Chapitre 17

Le Rescator avait pris pied le dernier sur le pont. D'un regard il embrassa la situation. Nicolas Perrot, debout près de lui, hocha la tête.

– Le vent souffle du noroît !... Mauvais pour nous...

– Ouais...

Angélique elle-même pouvait se rendre compte que le vent les poussait vers la ville. Sur la passerelle, le capitaine Jason s'époumonait à faire hisser des voiles, à en abattre d'autres, afin d'orienter son bâtiment vers le chenal de La Pallice.

Un marin s'approcha du Rescator et lui tendit sa longue-vue. Le pirate eut un geste vers son masque, comme s'il allait l'ôter. Il se ravisa, jeta un bref coup d'œil autour de lui.

– Les blessés et les passagers dans la cale ! Personne sur le pont autre que les gens d'équipage.

Il leva sa longue-vue, observa un instant les parages et les efforts du Gouldsboro pour fuir malgré le vent contraire

– Non, pas vous... fit-il sans se retourner.

Sans doute avait-il senti le mouvement d'Angélique s'apprêtant à suivre docilement le groupe qui, par une écoutille, descendait à l'intérieur.

Le Rescator abaissa sa longue-vue et se tourna vers la jeune femme. Il la considéra.

Elle était debout, le visage encore décomposé, serrant farouchement sa fille entre ses bras. Le vent tordait les cheveux d'Honorine comme une flamme ardente.

– Votre fille, dit-il, de sa voix sourde. C'est vrai... Elle vous ressemble. Lequel de ces Huguenots que nous venons d'embarquer est son père ?

Était-ce le moment de poser de pareilles questions ?

Il semblait à Angélique que la ville se rapprochait. Pour un peu, on aurait aperçu les curieux aux fenêtres et sur les remparts, se rassemblant pour observer la manœuvre désespérée de ce navire inconnu.

– Son père, dit-elle en le fixant comme s'il était devenu fou. Eh bien !... c'est le dieu Neptune, figurez-vous... Oui, on me l'a dit. Et maintenant, regardez donc plutôt où nous sommes. Nous allons passer à portée de tir du Fort-Louis. Si la garnison a été avertie, nous sommes perdus.

– C'est ma foi très probable, ma chère...

Le Gouldsboro n'avait pu réussir à doubler la Pointe du Chef de Baie. Il restait toujours en vue de La Rochelle et du fort aux créneaux duquel on pouvait distinguer une animation suspecte.

– Vous !... venez par ici, décida brusquement le Rescator en faisant signe à Angélique de le suivre.

À grands pas, il traversa le pont, gravit l'escalier du gaillard d'arrière, puis celui de la dunette.

– Madame, mettez-vous à l'abri, dit l'homme au bonnet de fourrure, Nicolas Perrot, en désignant à Angélique l'entrée des appartements du Rescator, sous la dunette.

Il ajouta avec un sourire :

– ... Notre chef vient de prendre la barre. Donc nous allons nous en tirer.

Cette confiance en l'habileté de celui qui les dirigeait semblait être partagée par tout l'équipage. Le plus grand calme régnait parmi les hommes et il y avait même quelques lascars perchés dans les balancines ou les haubans qui plaisantaient, imitant la gouaille de celui qui leur avait appris à considérer le danger avec une philosophie souriante.

– Mais le Fort-Louis va tirer, dit Angélique d'une voix blanche.

– Mêmement probable, fit avec son bizarre accent français Perrot qui demeurait près d'elle, sans doute chargé de sa garde.

Soudain un flot d'ordres lancés par le porte-voix du capitaine Jason déferla au-dessus de leurs têtes, à l'adresse des gabiers. La plus grande activité régna aussitôt dans l'aérienne forêt de cordages, de mâts et de toile où des silhouettes humaines semblaient se déplacer avec une agilité simiesque.

À l'instant où la fumée des mèches allumées s'élevait au-dessus du Fort-Louis, toute la voilure du Gouldsboro changeait de place et de vent.

