Chapitre 14
Le voir là avec sa mâchoire carrée, son regard brun et direct, ses épaules massives, sanglé dans une redingote de drap marron, soutachée discrètement d'or aux boutonnières, et tout ce qui, en sa personne cravatée et chaussée de talons hauts, « sentait » la capitale – Paris et ses carrosses et ses nuits bleues – était un événement tellement surprenant, qu'Angélique ne réalisa pas tout de suite ce que la présence de ce revenant de son passé impliquait pour elle.
L'identité de la marquise du Plessis-Bellière, de la Révoltée du Poitou, découverte, son arrestation au nom du Roi, en tant que rebelle, la prison, les jugements. Honorine rejetée au néant, perdue pour elle comme Florimond, sa fuite pour les Iles devenue impossible…
Son cerveau, paralysé, fut incapable de penser au-delà du choc ressenti. Elle le reconnaissait. Elle était même vaguement contente de le revoir. Desgrez ! C'était si loin... si proche ! Il s'inclinait, comme s'il l'avait quittée hier. – Madame, je vous salue. Comment vous portez-vous ?
Sa voix la fit tressaillir, lui apportant l'écho lointain de leurs débats et des moments de haine et de peur qu'elle avait éprouvés à cause de lui, des moments d'amour chaleureux et brutaux qu'il lui avait infligés.
Elle le suivit des yeux tandis qu'il traversait la pièce et allait s'asseoir devant le bureau de Baumier. Il ne portait pas perruque. Cela accentuait son aspect familier du temps jadis, lui redonnait, malgré la dureté de ses traits, qui s'était accentuée, le visage d'étudiant fêtard et pauvre qu'elle avait connu au temps où il n'était pas encore entré dans la police. Par contraste, sa mise recherchée et ses mouvements sûrs, la façon dont il se carrait sur son siège en homme habitué à porter de lourdes responsabilités, lui étaient étrangers.
Ses traits se burinaient. Au coin des yeux, la marque de l'ironie ne s'effacerait plus, profondément creusée, et des deux côtés de la bouche un pli mi-amer, mi-tendre demeurait, même quand il ne souriait pas. Mais il lui dédia aussitôt l'éclat aimable de ses dents de carnassier.
– Alors, chère marquise des Anges, il était donc écrit que nous nous reverrions malgré la hâte que vous avez mise à me fuir, la dernière fois que nous nous étions rencontrés. Quand était-ce donc ?... Il y a fort longtemps... quatre... non, cinq années !... Déjà ! Comme le temps passe. Il est pour certains fertile en événements, pour vous par exemple. Cela fait partie de votre génie particulier, de ne pouvoir vous tenir tranquille. Pour moi ?... Oh ! que voulez-vous, la vie est certainement plus paisible quand vous n'y faites pas irruption. J'expédie des affaires courantes, le tout venant. Je viens d'arrêter récemment une de vos voisines... la marquise de Brinvilliers. Je ne sais pas si vous vous souvenez ; elle habitait à quelques rues de votre hôtel du Beautreillis. Elle a empoisonné toute sa famille, plus quelques dizaines de personnes. Il y a des années, des années que je suis sa piste, et c'est vous qui m'avez aidé à l'arrêter. Mais oui. Ces précieux renseignements que je vous avais extorqués gentiment à propos d'un cambriolage effectué par vos bons amis de la Cour des Miracles. Vous ne vous en souvenez plus ?... Non, évidemment, il s'est passé trop de choses depuis. Ah ! ma chère, on empoisonne beaucoup dans Paris, en ce moment. J'ai un travail fou. On empoisonne beaucoup à Versailles aussi. C'est plus délicat à suivre... Bon, je vois que tous ces petits potins ne vous intéressent guère. Parlons d'autre chose.
« J'ai été chargé de vous retrouver et de vous mettre la main dessus. On m'inflige toujours les corvées désagréables. Mettre la main sur la Révoltée du Poitou ! Pas commode ! Et ce n'est pas ma spécialité d'aller rôder dans une province comme la vôtre... Pauvre province, murmura-t-il, exsangue, ravagée, avec des hommes comme des bêtes dont la bouche se cadenassait dès qu'on prononçait votre nom !... J'ai dû renoncer et m'en suis remis au hasard... Ce fouineur de Baumier a joué le rôle. Il était monté à Paris pour fournir un rapport sur les sempiternelles affaires religieuses et, en même temps, il cherchait des renseignements sur une femme qui... sur une femme que... Qu'est-ce qui a bien pu me mettre dans la tête que cette femme c'était vous ? Je ne sais pas. Et après m'être entretenu dernièrement avec l'aimable gouverneur de La Rochelle, M. de Bardagne, mes derniers doutes sont tombés. J'ai donc couru la poste en toute hâte pour vous revoir, ma très chère. C'est bien vous. Mission accomplie.
« Savez-vous que vous avez rajeuni ?... Mais oui, j'en ai été frappé dès que je me suis trouvé en votre présence. Est-ce à cause de ce petit bonnet modeste qui me rappelle la servante de maître Bourjus, au temps où j'allais boire un verre de blanc de Suresnes à la Taverne du Masque Rouge ? Plus tard, votre nouveau visage en favorite du Roi, harnaché de joyaux, m'avait déçu. Croyez-moi, mais je commençais à y lire les stigmates de mes visages d'empoisonneuses : avidité, ambition, crainte, désir de vengeance. Maintenant, c'est passé. Je retrouve vos yeux candides de jeune femme... avec quelque chose en plus : la lourde expérience. Qu'est-ce qui vous a lavée de tout cela ? Qu'est-ce qui vous a rendu votre joue lisse et pure ? Vos yeux immenses et dévorants qui appellent au secours.
