselante, échevelée et en loques qu'on lui présentait.
– Je vous ai vu à Candie, répondit-elle.
Il eut une mimique étonnée. De toute évidence, il ne la reconnaissait pas.
– Dites à votre chef, monseigneur Le Rescator, que je suis... cette femme qu'il a achetée trente-cinq mille piastres à Candie, il y a quatre ans... la nuit de l'incendie.
Le capitaine Jason bondit littéralement au plafond. Médusé, il la regarda encore. Puis il jura à plusieurs reprises en anglais. Enfin, avec une agitation qui ne devait pas lui être coutumière car c'était un homme aux apparences placides, il recommanda dans leur langue aux deux matelots de surveiller plus étroitement la prisonnière. Puis il bondit et elle l'entendit courir sur le pont.
Les deux hommes se crurent obligés de prendre Angélique par le bras. Pourtant elle eût été bien en peine de s'enfuir. Elle était maintenant dans la gueule du loup.
L'effet produit par sa déclaration n'allait pas sans lui inspirer de l'inquiétude. Selon toutes apparences, on ne l'avait pas oubliée. Elle allait devoir affronter le Maître. Ses souvenirs revenaient en foule. Candie illuminée par l'éclat de la fusée bleue. Candie en flammes, l'Hermès du pirate d'Escrainville se détachant, incandescent, tel un monument d'or pur et ses mâts s'effondrant dans une gerbe d'étincelles. Le Rescator courant parmi les nuages de fumée s'échappant de son chébec et ce vieux gnome magicien de Savary dansant à la proue de la barque grecque en criant : « C'est le feu grégeois ! C'est le feu grégeois !7 »
Elle ramena autour d'elle son manteau trempé et qui pesait du plomb sur ses épaules harassées. Dans la nuit de feu de Candie, deux destinées s'étaient rejointes, puis s'étaient éloignées fulgurantes, et en un point différent de la terre, contre toute logique, contre la volonté des dieux même, elles se retrouvaient cette nuit. Était-ce cela qu'Osman Ferradji avait lu dans les astres au sommet de la Tour Mozagreb ?...
Des bruits de pas retentirent au-dehors. Angélique se redressa prête à Le voir. Mais ce fut le capitaine Jason qui reparut. Il eut un geste bref. Angélique fut entraînée. Elle retrouva, en traversant une passerelle, le souffle coupant du vent et le mugissement proche des flots. Elle dut monter les degrés d'un court escalier de bois.
Derrière les vitres du château-arrière des lumières rouges brillaient. Elles évoquaient, immobiles, ces lueurs diaboliques qui luisent parmi les cornues des alchimistes, serviteurs de Satan. Pourquoi une telle pensée traversa-t-elle le cerveau d'Angélique tandis qu'on la poussait à l'intérieur, dans une suprême rafale de vent ? Peut-être se souvint-elle qu'on appelait le maître qui régnait là, le Magicien de la Méditerranée...
Sa première sensation fut celle d'avoir posé les pieds sur un parterre de mousse et de fleurs et, tandis qu'on refermait la porte derrière elle, elle enregistra la chaleur bienfaisante de la pièce. Après les douches glacées de la pluie et les gifles de la bise, elle en ressentit presque un malaise. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour demeurer debout et ne pas s'évanouir.
Peu à peu, elle se remit. Ses yeux s'habituèrent à la clarté insolite. Elle distingua un homme debout qui paraissait emplir le salon de sa présence.
C'était l'homme de la lande, c'était le Rescator. Elle ne se souvenait pas qu'il fût si grand. Il touchait le plafond bas. Elle ne se souvenait pas qu'il eût une stature aussi imposante. Parce qu'elle l'avait vu s'avançant d'une allure nonchalante et comme féline parmi les Orientaux du batistan de Candie, il ne lui avait jamais paru si dur. Il lui sembla taillé en angles dans une sorte de roc noir, les épaules carrées, la taille sanglée par une haute ceinture de cuir et d'acier à laquelle pendaient les étuis de deux pistolets ouvragés, les muscles longs et secs des cuisses accentués par une culotte de peau qui les moulait. Son attitude, jambes écartées pour résister au mouvement du roulis, mains derrière le dos, était celle d'un justicier. Froide, observatrice, méfiante.