Le bâtiment ne bougeait presque plus et paraissait vouloir s'immobiliser en vue du fort et des canons braqués sur lui.

– Mouillez l'ancre.

Presque aussitôt, on entendit le bruit de la chaîne se dévidant et du jaillissement produit par l'ancre touchant les flots.

Angélique jeta à son compagnon un regard chargé d'incompréhension et d'inquiétude.

– Le Rescator voudrait-il parlementer ? demanda-t-elle affolée.

Il secoua négativement sa lourde tête d'ours.

– Pas son genre, grommela-t-il. M'est avis qu'il se croit plutôt à la pêche au cachalot, dans l'estuaire du Saint-Laurent.

L'ancre touchait le fond. Le navire était stoppé, virant légèrement dans l'axe du vent.

Le bruit de tonnerre de tous les canons du fort, tirant ensemble au commandement, retentit. Mais, au même moment, sous une violente poussée du gouvernail, le bâtiment visé, prenant appui sur le point fixe de son ancre, virait souplement.

La giclée de boulets passa à quelques pouces, balayant l'emplacement blanchi d'écume, où le Gouldsboro se présentait de flanc trois secondes auparavant.

Comme un habile duelliste il s'était effacé devant le coup.

Mais le danger n'était que différé. Il n'aurait pas le temps de remonter son ancre, avant de recevoir une seconde bordée.

À peine Angélique s'était-elle formulé cette réflexion que le porte-voix lançait.

– Sacrifiez l'ancre.

Une enclume se trouva en place, comme par enchantement, sur le gaillard d'avant, trois coups de masse à toute volée firent sauter la chaîne.

– Pleine voilure !... Cap Nord-Est.

Le navire libéré obéit à l'attraction de ses voiles.

Les canonniers du Fort-Louis, gagnés de vitesse, Teintèrent en vain. Les boulets passèrent encore presque à frôler leur cible, qui en fut violemment secouée et éclaboussée, mais n'en continua pas moins son chemin.

– Hip, hip, hourra ! cria Nicolas Perrot.

Le cri fut repris d'une seule voix par l'équipage. Perrot commenta.

– Dix « pelotes » que ces salauds nous auraient plantées dans nos œuvres vives si notre chef n'était pas le plus fin manœuvrier de toutes les mers. Nous serions déjà au fond ! ma parole !... Vous avez vu ce coup de barre ?... Mais, rentrez dans le salon, madame. Car nous ne sommes pas encore sortis de ce guêpier, peu s'en faut...

– Non, je veux rester jusqu'au bout, jusqu'à ce que je voie la mer libre devant nous.

– Ma foi ! À votre convenance, madame. Il y en a qui préfèrent regarder la mort en face. Et après tout, ça n'est pas une mauvaise façon car, quelquefois. ça lui fait peur et elle recule.

Angélique commençait à se sentir en amitié avec le trappeur du lointain Saint-Laurent. Il n'avait pas trop l'apparence d'un forban sans foi ni loi, malgré sa coiffure de peau de bête et ses bras bleuis de tatouages.

Après le tour d'acrobatie qui lui avait permis d’échapper à la rafale du Fort-Louis, le Gouldsboro s'était redressé, avait paru s'ébrouer comme un cheval de bataille qui prend conscience de la partie à jouer. Un léger fléchissement du vent tournant vers l'ouest lui permit de reprendre sa marche en avant. Il se couvrit de toile pour profiter de cette passagère clémence de son ennemi, le noroît, et très vite s'éloigna de La Rochelle et parvint même à dépasser la Pointe du Chef de Baie.

Il lui fallait encore, pour avoir accès au grand large, franchir les « pertuis », passages entre les îles. Le fort vent de nord-ouest, qui soufflait ce jour-là, leur interdisait l'accès du pertuis d'Antioche, au sud, situé entre les Iles de Ré, d'Aix et d'Oléron. Mais pour gagner le pertuis breton, voie de sortie plus étroite et plus abritée, entre le continent et la côte nord de l'Ile de Ré, il fallait encore franchir un étroit chenal, celui de La Pallice et de la Pointe des Sablonceaux.

