Chapitre 6
Un matin, on trouva l'oncle Lazare mort, sereinement, dans son lit. Mme Anna et Abigaël firent sa toilette mortuaire et l'installèrent dans des draps blancs et magnifiques. Le pasteur Beaucaire était déjà là avec son neveu. Le papetier arriva peu après, puis les voisins de plus en plus nombreux. Vers le milieu de la matinée, on sonna au portail. Angélique descendit dans la cour pour ouvrir et introduisit un homme dont la mise sévère, redingote noire, rabat blanc, ne lui inspira pas confiance et qui se présenta comme étant le sieur Baumier, président de la Commission Royale pour les affaires religieuses et auxiliaire de M. Nicolas de Bardagne.
Angélique avait entendu parler du personnage. Elle se mordit les lèvres et ne s'étonna pas de découvrir, par-dessus l'épaule du visiteur, quatre hommes d'armes qui entrèrent à leur tour en se dandinant d'un air assuré, ainsi qu'un individu à la mine fort peu engageante dont la casaque était écussonnée aux armes de la ville : la nef à deux voiles, semée de trois fleurs de lys.
D'un air de circonstance, c'est-à-dire tout à fait funèbre, Baumier se dirigea vers les escaliers, suivi de son commis et de ses acolytes peu rassurants.
À leur vue, l'assemblée agenouillée se releva et la tension monta brusquement.
Le sieur Baumier déroula un parchemin et en fit lecture d'une voix hargneuse :
– « Attendu que le sieur Berne Lazare, converti en la journée du 16 mai, était retombé en ses coupables erreurs, avait négligé son salut éternel, donné un exemple dangereux, etc. » il était déclaré atteint et convaincu du crime de relaps, pour réparation duquel son cadavre serait traîné sur une claie par l'exécuteur des hautes œuvres, par les cantons et carrefours de la ville, et jeté à la voirie, condamné en outre à trois mille livres d'amende envers le Roi et à cent livres d'aumônes envers les pauvres prisonniers de la conciergerie du Palais...
Maître Gabriel intervint. Il était très pâle. Il s'était placé entre Baumier et le lit où, seul dans l'assemblée, le mort conservait une expression sereine et tant soit peu ironique.
– M. de Bardagne ne peut avoir pris pareille décision à notre égard. Il a été témoin lui-même du refus de mon oncle et je propose d'aller le chercher.
Baumier grimaça en roulant son parchemin.
– C'est bon, dit-il, très sûr de lui, allez donc le chercher, mais moi je reste. J'ai tout mon temps. Il est au service d'une cause sacrée qui finira bien par débarrasser la ville de dangereux conspirateurs. Car il y a conspiration des mauvais anges contre les bons, comme il y a conspiration des mauvais sujets du Roi contre les fidèles et souvent à La Rochelle les deux se confondent.
– Seriez-vous en train de nous désigner comme traîtres au royaume ? demanda l'échevin Legoult, m s'avançant les narines pincées, les sourcils en bataille.
Maître Gabriel s'interposa :
– Qui va aller chercher M. de Bardagne ? interrogea-t-il.
– Je reste ici et mes hommes avec moi, clama 5 ramier avec un sourire sardonique.
– Alors j'y vais, dit Angélique.
Elle avait déjà sa mante sur les épaules. Elle dévala l'escalier.
– Courez, courez toujours, ricana Baumier.
Angélique traversa la ville, sans avoir le temps de se tordre les pieds sur les pavés ronds, tant elle se hâtait. Au domicile de M. de Bardagne, on lui dit : « Au Palais de Justice ». Au Palais de Justice, après bien des détours, un commis put la renseigner M. de Bardagne était en visite chez le grand armateur Jean Manigault.
Angélique repartit portée par les ailes du vent. Que pouvait-il se passer pendant ce temps-là dans la maison des remparts qu'elle avait laissée plus chargée de passions assassines qu'une poudrière ? Entre les sarcasmes de Baumier, la grossièreté des soldats, l'indignation et la colère des protestants, les étincelles n'allaient pas manquer de jaillir ! Et elle avait oublié Honorine, là-bas ! Quelle imprudence ! Elle se voyait déjà devant une maison déserte, les scellés sur la porte, tout le monde en prison, on ne savait où...
