Chapitre 10

Suivirent des heures d'épouvante au cours desquelles Angélique attendait, à chaque instant, la catastrophe. Elle guettait les bruits de la cour. Des cris allaient s'élever. Elle verrait passer maître Gabriel encadré par les gens d'armes. Soudain, elle décida de s'éclipser, telle qu'elle était, échevelée, de courir chercher Honorine et de s'enfuir ensuite droit devant elle, le plus loin possible, toujours plus loin, jusqu'à ce qu'elle tombât, épuisée, dans la campagne.

Le départ du collecteur d'impôts la sauva de ce mouvement de folie. Les chariots passaient chargés de leur provende fiscale. Les portes se refermèrent sur eux.

La poussière dansait dans l'air safrané du crépuscule. Maître Berne traversa la cour pour rejoindre Angélique ; ses traits étaient soucieux mais restait il calme. Il se versa cependant un autre verre d'eau-de-vie. Surveiller pas à pas les investigations des clercs, faire comprendre aux manouvriers qu'ils devaient puiser sur un côté du tas de sel et non sur l'autre, échapper en même temps à l'attention soupçonneuse de l'huissier, n'avait pas été pour lui une mince épreuve.

– Je n'ai pu vous aider, dit Angélique. Je me serais trahie.

Le marchand eut un geste las.

– C'est un coup de Baumier, répéta-t-il. Maintenant, je suis sûr que c'est lui qui a mis les deux ignobles individus sur votre piste... La visite de l'huissier devait suivre de près le constat de l'altercation et de résistance à l'autorité royale. D'ici quelques heures, ils vont commencer à se demander ce que nous avons fait de leurs sbires. Aussi ai-je renvoyé les commis et les portefaix et fermé boutique. Nous ne pouvons attendre plus longtemps pour nous débarrasser des cadavres.

Il jeta un regard vers le rectangle doré de la porte.

– Bientôt il va faire nuit. Nous pourrons agir.

Ils attendirent dans l'ombre, en silence et sans chercher à se rapprocher l'un de l'autre.

Le danger imminent les tenait en alerte et requérait toutes leurs pensées. Ils demeuraient figés, comme des bêtes menacées, qui palpitent au fond de leur terrier, dernier refuge.

Le ciel, dans l'encadrement de la porte, prenait des nuances de coquillage et jusqu'à eux parvenait, avec les rumeurs lointaines du port, le souffle rythmé de la mer.

La nuit montait, froide, bleue et douce.

– Allons, c'est l'heure, dit le marchand.

Ils gagnèrent le hangar au sel. Maître Berne sortit un traîneau de bois d'une remise.

À nouveau, ils piochèrent ensemble dans la neige amère qui leur écorchait les mains. Les corps extraits furent hissés sur le traîneau, recouverts de sacs de blé et de ballots de fourrure.

Le marchand s'attela aux brancards. Une fois qu’ils furent sortis sur l'arrière de la maison, il donna plusieurs tours de clé.

– Je veux que personne ne puisse entrer ici avant que je n'y sois revenu moi-même faire une inspection.

Il reprit l'un des brancards du traîneau et Angélique soutint l'autre. Les patins de bois glissaient facilement et sans bruit sur les petits cailloux ronds du Canada dont étaient pavées les rues et les ruelles de la ville. Le pavage très particulier, dû à un maire économe qui avait trouvé ce moyen d'utiliser les gravillons du Saint-Laurent en Nouvelle-France, dont on se servait jadis pour lester les navires manquant de fret, avait nécessité l'usage des traîneaux. Une charrette aux roues cerclées de fer eût fait un bruit infernal. Tirant leur macabre charge, Angélique et son compagnon se hâtaient comme des ombres furtives.

– C'est l'heure la plus favorable, chuchota maître Gabriel. Les quinquets ne sont pas encore allumés, et dans notre quartier de mauvaises têtes huguenotes, on nous fait attendre exprès plus longtemps que les autres pour nous punir... La brimade a parfois des avantages...

Les passants qu'ils croisaient n'avaient pas à se demander ce que faisaient là maître Berne et sa servante et ce qu'ils transportaient car on n'y voyait pas plus que dans un four.

Le marchand semblait savoir où il allait. Il obliquait dans des ruelles étroites en un circuit compliqué qui devait avoir pour but d'éviter les rues plus larges et plus fréquentées.