Ce fut à cette dernière solution que parut se décider le Rescator. Le porte-voix du capitaine Jason lança :

– Hé ! Ceux des voiles ! Carguez les hautes voiles ! Larguez civadière, brigandine et voile d'étai.

Sous basse-voilure, le Gouldsboro s'engagea dans le passage, entre les deux promontoires.

Angélique respirait à peine. Elle savait la traîtrise du chenal rocheux invisible et peu profond, dont les matelots du port s'entretenaient avec souci. Le vent court, projetant sur le flanc du bateau de petites lames dures et violentes, risquait à chaque instant de le faire sortir de l'étroite ornière au-delà de laquelle un navire de fort tonnage s'échouerait fatalement.

– Êtes-vous déjà venus par ce passage ? demanda-t-elle à son gardien.

– Non, nous sommes entrés par le sud.

– Alors il faudrait un pilote. Parmi mes amis il y a le pêcheur Le Gall, il connaît toutes les embûches du pertuis.

– Bonne idée, s'écria l'homme au bonnet de fourrure.

Il la quitta soudain pour aller communiquer le renseignement aux deux capitaines.

Peu après, Le Gall parut à son tour, guidé par un matelot. Angélique ne put se retenir de le suivre, sur la dunette.

Le Rescator était à la barre, toujours masqué. Tout son être tendu semblait chercher à deviner, au moindre frémissement du navire, la passe difficile. Il échangea quelques mots avec le navigateur rochelais puis lui céda la place.

Angélique demeurait aussi immobile que possible et Honorine aussi. La petite fille semblait comprendre que la place d'une femme et d'une enfant n'était pas sur une passerelle de navire à l'heure du danger, mais pour rien au monde elle n'aurait voulu être ailleurs.

Le Gouldsboro avançait plus sûrement.

– Et si le fort du Grand Sablonceaux nous tire dessus, dit Le Gall en regardant dans la direction de la pointe extrême de l'Ile de Ré où se devinait la forteresse.

– À Dieu vat ! répondit Le Rescator.

Le temps devenait moins limpide. Avec la chaleur du jour, une brume dorée se levait, estompant les rivages.

Une voix tomba de la hune.

– Navire de guerre en proue. Il vient à notre rencontre.

Le capitaine Jason jura et parut fortement découragé.

– Nous sommes faits comme des rats !

– Il fallait s'y attendre, dit Le Rescator, comme s'il constatait la chose la plus naturelle du monde. Donnez l'ordre de ralentir la marche...

– Pourquoi ?

– Pour m'accorder le bénéfice de la réflexion.

Le navire de guerre qu'ils n'avaient pas encore aperçu apparaissait au détour de la pointe des Sablonceaux et ses voiles déployées avaient une blancheur de craie sur le ciel embrumé.

Possédant le vent en poupe, il avançait rapidement.

Le Rescator posa sa main sur l'épaule de Corentin Le Gall.

– Dites-moi, monsieur, la marée commence à baisser. Si la passe devient difficile pour nous, n'est-elle pas infiniment dangereuse pour l'adversaire de plus fort tonnage qui s'avance au-devant de nous ?

Les yeux d'Angélique tombèrent sur cette main qui appréhendait l'épaule du marin. Une main à la fois musclée et racée, avec un lourd anneau d'argent ouvragé à l'annuaire de la main gauche. Elle se sentit pâlir.

Elle connaissait cette main nue, à la poigne inflexible et douce. Où l'avait-elle déjà vue ? À Candie peut-être lorsqu'il s'était déganté pour la conduire vers les sofas. Mais il y avait plus. Elle la reconnaissait comme une chose infiniment familière. Elle pensa que, sans doute, l'approche de leur dernière heure brouillait ses facultés. Ce destin qu'Osman Ferradji avait lu dans les étoiles, elle devait en prendre conscience, dans un raccourci dramatique, alors que la mort s'approchait.