Il demeurait dans l'expectative. Il semblait très différent du prince de la Méditerranée.
Elle reconnaissait seulement sa tête étroite, entourée d'un foulard de satin sombre, noué à l'espagnole, le masque de cuir, inhumain, au nez modelé, tombant très bas sur les lèvres, la barbe noire et bouclée qui prolongeait cette face obscure et, à travers les fentes du masque, les diamants d'un regard indéfinissable, insoutenable.
C'était bien lui, le Rescator, mais empreint d'une autre magie plus âpre, celle de l'Océan, et alors qu'elle avait longtemps rêvé à l'énigmatique personnage comme à quelque héros des Mille et Une Nuits, elle s'apercevait qu'elle avait devant elle un pirate.
Deux lanternes de Venise, aux verreries rouges et or, l'encadraient et ne contribuaient pas à le rendre plus rassurant.
Un coup de mer fit trébucher Angélique et la rejeta contre le panneau de la porte où elle dut s'appuyer. Alors la statue noire s'anima. Les épaules furent secouées spasmodiquement. Sa tête se rejeta en arrière.
Et elle s'aperçut que le Rescator riait de son rire étouffé qui se terminait en accès de toux.
– La Française de Candie, s'exclama-t-il.
La voix rauque et voilée, avec parfois des intonations grinçantes, produisit sur les nerfs d'Angélique la même sensation qu'autrefois. Une émotion déchirante, douloureuse. Quelque chose d'insupportable et, pourtant, le désir de l'entendre à nouveau !
Elle le vit s'avancer vers elle d'un pas mesuré. Ses dents traçaient une ligne blanche dans sa barbe noire.
Ce rire la déconcertait bien plus que des invectives.
– Pourquoi riez-vous ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
– Parce que je m'interroge sur le phénomène qui, de la plus belle captive de la Méditerranée, payée par moi une fortune, a fait aujourd'hui une femme dont je ne donnerais pas cent piastres !...
On ne pouvait être plus méprisant, plus insolent. Angélique se vit, telle qu'elle était, en effet : trempée, déchirée, dans ses vêtements sombres de femme du peuple, la figure marbrée, sous son fichu noir et ruisselant, avec peut-être des mèches de cheveux qui lui collaient aux tempes : une vraie sorcière.
Loin de l'abattre, ce nouveau coup d'estoc lui donna soudain la force de réagir.
– Oh ! vraiment, fit-elle, sarcastique. Tant mieux. Cela vous ôtera des regrets, si vous en eûtes jamais, pour le mauvais tour que je vous ai joué à Candie.
Appuyée à la porte, le front baissé et le regard brillant, elle considérait l'homme masqué et s'apercevait qu'il ne lui faisait pas peur. Elle avait décidé qu'il les sauverait parce qu'ils étaient, lui et son navire, leur seule et dernière chance. Il fallait donc le circonvenir, l'atteindre. Or, il lui paraissait démesuré et hermétique, terriblement lointain, pas tout à fait réel, une apparition à mi-chemin entre le cauchemar et le rêve éveillé. L'impression s'accentuait dans le silence.
Elle souhaitait qu'il parlât de nouveau. Le son de sa voix l'aidait à échapper à l'emprise du regard magnétique.
– Vous ne manquez pas d'audace de me rappeler vos exploits, fit-il enfin. Comment avez-vous su me trouver ici ?
– Je vous ai aperçu tantôt, alors que je traversais la lande. Vous étiez au bord de la falaise et vous surveilliez la ville.
Elle le vit tressaillir, comme touché au vif.
– Décidément le sort se joue de nous, s'écria-t-il. Vous êtes passée non loin de moi, encore, et je ne vous ai pas vue.
– Je me suis aussitôt cachée dans les buissons.
– J'aurais pourtant dû vous voir, fit-il avec une sorte de colère. Quel génie possédez-vous donc d'apparaître et de disparaître, de me filer entre les doigts ?...
Il se mit à marcher de long en large. Elle préférait encore cela à son immobilité hostile.
– Je ne féliciterai pas mes hommes sur leur façon de faire le guet, reprit-il. Avez-vous parlé à quelqu'un de ce que vous aviez vu, de notre présence ici ?