Angélique avait l'impression que leur expédition durait depuis des heures et elle s'étonna de se retrouver non loin de la maison, devant la porte cochère d'un de leurs voisins, le papetier Jonas Mercelot.

Son maître souleva trois fois le heurtoir de bronze. Ce fut le papetier lui-même qui vint ouvrir.

C'était un homme aux cheveux blancs, aimable et d'une grande érudition, qui avait possédé naguère la quasi totalité des moulins à papier de l'Angoumois. Ruiné par les taxes et les interdictions de conserver des artisans spécialisés religionnaires, il ne lui restait plus que sa très belle demeure de La Rochelle et un très petit commerce de papier d'art dont il était le seul à connaître les secrets-de fabrication.

– J'ai quelque chose pour ton puits, lui dit Berne.

– Parfait ! Entrez donc, mes chers amis.

Il les aida, avec la plus grande aménité, à pousser leur traîneau et son lugubre chargement dans un cellier au frais parfum de pommes. Il tenait haut sa lanterne pour éclairer le chemin.

Le marchand déchargeait les fourrures et le blé. Les corps apparurent, grimaçants, poissés de sel et de sang, et le doux papetier les contempla sans manifester aucune surprise.

– Dame Angélique aurait-elle l'obligeance de tenir la lanterne ? Je t'aiderai à les transporter, dit-il seulement avec sa courtoisie habituelle.

Berne secoua la tête.

– Non, il est préférable que tu nous guides. Elle ne connaît pas le chemin.

– C'est juste.

Angélique, une fois de plus, dut reprendre deux pieds rigides et qui lui semblaient avoir la pesanteur de la pierre. Ses bras raidis lui faisaient mal. Éclairés par le papetier qui les précédait, ils descendirent trois degrés de pierre qui conduisaient dans un magasin encombré de rames de papier empilées, de ballots de vieux chiffons et de grosses bonbonnes d'acide. Vers le fond, maître Mercelot déplaça, non sans mal, une presse à bras d'un ancien modèle qui dissimulait une petite porte vermoulue. La clé se cachait dans une anfractuosité du mur.

La porte s'ouvrait sur un escalier tournant, heureusement assez court.

Ils étaient maintenant dans une grande salle souterraine, très basse de voûte et soutenue par de larges piliers romans. Au centre se trouvait un puits, Jonas Mercelot retira le couvercle de bois cadenassé et un bruit de clapotis de vagues, de flux et de reflux, emplit la salle.

– Ce puits communique avec la mer, expliqua maître Gabriel à Angélique.

Il était obligé d'élever la voix pour se faire entendre :

– ... Ce qu'on y jette est broyé sur les rochers, cria-t-il, et entraîné très loin par les courants.

La rumeur de l'océan, comme libérée de sa prison grondait et bramait en clameurs prolongées répercutées par l'écho.

Dans ce vacarme, les gestes accomplis prenaient des allures de mauvais songe. Ces corps qu'on saisissait, qu'on balançait dans le gouffre d'ombre, on ne pouvait en percevoir le bruit de chute. Ils disparaissaient, happés, semblaient se dissoudre à la vue.

Le couvercle fut remis et le bruit s'effaça. Alors Angélique s'appuya à la margelle et ferma les yeux. « Ce n'est pas la première fois, hélas », avait dit maître Gabriel.

La rumeur sourde qu'elle continuait d'entendre, c'était La Rochelle secrète, hantée par la mer complice et par le chant des psaumes qui s'élevaient au XVIe siècle de ces caves souterraines où se sont réunis les premiers adeptes de la secte calviniste. C'était l'écho de la lutte sans merci que s'étaient livrée entre ces murs deux antagonistes et qui recommençait aux jours de persécution avec la même âpreté, les mêmes crimes... justifiés de part et d'autre.

Comment échapper au sang, à la peur !...

Honorine était couchée sur le ventre, les bras étendus, le front contre le dallage froid comme un petit animal qui attend la mort sans espérance.

– Elle vous a cherchée tout le jour, expliqua Abigaël. Elle semblait dans une anxiété anormale. Elle regardait sous les meubles. Elle voulait qu'on ouvrît les fenêtres et les portes. Elle ne vous appelait pas mais parfois elle poussait un cri qui nous faisait mal.

– Nous lui avons offert des friandises, elle a tout refusé.