Mais, simultanément, elle savait aussi qu'ils n'allaient pas mourir. Parce que c'était le Rescator qui les avait en charge ! Il y avait sur ce personnage énigmatique l'espèce d'immunité des héros antiques. Elle y croyait naïvement, follement, et jusqu'ici, dans sa tentative incroyable, elle n'avait pas été trompée.

Le visage du pilote s'était éclairé :

– Oui-da, s'exclama-t-il, vous avez mille fois raison, monsieur ! Il faut qu'ils aient diablement envie de vous attraper pour se lancer dans le chenal à pareille heure. Sûr aussi qu'ils ont aussi un bon pilote de chez nous. Mais leur position est... délicate.

– Nous allons la rendre plus délicate encore... Et, par-dessus le marché, ils vont nous servir de bouclier au cas où le fort voudrait s'en mêler. Je vais les contraindre à se placer entre lui et nous... En avant toute ! branle-bas de combat.

Et, tandis que les gabiers se précipitaient dans les vergues, le reste de l'équipage, maintenu dans le gaillard d'avant, jaillissait des écoutilles avec vélocité, haches et sabres d'abordage étaient distribués, les bâches dissimulant les couleuvrines contre la rambarde étaient ôtées.

Chacun gagnait son poste.

Des gabiers chargés de mousquets gagnaient les hunes des quatre mâts, hissant également des caisses de grenades, destinées à être projetées tout à l’heure sur le pont ennemi.

– Faut-il sabler les ponts ? demanda le second.

– Je ne crois pas que nous irons jusque-là, répondit Le Rescator, l'œil fixé à sa lorgnette.

Et il répéta ironiquement, souriant sous son masque : « Sabler les ponts. Peuh ! » Angélique se souvenait de ce préparatif suprême, en Méditerranée. On sablait d'avance le pont pour éviter aux pieds nus des combattants survivants de glisser dans le sang répandu.

– Ils échoueront avant d'avoir pu seulement lancer un grappin sur nous, dit encore le pirate, en haussant les épaules.

Il semblait si sûr de lui que la tension de ces minutes où les deux bateaux s'avançaient inexorablement l'un vers l'autre s'atténuait. Et d'ailleurs, très vite, on pouvait se rendre compte que le navire de guerre était en mauvaise posture. Alourdi par ses quarante canons et ayant eu l'imprudence de mettre toute sa voilure, il maintenait difficilement la route. Les vagues le poussaient vers le rivage.

– Et s'il tirait sur nous ? dit Le Gall.

– Un engin pareil !... Il est bien trop embarrassé pour se mettre en position de tir. Et nous nous présentons par le beaupré, la cible est trop étroite.

Le Gouldsboro continua donc d'avancer hardiment. Le navire de guerre luttait de plus en plus pour se maintenir à flot. Soudain, irrésistiblement drossé sur les rochers, on le vit s'incliner et il y eut un craquement sourd.

– Échoué ! crièrent ensemble les occupants de la dunette du Gouldsboro.

L'équipage agitait ses bonnets et manifestait sa joie.

– Prenons garde de ne pas en faire autant, recommanda Le Rescator. La mer baisse dangereusement.

Et il envoya des sondeurs à perche sur le gaillard d'avant.

Continuant sa route, le bateau-pirate passa au large de son adversaire impuissant, d'où leur parvinrent des invectives et des malédictions.

– Leur envoie-t-on une bordée ? demanda le capitaine Jason, nous sommes bien placés.

– Non ! Inutile de laisser de trop mauvais souvenirs derrière nous. De toute façon, nous ne sommes pas encore tirés d'affaire.

Angélique pensait aussi que d'autres navires pouvaient surgir pour leur barrer la route.

Mais ils réussirent à déboucher sans encombre hors du chenal, dans le pertuis breton.