Elle était morte d'anxiété en parvenant devant le superbe hôtel des Manigault.
M de Bardagne faisait collation avec la famille Manigault sous les portraits attentifs d'une dynastie d'armateurs rochelais. Dans la pièce régnait une bonne odeur de chocolat poivré que l'esclave Siriki versait d'un pot d'argent tandis qu'une montagne de fruits exotiques : ananas, pamplemousses, mêlés à de beaux pampres du pays, se dressait au centre de la table dans un bassin de porcelaine. Angélique n'eut pas un regard pour toutes ces splendeurs. Elle se précipita essoufflée vers le lieutenant du Roi.
– Monsieur, je vous en prie, venez vite. Maître Gabriel Berne vous appelle à son secours. Il n'espère plus qu'en vous.
M. de Bardagne se leva très galant et impressionné par cette apparition. Angélique, le teint animé par la course, les yeux brillants, la poitrine frémissante sous son corsage noir, rayonnait à son insu une fièvre assez troublante. Son émoi, son expression suppliante, joints au plus beau regard du monde, ne pouvaient laisser insensible un homme fervent amateur du sexe faible. Et c'était bien le cas pour Nicolas de Bardagne.
– Madame, calmez-vous et expliquez-vous sans crainte, dit-il en adoucissant l'éclat de ses yeux gris et en veloutant sa voix. Vous m'êtes inconnue mais je ne vous en écouterai pas moins avec la plus grande bienveillance.
Angélique comprenant son incorrection vis-à-vis de M. Manigault et de sa grosse épouse, leur adressa une révérence hâtive. Puis, d'une voix hachée, elle fit le récit des derniers événements survenus en la maison de maître Gabriel Berne... Des choses épouvantables allaient se passer, s'étaient peut-être déjà passées... Elle eut un bref sanglot.
– Mais voyons, voyons, calmez-vous, répéta M. de Bardagne. Pourquoi cette femme se met-elle dans un état pareil ? dit-il en prenant les Manigault à témoin, il n'y a pas là de quoi fouetter un chat !...
– C'est bien encore une des façons de maître Berne de se mettre dans un mauvais cas, dit Mme Manigault acide.
– Mais voyons, ma bonne Sarah, il ne peut tout de même pas laisser traîner son oncle sur une claie, protesta l'armateur.
– Tout ce que je sais c'est qu'il n'y a qu'à lui que ces choses-là arrivent, dit sentencieusement la grosse femme.
Elle frappa dans ses mains.
– Mes filles, allez revêtir vos capulets de velours noir et qu'on mette à Jérémie son costume de drap. Mous devons nous rendre auprès du pauvre Lazare pour l'accompagner de nos prières dans la demeure éternelle.
– C'est vrai, on ne m'avait pas averti de sa mort, dit Manigault soudain tout retourné.
– Je vous devance, prévint M. de Bardagne jovial, cette dame a une trop grande hâte de s'assurer de ma présence pour que je puisse m'attarder.
Il fit monter Angélique dans son carrosse personnel qui attendait, flanqué de deux archers.
– Mon Dieu, pourvu que nous n'arrivions pas trop tard, murmurait Angélique, monsieur, faites presser le train.
– Que vous êtes nerveuse, ma chère enfant ! Je parierais sans peine que vous n'êtes pas originaire de La Rochelle.
– Non, en effet. Pourquoi ?
– Parce que vous seriez habituée à ce genre d’histoires qui, quoi qu'en dise dame Sarah, sont fréquentes dans notre ville. Hélas ! je suis parfois obligé de sévir. Trop d'endurcissement dans le mal mérite châtiment. Cependant, je reconnais qu'en l'occurrence Lazare Berne n'a pas ajouté à son entêtement, consacré par quatre-vingts années de croyances funestes, la faute impardonnable du reniement...