– Je lui ai prêté mon cheval de bois, expliqua Laurier... Elle ne l'a pas voulu.

– Elle est malade, peut-être ?...

Ils étaient tous réunis autour de ce petit paquet prostré avec des mines soucieuses. Leur consternation s'accentua en découvrant l'état dans lequel leur apparaissait Angélique.

– Mais que vous est-il arrivé ? s'écria tante Anna.

– Rien de grave.

Elle relevait sa fille, la serrait éperdument contre elle.

– Me voici, petit cœur, me voici.

« Honorine a senti que j'étais en danger, pensa-t-elle. Voilà pourquoi elle était inquiète. »

Honorine était née dans le danger. Son instinct lui faisait reconnaître l'approche de la bête immense et ténébreuse aux pas de velours. Elle devait la sentir toujours, tapie derrière les carreaux des fenêtres.

Cramponnée au cou de sa mère, elle réclama impérativement qu'on mît les volets de bois afin de cacher la nuit. Chacun s'empressa d'aller poser les vantaux et alors seulement elle consentit à relâcher son étreinte et à sourire. Sa mère était là et dans les reflets des vitres, elle ne voyait plus apparaître la face noire et cruelle du malheur.

On l'installa sur sa chaise et on lui apporta son gruau. Angélique alla changer de robe, mettre un devantier de toile bien empesé et cacher sous une nouvelle coiffe ses cheveux en désordre.

Maître Gabriel parlait à mi-voix avec le pasteur Beaucaire et son neveu, également pasteur et réfugié des Cévennes. Il était arrivé un jour tenant par la main son petit garçon de quatre ans, Nathanaël.

L'enfant était là aussi ce soir et les deux jumelles de la famille Carrère complétaient la maisonnée, car les voisins s'étaient partagés les dix enfants du pauvre avocat, à l'occasion de la naissance du onzième.

Honorine, enchantée d'être le point de mire d'une cour aussi nombreuse, devenait bavarde.

– Maman, dit-elle, quand Angélique revint, ce beau monsieur qui m'a donné un hochet d'or, où est-il ?

– Quel beau monsieur ? demanda maître Gabriel.

– Quel hochet d'or ? fit tante Anna soupçonneuse.

Angélique aurait trouvé ridicule de feindre :

– M. de Bardagne a eu l'amabilité de faire un cadeau à l'enfant.

Dans un silence froid, Honorine s'occupait à modeler sa bouillie d'une cuillère attentive. Elle réfléchissait profondément.

– Ze voudrais tellement avoir un père comme ça, dit-elle enfin avec un sourire enthousiaste.

Depuis quelque temps, désespérément, elle se cherchait un père. Elle avait d'abord jeté son dévolu sur le pasteur Beaucaire, mais celui-ci l'avait fort déçue. « Ma petite enfant, je t'aime comme une fille spirituelle, mais sans mentir, je ne puis te dire que je suis ton père. »

Le porteur d'eau, qu'elle affectionnait, avait également décliné une telle responsabilité.

Elle tâtait visiblement maintenant le terrain du côté de M. de Bardagne, mais le moment semblait mal choisi.

Angélique préféra l'emmener dans l'arrière-cuisine et la mettre au lit.

Mais Honorine poursuivait son idée :

– Ce n'est pas mon père ?

– Non, ma chérie.

– Où est-il alors, mon père ?

– Loin, très loin.

– Sur la mer ?

– Oui, sur la mer.

– Ze prendrai un bateau alors, dit Honorine.

Ses paupières retombèrent sur la vision d'un fabuleux voyage et elle s'endormit, brisée par les émotions.

Angélique s'occupa du repas du soir. Il lui fallait s'affairer aux tâches quotidiennes pour dominer son angoisse. Elle n'avait pas revu M. de Bardagne depuis sa demande en mariage et lui avait seulement envoyé une lettre destinée à le faire patienter.

Chacun se mit a table et on allait entamer la soupière de moules fumantes, lorsque la cloche du portail retentit.

Ils se regardèrent, le visage tendu, à la lueur des chandelles. La cloche s'impatienta à nouveau. Maître Gabriel se leva.

– J'y vais, dit-il. Si nous ne répondons pas, cela paraîtra suspect.

– Non, j'y vais moi, s'interposa Angélique.

– Envoyons le valet.

Mais le valet avait peur sans savoir pourquoi.