« Je suis entré tout à l'heure et je me suis dit : Dieu ! qu'elle est jeune. Agréable surprise, il faut l'avouer après cinq années de séparation. C'était peut-être à cause de ces larmes sur vos joues ?...
« Est-ce ce vieux rat de Baumier qui vous a fait pleurer, ma chérie ? Pourquoi ? Qu'avez-vous donc fait encore qui vous ramène dans les pattes aux ongles noirs de la Police ?... Quand apprendrez-vous la prudence ?... Allez-vous me répondre, enfin ? Vos yeux sont éloquents certes, comme ils l'ont toujours été, mais cela ne me suffit pas. Je voudrais entendre le son de votre voix.
Il se pencha en avant, très grave, ses prunelles dans les siennes. Elle se taisait, incapable d'articuler un mot. Du fond de son désespoir un appel s'élançait.
« Desgrez, mon ami Desgrez, au secours ! »
Mais pas un son ne pouvait franchir ses lèvres.
Desgrez se tut. Longtemps il l'examina. Trait à trait, détail après détail, il devait reprendre possession d'un visage et d'une forme humaine qui, trop souvent, hantaient ses songes.
Il s'était attendu à tout, à la voir déchue, vieillie, arrogante, amère, haineuse, mais pas à tant de sereine douleur, à l'appel muet et déchirant de ses prunelles vertes qui lui semblaient plus claires et plus limpides qu'autrefois.
« Je te savais belle, pensait-il, mais tu es plus belle encore !... Par quel miracle ? »
Un respect réel se saisissait de lui, pour cette femme qui avait réalisé Un tel « tour de force » : protéger son intégrité spirituelle malgré les années terribles, la guerre, la défaite, une existence qui n’ avait pu être que celle d'une bête traquée et sans cesse en danger.
Il se pencha en avant et devint grave.
– Madame, que puis-je faire pour vous aider ?
Angélique frissonna violemment comme si elle s’éveillait d'un sommeil hypnotique.
– M'aider ! Vous accepteriez de m'aider, Desgrez ?
– Qu'ai-je donc fait d'autre que de vous aider depuis que je vous connais. Oui, même quand j'essayais de vous arrêter à Marseille, c'était encore pour vous aider. Que n'aurais-je pas donné pour vous empêcher de vous lancer dans cette dangereuse escapade que vous avez payée si cher !
– Mais... vous avez ordre de m'arrêter ?
– Certes... et plutôt deux fois qu'une. Cependant, je ne vous arrêterai pas.
Il secoua la tête.
– ... Parce que, cette fois... ce serait terrible pour vous. Vous n'échapperiez plus. Je serais contraint de vous livrer pieds et poings liés, mon agneau. Et je ne sais même pas jusqu'à quel point votre vie n'est pas en jeu. Votre liberté, à coup sûr. Vous ne reverriez jamais la lumière.
– Vous risquez votre carrière, Desgrez.
– Ce n'est pas habile de votre part de me le rappeler juste à l'instant où je vous offre mon concours. Il m'est impossible de vous imaginer emprisonnée à vie, vous qui êtes faite pour les grands espaces... À propos, est-ce vrai que vous alliez vous embarquer pour les Iles avec une trentaine de protestants en fuite ?
D'un doigt négligent, il feuilletait la liste des passagers du Sainte-Marie. Elle voyait danser les noms des Manigault, des Berne, des Carrère, des Mercelot... des prénoms : Martial, Séverine, Laurier, Rébecca, Jérémie, Abigaël, Raphaël... Elle hésita une ultime seconde.
Un policier a cent façons de provoquer l'aveu. La voix alerte de Desgrez, ses propos à l'emporte-pièce avec de soudaines brisures de tendresse avaient-ils d'autre but que d'endormir sa méfiance et de l'amener à composition ? D'un mot, elle pouvait livrer ses amis, ceux qu'elle aurait voulu protéger à tout prix. Ses lèvres tremblèrent. Elle joua son va-tout :
– Oui, c'est vrai, dit-elle.
Desgrez se rejeta en arrière et poussa un drôle de petit soupir.
– C'est bien, fit-il, vous n'avez pas douté de moi. Si vous l'aviez fait, peut-être vous aurais-je arrêtée ! C'est bizarre, dans notre métier, avec l'âge, on devient à la fois plus dur et plus sentimental, plus cruel et plus tendre. On renonce à tout, sauf à quelques petites choses qui valent leur prix d'or. Et plus le temps coule, plus elles semblent précieuses. Votre amitié était de celles-là. Je me permets de vous faire ces confidences, ma chérie, assez peu dans mon style, parce que je sais que si je vous relâche cette fois, je ne vous reverrai jamais.
– Vous allez me relâcher ?
