Chapitre 5
Quelqu'un la dépassa et dit :
– La Française !
Angélique se retourna. Un homme s'était arrêté et !a contemplait bouche bée. Il portait un habit aux broderies de dorures fanées, de souliers à talons rouges dont le cuir s'écaillait, un chapeau à la plume défraîchie. Il clignait des yeux comme une chouette au soleil.
– La Française, répéta-t-il, la Française aux yeux verts !
Angélique avait simultanément envie de fuir et de savoir. Machinalement, elle s'avança vers lui. Il bondit comme un écureuil.
– Cette fois, aucun doute. C'est bien vous... Un tel regard ! Mais...
Il détaillait sa mise modeste, son bonnet cachant étroitement sa chevelure.
– ... Mais... vous n'étiez donc pas marquise ? On l’affirmait pourtant à Candie... et je l'ai cru... J'ai pourtant vu vos papiers, que diable !... Que faites-vous ici, sous cet accoutrement ?...
Maintenant, elle le reconnaissait, surtout à son menton mal rasé.
– Monsieur Rochat... Vous ?... Est-ce possible ? Vous avez donc réussi à quitter les colonies du Levant comme vous le souhaitiez ?
– Et vous, vous avez donc réussi à échapper à Moulay Ismaël ?
« Le bruit avait couru qu'il vous avait fait périr dans les tortures...
– Non, puisque me voici !
– J'en suis fort heureux.
– Et moi donc !... Ah ! cher monsieur Rochat, quel plaisir de vous revoir.
– Plaisir entièrement partagé, chère madame.
Ils se serrèrent les mains avec effusion. Jamais Angélique n'aurait pu croire que de retrouver la personnalité falote du fonctionnaire colonial pourrait la combler à ce point. Ils étaient tous deux comme les seuls survivants d'une terre magique se rencontrant aux limbes.
Rochat, traduisant leur sentiment mutuel, s'écria :
– Ah ! Enfin !... quelqu'un de « là-bas »... avec qui parler !... dans ce port septentrional, sans âme, sans couleurs... quel soulagement ! J'exulte !
Derechef, il lui serra les mains à les briser, puis s'assombrit.
– ... Mais... vous n'étiez donc pas marquise ?...
– Chut ! fit-elle en regardant autour d'elle.
« Trouvons un endroit tranquille pour nous entretenir et je vous expliquerai, murmura Angélique. Rochat dit, avec une moue dédaigneuse que, malheureusement, il ne connaissait guère d'endroits à La Rochelle, où l'on puisse boire du vrai café turc. Il y avait bien la « Taverne de la Nouvelle France » où l'on servait un breuvage de ce nom mais c'était de « leur » café des Iles. Rien de commun avec les fèves des plateaux d'Éthiopie, dûment grillées selon les rites et dont on buvait « là-bas », en Orient, le divin extrait. Ils se rendirent néanmoins à la piteuse taverne en question, heureusement déserte à cette heure, et s'assirent dans l'encoignure d'une fenêtre. Rochat refusa le café proposé.
– Franchement, je ne vous le recommande pas. Une teinture de réglisse mélangée de décoction de glands, voilà ce qu'ils appellent ici : café...
Ils se rabattirent sur un petit vin des Charentes, toujours maître ici et assuré de plaire, que le patron accompagna d'une opulente assiette de fruits de mer et de coquillages.
– La seule chose acceptable dans ce triste pays, dit Rochat : les crustacés, les oursins, les huîtres... je m'en gave... (Il eut un regard désabusé vers le treillis des vergues et des cordages qui obscurcissait le ciel lumineux...) Que c'est triste ! Où sont les galères de Malte et leurs bannières, les oriflammes des pirates chrétiens, les petits ânes et leurs paniers d'oranges... Simon Dansat et sa barbe rouge !
Angélique était tentée de lui faire remarquer que ce port n'était ni aussi septentrional, ni aussi dénué de couleurs qu'il paraissait le croire.
– Ne vous plaigniez-vous pas, jadis, de vous enliser en Orient ? Vous ne rêviez que du retour dans la métropole.
– C'est vrai, j'ai même fait des pieds et des mains pour revenir en France. Maintenant je fais des pieds et des mains pour retourner là-bas... À Paris, quel ennui ! il y avait bien un petit estancot, du côté du Vieux Temple, où l'on pouvait boire du vrai café, et rencontrer quelques chevaliers de Malte, quelques Turcs... On m'a envoyé ici pour m'occuper de retirer le monopole des assurances aux protestants... j'en ai profité pour tâter certains commerçants... Ces Rochelais ont des ramifications partout. L'un d'eux, derechef, m'envoie à Candie. Je pars mardi, conclut-il rayonnant.