– Laissez-moi agir, insista Angélique en posant la main sur le bras du marchand. Que votre servante se présente, c'est l'attitude la plus normale.

Je m'informerai d'abord par le judas et viendrai vous avertir.

Par le judas, une voix interrogea :

– Est-ce vous, dame Angélique, je veux vous parler ?

– Qui êtes-vous ?

– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Nicolas de Bardagne, le lieutenant du Roi.

– Vous ?

Angélique défaillait :

– ... Que venez-vous faire ?... M'arrêter...

– Vous arrêter ?... répéta la voix, suffoquée.

Il fallut un moment au pauvre homme pour se remettre.

– ... Alors, vous ne me croyez bon qu'à cela ? Arrêter les gens à tort et à travers ?... Grand merci, pour l'opinion que vous avez de moi. Je sais que les opiniâtres que vous fréquentez me représentent volontiers comme un loup-garou, mais tout de même...

– Monsieur, je vous ai blessé, pardonnez-moi. Êtes-vous seul ?

– Si je suis seul ! Certes, ma chère enfant. Et masqué. Et enveloppé d'un manteau couleur de muraille. Un homme de mon rang qui a la stupidité de se livrer à de galantes escapades préfère être seul et ne pas attirer l'attention. Si j'étais découvert, je serais ridiculisé à jamais. Mais il fallait absolument que je vous parle. C'est très grave.

– Que se passe-t-il ?

– Allez-vous me laisser discourir, sans me donner au moins l'abri d'un coin de cour, ou venir me rejoindre dans cette ruelle fort peu passante et judicieusement obscure... Sacrebleu, dame Angélique, de quel bois êtes-vous faite ? Le lieutenant du Roi, gouverneur de La Rochelle, se déplace en secret pour vous distraire de vos fourneaux et vous apporter ses hommages, et vous le recevez comme un chien dans un jeu de quilles.

– Je suis désolée, mais que vous soyez lieutenant du Roi ou pas, votre visite secrète risque de me faire perdre ma réputation.

– Vous êtes décidément intraitable, vous me ferez devenir fou. En réalité vous ne tenez pas du tout à me voir !

– Dans les conditions présentes, je suis en effet mal à l'aise. Vous n'ignorez pas combien ma situation est déjà délicate parmi ces gens que je dois servir. Si l'on soupçonnait...

– Je suis venu précisément pour vous arracher à ce nid d'hérétiques où vous encourez les plus graves périls.

– Que voulez-vous dire ?

– Ouvrez-moi cette porte et vous le saurez.

Angélique hésitait.

– Laissez-moi avertir maître Berne.

– Il ne manquerait plus que cela !

– Je ne vous nommerai pas, mais il faut que je trouve une explication pour justifier mon absence, si courte soit-elle.

– C'est fort juste. Mais faites vite... Rien que d'avoir entendu le timbre de votre voix et respiré le parfum de votre haleine, je me sens transporté.

Angélique revint vers la maison à l'instant où maître Berne inquiet descendait.

– Qui donc sonnait ?

Elle lui expliqua rapidement la présence et la demande de M. de Bardagne Les prunelles du marchand rochelais devinrent aussi dangereuses que lorsqu'il s'apprêtait à étrangler les sbires de Baumier.

– Ce paltoquet de papiste ! Je vais m'expliquer avec lui. Je lui apprendrai à venir débaucher mes servantes sous mon propre toit.

– Non, n'intervenez pas. Il paraît qu'il a de graves nouvelles à me communiquer.

– Et de quel ordre croyez-vous donc qu'elles soient, ces nouvelles ? Les réflexions de votre fille innocente sont assez révélatrices. Nul n'ignore qu'il a jeté son dévolu sur vous et voudrait vous installer en ville comme sa maîtresse. C'est même la fable de La Rochelle !

Angélique retenait, de toute son énergie, maître Gabriel qui eût pu l'écarter comme un fétu de paille.

– Tenez-vous donc tranquille, adjura-t-elle sévèrement. M. de Bardagne a pour lui le pouvoir. Ce n'est point le moment de dédaigner son appui alors que nous venons d'aggraver notre situation déjà précaire et que vous risquez la corde.

Plus encore que les paroles, la pression de la main fine sur son poignet domptait la colère de Gabriel Berne.

– Qui sait ce que vous lui avez déjà accordé ? gronda-t-il cependant. Jusqu'ici je vous faisais confiance...

