Chapitre 9
M. de Bardagne tint parole. Et ce fut un grand baume pour l'esprit mortifié d'Angélique de voir que, malgré les maladresses qu'elle se reprochait, il s'était empressé de suivre ses conseils et de lui donner satisfaction. Dès le lendemain, Martial et Séverine furent transférés à l'île de Ré chez leur tante.
Angélique ne manquait pas de besogne avec tout ce petit monde. Les travaux ménagers ne lui laissent guère de temps pour la méditation.
Elle allait rincer son linge à une fontaine de la ville, plus vaste que celle de la cour, emmenant avec elle Honorine. Un matin qu'elle achevait d'empiler dans la corbeille de vannerie les pièces qu'elle venait de blanchir, elle eut la surprise de voir sa fille jouer avec un objet miroitant.
– Montre-moi cela, dit-elle.
Honorine, méfiante par expérience, mit l'objet derrière son dos. Mais Angélique avait eu le temps d’apercevoir un très joli hochet d'or ouvragé avec poignée d'ivoire, un véritable bijou.
– Où as-tu trouvé ce hochet ? Honorine, tu ne dois pas garder ce qui ne t'appartient pas.
La petite se cramponnait :
– C'est le gentil messire qui me l'a donné.
– Quel gentil messire ?
– Là-bas, fit Honorine avec un geste vague vers le fond de la place.
Pour éviter un drame qui se traduirait par des cris perçants et le chœur antique des commères réunies autour de l'enfant, Angélique n'insista pas, se promettant de tirer l'affaire au clair, lorsqu'elle serait rentrée. Elle prit sa corbeille sous le bras, sa fille par la main et le chemin du retour.
Dans une ruelle étroite et peu passante, un homme l'aborda en écartant le pan du manteau dont il cachait son visage. Elle eut un léger cri, puis se rassura en reconnaissant le lieutenant du Roi, Nicolas de Bardagne.
– Oh ! Vous m'avez fait peur !
– J'en suis confus.
Il paraissait tout excité par son escapade galante.
– ... Je me suis hasardé sans escorte dans ce quartier hostile et il serait préférable à tous points de vue que je ne sois pas reconnu.
– C'est le gentil messire, dit Honorine.
– Oui, j'ai voulu me faire annoncer par un cadeau à cette charmante enfant.
Honorine le contemplait avec des yeux noyés d'admiration. Comme elle était femme déjà, conquise par un hochet d'or !...
– Je ne peux accepter, dit Angélique, c'est un objet de trop grande valeur. Je dois vous le rendre.
– Ah ! il n'est guère facile de vous attendrir, soupira-t-il. J'ai rêvé de vous jour et nuit essayant de vous imaginer avec une expression de douceur et d’abandon. Mais, à peine ai-je paru que vous dressez la barrière de votre regard... Puis-je vous accompagner ? J'ai laissé mon cheval à un anneau, non loin d'ici.
Ils se mirent à marcher à pas lents. Une fois de plus M. de Bardagne se disait, désespéré, que cette femme l'avait enchaîné par un charme inconnu.
Amoureux patient lorsqu'il rêvait loin d'elle, dès qu’il se trouvait en sa présence, il perdait tout contrôle. C'était peut-être un phénomène anormal, mais c'était un fait. Il le reconnaissait. Il l'acceptait ! Il se rendait... Il se sentait capable de se mettre à genoux pour la supplier.
Elle avait de beaux bras de servante, rougis par le froid de l'eau où elle venait de les plonger, des cils d'enfant, une bouche de reine, pour l'instant soucieuse et légèrement tremblante.
– Monsieur le comte, pardonnez-moi. Vous êtes un puissant personnage et je ne suis qu'une pauvre femme, seule et sans défenseur. Ne prenez pas en offense ce que je vais vous dire, mais vous ne devez rien attendre de moi. Je... cela m'est impossible.
– Mais pourquoi ? gémit-il, vous m'avez fait comprendre que je ne vous déplaisais pas. Doutez-vous de ma générosité ? Il est bien entendu que vous quitteriez votre condition subalterne. Vous aurez le confort d'une maison où vous serez seule maîtresse, des domestiques, un équipage, si vous le désirez. Tous vos besoins et ceux de votre enfant seront assurés.
– Taisez-vous, fit-elle sèchement, ces questions n’entrent pas en jeu.
Il l'obligea à s'arrêter, la bloquant contre l'encoignure d'une porte afin de la contempler bien en face.