– Et l'administration royale ?
Rochat eut un geste fataliste :
– Que voulez-vous ! Il arrive un moment où un homme intelligent commence à s'apercevoir qu'à servir les autres, c'est-à-dire l'État, on lui fait jouer un peu la dupe. J'ai toujours possédé des qualités de commerçant. L'heure vient de m'en servir. Quand je serai riche, je ferai venir ma famille...
De le savoir sur le départ rassurait beaucoup la jeune femme. Elle pouvait parler plus franchement.
– Monsieur, promettez-moi le secret sur ce que je vais vous confier ?
Elle lui confirma qu'elle était bien la marquise du Plessis-Bellière. À son retour en France, elle s'était heurtée au Roi, mécontent d'un départ qu'il avait interdit. Tombée en disgrâce, elle s'était vue ruinée et contrainte de mener une vie fort modeste.
– Dommage ! Dommage ! dit Rochat. En Orient, on n'aurait pas laissé tomber dans l'abaissement des qualités aussi éclatantes que les vôtres.
Tout à coup, il se pencha :
– Vous savez, Il a quitté la Méditerranée !
– Qui cela ?
– Est-ce qu'on demande : qui cela ? quand on a bourlingué comme vous par là-bas... Le Rescator, té !...
Et comme elle le regardait un peu fixement, sans réagir.
– Le Rescator ! répéta-t-il avec agacement. Ce pirate masqué qui vous a achetée trente-cinq mille piastres au batistan de Candie et auquel vous avez joué le plus mauvais tour qu'on ait jamais joué de mémoire d'esclave... On dirait que vous ne vous rappelez pas que tout cela vous est arrivé !
Elle reprenait des couleurs. Absurde de s'émouvoir ainsi pour un nom !
– Quitté la Méditerranée ? interrogea-t-elle. Il y était pourtant tout-puissant. A-t-on au moins su pourquoi ?
– On a dit que c'était à cause de vous.
– De moi !...
Elle se troublait à nouveau et son cœur battait irrégulièrement.
– S'estimait-il ridiculisé par ma fuite au point de ne plus pouvoir accepter les sarcasmes de ses confrères pirates ?
– Non, ce n'est pas cela... Bien que, dès l'instant où votre évasion lui a été connue, ses gardes marocains aient passé un sacré mauvais moment. Peu s’en fallut qu'il ne les pendît tous. Mais ce n'est pas dans ses mœurs. Finalement il s'est contenté de les renvoyer à Moulay Ismaël, en les désignant comme chiens incapables. Je gage que les pauvres diables auraient bien préféré être pendus. Ah ! vous pouvez vous vanter d'avoir fait couler des larmes c : du sang en Méditerranée, madame ! Et pour finir, La Rochelle ! Enfin !...
– Mais pourquoi à cause de moi ? insista Angélique.
– C'est une histoire avec Mezzo-Morte, son pire ennemi. Vous souvenez-vous au moins de Mezzo-Morte, l'amiral d'Alger ?
– Je n'aurais garde de l'oublier, puisqu'il m'a capturée à son tour.
– Eh bien ! Mezzo-Morte se vantait de tenir par vous le moyen de chasser à jamais le Rescator de la Méditerranée. Dès qu'il vous a eue en sa possession, il a envoyé un messager à Candie... Mais auparavant, il faut que je vous raconte une autre chose. Peu après votre fuite, deux ou trois jours plus tard, je crois, le Rescator m'a fait demander.
– Vous ?
– Oui, moi. Suis-je donc un si piteux personnage que je ne puisse fréquenter les grands princes pirates ?... J'avais déjà approché Sa Seigneurie, ne vous en déplaise. C'était l'un des plus gais personnages que l'on pût rencontrer au cours de l'existence, mais cette fois je dois admettre que son état d'esprit correspondait assez bien à son aspect ténébreux. Ce masque, c'est déjà déplaisant pour l'interlocuteur, mais lorsqu'un regard perçant et furieux vous arrive par ces deux fentes de cuir, on préférerait être ailleurs. Il s'était retiré dans son palais de Mylos. Quelle demeure merveilleuse : remplie de bibelots rares ! Son chébec était trop endommagé par l'incendie pour qu'il pût songer à vous poursuivre. D'ailleurs, si je me rappelle bien, il y a eu alors une violente tempête. Aucun navire ne pouvait sortir de la rade... Le Rescator avait entendu dire que je vous connaissais. Il m'a longuement interrogé sur vous.