– Oui. Mais cela me semble insuffisant pour vous protéger, car vous êtes une fois de plus dans un très mauvais cas. Que n'êtes-vous partie plus tôt pour les Iles ? C'était la meilleure solution. Je ne vous aurais jamais revue et j'en aurais été bien soulagé. Maintenant, je me ronge les sangs. Ce Baumier vous a gagnée de vitesse. Tous vos complices vont être arrêtés incessamment. Leur bateau est sous surveillance. Rien à faire pour vous de ce côté-là... Quelle idée, ma mignonne, d'avoir été vous fourrer parmi ces hérétiques, alors que vous aviez cent bonnes raisons de vouloir passer inaperçue. On s'en occupe beaucoup trop de nos jours pour que leurs demeures puissent être pour vous un abri sûr... Sans compter qu'ils ne sont guère intéressants. Des « pisse-froid » qui ne savent même pas faire l'amour... Vous me décevez !...
– Vous me dites qu'on doit les arrêter ? demanda Angélique qui n'avait entendu que cela. Quand ?
– Demain matin.
– Demain matin, répéta-t-elle en pâlissant.
Personne ne s'en doutait encore. Demain matin, des hommes noirs, des archers pénétreraient dans la cour fleurie de lilas d'Espagne et de giroflées, où des enfants danseraient autour du palmier. Ils prendraient ces enfants par la main et les emmèneraient à jamais. Ils mettraient des chaînes aux poignets de maître Berne. Ils bousculeraient la vieille Rebecca et l'honorable tante Anna qui protesterait en serrant sa Bible et ses livres de mathématiques sur sa poitrine maigre. Mais on lui arracherait ses livres et on les jetterait dans le ruisseau...
Et, partout, dans les ruelles du quartier sous les murs, on verrait passer des femmes en coiffes blanches, chargées d'un baluchon hâtivement noué, des hommes enchaînés, des petits enfants courant éperdus à la suite des grands soldats bottés qui les entraîneraient.
– Desgrez, vous avez dit que vous alliez m'aider...
– Et vous, vous allez en profiter pour avertir ces gens ?... Pas de ça, mon petit. Assez de sottises ! Je vous laisse à la rigueur le temps d'aller quérir vos nippes, et sous ma surveillance, et ensuite je vous retire de ce circuit dangereux où vous vous êtes bêtement enlisée. Vous oubliez trop vite que vous êtes aussi un gibier de potence et que ce n'est pas votre qualité de papiste qui vous sauvera lorsque quelqu'un d'autre que moi aura fait une petite enquête un peu plus approfondie sur vous.
– Desgrez, écoutez-moi.
– Non.
– Vingt-quatre heures... Je vous demande vingt-quatre heures de sursis. Usez de votre pouvoir pour obtenir que l'on remette jusqu'au surlendemain, ou à la rigueur, jusqu'à demain soir leur arrestation.
– Par le diable, vous êtes folle ! s'écria Desgrez franchement en colère. Vous devenez de plus en plus exigeante. On a déjà bien de la peine à sauver votre tête mise à prix pour cinq cents livres, et cela ne vous suffit pas.
– Vingt-quatre heures, Desgrez... Je vous promets que je me sauverai avec eux.
– Vous prétendez qu'avant demain soir vous parviendrez à escamoter une cinquantaine de personnes en menace d'arrestation et à les emmener assez loin pour qu'on ne puisse les rattraper.
– Oui, j'y parviendrai...
Desgrez l'étudia un instant en silence.
– Quelle est cette étoile qui s'allume dans vos yeux, fit-il avec une douceur subite. Oh ! Je la reconnais ! On ne vous changera pas, marquise des Anges. Eh bien ! soit. Je vous accorderai, pour eux et pour vous, le sursis que vous me demandez. À cause de ce sourire que vous venez d'avoir en disant : « J'y parviendrai. »
Et, comme elle se levait déjà, il la retint d'un geste.
– Attention. Vingt-quatre heures. Pas plus. Le voudrais-je que je ne pourrais l'obtenir. Ici, on a du respect pour moi parce que je suis le bras droit de M. de La Reynie, lieutenant de Police du Royaume. Mais je suis venu ici pour un cas particulier, le vôtre, et je n'ai pas à m'immiscer dans les affaires provinciales. Baumier me verra certainement d'un très mauvais œil intervenir à propos de l'arrestation de « ses » protestants. Cependant, je trouverai bien un prétexte pour que l'opération soit remise à demain soir. Mais, plus tard, impossible. Il est malin. Il sait que la flotte hollandaise va parvenir à La Rochelle. Le charivari qui va s'ensuivre risquerait d'être trop favorable à ceux qu'ils guettent depuis longtemps. Tout le monde doit être sous les verrous avant leur arrivée.
– J'ai compris.
– Passez par ici, fit-il en la touchant au coude pour la guider vers une autre porte, derrière le bureau. Je ne tiens pas à ce qu'on vous voie sortir. J'éviterai ainsi des questions indiscrètes.
Angélique s'immobilisa :
– Et les enfants ? Je ne peux pas partir sans eux.
– Il y a belle lurette que je les ai renvoyés chez eux, grommela-t-il. Cette petite diablesse rousse qui, parait-il, est votre fille, nous massacrait les oreilles avec ses braillements. J'ai dit à l'aîné : Filez chez votre père, ne parlez à personne et attendez le retour de dame Angélique. Pendant ce temps, Baumier vous interrogeait. Mais je savais que mon tour viendrait.