– Vous allez peut-être me trouver fou. Mais il faut que je vous dise la vérité. Jamais une femme ne m'a inspiré une passion aussi dévorante que celle que votre vue fait naître en moi. J'ai trente-huit ans, ma vie n'a pas été d'une sagesse exemplaire, je vous le confesse. Elle est fertile en aventures dont je n'ai pas lieu d'être fier. Mais depuis que je vous connais j'ai compris qu'il m'arrivait ce que tout homme redoute et souhaite à la fois : cette rencontre avec une femme qui a le pouvoir de l'enchaîner, de le faire souffrir par ses refus, de le combler par ses bienfaits, dont il est prêt à accepter le joug, les caprices plutôt que de la perdre... Je ne sais d'où vous vient ce pouvoir particulier sur moi, mais j'en suis arrivé à penser qu'avant vous je n'ai rien connu. Tout était fadeur, plaisir de pacotille. Par vous seule, je pourrais connaître l'amour...
« S'il savait quelles autres lèvres m'ont dit des paroles semblables avant lui songeait-elle. Celles du Roi... »
– Pouvez-vous me refuser cela ? insistait-il. C'est la vie que vous me refusez.
Sa physionomie aimable et douce d'homme des salons se durcissait. Les yeux assombris la détaillaient avec avidité. Il se demandait de quelle couleur pouvaient être ses cheveux qu'elle cachait sous son sévère bonnet de lingerie : blonds, châtains, roux comme ceux de sa fille, bruns, peut-être, comme son teint chaud semblait l'annoncer.
Ses lèvres étaient nacrées. Elles rappelaient la splendeur discrète des coquillages.
II était dans un tel état que, sans la présence d’Honorine qui, le nez en l'air, les observait l'un et : l’autre, il l'aurait prise de force dans ses bras et il aurait cherché à éveiller son désir.
– Partons, dit-elle, en l'écartant poliment. Vous êtes fou, en effet, et je ne crois pas un mot de ce que vous racontez. Vous avez certainement connu des femmes plus brillantes que moi, et je crois que vous voulez abuser de ma naïveté, monsieur le lieutenant du Roi.
Nicolas de Bardagne la suivit la mort dans l'âme, conscient lui-même de tout ce que sa déclaration pouvait avoir d'insensé. Lui-même n'en revenait pas, mais il se répétait que le fait était là. Il l'aimait à en perdre la tête, à se compromettre, à ruiner sa carrière. Considérant la petite fille qui trottinait la main dans celle de sa mère, une autre pensée lui vint.
– Je vous fais serment, assura-t-il, que si vous avez un enfant de moi, je le reconnaîtrai et j'assurerai son éducation.
Angélique sursauta. II ne pouvait trouver professe plus capable de l'éloigner de tout embrasement. II s'en rendit compte.
– Je suis un maladroit, soupira-t-il.
Comme ils arrivaient devant la demeure des Berne, Angélique posa son panier à terre et prit à sa ceinture la clef qui ouvrait la porte sur le côté.
Le lieutenant du Roi suivait chacun de ses gestes avec un sentiment aigu de douleur et de ravissement. Elle était la grâce même. Elle serait la parure une maison.
– Votre pudeur m'affole, si elle était feinte, je me chargerais volontiers de vous en guérir. Mais je la sens, hélas, bien réelle... Écoutez-moi, je crois... oui, je crois que j'irai jusqu'au mariage.
Elle s'exclama :
– Mais... Vous êtes marié, certainement !
– Eh bien ! non, c'est ce qui vous trompe. Je ne vous cacherai pas que, depuis mes quinze ans, on m'a jeté toutes les héritières possible dans les bras mais j'ai toujours réussi à me sauver à temps et j'étais bien décidé à terminer ma vie dans la peau d'un célibataire... Mais pour vous, je me sens capable d'accepter les chaînes conjugales. Si la pensée d'une vie hors des lois divines est la seule raison qui vous écarte de moi, j'abattrai cet obstacle.
Il lui fit un grand salut, mollets cambrés.
– Dame Angélique, me ferez-vous l'honneur de m'accepter pour époux ?
Décidément, il était désarmant.
Elle ne pouvait, sans risquer de l'offenser gravement, traiter son offre à la légère. Elle affirma qu'elle était bouleversée, qu'elle n'avait jamais espéré un tel honneur, mais qu'elle était bien certaine qu'à peine de retour chez lui, dans son riche hôtel, il regretterait sa folle proposition, qu'elle-même ne pouvait l'accepter. L'obstacle qui la séparait de lui n'était pas de ceux qu'on écarte facilement, même en y mettant le prix.