– Et vous n'allez pas laisser cet affreux petit bonhomme le traîner dans la boue ?
Le lieutenant du Roi se mit à rire en montrant ses dents fort blanches et bien faites sous sa moustache châtaigne.
– C'est Baumier que vous désignez ainsi ? Cela lui va assez bien, je le reconnais.
Il s'assombrit légèrement.
– ... Je ne suis pas toujours d'accord avec lui sur les méthodes à employer... Mais pardonnez-moi, il me semble, d'une part, vous découvrir pour la première fois et, d'une autre part, vous avoir déjà vue... S'il en est ainsi, comment ai-je pu oublier le nom d'une aussi charmante personne !...
– Je suis la servante de maître Gabriel Berne.
Tout à coup, il se souvint :
– J'y suis. Je vous ai aperçue en effet chez maître Berne ce fameux soir où les capucins du couvent des Minimes sont venus me chercher par le collet pour convertir ce pauvre Lazare soi-disant mourant. Maître Gabriel rentrait alors de voyage et vous l'accompagniez...
Il ajouta avec sévérité :
– ... Vous avez un enfant qui, selon la loi, doit être élevé dans la religion catholique.
– Je me souviens que vous avez dit que ma fille était sans doute une bâtarde, dit Angélique ayant décidé en son for intérieur que pour éviter une enquête à son égard il valait mieux qu'elle joue cartes sur table, eh bien ! vous avez raison, elle l'est.
M. de Bardagne sursauta devant cet accès de franchise.
– Pardonnez-moi si je vous ai offensée, mais mon difficile métier, dans cette ville, m'oblige à recenser la situation religieuse du moindre de ses habitants et...
– C'est ainsi, fit Angélique avec un haussement d'épaules.
– Quand on est aussi belle que vous, fit le fonctionnaire royal avec un sourire indulgent, on comprend que l'amour...
Angélique coupa.
– Je veux simplement vous avertir que vous n'avez pas besoin de vous préoccuper de son baptême, ni de son catéchisme car elle est catholique du fait que je le suis moi-même !
M. de Bardagne était justement en train de se dire que cette jeune femme devait être une convertie ou avoir été élevée pour le moins dans un couvent catholique. Ravi de son flair, il se congratula.
– Tout s'explique, car je m'en doutais... mais, comment avez-vous osé vous placer chez des religionnaires ? C'est très grave.
Angélique avait déjà sa réponse prête. Une idée lui était venue et, indirectement, c'étaient les réflexions hostiles de Séverine qui la lui avaient inspirée :
– Monsieur, fit-elle en baissant les yeux, ma vie n'a pas toujours été des plus exemplaires. Vous pouvez vous en douter, hélas, aux aveux que je vous ai déjà faits. Mais j'ai eu la grâce de rencontrer une personne d'une grande piété, que je ne puis vous nommer bien qu'elle vive ici, et qui m'a fait comprendre la nécessité de racheter mes fautes et comment je pouvais le mieux m'y employer. C'est ainsi que je suis entrée au service de cette famille Berne que tous les zélateurs souhaitent compter un jour parmi les convertis de La Rochelle.
– Naturellement, vous pouvez compter sur moi.
Il cherchait déjà dans sa tête laquelle des dames de la Compagnie du Saint-Sacrement pouvait avoir placé cette fille en mission d'espionnage sacré chez les Berne. Mme de Verteville ?... Mme d'Armentières ?... Bast ! il resterait sur sa curiosité. Les lois de la Compagnie étaient fort hermétiques. Il en savait quelque chose puisque lui-même en faisait partie !...
Déjà Angélique avait tourné son regard vers la vitre. La vue de la rue des Remparts ranima ses inquiétudes.
– Monsieur, c'est absolument horrible de penser que ces gens ont pu s'entretuer en notre absence. Et j'ai laissé là ma petite fille...
– Allons, allons, ne dramatisons pas !...
