Chapitre 1

Le soir tombait lorsque la carriole de maître Gabriel Berne entra dans La Rochelle. Le ciel d'un bleu foncé, intense et encore comme imprégné de la luminosité du jour se déployait derrière les clochers ajourés et les remparts à demi démantelés, souvenirs des orgueilleuses fortifications abattues par Richelieu.

Les quinquets étaient allumés de coins en coins. La ville donnait l'impression d'être propre et rassurante. Pas d'ivrognes, ni de passants aux mines patibulaires. Les gens allaient d'un pas de promenade malgré l'heure tardive.

Maître Gabriel fit une première halte devant un porche encore ouvert.

– Ce sont mes entrepôts. Ils donnent sur le port. Mais je préfère débarquer mes sacs de blé par-derrière, loin des regards indiscrets...

Il laissa entrer les mules et les deux chariots, puis après avoir donné des ordres à des commis accourus, remonta dans la carriole. Celle-ci tressautait durement sur les cailloux ronds dont étaient pavées les ruelles et sur lesquels le cheval patinait parfois en faisant jaillir des étincelles.

– Notre quartier des remparts est fort calme, expliqua encore le marchand qui paraissait content de rentrer chez lui. Nous sommes pourtant à deux pas des quais et... Il allait expliquer quelque chose vantant sans doute l'agrément d'être à la fois près de l'activité du port et loin de ses bruits, lorsque, à un tournant de la rue, de violentes lumières et des voix animées vinrent lui donner un démenti.

On apercevait des allées et venues de gens d'armes, munis de hallebardes et de torches, dont les flammes illuminaient crûment la façade blanche d'une haute demeure, percée en son milieu par une porte cochère dont les battants étaient ouverts.

– Des archers dans ma cour, bougonna maître Gabriel. Que se passe-t-il ?

Néanmoins, il descendit de voiture sans paraître ému.

– Suivez-moi, vous et votre fille. Il n'y a aucune raison pour que vous restiez dehors, fit-il, voyant qu'Angélique hésitait à se montrer. Elle avait, au contraire plusieurs et d'excellentes raisons pour ne pas le suivre dans cet antre de la maréchaussée. Mais sous peine de se faire remarquer, elle se trouvait dans l'obligation de suivre son nouveau maître.

Les archers croisèrent leurs hallebardes.

– Pas de voisins. Nous avons ordre de disperser tout rassemblement.

– Je ne viens pas en voisin, je suis le maître de cette maison.

– Ah ! bon. Alors ça va.

Ayant traversé la cour, maître Gabriel monta quelques marches et pénétra dans une entrée basse de plafond, assombrie de lourdes tapisseries et de tableaux. Un chandelier à six branches brûlait sur une console.

Un jeune garçon descendit l'escalier de pierre en franchissant les degrés deux par deux dans sa hâte.

– Vite, père, montez. Les Papistes veulent emmener l'oncle à la messe.

– Il a quatre-vingt-six ans et ne peut pas marcher. C'est une plaisanterie, fit maître Gabriel d'un ton rassurant.

Au sommet de l'escalier, un homme vêtu avec recherche de velours châtaigne, et dont les manchettes et la cravate, de même que la perruque très soignée, trahissaient le rang élevé, s'approcha en posant ses hauts talons avec une nonchalance navrée.

– Mon cher Berne, je suis fort heureux de vous voir arriver. J'étais désolé de me trouver dans l'obligation de-forcer votre porte en votre absence mais il s'agissait d'un cas exceptionnel...

– Monsieur le Lieutenant-Général, je suis très honoré de votre visite, dit le marchand en s'inclinant profondément, mais puis-je vous demander des explications ?

– Vous savez que de nouveaux décrets, à l'application desquels nous ne pouvons nous dérober, exigent que tout moribond appartenant à la Religion Prétendue Réformée, soit visité par un prêtre catholique, afin que dans la mesure du possible il puisse quitter ce monde délivré des hérésies qui le priveront du salut éternel. Ayant appris que votre oncle, le sieur Lazare Berne, était à l'article de la mort, un zélé capucin, le père Germain, a cru de son strict devoir d'aller chercher le curé de la paroisse la plus proche, accompagné de l'huissier, selon les formalités requises.