– Comprenez-moi, monsieur de Bardagne... Il m'est difficile de vous expliquer les raisons de ce que vous appelez mon insensibilité... J'ai beaucoup souffert dans ma vie... et par des hommes. Leur brutalité m'a blessée et m'a éloignée à jamais des plaisirs de l'amour... Je les redoute et n'y ai point goût...
– N'est-ce que cela ? s'écria-t-il rasséréné. Mais, petite sotte, que pouvez-vous craindre de moi... J'ai l’habitude des femmes et de les traiter galamment... . Je ne suis pas un débardeur du port... C'est un gentilhomme qui vous prie de l'aimer, jolie dame... faites-moi confiance et je saurai bien vous rassurer et vous faire changer d'avis sur l'amour et ses plaisirs.
Angélique avait réussi à ouvrir la porte, à faire entrer Honorine et à déposer son panier dans la cour. Elle souhaitait que l'entretien prît fin.
– Promettez-moi que vous allez réfléchir à mes propositions, insista le lieutenant du Roi en la regardant. Je les maintiens toutes. Vous choisirez celle qui vous agréera.
– Je vous remercie, monsieur le comte. Je réfléchirai.
– Dites-moi, au moins, de quelle teinte sont vos cheveux ? supplia-t-il encore.
– Blancs, fit-elle en lui refermant la porte au nez.
Angélique avait été chargée par maître Gabriel d’aller porter un message à l'armateur Jean Manigault. Elle revenait par une ruelle, au pied des remparts, lorsqu'elle s'aperçut que deux hommes la suivaient.
Jusqu'alors, plongée dans ses pensées, elle n'y ait pas pris garde. Mais la ruelle déserte où elle venait de s'engager lui fit prendre conscience de ce bruit de pas, derrière elle, qui se maintenait à une égale distance. Ayant jeté un regard par-dessus son épaule, elle aperçut deux individus dont la mine ne lui plut pas. Ce n'était pas des matelots en maraude, ni même des mariniers du port. Leurs habits bourgeois étaient même assez élégants mais contrastaient avec des physionomies chafouines et mal rasées. Ils semblaient déguisés.
Un flair ancien lui fit songer « Des policiers »... Et elle hâta le pas. Aussitôt le bruit des talons se rapprocha et l'un des hommes l'interpella :
– Hé ! jolie fille, ne vous sauvez donc pas.
Elle marcha plus vite, mais ils étaient déjà à ses côtés, l'encadraient. L'un d'eux la saisit par le bras.
– Je vous en prie, messieurs, laissez-moi, dit-elle, en se dégageant.
– Hé ! pourquoi donc. Vous n'avez pas l'air gai. On peut bien vous tenir un brin de compagnie.
Leurs sourires sournois lui firent redouter le pire. Si elle se trouvait dans l'obligation de gifler ces importuns, elle risquait d'attirer l'attention sur elle. S'ils étaient des jeunes bourgeois de riches familles, ils accepteraient peut-être leur mésaventure. Mais elle ne savait pourquoi, elle craignait que ces beaux habits ne cachassent une personnalité plus redoutable.
Ses yeux cherchèrent un secours vers les façades le repas de midi et La Rochelle sacrifiait à l'habitude méridionale de fermer ses volets. Le soleil, fort brillant et chaud pour la saison, incitait à ce repos du milieu du jour. Personne aux fenêtres, ni sur le seuil des portes. Heureusement, Angélique s'aperçut qu'elle n'était pas loin des entrepôts de closes des maisons. Mais l'on était à l'heure suivant maître Berne.
Plutôt que de chercher à regagner la maison encore lointaine, en subissant cette désagréable escorte elle allait se réfugier là. Elle savait que maître Gabriel s'y trouvait, le marchand saurait remettre en place ces importuns.
Ils continuaient à lui débiter des compliments, des fadaises. Après tout, ils n'étaient peut-être que des buveurs, légèrement pris de boisson.
Elle obliqua sur la droite et reconnut avec soulagement, au bout du long mur aveugle, le porche devant lequel, le soir de son arrivée à La Rochelle, maître Gabriel avait fait une première halte pour laisser ses chariots de blé. Elle en était à quelques pas lorsque l'un des hommes, le plus grand, et qui paraissait assez bien musclé sous les reflets de sa redingote bleu canard, lui saisit la main et glissa un bras péremptoire autour de sa taille.