– Sur moi ?
– Dame ! une esclave qu'on a payée trente-cinq mille piastres, on ne la voit pas s'envoler avec le sourire. Je lui ai dit ce que je savais sur vous. Comment vous étiez une grande dame française en faveur près du roi Louis XIV, immensément riche, puisque vous étiez même propriétaire de la charge de consul de Candie. Et puis comment je vous avais trouvée entre les mains d'Escrainville, mon ancien condisciple de l'École des Langues orientales à Constantinople. J'ai même fini par lui raconter comment je m'étais démené pour vous faire acheter par les chevaliers de Malte... Vous êtes témoin, chère madame, que j'ai fait de mon mieux ! D'ailleurs, j'ai effectivement reçu les cinq cents livres que vous m'aviez fait envoyer de Malte. C'est ainsi qu'on a appris à Candie que vous n'aviez pas péri dans la tempête, comme chacun le supposait.
Rochat but une gorgée de vin.
– ... Hum ! Je suppose qu'aujourd'hui, vous ne m'en voudrez pas en apprenant que j'ai cru bon d'aller avertir de la chose monseigneur Le Rescator... C'est un homme envers lequel j'avais malgré tout des obligations... Il est fort généreux, n'est-ce pas, l'argent ne lui coûte rien. Et puis, enfin, c'était quand même votre maître et il est normal qu'on aide un propriétaire à récupérer son bien... Pourquoi souriez-vous ?... Parce que vous me trouvez plus oriental que nature... Je l'ai donc averti. Mais alors qu'il allait s'embarquer pour Malte, le messager de Mezzo-Morte est arrivé... Pourquoi paraissez-vous si effondrée tout à coup ?
– Si vous connaissez la réputation de Mezzo-Morte vous devez vous douter que cela n'évoque pas pour moi d'agréables moments, fit Angélique de plus en plus bouleversée malgré elle.
– Le Rescator est donc parti pour Alger. Là, nous n'avons jamais su ce qui s'était passé. Quand je dis « nous » je parle de tout ce qui cabote, navigue et commerce par là-bas... de la Méditerranée enfin !... Peu de détails ont transpiré. Il semble que Mezzo-Morte se soit livré à une sorte de chantage : ou le Rescator ignorerait toujours ce que vous étiez devenue, ou Mezzo-Morte lui révélerait le lieu de votre retraite contre l'échange de son serment de quitter à jamais la Méditerranée, afin de le laisser régner seul, lui, l'amiral d'Alger... Beaucoup ont dit qu'il était stupide de supposer que le Rescator pût mettre en balance son pouvoir immense, sa fortune encore plus immense, sa situation imprenable de trafiquant de l'argent, avec une simple esclave, si belle fût-elle... Mais il faut croire que Mezzo-Morte savait ce qu'il faisait car le Rescator... cet orgueilleux, cet imbattable, est passé sous les fourches caudines.
– Il a accepté ?... fit Angélique dans un souffle.
– Oui !
Les yeux un peu myopes de l'ancien fonctionnaire colonial se firent rêveurs.
– Une folie complète... Personne n'a compris. Il faut croire que vous lui aviez inspiré plus que du désir... de l'amour. Sait-on jamais ?
Angélique écoutait, le souffle court.
– Et alors ?
– Alors ?... Que vous dire ? Sans doute Mezzo-Morte lui a-t-il confié qu'il vous avait vendue au Sultan du Maroc, et le Rescator a-t-il appris que celui-ci vous avait égorgée... D'autres disaient aussi que vous vous étiez échappée et que vous étiez morte en chemin. Je vois qu'en fin de compte, ni l'une ni l'autre des versions n'étaient exactes puisque vous êtes bien vivante au royaume de France.
Son œil pétilla.
– Quelle bonne histoire à raconter lorsque je serai à Candie... Personne ne pourrait imaginer pareil épilogue. Une femme s'échappant du harem de Moulay Ismaël... une captive évadée parvenant en terre chrétienne... Je serai le seul à témoigner de cela... Je vous ai vue !
– Monsieur, ne m'avez-vous pas promis le secret ?
– C'est vrai, dit Rochat très déçu.