– Oh ! Desgrez, murmura-t-elle, que vous êtes bon !
Il lui avait fait franchir un couloir étroit et obscur et tirait une porte à lui. Au-dehors, la nuit était profonde. Toute proche, une gargouille vomissait des torrents d'eau. Pourtant il ne pleuvait plus. Mais le vent moite, et comme ivre, s'engouffrait dans la ruelle par bouffées violentes.
Desgrez s'arrêta sur le seuil. Il prit Angélique dans ses bras, à sa façon, désinvolte et irrésistible, qui paralysait toute résistance.
– Je vous aime, fit-il. Je peux bien vous le dire maintenant, puisque cela n'a plus d'importance.
Son bras dur lui maintenait la nuque renversée dans le creux de son coude et elle défaillait un peu non pas à cause de l'étreinte, mais parce que, saisie par la nuit et le vent, elle avait cessé de le voir et de le sentir. Il redevenait irréel. Seule, comptait au fond d'elle-même sa hâte d'oiseau captif, à s'échapper pour fuir à tout jamais.
Il comprit qu'il ne tenait dans ses bras qu'un corps absent, un esprit déjà éloigné. Pour cette femme pourchassée, il n'était, lui, le vivant, l'homme solide, ou qui se croyait tel, qu'un revenant du passé qui cherchait à l'attirer dans sa tombe. Elle fuyait vers son destin où il n'avait pas de place.
« Faite pour l'immensité, songea-t-il, pour la liberté... »
Penché sur ses lèvres, il ne les effleura pas.
– Adieu, marquise des Anges, murmura-t-il.
Très doucement, il laissa retomber ses bras. Elle s'échappa, fit quelques pas, parut se raviser. Elle dut se retourner. Il ne la voyait déjà plus. Il entendit sa voix :
– Adieu, mon ami Desgrez... Merci. Merci.
Angélique courait dans la ville nocturne. Le vent lui jetait sur les lèvres un goût de sel. Ainsi devait courir la femme de Loth dans Sodome menacée, alors qu'au-dessus de la ville s'amoncelaient déjà les particules mortelles qui devaient l'anéantir.
En arrivant à la maison, elle n'avait plus de souffle.
Ils étaient tous là : les enfants, maître Gabriel, la vieille Rebecca et tante Anna, Abigaël et le vieux pasteur, et le jeune pasteur, et son petit orphelin.
Ils se jetèrent dans ses bras, l'entourant, la pressant de questions.
– Parlez, exigeait le marchand, on vous a arrêtée. Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
– Rien de grave.
Même tante Anna répétait d'une voix chevrotante : « Vous nous avez fait une peur affreuse. Nous craignions qu'on ne vous ait jetée en prison. »
– Ce n'est rien.
Elle s'efforçait de sourire pour les rassurer. Puisqu'ils étaient tous là maintenant, elle était sûre que son projet réussirait et qu'elle parviendrait à les sauver. Escortée jusqu'à la cuisine, elle dut s'asseoir et Rebecca lui apporta du vin. Lequel préférait-elle ? Rebecca proposait d'ouvrir plusieurs bouteilles. Puisque aussi bien on ne pourrait transporter toutes ces belles réserves sur le navire.
– Le navire ? dit maître Gabriel, c'est à cause de cela, n'est-ce pas, qu'on vous a arrêtée. Ils ont eu vent de quelque chose ?
– Ce n'est pas grave.
– Vous répétez que ce n'est pas grave mais vous êtes blanche comme un linge. Qu'y a-t-il donc ? Parlez. Faut-il prévenir Manigault ?
On lui donnait difficilement le change. Il posa sa main sur l'épaule d'Angélique.
– J'étais déjà sur le point de courir au Palais de Justice.
– Vous auriez commis là une grave erreur, maître Gabriel. Je me suis rendu compte que ces messieurs soupçonnaient quelque chose mais ils n'ont pas de preuves et le temps qu'ils en rassemblent, nous serons loin ! Je suppose que Martial et Séverine n'ont pas parlé.
– On ne nous a pas interrogés, dit Martial. Heureusement ! Un grand monsieur est venu tout de suite nous trouver. Il a pris Honorine dans ses bras pour qu'elle ne crie plus et après il nous a dit :
Rentrez chez vous, dame Angélique va vous rejoindre. » Les autres n'avaient pas l'air contents mais il nous a conduits lui-même jusque dans la rue.
– Je crois qu'il venait de Paris, fit remarquer Séverine les yeux brillants. Les autres montraient du respect pour lui.
Angélique approuva :
– Ce monsieur est, en effet, un de mes amis et il m'a promis que nous pouvions dormir cette nuit sur nos deux oreilles.
– Vous avez des amis dans la police de Paris, dame Angélique ? demanda brusquement maître Gabriel.
Angélique passa la main sur son front :
– Oui. C'est un hasard mais c'est ainsi ! Et vous voyez que cela peut être utile. Je vous promets que je vous raconterai tout demain. Mais ce soir je suis lasse et je crois qu'il faudrait coucher les enfants.
Cependant, quand ils se furent retirés, elle demanda à Abigaël de rester : « Il faut que je vous parle. »
Elles attendirent que le silence se fût rétabli dans la grande maison et qu'Honorine se fût endormie. Angélique ouvrit un coffre dans un coin de l'arrière-cuisine et en tira sa plus solide mante ainsi qu'un fichu de laine qu'elle noua énergiquement sous son menton pour maintenir sa coiffe.