– Cela suffit comme ça, ma jolie ! Vous n'allez pas faire la moue à deux bons garçons comme nous, qui ne demandons pas plus qu'un sourire et un petit bécot bien senti. On nous a dit que les filles de La Rochelle étaient accortes et accueillantes aux étrangers. Montrez-nous cela !...
Tout en parlant, il se penchait et cherchait à prendre les lèvres d'Angélique entre les siennes.
Elle se rejeta en arrière et de toutes ses forces lui appliqua un soufflet retentissant. Il la lâcha pour tenir sa joue. Elle fit un bond en avant, mais déjà l'autre la ceinturait. Un sourire mauvais et comme triomphant étirait les lèvres de l'homme giflé.
– Vas-y, Jeannot, cria-t-il, tiens-la bien... Nous allons trousser cette belle parpaillote !... Un morceau pareil... C'est notre jour de chance...
À eux deux ils la maîtrisaient. Un coup de soulier brutal dans l'arrière des genoux la fit basculer. Elle hurla. Ils la frappèrent sur la bouche. Des mains arrachaient les lacets de son corsage. Elle crut qu'elle allait s'évanouir puis elle parvint à réagir et se débattit comme une forcenée, griffant et mordant.
Elle réussit à leur échapper, courut comme une folle vers le porche. Un caillou la fit trébucher, elle tomba sur les genoux, se traîna. Elle criait.
– À moi. À moi, maître Gabriel !... À moi !
Ils étaient à nouveau sur elle. Elle se mit à lutter dans un cauchemar, comme elle avait lutté contre les dragons de Montadour, avec le même sentiment d'impuissance et de terreur.
Soudain, ses assaillants parurent s'envoler. L'un d'eux sauta contre le mur, propulsé par une force invincible. Ses yeux devinrent vitreux. Il vacilla et s'affala sur Angélique avec la mollesse d'un pantin. Un sang rouge jaillissait par saccades de sa tempe. Elle repoussa avec horreur ce fardeau sanglant. Le sang coulait avec la violence d'une fontaine. Angélique n'arrivait pas à se dégager de ce corps pesant sur elle de toute l'inertie d'un corps sans vie. Elle se débattait contre lui avec égarement. Elle réussit enfin à le rejeter de côté. Devant elle, l'homme à la redingote bleue affrontait maître Gabriel. Le marchand dépassait largement en force et en carrure son adversaire. Ses poings le martelaient durement. L'homme déjà demandait grâce. Deux fois il était allé au sol. Ses vêtements étaient fripés et couverts de poussière, son visage devenait hagard. Sa perruque arrachée traînait dans le ruisseau et ses cheveux gras et sales apparus lui retombaient dans les yeux.
– Ça suffit ! haleta-t-il, arrêtez...
Un coup violent à l'estomac le fit hoqueter. Il s'appuya au mur, sa tête dodelinant en tous sens...
– Arrêtez, vous dis-je... Laissez-moi...
Maître Gabriel s'approcha de lui. L'autre dut lire sur ses traits quelque chose de terrible car ses yeux se dilatèrent soudain.
– Non, dit-il d'une voix étouffée. Non... pitié !...
Un nouveau coup le fit s'écrouler sur les genoux.
– Non... Vous ne pouvez pas faire cela... Pitié.
Le marchand se penchait sur lui inexorablement. Il le frappa encore puis il le prit à la gorge.
– Non..., râla l'autre.
Ses mains blêmes et affaiblies essayèrent de se lever et d'écarter les deux bras noueux, durcis cornue des barres de fer, qui s'étaient saisis de lui. Elles eurent des mouvements convulsifs, puis retombèrent. Des sons inarticulés s'échappaient de la bouche démesurément ouverte de l'homme en bleu.
Les pouces de maître Gabriel s'enfonçaient dans cette chair comme dans de la glaise. Il semblait qu’ils ne s'en détacheraient jamais.
Angélique, figée d'épouvante, voyait les muscles des deux mains du marchand saillir, tandis que, lentement, leur tenaille resserrait l'étreinte. Un râle montait dans le silence hallucinant.
Angélique mordait ses lèvres pour ne pas hurler. Il fallait que cela finisse, que cela finisse vite. La face de l'homme prenait une teinte aubergine. Mais cela ne finissait pas...
Enfin, le râle cessa. Prunelles exorbitées, le misérable gisait la tête renversée sur les pavés ronds. Maître Berne l'examina attentivement, avant de le lâcher et de se relever avec lenteur.