Elle secoua négativement la tête.
– C'est encore heureux pour vous... Donc, m'ayant aperçu, vous vous enfuyez une fois de plus, puis vous vous représentez à moi, sur la minuit… Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous venue ?
– Pour vous demander de prendre à votre bord des personnes qui doivent avoir quitté La Rochelle dès demain matin, au plus tard, pour se rendre aux Iles d'Amérique.
– Des passagers ?
Le Rescator s'arrêta de nouveau. Il se mouvait avec une extraordinaire aisance, malgré le balancement interrompu de la houle. Angélique se souvint de sa silhouette de jongleur, à l'avant du beaupré de son chébec, lorsqu'il lançait l'ancre qui devait sauver la galère Dauphine. Tandis qu'elle était là, présente dans ce salon marin, une partie de son esprit continuait à projeter en elle des visions arrachées au passé. C'était comme une recherche souterraine, dont le but était toujours cet homme noir et fascinant. Comme jadis, lorsque pour la première fois il s'était approché d'elle dans la salle des ventes du batistan, il requérait aussitôt toutes ses forces et son attention.
Les confidences d'Ellis, la jeune esclave grecque, voletaient dans sa mémoire ainsi que des papillons étranges : « Toutes les femmes !... toutes les femmes il les séduit... aucune n'échappe à son pouvoir, mon amie... » Mais, pourtant, elle entendait sa propre voix répondre, lucide :
– Oui, des passagers. Ils vous paieront bien.
– De quelle sorte peuvent bien être ces passagers singuliers qui ont tellement besoin d'un bateau-corsaire ? Sûrement pour fuir La Rochelle...
– Fuir est bien le mot, monseigneur. Il s'agit de familles appartenant à la religion réformée. Le roi de France ne veut plus d'hérétiques dans son royaume. Ceux qui ne consentent pas à se convertir, n'ont d'autres ressources que de quitter leur pays pour échapper à la prison. Mais les côtes sont surveillées et il est difficile de sortir du port clandestinement.
– Des familles... avez-vous dit ? Il y aurait des femmes parmi eux ?...
– Oui... Oui...
– Et des enfants ?...
– Oui... des enfants, surtout, fit Angélique d'une voix sans timbre.
Elle les vit, dansant autour du palmier, avec leurs joues roses et leurs yeux pleins d'étoiles. C'était comme si elle avait entendu, derrière le grondement de la tempête, le bruit rythmé de leurs petits sabots.
Mais elle savait aussi que son aveu les condamnait presque à coup sûr à un refus. Un capitaine de navire de fret ne prend qu'à contrecœur des passagers à son bord. Quant aux femmes et aux enfants, ce ne sont là que marchandises bonnes à n'attirer que des « palabres ». Ça se plaint, ça meurt, les hommes se battent à bord à cause des femmes.
Angélique avait assez longtemps vécu dans un port comme La Rochelle pour mesurer l'outrecuidance de sa demande. Comment oser parler à un pirate de l'avocat Carrère et de ses onze enfants ?... Son assurance faiblissait.
– De mieux en mieux ! apprécia le Rescator.
Le ton était persiflant :
– ... Et à combien se chiffre ce peu intéressant contingent de chanteurs de psaumes dont vous voulez encombrer mes cales ?
– À peu près... quarante personnes.
Elle en escamotait une bonne dizaine.
– Hein !... Vous plaisantez, ma belle. Je pense d'ailleurs que la plaisanterie n'ira pas plus loin. Mais une chose m'intrigue cependant. Par quel autre phénomène la marquise du Plessis-Bellière – car c'est bien sous ce titre que je crois vous avoir achetée ? – s'intéresse-t-elle soudain au sort d'une poignée de pâles parpaillots ?... Auriez-vous parmi eux de la famille ? Un amant ?... bien que la chose ne me semble guère inspirante pour une ancienne odalisque... ou bien, qui sait, auriez-vous choisi chez les hérétiques un nouvel époux, car vous aviez me semble-t-il, la réputation d'en faire grande consommation ?...
Son ironie méchante lui parut cacher une âpre curiosité.