Elle était charmante quand elle pâlissait ainsi, quand elle prenait cet air égaré qui dilatait ses prunelles claires et leur donnait une expression pathétique, déchirante. On avait envie de la prendre dans ses bras et de lui jurer protection à jamais. Il l'aida à descendre du carrosse en lui tendant la main, avec courtoisie. Louis XIV avait enseigné à ses pairs à se montrer déférents envers d'humbles caméristes et l'on oubliait volontiers la situation subalterne de celle-ci.
M. de Bardagne jubilait intérieurement. Maintenant qu'il savait qu'elle était servante, il ne se tenait plus de joie.
Elle ne pourrait manquer d'être flattée d'attirer l'attention d'un aussi puissant personnage que le lieutenant-général, représentant personnel du Roi, à La Rochelle. Enfin il n'aurait pas à vaincre la pruderie quasi congénitale des femmes de la R. P. R., dont il avait essayé vainement de surmonter la réserve. À ce sujet, il avait perdu tout espoir, même vis-à-vis de l'acide et piquante Jenny, la fille aînée de maître Manigault.
À regarder cette femme magnifique, on pouvait se douter que les fautes dont elle se repentait étaient de celles que lui, Nicolas de Bardagne, absolvait volontiers, surtout quand on les commettait à son bénéfice.
Et il n'était pas jusqu'à la présence de sa petite fille bâtarde qui ne la mît dans une situation d'infériorité dont il lui serait aisé de profiter.
Excellente affaire, jour très faste pour lui !...
En entrant dans la cour, il lui soutint le bras. Angélique s'en aperçut à peine. D'ailleurs, elle en avait besoin. Ses jambes ne la portaient plus.
– Voyez, dit M. de Bardagne rassurant, tout est calme !...
Dans le vestibule du rez-de-chaussée, les quatre soldats, le bourreau et le sieur Baumier buvaient du vin, servis par la vieille Rebecca. Baumier se tenait un peu à l'écart, en homme de qualité qui ne peut se commettre avec le bourreau.
En apercevant son supérieur, il se leva, s'inclina profondément mais il ne semblait pas autrement embarrassé.
– Entendez-vous ? fit-il avec un coup d'œil résigné vers les étages.
Un psaume lent et triste chantait la mort et l'angoisse de l'âme et venait de la chambre de Lazare Berne. Les protestants veillaient autour du cadavre menacé, puisant réconfort dans la prière.
– Vous voyez, répéta M. de Bardagne à Angélique, ne vous l'avais-je point dit ? À La Rochelle nous sommes entre gens de bonne compagnie. Les choses s'arrangent d'elles-mêmes.
Elle ne pouvait écouter sans frissonner ces chœurs lointains. Elle les entendrait toujours s'élever des lèvres de ses serviteurs et de celles des enfants de Rambourg autour de leur mère, à l'instant où les dragons pénétraient sabre au clair dans le château...
Le lieutenant du Roi s'entretint à mi-voix avec le président de la Commission royale pour les affaires religieuses.
– Je crains fort qu'il n'y ait un malentendu dans cette opération, monsieur Baumier. Il nous est difficile d'accuser ledit Lazare Berne de crime de relaps puisqu'il ne s'est jamais converti.
– Vous m'avez affirmé que vous me laissiez libre de traiter et de mener toutes ces affaires à mon entendement, protesta Baumier raidi.
– Certes, mais aussi je vous faisais toute confiance pour établir vos dossiers au plus juste. La moindre erreur en ces questions délicates nous entraîne dans les pires difficultés. Les Réformés sont très susceptibles et n'ont que trop tendance à nous accuser de mauvaise foi...
Le fonctionnaire des conversions eut une mimique qui signifiait que ces nuances psychologiques lui paraissaient tout à fait exagérées.
– Monsieur le lieutenant-général, vous faites bien trop de cas de ces misérables qui ne sont en fait que les déserteurs de la vraie foi. Ils doivent être traités avec les rigueurs qu'on réserve aux soldats coupables de tels crimes sur les champs de bataille.
M. Manigault arrivait sur ces entrefaites tenant par la main son jeune fils Jérémie et suivi de toute sa troupe de femmes.