Il s'interrompit parce qu'il revivait l'instant où cette confiance avait été ébranlée. Confusément, il avait songé aux mois de quiétude ménagère qui venaient de s'écouler sous l'égide d'une servante experte dont jamais un geste ni une expression n'avaient pu lui paraître suspects de coquetterie. Dieu sait qu'il se serait montré sévère !

Mais sa méfiance, vive au début, s'était endormie.

Et puis il y avait eu l'Ève meurtrie qui s'était jetée dans ses bras en pleurant, la femme inerte et comme fascinée qu'il avait attirée lentement contre lui. Si, alors, elle l'avait repoussé, il aurait pu se ressaisir à temps. Il en était sûr. Mais la faiblesse d'Angélique avait déchaîné en lui ce démon de la chair qu'il domptait, non sans mal, depuis les tourments de sa jeunesse. Il avait perdu la tête. Il avait plongé son visage dans une soyeuse chevelure et posé sa main sur un sein à demi nu, dont il lui semblait qu'il gardait encore, au creux de la paume, la chaleur voluptueuse.

Son regard changea.

Angélique eut un sourire triste.

Avant, vous me faisiez confiance, dites-vous ?... Et maintenant... vous m'imaginez capable de toutes les turpitudes, parce que, dans un moment de désarroi je me suis laissé troubler. Par vous !... N'est-ce pas injuste ?...

Jamais auparavant il n'avait remarqué combien sa voix pouvait être charnelle et douce. C'était parce qu'elle lui parlait tout bas, très proche, dans l'ombre, et qu'il voyait briller ses prunelles et ses lèvres.

Ah ! qu'il était douloureux et exaltant de découvrir, derrière un visage quotidien, le mystère de sa sensualité. Parlait-elle ainsi dans ses nuits d'amour ? Il se prit à haïr tous les hommes qu'elle avait aimés.

– Dois-je vous soupçonner des plus noirs péchés, maître Gabriel, parce que, vous aussi, vous avez manqué de sang-froid ?...

Il baissa la tête comme un coupable. Heureux de l’être.

– ... Oublions cela, voulez-vous, dit-elle gentiment.

Il faut d'ailleurs l'oublier. Nous n'étions nous-mêmes, ni l'un ni l'autre... Nous venions d'éprouver un choc terrible. Maintenant, il faut redevenir comme avant.

Mais elle savait bien que ce serait impossible. Il y aurait toujours entre eux la double complicité d'un crime et d'un moment d'abandon.

Elle insista néanmoins :

– Il faut garder toutes nos forces pour lutter et nous sauver. Laissez-moi parler avec M. de Bardagne. Je peux vous assurer que je ne lui ai jamais rien accordé.

Il crut l'entendre ajouter avec un peu de moquerie : « Moins qu'à vous. »

– C'est bon, dit-il. Allez. Mais soyez brève.

Angélique revint donc vers la petite porte derrière laquelle M. de Bardagne, représentant du Roi, piaffait, d'impatience. Elle l'ouvrit et fut happée aux poignets par deux mains possessives.

– Vous voilà enfin ! Vous vous moquez de moi. Que lui racontiez-vous ?

– Mon maître est soupçonneux et...

– Il est votre amant, n'est-ce pas ? Cela ne fait aucun doute... Vous lui accordez chaque nuit ce que vous me refusez.

– Monsieur, vous m'offensez.

– À qui ferez-vous croire le contraire ? Il est veuf. Vous vivez depuis plusieurs mois sous son toit. Il vous voit sans cesse aller, venir, parler, rire, chanter... que sais-je ! Il est impossible qu'il ne soit pas fou de vous. C'est intolérable, contraire à toute morale. C'est un scandale.

– Croyez-vous que venir me courtiser par une nuit sans lune n'en est pas un ?

– Ce n'est pas la même chose. Moi, je vous aime.

Et il l'attira très près de lui, dans une encoignure.

La nuit empêchait Angélique de distinguer ses traits. Elle percevait l'odeur de lilas de la poudre dont il usait pour ses cheveux. Toute sa personne dégageait une impression de raffinement et de confort. Lui était parmi les justes. Il n'avait rien à craindre. Il était de l'autre côté de la barrière derrière laquelle souffrent les réprouvés.

Angélique n'avait-elle pas encore dans les plis de ses vêtements l'odeur du sel et du sang ?