Ses yeux clairs avaient une transparence bizarre dans son visage congestionné par l'effort. Il alla vers l'autre individu, le retourna, le secoua et le laissa retomber dans son sang en grommelant.
– Il est mort ! Il s'est heurté à ce piton qui sortait du mur. Tant mieux ! Cela m'évitera de l'achever... Dame Angélique...
Il levait les yeux et s'arrêtait dans le mouvement qui le portait vers elle. Un trouble indéfinissable l'envahissait. La jeune femme s'était redressée, mais à bout de forces, elle s'appuyait contre le mur, dans la même attitude défaillante qu'avait eue tout à l'heure l'homme à la redingote bleue lorsqu'il avait compris dans un éclair que le marchand allait le tuer. Il ne la reconnaissait pas…
Pas tout à fait.
Les yeux épouvantés d'Angélique allaient de l'un à l'autre des deux corps inertes. Devant la tragédie qui venait de surgir et dont elle était la cause, la panique de son être traqué resurgissait et la pénétrait toute, transformait l'expression de ses traits habituellement sereins et altiers. Elle avait l'air d'une enfant mortellement effrayée...
Toute à son effroi, elle ne s'apercevait pas de l'état dans lequel l'avaient laissée les deux misérables. Son corsage avait été délacé, sa chemise déchirée. De sa coiffe arrachée sa chevelure coulait sur ses épaules et sur ses seins à demi nus. Dans la traînée de soleil, les longues mèches d'or pâle avaient un éclat précieux plus vif encore près de sa peau blanche, sur laquelle le sang avait laissé des traces. Du sang aussi, qui devenait noir, sur sa jupe de futaine...
– Vous êtes blessée ?
La voix du marchand était basse et comme absente. Il ne voyait pas seulement les traces du sang sur elle. Des doigts obscènes avaient laissé leurs meurtrissures sur cette chair nacrée, subitement dévoilée. Peut-être des lèvres ignobles s'y étaient-elles posées ? À cette pensée, le marchand se sentit de nouveau envahi de sa folie meurtrière. Ce corps auquel il s'interdisait de penser lorsque allait et venait dans sa demeure la femme aux mouvements aisés et gracieux, ce corps qui se mouvait : sous les lourds plis des jupes et dont les corsages raidis emprisonnaient les charmes émouvants, voici que ces porcs avaient voulu le souiller.
– Ce que lui-même n'aurait jamais osé, même en pensée, ils l'avaient fait. Ils l'avaient dénudé, ils avaient révélé ses jambes si fines et galbées qu'on ne les voit qu'aux statues, aux déesses.
Jamais il n'oublierait la vision qui l'avait saisi au seuil du porche lorsqu'il avait, d'un seul coup d’œil, embrassé ce tableau de violence et de luxure : une femme écartelée par deux voyous. Et c'était elle !
– Vous êtes blessée ?
Sa voix était si dure qu'Angélique revint à elle. La silhouette massive et vêtue de noir de maître Berne s'interposait entre elle et le soleil aveuglant, entre elle et la scène d'horreur.
Elle se jeta contre lui, cachant son visage, cherchant l'obscurité d'une épaule dans un besoin éperdu, de protection et d'oubli.
– Oh ! maître Gabriel !... Vous avez tué... Vous avez tué deux hommes... à cause de moi... que va-t-il se passer ? Qu'allons-nous devenir ?... Il referma ses bras sur elle et la serra à la briser.
– Ne pleurez pas, dame Angélique... Pas vous...
– Je ne pleure pas... J'ai bien trop peur pour pleurer…
Mais les larmes jaillissaient de ses yeux sans qu'elle en eût conscience et trempaient le rabat de son consolateur. De ses mains, de ses ongles, elle se cramponnait à lui. Il insista :
– Vous ne m'avez pas répondu... Vous ne m'avez pas dit si vous étiez blessée.
– Non... je ne crois pas...
– Ce sang ?
– Ce n'est pas le mien... C'est l'autre.
Elle se prit à claquer des dents.
La main du marchand flatta la douce chevelure aux reflets d'or et de vermeil.
– Là ! là ! calmez-vous... mon amie, ma très chère...
Il l'apaisait comme une enfant, et elle reconnaissait sa voix patiente, et la sensation oubliée et délicieuse d'une protection masculine.