Il réfléchit sombrement un moment en achevant de vider son verre. Il trouverait bien le moyen de raconter la chose sans nommer La Rochelle ni personne.
– Alors, conclut-il, le Rescator a quitté la Méditerranée. Bien que n'ayant pu vous reprendre, il se devait de respecter la promesse solennelle faite à Mezzo-Morte qui avait tenu la sienne. Les loups se doivent parole entre eux. Mais, auparavant, il a provoqué Mezzo-Morte en duel. L'amiral d'Alger s'est sauvé jusqu'au fond d'une oasis saharienne pour lui échapper et attendre le départ de son ennemi. Et le Rescator a franchi le détroit de Gibraltar. Il s'en est allé sur l'Atlantique. Et personne ne sait depuis ce qu'il est devenu, conclut Rochat d'une voix lugubre. Quelle sombre histoire ! À me désespérer !
Angélique se leva.
– Monsieur, il me faut me retirer. Puis-je être assurée que vous ne me trahirez pas et ne parlerez de notre rencontre à personne, du moins tant que vous serez en France et à La Rochelle.
– Vous pouvez en être assurée, promit-il. D'ailleurs à qui pourrais-je parler ici ? Ces Rochelais sont froids comme le marbre…
Sur le seuil, il lui baisa la main. Il n’était plus fonctionnaire. Il commençait une vie nouvelle. Et sa personnalité vaguement poétique et aventureuse, jusqu'alors enfermée dans une enveloppe étriquée, toujours inquiète, montrait le bout de l'oreille.
– Belle captive aux yeux verts, que le dieu des vents mène votre nacelle loin d'un sort aussi funeste que celui que vous subissez actuellement. Bien que vos charmes, dont tout Candie fut éblouie naguère, demeurent sévèrement cachés, on n'en devine pas moins qu'ils ne méritent pas une telle éclipse. Savez-vous ce que je vous souhaite ? C'est que le Rescator vienne jeter l'ancre devant La Rochelle et qu'il vous enlève à nouveau.
Elle l'aurait embrassé pour ces paroles. Mais elle protesta mollement.
– Grands dieux, non ! Je craindrais qu'il ne me fît payer trop cher les ennuis que je lui ai causés. Il doit me maudire, encore, à ce jour...
Pour gagner du temps, elle prit le chemin des remparts. On devait s'étonner de sa longue absence. La soupe du soir ne serait pas prête. Le soleil venait de disparaître et le vent froid mordait ses bras à demi nus, car elle était sortie sans mante, dans le tiède après-midi d'automne. Sous le ciel jaune clair, la mer avait une teinte grise et dépolie. Elle était paisible et roulait ses vagues le long de la grève des goémons. De temps à autre, une lame plus forte frappait le pied des murs et les embruns volaient dans le vent.
Les yeux fixés sur l'horizon, Angélique croyait y voir naître un navire, parmi tant d'autres apparus. « Il s'en est allé sur l'Atlantique... »
Était-ce fou de rêver comme une jeune fille dont e cœur s'émeut d'avoir été élue par un prince mystérieux des mers qui pour elle renoncerait à tout !
N’était-elle pas une femme désenchantée, n'avait-elle pas vécu ? La brutalité des hommes ne l'avait-elle pas blessée à jamais ?
Quand donc l'imagination des femmes cesse-t-elle de battre la campagne ? Leur goût du merveilleux et des grands rêves inaccessibles ne doit mourir qu'avec elles.
« C'est la magie de cette histoire qui me fascine », songeait-elle.
Comment oublier la douceur de ce manteau de velours noir l'enveloppant, la voix au timbre sourd, un peu brisé.
– ... « Chez moi, il y a des roses... Chez moi, vous dormirez... »
Elle était si absorbée qu'elle se heurta au soldat Anselme Camisot qui lui barrait le passage avec sa hallebarde.
– Belle dame, puisque vous voici sur mon territoire, vous me devez un baiser.
– Monsieur Camisot, je vous en prie, implora Angélique avec gentillesse et fermeté.
– Ah ! si la reine m'en prie, comment pourrais-je ne pas m'incliner, moi, pauvre sentinelle ?
Il s'écarta pour la laisser passer. Appuyé sur sa hallebarde, il suivait des yeux avec une mélancolie de chien triste sa silhouette à la démarche princière, sous la pauvre robe, admirant éperdument sa taille ronde, la ligne des épaules épanouies, sa nuque droite et la courbe de son blanc profil tourné vers la mer.