– Je n'ai pas voulu parler à maître Berne de mon projet, dit-elle à Abigaël, parce qu'il m'aurait certainement empêchée de le mettre à exécution. Or, il n'y a que moi qui puisse agir. Il faut cependant que vous sachiez.
Et elle dévoila tout, pêle-mêle. On les avait trahis. Qui ? Peut-être un commis des Manigault. Peut-être un des leurs ?... Qu'importait, au fond ! Ce qui comptait c'était que Baumier était au courant de tout. Il savait leurs noms. Des sbires et des archers les surveillaient, surveillaient les entrepôts, le Sainte-Marie. Leurs maisons à tous étaient déjà marquées. L'ange noir des désastres avait posé son invisible main au frontispice des belles demeures ou des modestes échoppes du quartier sous les murs. Demain, on viendrait tous les arrêter.
Abigaël écoutait sans broncher. Plus que jamais, elle ressemblait à une madone flamande avec son long et doux visage aux sourcils pâles, sous sa coiffe blanche. Elle restait calme. Elle avait assez de force d'âme pour se résigner à ce qui devait advenir, mais cela lui était facile, songeait Angélique, parce que Abigaël ne savait pas ce qu'était le malheur. Elle ignorait ce que c'était que d'être en prison, que d'être traquée comme un gibier, que de n'avoir pas une pierre où poser sa tête, que d'appeler vainement au secours, parmi les siens.
– Il nous reste une chance, confirma-t-elle. Je veux la risquer. C'est pour cela qu'il faut que je sorte encore ce soir.
Abigaël tressaillit.
– Ce soir ? Par cette tempête ? Écoutez...
Le vent ébranlait les volets et les vitres. La pluie avait repris et le bruit de ses cataractes se mêlait au mugissement sourd de la mer.
– Les heures sont comptées, dit Angélique. Il faut que, demain, nous soyons tous embarqués, sinon nous sommes perdus.
– Embarqués ? Comment cela serait-il possible ? Vous dites vous-même que le port est gardé. Et aucun bateau ne voudra prendre la mer par ce temps.
– Un seul ne suffit-il pas ? fit Angélique têtue. Il faut courir cette chance, la dernière. Tenez-vous prête, Abigaël. Pendant mon absence, je voudrais que vous prépariez le bagage de chacun. Très peu de choses : un habit de rechange, un peu de linge.
– Quand allez-vous revenir ?
– Je ne sais pas. À l'aube, peut-être. Mais tenez-vous prêts... Je vous apporterai sans doute la nouvelle que le navire vous attend pour appareiller et qu'il faut se hâter.
Elle gagna la porte, s'arrêta comme saisie d'une nouvelle idée :
– Si je ne revenais pas, Abigaël... ma fille Honorine, quoi qu'il arrive, vous essaieriez de la protéger. Mais que je suis bête !... Je dois revenir. Il ne peut pas en être autrement !
Abigaël la rejoignit et lui mit le bras autour des épaules.
– Qu'allez-vous faire, Angélique ?
– Rien que de très simple. Je vais trouver un capitaine de navire que je connais, et lui demander de nous emmener, tous.
La jeune fille la serrait très fort contre elle et, en levant les yeux, Angélique fut frappée par ses traits lumineux.
Une vision naïve de son enfance vint se mêler au réconfort qu'elle éprouvait de découvrir cette amitié. Quand elle était petite et que la tempête passait en sifflant au-dessus des marais de Monte-loup, elle s'imaginait qu'elle était dans les bras de la Vierge Marie et sa peur s'évanouissait. Elle appuya son front contre l'épaule d'Abigaël. Celle-ci dit à mi-voix.
– Pourquoi cherchez-vous à nous emmener tous ? C'est multiplier vos difficultés. Vous auriez pu vous sauver seule, Angélique, je le sens !
– Non. Je n'aurais pas pu, dit Angélique en secouant la tête. C'aurait été, en vérité, au-dessus de mes forces. Vous ne pouvez pas comprendre, ma douce Abigaël, mais je sais que si je ne vous aidais pas à vous sauver, vous et vos frères protestants, jamais je ne pourrais racheter le sang répandu, ni les erreurs de ma vie...
Elle conclut avec une sorte de gaieté :
– ... C'est ce soir ou jamais. Voilà pourquoi je dois réussir.
Abigaël l'accompagna jusqu'au grand portail. Une brusque rafale souffla la chandelle. Les deux jeunes femmes s'étreignirent sans se voir et Angélique, se collant aux murs pour donner moins de prise aux rafales, se glissa vers les remparts. Elle n'entendit pas la porte se refermer.
Tandis qu'elle lutterait, Abigaël veillerait, telle une lampe allumée. Angélique ne serait pas seule. Presque à genoux, elle réussit à gravir les marches ruisselantes qui menaient au chemin de ronde. Là-haut, le halètement fou de la mer l'environna. Elle entendait, contre la digue, résonner les violents coups de bélier des lames déchaînées. Leurs embruns jaillissaient, inondant tout et s'étalant sur les dalles en nappe mousseuse. Elle était déjà trempée lorsqu'elle atteignit le corps de garde de la Tour de la Lanterne.