– Rien de tout cela, dit-elle.
– Mais encore ?
Comment lui expliquer qu'elle voulait le salut de ses amis protestants ? C'était indéfendable aux yeux d'un pirate très certainement impie, et peut-être espagnol, comme elle l'avait entendu dire. Car alors il ajouterait à son impiété les intolérances de sa race.
Il y avait quelque chose d'inquiétant dans la façon dont il semblait fort au courant de sa vie. Il savait certainement beaucoup de choses sur elle. Certes, la Méditerranée colporte les nouvelles avec une précision rarement en défaut, bien que souvent outrancière.
Il insistait, ironique :
– Vous êtes mariée avec l'un des hérétiques, n'est-ce pas ? Décidément, vous êtes tombée bien bas.
Angélique secoua négativement la tête. Les allusions perfides, non dénuées de méchanceté, ne l'effleuraient pas. Elle était toute au souci de voir sa négociation tourner si mal. Quels arguments trouver pour le convaincre ?
– Il y a parmi eux des armateurs qui ont mis une partie de leur fortune aux Iles d'Amérique. Ils pourront vous dédommager si vous leur sauvez la vie.
De la main, il négligea la proposition.
– Tout ce qu'ils m'offriraient ne compenserait pas l'embarras de leur présence. Je n'ai pas de place à mon bord pour quarante personnes supplémentaires, je ne suis même pas sûr de pouvoir quitter la rade et franchir les pertuis sans encombre avec cette damnée flotte royale pour me barrer la route, et de plus les Iles d'Amérique ne se trouvent pas sur ma route.
– Si vous ne voulez pas les prendre, ils seront demain soir tous en prison.
– Bast ! C'est le sort de beaucoup, je crois, en ce charmant royaume.
– Il ne faut pas parler de ces choses à la légère, monsieur, dit-elle en joignant les mains, emportée par son désespoir. Si vous saviez ce que c'est que d'être en prison.
– Et qui vous dit que je l'ignore ?
Elle pensa, en effet, que pour vivre ainsi en marge des lois, il avait dû connaître la condamnation et le rejet de son pays. Pour quel forfait ?...
– ... Tant et tant de gens vont en prison, de nos jours. Tant de vies perdues ! Quelques-unes de plus, quelques-unes de moins !... La mer encore est un domaine libre et certaines contrées vierges de l’Amérique... Mais vous n'avez pas répondu à la question que je vous ai posée. Pourquoi la marquise du Plessis s'intéresse-t-elle à ces hérétiques ?
Son ton était impératif.
– Parce que je ne veux pas qu'ils aillent en prison.
– De grands sentiments, alors ? Je ne crois guère à cela chez une femme de votre morale.
– Oh ! croyez ce que vous voulez, fit-elle, à bout. Je ne peux vous donner qu'une raison. Je veux que vous les sauviez tous !
Tout l'abîme qui sépare le cœur des femmes et celui des hommes, elle le mesurait en ce jour. Après Baumier, Desgrez, le Rescator ! Des hommes dressés, pleins de leur pouvoir, solides, indifférents à des pleurs de femmes ou à des sanglots d'enfants meurtris. Baumier s'en serait réjoui. Desgrez n'avait accepté de les épargner qu'à cause d'elle parce qu'il l'aimait encore. Mais, ayant perdu sa séduction aux yeux du Rescator, il ne lui accorderait plus rien !
D'ailleurs il s'était détourné d'elle et était allé s'asseoir sur un grand divan oriental. Son attitude témoignait plutôt d'un profond ennui, voire d'un découragement. Il étala devant lui ses longues jambes bottées.
– Décidément, les folies des femmes sont variées mais je dois reconnaître que vous dépassez de loin toute la commune mesure. Récapitulons : la dernière fois que je vous ai rencontrée, vous m'avez quitté en me laissant, à titre de souvenir, mon chébec en flammes et trente-cinq mille piastres de dette.
« Quatre années plus tard, vous trouvez tout naturel de venir me trouver, sans craindre nul châtiment, pour me demander de vous prendre à mon bord, avec quarante fugitifs de vos amis. Avouez que votre prétention dépasse l'entendement !