Ses mains gercées lui faisaient mal et elle n'osait les retirer de celles qui les tenaient.

– Votre présence m'affole, murmura M. de Bardagne. Il me semble que si j'osais, dans cette obscurité, vous me seriez moins cruelle. Enfin, ne m'accorderez-vous pas un baiser ?

Sa voix était humble. Angélique pensa qu'elle devait faire un effort. On ne traîne pas un fonctionnaire royal aussi bas, sans essayer de lui consentir parfois quelque consolation d'amour-propre.

C'était le jour des expériences. La nature, après avoir privé Angélique de ses armes les meilleures, avait-elle décidé de lui en rendre l'usage dans une certaine mesure ?

– Eh bien, c'est entendu, embrassez-moi, dit-elle d'un ton résigné qui n'était guère flatteur.

Nicolas de Bardagne n'en fut pas moins transporté de joie.

– Ma chérie ! balbutia-t-il, enfin, vous êtes à moi.

– Monsieur, nous n'avons parlé que d'un baiser.

– Le paradis !... Je vous promets que je serai très respectueux.

Il eut de la peine à tenir sa promesse. Cette difficile victoire donnait toute leur douceur à des lèvres qu'il eût souhaitées moins closes. Mais il sut avec tact s'en contenter.

– Ah ! si je vous avais à ma merci, soupira-t-il, tandis qu'elle s'écartait, je parviendrais bien à vous dégeler.

– Monsieur, en avez-vous terminé avec les confidences que vous désiriez me faire ? Je crois qu'il me faudrait me retirer.

– Non, je n'en ai pas fini... Il me faut, hélas, revenir à des perspectives moins aimables. Ma chérie, ce qui m'a poussé à venir vers vous, ce soir, c'est, avec la fièvre de vous revoir, la nécessité dans laquelle je me trouvais de vous avertir de ce qui se trame contre vous. Votre sort m'inspire de l'inquiétude. Ah ! pourquoi faut-il que je sois tellement épris de vous. J'ai connu l'espérance, puis l'anxiété, et maintenant je connais la douleur. Car vous m'avez menti, vous m'avez sciemment trompé.

– Moi ? Je m'en défends.

– Vous m'avez dit que vous aviez été placée ici par la Compagnie. Mais ce n'est pas vrai. Baumier a fait une enquête à votre sujet et il a établi sans nul doute qu'aucune de ces dames du Saint-Sacrement ne s'était occupée de vous, ni même ne vous connaissait.

– Ceci prouve simplement que M. Baumier est mal renseigné...

– Non !

La voix du lieutenant du Roi était lugubre.

– ... Ceci prouve que vous mentez. Car ce rat de Baumier est au contraire toujours très bien renseigné. Il occupe un haut rang dans la Compagnie Secrète, beaucoup plus élevé que le mien. C'est pourquoi je me trouve souvent dans l'obligation de le ménager. Il me déplaît de le voir s'occuper de vous mais je ne puis l'en empêcher. J'ai su, par un rapport d'un de mes espions, qu'il se faisait fort de découvrir exactement qui vous êtes.

II se rapprocha plus près d'elle et chuchota :

– Dites-moi, qui êtes-vous ?

Il essayait de la reprendre dans ses bras, mais elle se raidit, oppressée.

– Qui je suis ? Votre question est sans objet. Je ne suis qu'une simple...

– Oh ! non. Vous continuez à mentir. Me prenez-vous pour un imbécile ? Sachez qu'il n'y a pas, dans tout le royaume de France, de simple servante comme vous qui puisse écrire des lettres aussi bien tournées, d'une plume aussi rapide que celle que vous m'avez fait porter récemment. Elle m'a à la fois atterré et comblé de joie, mais elle m'a aussi confirmé dans mon impression que vous cachiez votre réelle personnalité sous un nom et des vêtements d'emprunt...