Un instant, elle se tint à l'abri d'un contrefort afin de reprendre souffle, puis elle se hissa sur la pointe des pieds pour regarder à l'intérieur par une imposte. Elle aperçut le soldat Anselme Camisot, assis mélancoliquement près de son brasero dont les charbons ardents jetaient des reflets rougeâtres sur sa trogne mal rasée.
Heureusement, Angélique connaissait la timidité foncière de son soupirant, car aucun spectacle n'eût pu sembler moins rassurant que celui de ce soldat solitaire, aperçu entre deux barreaux croisés sous les voûtes de la salle d'armes médiévale.
Et puis elle n'avait pas le choix ! Elle frappa contre l'imposte.
Le soldat finit par lever les yeux et son visage exprima le plus profond ahurissement en découvrant l'apparition envoyée cette nuit par le dieu des tempêtes. Il se frotta plusieurs fois les paupières, se leva d'un bond, se prit les pieds dans sa hallebarde, buta dans son casque, à terre, ce qui dut faire retentir tous les échos de la Tour et, enfin, parvint à la porte qu'il déverrouilla.
Angélique s'y était déjà glissée. Elle entra, rejetant avec soulagement son capuchon alourdi d'eau.
– Vous ? dame Angélique ! fit Anselme Camisot essoufflé, comme s'il avait couru. Vous !... Chez moi !...
Ce chez moi, qui désignait la lugubre salle ronde, la paillasse et le modeste repas de crevettes et de pain noir du gardien, était assez attendrissant
– Messire Camisot, je suis venue vous demande : un grand service. Il faut que vous m'ouvriez la petite porte d'angle, car je dois sortir de la ville.
L'archer médita la demande et la déception le rendit sévère.
– Il faut... Je dois... Rien que ça ! Mais c’est : interdit, ma belle.
– C'est bien pour cette raison que je m'adresse à vous. C'est le seul passage accessible. Je sais que vous avez les clés.
Les sourcils de gorille du pauvre Camisot se fronçaient de plus en plus.
– Si c'est pour aller rejoindre un amoureux, ne comptez pas sur moi. Je suis gardien de la morale comme du reste.
Angélique haussa les épaules.
– Croyez-vous que ce soit le temps pour rejoindre un amoureux sur la lande ?
Le soldat écouta le crépitement de la pluie et les hululements du vent qui se ruait dans la tour.
– Pour ça non, dit-il. Même ici, on est mieux que dehors. Mais alors ? Pourquoi voulez-vous sortir de la ville ?
Elle n'avait pas de mensonge prêt. Elle en trouva un assez vite.
– Je dois porter un message à quelqu'un qui se cache au hameau de Saint-Maurice... un homme menacé de mort... un pasteur.
– Je comprends, grommela Camisot, mais si vous continuez à vous mêler de ces histoires, dame Angélique, vous allez vous retrouver en prison. Et moi ce n'est plus l'estrapade que je risque, mais la corde.
– Personne ne parlera... J'ai promis d'aller porter ce message et tout de suite j'ai pensé à vous. Je n'ai fait part à personne de mes intentions, mais si vous me refusez, à qui pourrai-je m'adresser avec la même confiance ?
Elle posa doucement sa main sur la grosse patte velue et leva vers lui un regard suppliant. Le pauvre Anselme Camisot était tout à fait bouleversé. Si naguère, en la rencontrant, il lui avait jeté, au passage, quelques galanteries comme tout bon narquois qui se respecte, jamais, au grand jamais, il n'eût même osé espérer qu'elle le regarderait, un jour, bien en face et encore de cette façon-là. Il passa la main sur son menton, conscient de sa barbe hirsute et de sa laideur qui avait toujours attiré le rire des femmes.
– Je vous serais très reconnaissante, messire Camisot, insista Angélique... tellement reconnaissante.
L’imagination du soldat n'allait pas au-delà de l'espérance d'un baiser, mais la seule pensée que ces lèvres admirables pourraient se montrer clémentes, pour lui, le plus déshérité de la garnison, suffisait à lui faire perdre la tête. Ses camarades discutaient souvent de la froideur de la belle servante des Berne. Si, un jour, ils apprenaient que Anselme ! le grotesque, la tête de Turc... avait obtenu ce que le plus faraud d'entre eux considérait comme impossible aubaine. Ah ! il y aurait même de quoi aller planter un cierge dans une église papiste ! Savait-on jamais ? Il en était presque effrayé à l'avance.
La vue troublée, il bégaya.
– Eh bien !... Bon ! Après tout je ne fais de tort à personne, hein ! Je suis maître sur les remparts et si on ne se donne pas un peu de mal pour une femme comme vous, alors pour qui s'en donnerait-on ?
Il décrocha son trousseau de clés.
– Quand vous allez revenir, vous vous arrêterez bien un petit moment... chez moi ?
– Oui, je m'arrêterai, fit-elle, prête à toutes les concessions.
Et elle lui dédia un sourire parce qu'elle pensait vraiment que ce rustre était un brave garçon, qui ne lui demandait pas comme tant d'autres de payer d'avance. Anselme Camisot supputait qu'il aurait le temps de se raser devant sa cuirasse servant de miroir, et d'aller chercher dans les caves-oubliettes de la tour certains trésors connus de lui seul : un tonnelet de vin blanc, un jambon... Ce serait la grande fête !