D'un coup de doigt sec, il fit tourner un sablier marin posé sur une table basse, près de lui. L'instrument, grâce à un lourd piédestal de bronze qui le maintenait en place, ne paraissait pas déséquilibré par les mouvements du bateau. Le sable se mit à couler, petit torrent lumineux et rapide, et Angélique le regarda avec fixité. Les heures passaient, la nuit s'écoulait...
– ... Concluons, dit le Rescator. Votre affaire de transport ne m'intéresse point. Vous non plus d'ailleurs. Mais puisque vous avez eu l'imprudence de venir vous jeter dans les mains d'un maître qui s'est promis cent fois de vous faire payer cher tous les ennuis que vous lui avez causés, je vais quand même vous garder à mon bord... Aux Amériques, les femmes sont moins cotées qu'en Méditerranée, mais je parviendrai peut-être, en vous vendant, à récupérer quelque chose.
Malgré la chaleur de la pièce, Angélique sentit un froid glacé l'envahir jusqu'au cœur. Ses vêtements trempés collaient à sa chair, mais jusqu'ici, dans le feu de la discussion, elle n'y avait pas pris garde.
Maintenant, elle grelottait.
– Votre cynisme ne m'impressionne pas, dit-elle d'une voix qui s'enrouait, je sais que…
Une quinte de toux l'interrompit et la secoua. Cela achevait le tableau de sa défaite... À son aspect lamentable, s'ajoutait celui d'une femme maladive perdant le souffle.
Il eut alors, devant cette déroute, un geste qu'elle n'attendait plus. Il revint près d'elle et lui prit le menton dans la main pour la contraindre à relever la tête
– Voilà ce qu'on gagne à courir la lande derrière un pirate, une nuit de tempête, murmura-t-il.
Il approchait son masque de son visage, et c'était un contact étonnant que celui du cuir dur et froid, dans le rayonnement des yeux brûlants qui la paralysaient.
– Que diriez-vous d'une tasse de bon café, madame ?
Angélique ressuscita subitement.
– Du café ? Du vrai café turc ?
– Oui, du café turc, tel qu'on le boit à Candie… Mais débarrassez-vous auparavant de cette houppelande spongieuse... Vous avez inondé mes tapis.
Elle vit, en piteux état, autour d'elle, la moquette moelleuse orientale sur laquelle on croyait marcher parmi la mousse et les fleurs.
Le pirate lui retirait sa mante et la jetait dans un coin comme il l'aurait fait d'un haillon. Il prenait sur le dossier d'un siège son propre manteau.
– Vous m'en devez un déjà, que vous m'avez emporté sans aucun scrupule, sur vos épaules, la nuit de l'incendie. Ah ! jamais on ne vit le Rescator plus ridiculisé...
Et c'était comme en cette nuit d'Orient, deux mains chaudes sur ses épaules et les plis tièdes et odorants du somptueux manteau de velours autour d'elle. Il la menait vers le divan en la tenant toujours contre lui. Lorsqu'elle se fut assise, il alla vers le fond du salon et elle entendit le son d'une cloche retentir au-dehors. La tempête devait se calmer car les mouvements du navire se faisaient moins violents.
Le sable du bel instrument à mesurer le temps continuait à ruisseler, étincelant sous la lumière orangée des lanternes vénitiennes.
Angélique s'évadait de la réalité. Elle était dans l'antre du magicien...
À l'appel un homme était entré, un Maure, pieds nus, en burnous court, sur des culottes rouges de matelot. Avec les gestes souples de sa race, il s'agenouilla, poussa vers le divan une table basse pour y poser un coffret de cuir de Cordoue, orné d'argent. Les deux côtés du coffret rabattus se transformèrent en deux plateaux sur lesquels apparurent solidement fixés tous les ustensiles nécessaires à la préparation du café et à sa dégustation : le samovar en argent, le plateau en or massif avec deux tasses de Chine et un petit broc chinois plein d'eau où nageait un glaçon et une soucoupe de sucre candi. . ,
Le Maure sortit et revint peu après avec un samovar d'eau bouillante. Avec grand soin et sans en répandre une goutte il prépara la boisson orientale, dont l'arôme pénétra Angélique et éveilla en elle un plaisir presque puéril. Ses joues retrouvèrent soudain leur couleur, tandis qu'elle tendait la main vers le gobelet d'argent entourant la tasse de Chine. Assis près d'elle, le regard énigmatique, le Rescator l'observait tandis qu'elle saisissait à deux doigts, selon le rite musulman, la minuscule tasse et y versait une goutte d'eau glacée pour faire descendre la lie, puis la portait à ses lèvres.