Quelqu'un s'était dressé entre elle et le danger, l'avait défendue, avait tué pour elle. Elle s'abandonna en pleurant de tout son cœur, contre ce rempart inviolable qui lui rappelait – elle ne savait pourquoi – l'épaule du policier Desgrez. L'horrible sensation éprouvée tout à l'heure s'estompait. Les sursauts de dégoût et de frayeur se calmaient. Sa respiration précipitée cessa de la suffoquer et reprit un rythme normal. Tout à coup, elle songea :
« Je suis dans les bras d'un homme et je n'ai pas peur. » C'était comme la révélation d'une guérison qu'elle n'espérait plus.
En même temps, elle eut honte. Elle sentit la nudité de sa peau sous des mains chaudes et prit conscience du désordre de ses vêtements.
Ses yeux mouillés se levèrent furtivement et rencontrèrent le regard de maître Gabriel. Son expression la fit rougir et elle s'écarta.
– Oh ! pardonnez-moi, murmura-t-elle. Je suis folle.
Il la laissa doucement aller.
Les mains fébriles d'Angélique cherchaient à ramener les lambeaux de son corsage sur sa poitrine et ses épaules. Empêtrée dans sa gêne, elle n'y parvenait pas. Ce fut lui qui dut l'aider, trouvant la bretelle qui avait glissé, le lien qui avait été arraché. Elle rougissait de plus en plus.
– Ne vous énervez pas. Ces brutes vous ont malmenée affreusement, dit-il. Il nous est impossible avec ces loques d'arriver à un résultat satisfaisant. Vous en serez quitte pour jeter ce caraco aux orties Maintenant, il nous faut nous hâter.
Sa voix se glaça et Angélique, suivant la direction de son regard, vit le soldat Anselme, le gardien de la Tour de La Lanterne, qui les observait du haut des remparts.
Pendant d'interminables minutes, aux deux bouts de la ruelle, il y eut une silencieuse attente. Puis le soldat parut se décider.
Il s’ébranla et descendit lourdement les degrés de pierre.
Dodelinant sa hure de sanglier sous son casque d’acier, il venait vers eux. Le martèlement de ses bottes et de sa hallebarde sur les pavés faisait un bruit énorme. Le marchand regarda ses mains nues comme s'il se demandait si elles allaient avoir encore assez de force pour abattre ce nouvel ennemi en armes.
– Bel ouvrage, l'ami, grommela le soldat de sa voix rauque. J'ai vu ça de loin, sur la fin. Vous avez de la poigne, soit dit sans vous flatter ; maître Berne...
Du bout de sa pique, il toucha l'un des cadavres.
– Ces deux-là, je les connais, c'est des ordures... Baumier les paye pour provoquer les femmes et les filles des protestants. Les maris ou les pères interviennent. Cela provoque une bagarre et voilà une belle occasion de fourrer quelques Huguenots de plus en prison... Moi, je ne mange pas de ce pain-là.
Appuyé sur son arme, dans la posture familière de la conversation, il poursuivit :
– Quand on est passé comme moi par l'estrapade et les verges, qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse d'autre que d'abjurer ? Je suis un pauvre militaire et je tiens à ma pitance. Mais ce n'est pas une raison pour trahir mes anciens frères. Allez, faites disparaître ces charognes... je n'ai rien vu...
Il leur tourna le dos et retourna à pas lents vers son poste, sur les remparts.
– Allez regarder dans la cour, ordonna maître Gabriel à Angélique. Je ne tiens pas à ce que mes commis sachent quelque chose. Si vous ne voyez personne, vous irez ouvrir le magasin sur la gauche.
La cour était heureusement déserte. Angélique tira la porte du hangar qu'on lui avait indiqué. L'odeur âcre de la saumure la prit à la gorge.
Elle revint près de maître Gabriel. Celui-ci avait retiré la veste de l'homme étranglé et l'avait entortillée autour de la tête de celui qui avait été blessé afin d’éponger le sang. Malgré ces précautions, tandis qu'ils transportaient le cadavre, ils s'aperçurent horreur que leurs souliers maculés laissaient des traces rouges sur le pavé de la cour. Ils déposèrent le cadavre dans le hangar et retournèrent chercher l'autre.
– Vous allons les mettre dans le sel, souffla le marchand, ce n'est pas la première fois. C'est une bonne cachette. Le sel conserve les corps. Cela nous permettra d'attendre la meilleure occasion de les disparaître.
Il ôta son habit de drap noir, prit une pelle et attaqua la haute montagne neigeuse qui luisait dans la pénombre.
Angélique l'aida, creusant des deux mains. Sa hâte de voir s'effacer ces deux visages grimaçants figés dans une hideuse expression était telle qu'elle ne sentait pas les morsures des cristaux de sel sur sa peau écorchée.