Angélique frémissait d'impatience, tandis qu'ils sortaient et qu'à sa suite elle se dirigeait vers l'angle des remparts où une petite poterne abritait, jadis, en cas de siège, un groupe d'archers, destinés à cribler de flèches les assaillants. Une porte de bois donnait sur un escalier étroit qui aboutissait dans les dunes. Angélique franchit le seuil et commença à descendre les degrés glissants, en risquant vingt fois de se rompre le cou. Le garde l'éclairait d'en haut, mais le vent à plusieurs reprises souffla sa lanterne, et la jeune femme attendait que la lumière revînt, collée au mur dont la tempête furieuse semblait vouloir l'arracher pour la jeter à bas.
Enfin, elle sentit le sol mou et détrempé sous ses pas. Elle était hors de la ville.
Au bruit déchaîné des vagues qui se fracassaient sur les galets de la plage, elle repéra le chemin de la falaise et s'y engagea. Elle ne pouvait le distinguer que par le contact du sable qui le traçait. Parfois, elle s'égarait parmi les herbes ou se heurtait à un buisson de tamaris. Alors, tâtonnant du pied, elle recherchait le passage nu de la sente. Jamais, lui semblait-il, elle n’avait dû s'avancer dans des ténèbres aussi profondes.
Pas une lumière, pas une lueur pour la guider dans cet océan obscur. Une pluie froide ruisselait intarissablement sur son sillage. Ses cils trempés se collaient. À certains moments, elle avançait les yeux clos. Sur sa gauche elle devinait le gouffre ouvert de la falaise abrupte.
Le moindre faux pas pouvait l'engloutir et elle irait s'écraser lourdement au pied de la muraille de calcaire.
Peu à peu, sa crainte devint si forte, qu'elle en arrivait à ne plus oser faire un pas. Elle se mit à marcher à quatre pattes, tâtonnant des mains et des genoux dans la boue du chemin que la pluie transformait en ruisseau. Elle n'avançait plus. Elle décida alors, pour échapper à son appréhension, de descendre au pied de la falaise et de passer par la plage. Elle arriverait de la même façon au but et, au moins, ne risquerait plus de tomber. À un détail qu’elle avait remarqué, en passant par là, avec Honorine – une croix de bois sur le bord du sentier et à laquelle elle venait de se heurter – elle savait où elle se trouvait. Non loin de cet endroit, un passage de rochers amoncelés offrait la possibilité de gagner la grève.
Elle le trouva et commença de descendre. Mais une motte de terre ayant cédé, elle fut entraînée dans un grand éboulis de cailloux et dégringola, pour se retrouver, fort écorchée, mais indemne, un peu plus bas. Ses mains devaient saigner et sa robe était déchirée aux genoux. Heureusement, elle n'avait même pas une entorse. Elle put donc se relever et reprendre sa marche. Elle s'appuyait à la falaise pour se guider.
Ce fut alors la mer qui intervint avec hargne. Les yeux d'Angélique, en s'habituant à l'obscurité, pouvaient distinguer la blancheur de la crête des vagues et les longs pans d'écume qui s'élançaient vers elle. C'était un assaut de formes pâles et menaçantes qui l'assaillaient, dans un fracas d'enfer. Certaines éclataient loin d'elle, d'autres, au contraire, semblaient ne pas connaître de limite à leur élan et se glissaient avec une souple férocité de serpent jusqu'à ses pieds.
À un moment, la vague qui s'avançait lui parut si haute que, terrifiée, Angélique s'appuya à la paroi comme pour s'y enfoncer.
La lame se brisa à quelques pas d'elle. Dans un affreux clapotement, elle sentit l'eau froide cercler ses chevilles, puis ses genoux. La prochaine fois, elle en aurait jusqu'à la ceinture.
L'eau, en se retirant, l'entraîna avec une telle force qu'elle tomba. Elle se raccrocha où elle put.
Une nouvelle lame risquait de l'emporter au large.
« Il faut remonter », se dit-elle.
Mais comment trouver l'issue de ce piège ? Elle se mit à courir pour fuir le danger, ce galop des vagues acharnées. Ses pieds se tordaient sur les galets. À certains endroits, la grève se rétrécissait dangereusement.
Maintenant, elle n'avait plus qu'une idée : regagner la lande. La marée devait être en train de remonter. En demeurant en bas, elle allait être noyée à coup sûr. Les mains de la jeune femme se crispaient au flanc de la falaise, cherchant une prise, mais dans ces parages la roche était presque surplombante. Cependant, à force de se traîner, elle découvrit une petite baie où devaient parfois mouiller des barques et, vers le fond, le sentier escarpé qu'empruntaient les pêcheurs. Elle se hissa, s'arrachant au cirque infernal.
Lorsqu'elle atteignit le rebord de la falaise, elle se laissa aller de tout son long, épuisée, et demeura un long moment la joue contre la terre humide.
Ce voyage au bout de la nuit devait ressembler à ce que l'on ressent après la mort. Une lente et angoissante recherche dans un pays inconnu.