Le Gall se redressa, les mains sur le gouvernail :

– Le plus dur est fait, maintenant, monsieur, je proposerais de forcer la voilure et de suivre la côte nord jusqu'à la sortie, à la Pointe du Grouin du Gou.

– Entendu.

La manœuvre devenait plus aisée. Le pertuis offrait une rade abritée où le vent moins violent et mieux orienté se faisait l'allié des fugitifs. La brume légère permettait de discerner la courbe du continent et sa dentelle neigeuse de marais salants.

Mais, de l'autre côté, c'était Saint-Martin-de-Ré, et bientôt, une à une, comme des silhouettes de rêve, les navires de la flotte royale s'en détachèrent et cinglèrent vers eux. La meute se mettait en chasse.

Ils observèrent sa progression dans un silence tendu.

– Si près du but, murmura Le Gall. Nous venons de dépasser la pointe d'Arçay.

– Forçons l'allure ! Le vent a légèrement tourné. Il nous aide.

– Eux aussi.

– Mais nous avons de l'avance.

Paroles brèves, qui leur servaient à faire le point, à peser leurs chances et à n'en pas perdre une once.

Après avoir paru grandir avec une rapidité inquiétante, les navires avant-coureurs de la flotte conservaient maintenant la même distance. Le Gouldsboro était encore hors de portée de leurs canons.

À nouveau, Le Rescator posa la main sur l'épaule du Rochelais.

– Parvenons au large, l'ami, et alors, foi de Rescator, je vous promets que nous nous mettrons sous le vent et qu'aucun des navires de Sa Majesté ne pourra jamais nous rattraper.

– Nous y parviendrons, monsieur, répondit le pilote, comme galvanisé.

Les yeux fixés sur la route qu'il devait suivre, il en auscultait les moindres courants, les moindres brises, pour donner au navire qu'il guidait toutes ses possibilités de vitesse. Ah ! comme il connaissait ces parages, où tant de fois il avait jeté ses filets et relevé ses casiers à homards en chantant et en regardant, avec amour, autour de lui les lignes nettes et dorées d'eau, de terre et d'îles qui formaient le paysage familier de sa vie. D'origine bretonne, sa famille était rochelaise depuis trois générations ce qui expliquait qu'il fût Huguenot et qu'il apportât à sa foi le même entêtement qu'un Breton catholique à la sienne. Il pensait à cette heure qu'aujourd'hui il parcourait les lieux de son bonheur passé pour les fuir, qu'il y avait dans la cale de ce bateau pourchassé sa femme et ses enfants et que ce serait une chose horrible que de mourir là, couché au large de ses îles et de sa ville par les boulets du roi de France !

Il avait moins peur de la mort qu'il avait affrontée maintes fois, au cours de ses navigations, que d'une telle trahison.

« Oh Seigneur, considère ce que nous avons à souffrir en ton nom !... Pourquoi !... Pourquoi !... »

Angélique jeta un regard en arrière. Les voiles des poursuivants grandissaient de nouveau. Dès lors le mouvement de la houle, les crêtes plus écumeuses des vagues semblaient annoncer l'approche du large. La côte s'évasait, s'amenuisait. Le vent prenait un goût amer et se faisait plus âpre. L'horizon voilé se devinait plus vaste.

Le large !... Mais n'était-il pas trop tard ?

Elle regarda Le Rescator et s'aperçut qu'il la fixait aussi entre les fentes de son masque.

Elle crut qu'il allait lui dire de s'en aller, que sa place n'était pas sur la dunette. La chasser avec l'ironie qu'il savait si bien aiguiser à son égard.

Il ne dit rien. Elle eut la sensation qu'il la regardait ainsi parce que les choses allaient très mal et que la minute était pathétique. Elle, qui avait gardé confiance jusqu'alors, eut peur.

– Est-il trop tard ? demanda-t-elle.

À ce moment, Honorine se dressa dans ses bras et, désignant un point vers l'horizon :

– Là, dit-elle d'un air joyeux, des oiseaux.

Les oiseaux... c'étaient des navires.