Le lieutenant du Roi l'accompagna en haut. Baumier un sourire de martyr qui n'en pense pas moins sur ses lèvres en lame de couteau, les suivit. Il était habitué à avaler toutes les couleuvres. La certitude qu'il était néanmoins dans la bonne voie, spirituellement et administrativement, l'aidait à supporter des humiliations passagères. Il écouta sans sourciller Nicolas de Bardagne entretenir l'assemblée avec componction du fameux « malentendu » et même assurer maître Gabriel qu'il ne lui serait fait aucune complication pour l'ouverture des portes de la ville, au moment de l'enterrement.
L'incident était donc clos.
Il faillit rebondir lorsqu'une petite forme ronde, coiffée d'un bonnet vert pomme, s'avança vers le sieur Baumier en brandissant un bâton et en disant :
– Toi, tu es méçant... Même très méçant. Ze vais te tuer !
C'était Honorine qui, fort oubliée par chacun, décidait d'intervenir. Elle allait droit au responsable de la perturbation familiale. Il était le mauvais génie, l'homme chargé de maléfices dans cette foule troublée. Il fallait l'abattre. Elle avait mis quelque temps à dénicher son bâton dans le bûcher. Baumier évita de justesse les coups portés par ses petits bras vaillants, de deux ans. M. de Bardagne reconnut la fillette d'Angélique et ne fit que rire.
– Voici donc cette charmante enfant.
– Ah ! vous trouvez ? grinça le président du Bureau des conversions. Et vous admettez que cette graine d'hérétique m'insulte ?
– Encore une de vos erreurs, mon cher, cette petite est dûment baptisée par notre Sainte Mère l'Église.
Il lui adressa un clin d'œil confidentiel.
– Venez, maître Baumier, je vais vous mettre au courant de ce qui échappe à votre trop courte vue...
Angélique avait déjà attrapé sa fille d'un bras. Laurier de l'autre, et s'était réfugiée dans la cuisine. Honorine était cramoisie et en proie à une colère aveugle. Elle estimait avoir patienté trop longtemps au cours de cette journée où les grandes personnes ne s'étaient pas plus préoccupées d'elle que des petits chats de la maison. Elle avait pu jouer impunément avec tout un baquet d'eau, renverser une jatte de lait en essayant précisément de nourrir son chat affamé, dévorer la moitié d'un pot de confitures... Les grandes personnes continuaient à se regarder avec des visages tout raides et à s'envoyer les unes aux autres des paroles sonores. Puis, de temps en temps, elles chantaient... Sa mère étant devenue invisible, Honorine avait commencé à se sentir très mal à l'aise, et elle s'était rapprochée des grandes personnes pour les observer de plus près. Son antipathie était tout de suite allée à Baumier parce qu'elle l'avait vu prendre une tabatière dans les basques de son habit, se fourrer deux ou trois prises dans le nez, puis éternuer bruyamment. Ces gestes incongrus avaient paru à la petite particulièrement haïssables. Elle avait décidé de réduire à néant ce dégoûtant personnage.
– Ze veux le tuer, répétait-elle énergiquement.
Angélique essayait de la maintenir tout en s'avisant que sa fille était poissée de confitures jusqu'aux cheveux. À ce moment, le petit Laurier de sept ans se mit à vomir. C'était l'émotion. Il avait tremblé pour son père, sans trop savoir ce qui le menaçait au juste. La crainte lui rendait son aspect misérable des premiers jours. Angélique emplit d'eau pure le chaudron de fonte et l'accrocha à la crémaillère. Puis elle ranima le feu. Il fallait laver tout le monde.
Séverine entrait en compagnie de Mme Anna. Elle répétait d'une voix excitée.
– Et alors, tante Anna ?... On l'aurait traîné aux carrefours de la ville...
– Oui, ma fille, la canaille aurait eu le droit de l'injurier, de cracher sur lui, de le couvrir d'ordures...
– Croyez-vous utile de décrire ce spectacle puisqu'il n'a pas eu lieu ? demanda brusquement Angélique ?
Soudain Séverine devint plus blanche encore et glissa de sa chaise. Angélique n'eut que le temps d'enlever la fillette dans ses bras et de la porter jusque dans sa chambre.