Osman Ferradji, le grand mage noir, s'expliquait ainsi : « On ne s'aperçoit pas toujours de la mort. Certains se trouvent, sans savoir pourquoi, parmi des ténèbres inconnues et ils doivent chercher leur chemin, guidés par la seule lumière acquise au cours de leur expérience terrestre. S'ils n'ont rien acquis sur terre, alors ils s'égarent une fois encore dans le Monde des Esprits... Ainsi parlent les Sages d'Orient... »
Osman Ferradji ! Il était devant elle, noir, comme la nuit, et il lui disait :
– Pourquoi as-tu fui cet homme... Ton destin et le sien se croisent et se recroisent.
Angélique se redressa sur les mains. « Puisque son destin doit croiser le mien, se dit-elle entre les dents, c'est que je dois réussir !
Le hasard seul n'avait pu amener le Rescator sur ces rivages. Cela signifiait sûrement quelque chose. Cela signifiait qu'Angélique devait le rejoindre. Malgré le vent, la mer, la nuit, elle l'atteindrait donc. Une voix rauque, extraordinairement présente, chuchota à son oreille : « Chez moi, vous dormirez. Chez moi, il y a des roses. » Et la magie de Candie lui revint et de l'instant inexplicable où, près de l'homme masqué qui venait de l'acheter, elle avait eu envie de demeurer à jamais6.
Angélique se remit debout.
Elle s'aperçut que la pluie avait cessé. Mais le vent semblait en avoir pris plus de force. Il la saisissait aux épaules, la jetait en avant, puis se plaçait devant elle et elle devait lutter, pied à pied comme repoussée par une force humaine.
Au bout de quelques pas, elle craignit d'être repartie dans la mauvaise direction. Elle tourna sur elle-même ainsi qu'une marionnette et, cette fois, fut incapable de s'y retrouver. Mais le ciel finit par se dégager. Et, tout à coup, elle distingua vers l'est la flamme rouge de la Tour de la Lanterne. De l'autre côté, une autre lumière plus petite brillait à l’extrémité de l'Ile de Ré.
Angélique sortait des limbes. Elle devinait la plaine autour d'elle, balayée de vent mais dégagée des brumes. Elle put marcher plus vite. Lorsqu'elle arriva aux environs de la baie où, ce tantôt, elle avait aperçu le navire au mouillage, elle ralentit le pas.
« Et s'il avait appareillé ? » se dit-elle soudain.
Puis elle se rassura. Tant de choses dramatiques étaient passées en ces dernières heures – le retour des enfants, leur arrestation, l'interrogatoire de Baumier, celui de Desgrez – qu'elle avait l'impression d'avoir vécu des jours. Quand elle les avait aperçus, les pirates étaient occupés à calfater. C'était admettre que le navire avait besoin de réparations et ils n'avaient pu se décider à appareiller en pleine nuit, devant la tempête montante.
D'ailleurs, voici qu'une lumière plus forte surgissait, comme une énorme étoile, suspendue au-dessus d'elle. Elle comprit que c'était la lanterne accrochée au sommet du mât Gouldsboro.
Malgré leur désir de passer inaperçus, les pirates devaient encore préférer y voir clair, car la baie ils s'étaient réfugiés n'était guère abritée, et le navire à l'ancre tirait durement sur ses chaînes. Sur le pont on distinguait les silhouettes des sentinelles s'abritant tant bien que mal.
Angélique resta un long moment en expectative au bord de la falaise.
Invisible elle contemplait le navire à peine surgi de l'ombre, silhouette de bateau-fantôme, avec ses mâts aux voiles serrées afin de ne pas donner de prise au vent, et qui se balançait dans le bouillonnement de l'écume comme au fond d'un chaudron de sorcière.
Tout à l'heure, en quittant La Rochelle, elle trouvait simple de s'élancer et de courir vers ces lieux comme vers le havre où les attendait le seul se cours possible.
Maintenant, sa folie lui apparaissait évidente : tomber volontairement au pouvoir de ces hors-la-loi, se présenter au dangereux pirate qu'elle avait offensé et bafoué, lui demander une aide difficile et sans contrepartie !... Autant d'actes insensés et qui ne pouvaient que la précipiter dans une catastrophe. Mais la catastrophe était aussi derrière elle. Et elle était déjà allée trop loin.
En contrebas, une autre lueur dansait, celle d'un feu, allumé à l'abri d'une des cavernes de la falaise, et près duquel des matelots faisaient le guet.
La même main, peut-être celle d'Osman Ferradji, qui tout à l'heure avait relevé Angélique, la poussa en avant. « Va ! Va ! Là est ton destin... »
Espérance et terreur se partageaient son cœur. Mais elle n'hésita plus et, retrouvant le sentier par lequel elle avait vu arriver, l'après-midi, les pêcheurs de Saint-Maurice et leurs bêtes, elle commença de descendre.
Elle atteignit la grève. Ses pieds s'enfoncèrent dans le gravier nacré fait de millions de coquillages broyés. Difficilement, elle s'avança.
Par-derrière, des mains la saisirent à la taille, aux poignets et l'immobilisèrent. Une lanterne sourde lui fut mise au visage. Les pirates parlaient autour d'elle dans leur langue inconnue. Elle distinguait leurs faces brunes sous leurs foulards couleur de sang, leurs dents cruelles et le miroitement d’anneaux d'or que certains portaient aux oreilles.
Alors, elle s'écria, projetant un nom devant elle, comme un bouclier :
– Le Rescator !... Je veux voir votre chef, monseigneur le Rescator !...