« Baumier, dès qu'il vous a vue, en a eu le soupçon... J'entends votre cœur qui bat à grands coups... Vous êtes effrayée. S'il découvrait quelque chose est-ce qu'il pourrait vous nuire ? Voyez, vous ne répondez pas... Pourquoi ne me faites-vous pas confiance, mon ange ? Je suis prêt à tout pour vous sauver. Tout d'abord, vous allez quitter ces tristes huguenots dont le voisinage vous est préjudiciable. Le jour où on viendra les arrêter, si l'on vous trouve parmi eux, vous n'échapperez pas aux investigations des policiers. Donc, il faut qu'à ce moment-là vous soyez loin et à l'abri. Je peux vous emmener avec votre fille dans un de mes domaines, en Berry. Plus tard, lorsque toutes ces affaires de religion seront calmées et que Baumier s'occupera d'autre chose, je vous ramènerai à La Rochelle... Vous serez ma femme, naturellement.

Il répéta noblement, craignant qu'elle n'eût pas mesuré la portée de son dévouement.

– ...J'ignore qui vous êtes, mais je vous épouserai quand même !

Angélique était incapable d'articuler la moindre parole. Les révélations qui achevaient cette journée la jetaient dans des transes affreuses. Il la retint au moment où elle le quittait, sans un mot.

– Où allez-vous ? Décidément, vous êtes une femme étrange. Vous ne m'avez même pas répondu. Réfléchirez-vous à ma proposition ?

– Oui, très certainement.

– Vous me l'avez déjà promis, une première fois. Mais ne tardez pas trop. Je dois partir demain pour quelques jours à Paris où je suis appelé pour le Conseil du Roi. Si vous aviez accepté de me suivre, je vous aurais déposée en Berry.

– Je ne puis me décider si vite.

– Puis-je être assuré, au moins, qu'à mon retour vous me donnerez votre réponse ?

– J'essaierai.

– Il faut qu'elle soit affirmative ! Baumier est habile et tenace. Je crains pour vous.

Il essayait encore de l'embrasser, mais elle se déroba, ferma la porte. Elle resta un moment immobile dans l'obscurité de la cour, puis courut comme une folle vers la maison.

Elle se heurta à maître Gabriel qui la retint par les coudes.

– Que vous a-t-il dit ? Pourquoi êtes-vous restée si longtemps ? Il vous a convaincue de le suivre, n'est-ce pas ?

Elle se dégagea avec brusquerie et voulut s'engager dans l'escalier Mais il la retint encore d'une poigne exaspérée.

– Répondez !

– Que voulez-vous que je réponde ? Ah ! vous êtes tous fous ! Vous êtes bien moins raisonnables que des enfants, vous, les hommes. Et pourtant la mort est là ! Elle vous guette. Elle est peut-être pour demain. Vos ennemis posent leurs pièges. Vous y tombez, vous pataugez dans le crime et la délation. Et à quoi songez-vous ?... À jalouser un rival, à embrasser une femme...

– Il vous a embrassée ?

– Et quand bien même il m'aurait embrassée, quelle importance ? Demain nous serons tous en prison, demain nous serons moins que des corps sous une dalle où l'on a gravé leurs noms. Nous serons des emmurés vifs dans une prison... Vous ne savez pas ce que c'est qu'une prison... Moi, je le sais.

Elle s'échappait de nouveau. Il dut l'agripper, l’encercler de ses deux bras vigoureux pour la retenir.

La lueur d'une lampe à huile, sur le palier au-dessus d'eux, versait une lueur diffuse et dans ces demi-ténèbres le visage d'Angélique, avec son expression égarée qui sublimait sa beauté, semblait échappé d'un monde supra-normal. Il tenait dans ses bras un fantôme errant, surgi aux yeux des humains grâce aux magies d'une nuit maléfique. Déjà, elle n'était plus parmi eux.

– Où courez-vous ? Vous allez affoler tout le monde.

– Il faut que je prenne ma fille et Laurier et que je les emmène. Il faut partir.

Il ne lui demanda pas où. Il la regardait comme s'il ne la voyait pas très bien avec son expression tendue, ses yeux qu'agrandissait la peur. Elle ressemblait à cette femme qu'il avait frappée à coups de bâton sur la route des Sables-d'Olonne et dont les yeux verts, avant de se ternir, l'avaient fixé si douloureusement. Elle ressemblait aujourd'hui à cette femme misérable surgie d'un rideau de pluie sur la route boueuse de Charenton et qui symbolisait tout ce qu'il y avait au monde de beauté meurtrie, d'innocence bafouée, de faiblesse condamnée, cette femme si souvent apparue dans ses songes au cours des années qu'il avait fini par l'appeler « la femme du destin » et par se demander avec angoisse ce qu'elle lui dirait un jour, lorsque le son de sa voix lui parviendrait. Car il la voyait remuer les lèvres mais il n'entendait pas ce qu'elle avait à lui dire.