– On voit que vous avez été l'hôte du harem de Moulay Ismaël, dit-il. Quelle maîtrise ! On vous prendrait pour une musulmane. Malgré votre déchéance présente, vous avez gardé quelques bons usages qui permettent de vous reconnaître.
Le Maure s'était éclipsé. Angélique reposa la tasse dans le support qui lui évitait de se renverser et le pirate se pencha pour la servir à nouveau. Il remarqua, ce faisant, des traces de sang sur le gobelet.
– Pourquoi ce sang ? Vous êtes blessée ?
Angélique découvrit ses paumes écorchées.
– Je ne sentais rien. C'est arrivé, tout à l'heure, aux rochers de la falaise... Bah ! J'en ai vu d'autres sur les chemins du Rif.
– Votre évasion ?... Savez-vous que vous êtes la seule esclave chrétienne à avoir réussi un tel exploit ! J'ai cru longtemps que vos os blanchissaient sur quelque piste du désert.
Les yeux démesurément ouverts d'Angélique revivaient la dure odyssée.
– Est-ce vrai... que vous êtes allé me chercher à Miquenez ? fit-elle.
– C'est exact ! D'ailleurs, c'était facile : vous aviez laissé derrière vous un carnage.
Les paupières meurtries de la jeune femme se fermèrent. Tous ses traits reflétèrent l'horreur.
L'homme masqué murmura avec un sourire ambigu :
– Là où passe la Française aux yeux verts, il ne reste que décombres et cadavres.
– Cette parole est-elle devenue un nouveau proverbe en Méditerranée ?
– Oui, quelque chose comme cela.
Angélique oppressée regardait le sang sur ses mains...
Il la questionna encore :
– ... Vous étiez partis de Miquenez à dix. Combien en est-il arrivé à Ceuta ?
– Deux.
– Qui était l'autre ?
– Colin Paturel, le roi des captifs.
De nouveau, l'angoisse rôdait. Un danger indéfinissable...
Pour le conjurer, elle s'efforça de rencontrer à nouveau le regard de son interlocuteur.
– Il y a beaucoup de souvenirs entre vous et moi, dit-elle tout bas.
Il eut ce rire brusque et rauque qui l'effrayait :
– Beaucoup trop ; plus que vous ne pensez.
Tout à coup, il lui tendit son mouchoir.
– Essuyez vos mains.
Elle obéit machinalement. La douleur jusqu'alors engourdie s'éveilla, le sel brûla les plaies.
– J'ai voulu passer par la plage pour ne pas m'égarer.
Elle dit comment elle avait cru, cette fois aussi, sa dernière heure arrivée devant la marée montante. Elle se demandait par quel miracle elle avait pu se hisser au flanc de la falaise abrupte...
– Il me semblait me débattre au sein de la mort-Mais enfin, je vous ai rejoint.
La voix d'Angélique eut sur ce dernier mot une intonation d'une douceur rêveuse. Elle le prononça d'ailleurs sans en prendre conscience. « Je vous ai rejoint. »
Dans la lumière mystérieuse, elle ne voyait plus que la face noire et immobile. Là finissaient tous ses rêves.
Il y eut une minute où Angélique crut qu'elle allait se jeter contre la poitrine solide du pirate, cacher son visage dans les plis du justaucorps de velours.
Ce velours était non pas noir, comme elle l'avait cru, mais d'un vert très foncé comme la mousse ces arbres. Elle le regardait et songeait : « Qu'il ferait bon, là ! »
Le Rescator avança la main. Il toucha sa joue, son menton ; inexplicablement, lui dont les yeux perçants devinaient tout, avait des gestes doux d'aveugle cherchant à reconnaître des traits invisibles.