Ils surgissaient, venant de l'horizon et barrant la sortie de la baie.

En quelques instants, leur nombre parut infini. Coincé entre leur approche et celle de la flotte royale, le Gouldsboro ressembla à un gibier acculé et cerné et qui n'aurait même pas la ressource de pouvoir faire face à tous les adversaires rassemblés pour l'achever.

Une même exclamation incrédule et consternée jaillit des lèvres de l'équipage rassemblé sur pied de guerre. Cette fois, c'était trop. Ils pourraient se battre, mais non vaincre et toutes issues pour échapper leur étaient interdites. Presque aussitôt, le Rescator poussa une exclamation et se mit à rire. Il ne pouvait pas parler, tellement il riait, car il s'étouffait en toussant.

« Il est devenu fou », se dit Angélique pétrifiée.

Mais le pirate réussit enfin à articuler :

– Les Hollandais !

Aussitôt la consternation se changea en délire de joie.

– Hissez le pavillon anglais du commerce au grand mât, hurla en anglais le capitaine Jason dans son porte-voix.

Il répéta son ordre en français.

Les pavillons montèrent et claquèrent au vent, celui à croix rouge, barrant une croix de Saint-André blanche sur fond bleu au grand mât et le pavois de poupe rouge portant en coin le même premier emblème de croix tricolore.

Malmenée par la récente tempête, la lourde flotte marchande s'engageait dans le pertuis breton avec une lenteur solennelle. Deux gros navires de ligne la précédaient avec leurs cinq mâts et trois ponts de batteries de soixante-douze canons. Puis venait une foule de quatre cents navires marchands de tous tonnages, mais dont le plus petit dépassait toutefois trois cents tonneaux. Cette flotte pansue, encadrée de vingt navires de guerre de moindre importance que les gros trois ponts.

Le Gouldsboro se faufilait parmi eux avec l'agilité d'un lièvre se perdant dans une forêt touffue. En quelques instants, une dizaine de navires de l'immense flotte arrivante se trouvèrent entre lui et ses poursuivants. Il était impossible aux officiers de Sa Majesté de tirer le moindre coup de canon, sans atteindre les honnêtes commerçants qui venaient mouiller dans les eaux françaises.

Force leur était de renoncer à punir l'audacieux pirate, qui s'était si bien moqué d'eux.

Au mouvement nouveau de la houle, les fugitifs enfermés dans l'entrepont surent qu'ils avaient atteint le large. De longues heures durant ils avaient guetté les bruits, ils avaient suivi la lutte grinçante du navire contre le vent contraire. La manœuvre en face du Fort-Louis les avait projetés les uns contre les autres, dans la détonation sourde des canons et ils avaient cru leur dernière heure venue. Puis c'avait été la marche lente et comme infirme, le long du chenal. Les arrêts, le branle-bas de combat, la course des pieds nus au-dessus de leurs têtes, l'attente. Des heures de prières, de mots brefs prononcés pour rompre l'angoisse ou pour calmer les enfants inquiets...

Et, comme dans l'Arche, « il n'y avait pas de fenêtre et ils ne devaient pas savoir ce qui se passait au-dehors ».

Puis le bateau s'était mis à rouler à grands balancements réguliers, comme en paix, ils avaient senti la tension des voiles orientées enfin sans contrainte, gonflées, tendues, et tout l'élan libérateur qui passait dans la coque faisait frémir les bois d'une allégresse de pur-sang auquel on a lâché les rênes.

Et Le Gall apparut sur le seuil, harassé, avec une expression à la fois triomphante et désespérée dans son regard bleu de Celtique :

– Nous leur avons échappé, dit-il. Nous sommes au large. Nous sommes sauvés !

Alors leur cœur à tous se déchira.

Adieu ville de La Rochelle, notre ville ! Adieu, notre Royaume ! Adieu, notre Roi !...

Ils tombèrent à genoux, les yeux pleins de larmes.