Les deux corps furent enfouis au plus profond du tas et soigneusement recouverts. Angélique et le marchand travaillaient en silence. Tandis que le marchand finissait de redonner au dépôt son aspect habituel, Angélique prit un seau qu'elle alla remplir à la fontaine. Armée d'une brosse, elle entreprit de nettoyer les pavés tachés. Deux commis, qui revenaient des quais avec un lot de barriques, entrèrent par l'autre porte. De loin, ils l'aperçurent et ne se formalisèrent pas de voir la servante de maître Berne lavant la cour à grande eau. Elle venait souvent aux magasins et, bien que s'occupant en principe des livres de comptabilité, il lui arrivait de se livrer à des travaux plus matériels. Par grâce, les deux garçons sachant que le maître était dans les parages ne s'approchèrent pas. Ils auraient pu s'étonner à juste titre de la découvrir quasi en haillons avec tous ses cheveux sur les épaules.
Ils disparurent dans le hangar aux vins et aux eaux-de-vie.
Angélique retourna dans la ruelle. Des mouches commençaient à bourdonner autour de la flaque de sang. La rigole était rouge jusqu'au soupirail qui s'ouvrait sur la mer, au bout de la rue, et évacuait les eaux.
Heureusement, personne n'était passé encore. Elle lava et relava à genoux, les cheveux dans les yeux, et ne se sentit tranquille que lorsque la dernière volée d'eau n'entraîna plus qu'une vague teinte rosâtre qui ne pouvait attirer la suspicion.
Alors elle referma soigneusement le porche qu'une heure plus tôt maître Gabriel avait presque arraché de ses gonds pour se précipiter à son secours.
– Venez jusqu'à mon bureau, dit le marchand, tout est en ordre. Il faut vous réconforter.
Angélique titubait. Il passa un bras autour de sa taille et la soutint jusqu'à la pièce ombreuse où s'entassaient, à côté des livres de comptes et des balances de tous calibres, de précieuses peaux du Canada, de la coutellerie d'Angleterre et des échantillons d'eaux-de-vie des Charentes.
Par précaution, il mit le verrou.
Angélique s'était laissé aller sur un banc, la tête appuyée dans ses bras, contre la table.
Maître Gabriel poussa vers elle un verre d'alcool.
– Dame Angélique, buvez... Il le faut.
Et, comme elle ne bougeait pas, il s'assit près d'elle, lui releva la tête et approcha de force le verre de ses lèvres. Elle but quelques gorgées. Les couleurs revinrent à ses joues.
– Pourquoi tout cela est-il arrivé ? Demanda-t-elle, regardant autour d'elle d'un air hagard. Je rentrais à la maison... Ils ont commencé à m'escorter... J’ai pensé à venir jusqu'ici pour vous demander secours... Ils se sont montrés de plus en plus hardis... et puis, tout à coup...
– Laissez cela, dit-il. Vous n'avez plus rien à redouter, ils sont morts.
Elle frissonna violemment.
– Morts ? N'est-ce pas affreux ?... Partout des morts sur ma route.
– Il faut des morts, dit brusquement Berne dont les yeux conservaient leur éclat singulier. La mort appelle la mort, les crimes appellent les crimes. Il est écrit dans la Bible : « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure... »
Angélique se recula sur le banc. Elle se leva et s’écarta comme si elle venait de découvrir un ennemi à ses côtés.
– Je hais les hommes, dit-elle, d'une voix sourde, je les hais tous et je me hais moi-même. Oh ! je voudrais disparaître. Vous me regardez comme si j’étais folle. Vous voudriez peut-être que je reste calme, mais c'en est assez, je ne resterai pas calme.
– Comme vous avez l'air jeune et enfantine tout à coup. Vous ne parlez plus du tout comme cette femme avisée que vous m'aviez habitué à connaître.
– Vous ne comprenez donc pas, maître Berne... Les démons sont entrés dans mon château, ils y ont mis le feu, ils ont massacré les serviteurs, ils ont égorgé mon fils dernier-né et moi ils m'ont... c'est à cause de cette nuit-là qu'Honorine est née... comprenez-vous ?... L'enfant du crime et du viol... Et vous vous étonniez que je ne puisse l'aimer...
Il parut croire qu'elle délirait, puis brusquement, comprenant qu'elle faisait allusion à des événements passés :
– Laissez alors vos souvenirs. Vous les aviez oubliés.