Et voici que ce soir elle parlait. Il avait entendu les paroles implacables destinées à l'atteindre depuis des années : Il faut partir.

– Maintenant, par cette nuit noire ? C'est vous qui êtes folle.

– Croyez-vous que je vais attendre que les dragons du Roi entrent ici pour nous massacrer ? Que je vais attendre que Baumier vienne m'arrêter et me livrer à la justice du Roi ? Que je vais attendre de voir Laurier partir en pleurant dans ces charrettes qui emmènent on ne sait où les enfants huguenots et qui, chaque jour, quittent la ville... J'ai assez vu d'enfants pleurer et crier et appeler au secours... J'ai assez connu de prisons et de gardiens et d'attentes et d'injustices. Libre à vous de les connaître et de les apprendre... Mais moi, je pars avec les enfants... Moi, je m'en vais sur la mer.

– Sur la mer ?

– Au-delà des mers, il y a des terres neuves, n'est-ce pas ? Les gens du Roi ne pourront pas m'y atteindre. Là, seulement, je pourrai recommencer à regarder briller le soleil et pousser les fleurs. Même si je ne possède rien d'autre, j'aurai toujours cela...

– Vous divaguez, ma pauvre âme...

Parce qu'il ne se fâchait pas, que sa voix était pleine de tendresse, la tension d'Angélique tomba.

Elle se sentait infiniment lasse, vidée de tout.

– Les émotions de la journée ont été rudes, reprit-il. Vous êtes à bout.

– Certes, je suis à bout, murmura-t-elle. Et cela rend lucide, si vous saviez, maître Gabriel ! Je ne suis pas folle. Je vois simplement où j'en suis : a bout. Derrière moi, il y a un cercle de chiens enragés qui se rapprochent. Devant moi, la mer. Il me faut partir. Je dois sauver les enfants. Je dois sauver ma fille. Je ne peux supporter de l'imaginer, séparée de moi, abandonnée à des êtres indifférents, pleurant et m'appelant dans sa solitude de bâtarde, reniée par tous... comprenez-vous pourquoi je n'ai pas le droit de me laisser capturer... même pas celui de mourir...

Elle ajouta en se débattant de nouveau :

– Lâchez-moi, mais lâchez-moi donc. Je dois courir au port.

– Au port ? Pour quoi faire ?

– Pour m'embarquer.

– Croyez-vous que ce soit si facile ? Qui vous acceptera ? Et comment paierez-vous votre passage ?

– Je me vendrai s'il le faut au capitaine d'un navire.

Il la secoua, furieux.

– Comment osez-vous prononcer des paroles aussi scandaleuses ?

– Préférez-vous que je me vende à M. de Bardagne ? Tant qu'à faire de me vendre à un homme, je préfère que ce soit à celui qui m'emmènera le plus loin possible.

– Je vous interdis de le faire, entendez-vous, je vous l'interdis !

– Je ferai n'importe quoi, mais je partirai.

Elle criait et les échos de sa voix retentissaient à travers la vieille maison où, sur les tapisseries tendues, s'étageaient dans leurs cadres de bois des îles des faces pâles ou rougeaudes d'armateurs et de négociants. Jamais ces générations rochelaises n'avaient entendu crier ainsi et prononcer des paroles aussi offensantes.

Le pasteur, Abigaël, Mme Anna s'approchaient en tenant leurs chandelles et se penchaient par-dessus la rampe.

– C'est entendu, dit maître Gabriel, vous partirez... Mais nous partirons tous.

– Tous ?... répéta Angélique n'en pouvant croire ses oreilles.

L'expression du marchand était crispée mais résolue.

– Oui, nous partirons... Nous abandonnerons la maison des ancêtres, le fruit de nos travaux, notre cité... Nous irons gagner le droit de vivre, sur une terre lointaine... Ne tremblez plus, dame Angélique, ma très chère... ma très belle... C'est vous qui avez raison... Le sol se dérobe sous nos pas et nous avons la lâcheté d'y entraîner nos enfants qui commencent à vivre... En vain cherchions-nous à nous aveugler. Aujourd'hui, j'ai vu le gouffre ouvert... et j'ai su que je ne voulais pas vous perdre... Nous partirons.

Загрузка...