– La terre est encore visible, dit Le Rescator, en s'approchant d'Angélique, la fixant durement par les fentes de son masque. Ne vous retournerez-vous pas pour jeter un dernier regard à ces rivages que vous quittez à jamais, madame ?

Angélique secoua la tête :

– Non, dit-elle.

– Vous avez peu de sentiments pour une femme. Il ne doit pas faire bon encourir vos haines. Vous ne laissez donc aucun regret là-bas, aucun souvenir, aucun être cher ?

« Un enfant mort, songea-t-elle, une petite tombe à l'orée de la forêt de Nieul... C'est tout. »

– J'emporte tout ce qui m'est cher, dit-elle, en serrant Honorine sur son cœur. Mon seul trésor.

Et, comme chaque fois que la curiosité insinuante du Rescator se manifestait, la prenant de court, elle eut l'impression d'être guettée et que l'intérêt qu'il lui portait la menaçait.

Une incommensurable fatigue lui tomba sur les épaules. C'était le poids des heures qu'elle venait de vivre, c'était le poids de toute sa vie à l'instant où le destin refermait derrière elle une porte qui ne se rouvrirait plus. Elle sentit la douleur de ses bras raidis, qui n'avaient cessé, depuis un temps infini, de serrer Honorine contre elle.

– Je suis fatiguée, dit-elle d'une voix mourante. Oh ! tellement fatiguée. Je voudrais dormir...

Angélique n'eut plus conscience de ce qui se passait entre le moment où elle prononça ces paroles et celui où elle s'éveilla, dans la lumière propre du couchant. Un soleil couleur de rubis emplissait sa vue, se détachant comme une énorme lanterne sur le fond d'argent terni de la mer et du ciel.

Il toucha l'horizon, s'engloutit avec une rapidité déconcertante, laissa traîner encore pendant un bref moment une lueur rose plus éblouissante que l'aurore qui, peu à peu se mit à pâlir.

Angélique sentit autour d'elle le mouvement du navire, ce balancement rythmé et incessant qui la replaçait, quelques années en arrière, en Méditerranée. En ce temps-là, même lorsqu'elle était captive sur l'Hermès, il arrivait qu'une sensation d'immensité gonflât son cœur, comblât l'insatisfaction de son âme passionnée. C'étaient de tels souvenirs qui lui avaient laissé d'un voyage où elle avait souffert mille morts, une impression de regret et d'enchantement.

Ce soir, elle retrouvait la mer. Par la fenêtre vitrée du château arrière, le crépuscule lui offrait son bref incendie, puis le mystère solennel de la pénombre avant la nuit.

Elle entendait rebondir contre la coque l'éclaboussure des vagues. Et, par intermittence, le claquement sec des voiles, et le chant éolien de la brise dans les haubans.

Elle se redressa, s'assit à demi sur le divan oriental où on l'avait étendue, se soutint du bras, la tête vide, sans pensées, mais avec la perception aiguë du bonheur qui l'envahissait. Elle était libre.

Honorine dormait à ses côtés, abandonnée, rose, épanouie, dont le couchant avivait la carnation joufflue.

Angélique se pencha sur elle avec une tendresse infinie.

– Je t'emmène, trésor, murmura-t-elle. Chair de ma chair, cœur de mon cœur.

La joie surhumaine devenait presque douloureuse. Un rêve ancien qui avait hanté sa vie se réalisait.

Elle s'en allait sur la mer.

Sa poitrine s'emplit d'air salin. Ses yeux se voilèrent, sa tête vacilla, renversée sous la griserie d'une ivresse qui n'avait pas de nom. Un sourire d'extase errait sur ses lèvres.

Là, seule dans la clarté du jour finissant, Angélique offrait à l'Océan, comme à un amant retrouvé, son visage tendu et ravi d'amoureuse...

FIN

1 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

2 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

3 Cf. « Angélique et le Roy ».

4 Mot d'argot ancien désignant les policiers.

5 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

6 Cf. « Indomptable Angélique ».

7 Cf. « Indomptable Angélique ».

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