Puis d'un doigt, lentement, il dénoua le misérable petit fichu qu'Angélique tenait encore noué sur ses cheveux et le rejeta. La chevelure poissée, assombrie par l'eau de mer, tomba sur les épaules de la jeune femme. Les mèches blanches y faisaient des traînées lumineuses. Angélique aurait voulu les dissimuler.
– Pourquoi teniez-vous tant à me rejoindre ? demanda le Rescator.
– Parce que vous êtes le seul être qui puissiez nous sauver.
– Ah ! vous pensez encore à ces gens-là ?... s'écria-t-il, visiblement contrarié.
– Comment pourrais-je les oublier ?
Ses yeux revenaient vers la course fluide du sablier. À intervalles réguliers, l'instrument se renversait et le Rescator le remettait d'un mouvement machinal.
Honorine dormait là-bas, dans le grand lit vendéen de la cuisine, mais sa sérénité de gros bébé qu'Angélique avait contemplée tant de fois avec ravissement était troublée. Elle s'agitait et pleurait dans son sommeil. Aujourd'hui encore elle avait été entourée de visages menaçants et elle avait senti la peur de sa mère. Abigaël la veillait en priant pour Angélique, les mains jointes. Laurier peut-être était éveillé comme au temps où il dormait dans le grenier. Il écoutait le pas tourmenté de son père dans la chambre voisine.
– Comment pourrais-je les oublier ? Vous m'avez dit tout à l'heure que je ne laissais derrière moi que décombres... Alors, aidez-moi, au moins, à sauver ceux-là, quelques débris.
– Ces hommes, ces Huguenots ? Que font-ils... Je veux dire quels sont leurs métiers ?
Il posait les questions avec brusquerie, en tordant sa barbe d'un poing nerveux. À ce signe de perplexité chez un homme qu'elle avait vu en maintes circonstances maître de lui-même, elle comprit que la partie était inexplicablement gagnée.
Son visage s'illumina.
– Ne triomphez pas, lui dit-il, même si j'ai l'air de céder à vos instances pour cette affaire, ce n'est pas vous qui sortirez gagnante.
– Que m'importe ! Si vous consentez à les prendre à votre bord et à les soustraire ainsi à la prison et à la mort, que peut faire le reste ? Je paierai cent fois !
– Des mots ! vous ignorez le prix que je compte vous faire payer. Votre confiance à mon égard confine à la naïveté. Je suis un pirate des mers et vous pourriez réfléchir que mon métier ne consiste pas à sauver des vies humaines mais à les supprimer, plutôt. Les femmes comme vous ne devraient se mêler que d'amour.
– Mais c'est une question d'amour.
– Ah ! ne philosophez pas, s'écria-t-il, ou je ne vous charge sur mon bateau que pour aller vous noyer au large ! Vous étiez moins bavarde à Candie et infiniment plus plaisante ! Répondez à mes questions : quel genre de personnages me demandez-vous d'embarquer à part des femmes pieuses – la pire espèce – et des marmots braillards ?
– Il y a parmi eux un des grands armateurs de La Rochelle, M. Manigault, et des négociants habitués au commerce des mers. Ils possèdent aux Iles...
– Le groupe comporte-t-il des artisans ?
– Un charpentier et son apprenti.
– Voilà qui est mieux...
– Un boulanger, deux pêcheurs. Ce sont d'anciens navigateurs qui avaient organisé une petite flottille pour ravitailler la Halle aux poissons de La Rochelle. Ils espèrent pouvoir reprendre leur commerce, aux îles. Il y a aussi M. Merlot, qui est fabricant de papier, maître Jonas, l'horloger...
– Des inutiles !
– Maître Carrère, l'avocat.
– De pire en pire.
– Un médecin...
– Ah ! cela suffit... Embarquons-les puisque vous voulez les sauver... tous. Je n'ai jamais connu de femme aussi envahissante. Et maintenant, chère marquise, pouvez-vous me soumettre un plan qui permette de mener à bien votre caprice ? Je ne tiens pas à m'éterniser dans ce trou à crabes où j'ai eu la sottise d'aller me fourrer. Je comptais partir à l'aube. J'attendrai au plus la prochaine marée, en fin de matinée.
– Nous serons au rendez-vous sur la falaise, dit-elle en se levant radieuse. Je vais les chercher.