Après lui avoir ôté ses souliers, elle la coucha. Les mains de Séverine étaient glacées.
Angélique revint à la cuisine, prit un récipient dans lequel elle versa l'eau qui commençait à être bouillante. Elle prépara également la bassinoire.
Tante Anna fit remarquer d'un ton pincé qu'elle s'étonnait que Séverine manquât à ce point de courage, car elle avait toujours été énergique et solide, sans vaine sensiblerie.
– Et moi je m'étonne que vous vous étonniez, répliqua Angélique. Car vous êtes une femme, il me semble, et vous devriez songer que Séverine a douze ans et qu'à cet âge une fillette a besoin de ménagements.
Mme Anna parut offusquée de l'allusion ; décidément ces femmes « papistes » manquaient de la plus élémentaire pudeur.
Angélique redressa Séverine à l'aide d'un nouvel oreiller et lui dit de plonger ses mains dans l'eau bien chaude jusqu'à ce qu'elle se sentît mieux. Elle retourna chercher la bassinoire, puis un petit flacon de parfum et les rubans de velours blanc qu'elle avait fini par acheter rue des Merciers.
Assise au bord du lit, elle tressa d'un doigt agile les longs cheveux de l'enfant, les divisant en deux nattes brunes mêlées aux rubans.
– Là, tu seras mieux ainsi pour te reposer.
Elle secoua quelques gouttes de parfum dans l'eau de la cuvette et frotta de sa paume le front et les tempes de Séverine. Celle-ci se laissait faire, partagée entre les remords de sa faiblesse et le bien-être qui l'envahissait après son pénible malaise.
– Tante Anna ne sera pas contente, murmura-t-elle.
– Pourquoi donc ?
– Elle n'est jamais malade. Elle dit qu'il faut mortifier son corps.
– Va, notre corps se charge bien de nous mortifier, sans qu'on l'y entraîne, fit Angélique en riant.
Le visage de Séverine renversé sur l'oreiller lui paraissait soudain nouveau. Ses paupières bleutées alanguissaient son regard et sous ses traits ingrats et encore enfantins transparaissait un visage de femme. Ses yeux auraient des profondeurs nocturnes, et l'on pouvait deviner que la bouche trop grande acquerrait plus tard une sensualité expressive.
Séverine était dure, entière, bien plus dure que ses frères, mais elle n'échapperait pas à la meurtrissure originelle. Elle aussi, un jour, aurait dans les bras d'un homme cette même expression vaincue. Elle aussi, elle fléchirait devant l'amour.
Angélique lui parla gentiment pour la rassurer, comme l'avait fait jadis sa mère pour elle. Mais Séverine reprenait peu à peu des couleurs et ses yeux se mirent à lancer des éclairs. Elle avait toujours souffert d'être une fille entre ses deux frères, Martial qu'elle admirait et Laurier qu'elle enviait d'être un garçon.
– Je ne veux pas être une femme, déclara-t-elle avec véhémence. C'est une condition affreuse, humiliante.
– Quelle idée ! Je suis une femme moi aussi. Ai-je l'air malheureuse ?
– Oh ! vous, ce n'est pas la même chose, dit Séverine. D'abord, vous riez tout le temps... Et puis vous êtes belle.
– Mais, toi aussi, tu seras fort jolie.
– Ah ! non, je n'y tiens pas. Tante Anna dit que la beauté des femmes induit les hommes en tentation et les pousse à commettre des péchés que le Seigneur a en abomination.
Angélique, une fois encore, ne put se retenir de rire.
– Les hommes commettent bien les péchés qu'ils veulent, crois-moi. Pourquoi la beauté des femmes serait-elle un piège et non un hommage au Créateur ?
– Vos paroles sont dangereuses, déclara Séverine, avec le timbre de Mme Anna.
Mais elle bâillait et ses paupières se fermaient.
Angélique la borda et la quitta, contente de lui voir, comme à Laurier naguère, dans son sommeil, un sourire d'enfant heureuse.