À son tour, il se levait, enjambait le banc. Elle le regardait venir à elle avec crainte. Et en même temps elle souhaitait qu'il fût près d'elle, tout près d'elle pour la soutenir et pour qu'elle sût si c'était vrai que le miracle avait eu lieu et qu'elle pouvait se trouver heureuse dans les bras d'un homme.
– Tout à l'heure, vous les aviez oubliés, répéta-t-il à voix basse... tout à l'heure... contre moi !...
Il la frôlait. Ses mains se posaient sur sa taille et comme elle n'avait pas un mouvement de défense il l'attira vers lui. La tension qui les possédait les faisait trembler tous les deux, mais Angélique ne résistait pas.
Elle était froide et insensible comme une vierge qui se fait violence, mais la curiosité qu'elle avait d'elle-même demeurait la plus forte. « Tout à l'heure, je n'ai pas eu peur, se dit-elle. C'est vrai... et si maintenant il veut m'embrasser, que va-t-il se passer ? »
L'égarement du visage qui se penchait vers elle ne lui répugnait pas. Elle subissait sans en être offusquée la contrainte contre le sien d'un grand corps solide et possédé de désir. La personnalité de celui qui la pressait ainsi s'effaçait. Elle oubliait son nom et qui il était. Ce n'était qu'un homme qui la tenait dans ses bras et dont elle reconnaissait sans en être effrayée l'appel véhément.
Un soulagement inexprimable lui vint et la fit respirer longuement, lentement contre cette vaste poitrine, comme une noyée qui reprend souffle. Elle était donc encore vivante !
Sa tête s'alanguit.
Des lèvres assoiffées, qui n'osaient encore effleurer les siennes, se perdaient dans ses cheveux. Elle commençait à percevoir la caresse de la main qui tremblait sur sa peau nue. L'attention avec laquelle elle se découvrait à nouveau isolait toutes ses facultés.
Il fallut un mot, dont eux seuls pouvaient comprendre la signification dangereuse, pour la ramener à elle.
– Sel... Sel... criait au-dehors la voix d'un commis tambourinant contre la porte close.
Angélique se raidit, soudain arrachée à sa torpeur.
– Écoutez, fit-elle, ils parlent du sel... Ils ont découvert quelque chose !...
Immobiles, ils tendirent l'oreille.
– Faut-il charger le sel, patron ? répéta la voix du commis derrière la porte.
– Quel sel ? rugit maître Gabriel en bondissant.
Assez rapidement, il retrouvait son sang-froid, jetait un coup d'œil sur ses vêtements et son rabat pour en vérifier la correction.
– C'est pour l'impôt. Ils viennent chercher le vin et le sel.
– Je parie qu'il s'agit d'un coup de Baumier, grommela le négociant.
Et il ouvrit la porte. Un huissier des tailles, accompagné de deux clercs et de quatre hommes d'armes de la maréchaussée, se tenait sur le seuil, derrière le commis effaré. Deux chariots vides les avaient accompagnés pour charger les redevances en nature.
– J'ai déjà payé tous mes impôts, déclara maître Gabriel. Je puis vous faire voir ma quittance.
– Appartenez-vous à la R. P. R. ?
– En effet.
– Donc, d'après les nouveaux décrets, vous devez encore un surplus équivalent à la totalité des impôts déjà versés. Voyez plutôt, c'est écrit là, ajouta-t-il en tendant un parchemin.
– Encore une iniquité car il n'y a aucune raison.
– Que voulez-vous, maître Berne, vos coreligionnaires convertis sont exemptés pendant un an de payer l'impôt et trois ans pour les tailles. Il faut bien que nous prenions ce manque à gagner quelque part. Aux entêtés comme vous de payer pour les autres. D'ailleurs, cela ne vous reviendra qu'à douze barriques de vin, cent cinquante livres de lard salé, et douze boisseaux de sel : ce n'est pas énorme pour un riche marchand comme vous.
À chaque fois qu'elle entendait le mot « sel » Angélique pâlissait.
L'huissier royal l'examina avec insolence.
– Votre épouse ?... demanda-t-il à maître Gabriel.
Celui-ci qui étudiait l'exploit qu'on lui avait remis ne répondit rien.
– Venez, messieurs, fit-il en sortant et en se dirigeant vers les hangars.
Angélique entendit l'huissier ricaner à la cantonade, en s'adressant à ses clercs.
– Ces Huguenots veulent encore nous faire la leçon... Cela ne les empêche pas d'avoir des concubines, comme tout le monde.