« Ces messieurs ayant été accueillis de façon fort saumâtre par les femmes de votre maison – ah ! les femmes, mon pauvre ami ! – n'ont pu remplir tout d'abord leur mission, si bien que connaissant l'amitié que j'ai pour vous, on m'a requis pour calmer ces dames, ce dont je me suis félicité, car votre pauvre oncle, avant de mourir...

– Il est mort ?

– Il n'en a plus que pour quelques instants. Votre oncle, dis-je, devant l'approche de l'éternité, a enfin été éclairé par la grâce et a demandé à recevoir les sacrements.

Tout à coup une voix de fillette stridente, hystérique, se mit à hurler.

– Pas cela !... Pas cela dans la maison de nos ancêtres...

Le Lieutenant-Général ceintura lui-même une petite forme maigre qui se précipitait et lui appliqua une main chargée de bagues sur la bouche.

– Maître Berne, est-ce votre .fille ?... demanda-t-il très froid. (Simultanément il poussa un rugissement.) Elle m'a mordu, la garce !...

Une rumeur de scandale montait des profondeurs de la maison.

– Hou ! Hou !... hors d'ici.

Une petite vieille surgie d'un corridor, pareille à une sorcière, se mit à lancer des projectiles, on ne savait quoi. Angélique s'aperçut que c'étaient des oignons. Tout ce qui était tombé sous la main de la vieille Huguenote... Des valets frappaient de leurs gros souliers sur les dalles du vestibule.

Seul maître Gabriel demeurait impassible. D'un ton très sec, il enjoignit à sa fille de se taire.

Cependant, par la fenêtre, le Lieutenant-Général avait fait un signe. Des soldats montèrent. Leur présence calma les remous et la curiosité agglutina tout le monde à l'entrée d'une chambre. Sur un oreiller, Angélique distingua vaguement la tête d'un vieillard qui, en effet, paraissait à la dernière extrémité, sinon mort.

– Mon fils, je vous apporte Notre-Seigneur Jésus-Christ ! dit le prêtre en s'avançant.

Ces paroles eurent un effet magique.

Le vieillard ouvrit brusquement un œil extrêmement aigu et vif et dressa la tête au bout d'un long cou décharné.

– Je ne crois pas que cela puisse être en votre pouvoir.

– Vous avez consenti, tout à l'heure...

– Je n'en ai pas souvenance.

– On ne pouvait interpréter autrement le mouvement de vos lèvres.

– J'avais soif, c'est tout. Mais souvenez-vous, monsieur le curé, que j'ai mangé du cuir bouilli et de la soupe aux chardons pendant le siège de La Rochelle. Ce n'est pas pour, cinquante ans plus tard, renier des croyances au nom desquelles vingt-trois mille habitants de ma cité sont morts sur vingt-huit mille.

– Vous radotez !...

– Possible, mais vous ne me ferez pas radoter à l'envers.

– Vous allez mourir.

– Que nenni !

Il cria d'une drôle de voix fêlée, mais encore allègre :

– ... Qu'on m'apporte un verre de vin des Borderies.

Les gens de la maison s'esclaffèrent bruyamment. L'oncle ressuscitait. Le capucin, outré, réclama le silence. Il fallait châtier ces insolents hérétiques. Tâter de la prison leur apprendrait à montrer au moins une déférence apparente, sinon de cœur. Un règlement spécial avait été institué d'ailleurs pour ceux qui, par leur attitude extérieure, incitaient au scandale.

À ce moment une odeur de brûlé parvenant aux narines d'Angélique lui suggéra de s'écarter de ces débats dont rien de bon ne pouvait sortir pour elle, ni pour personne, et de se diriger vers la cuisine.

C'était une pièce immense, chaude, bien meublée et qui, tout de suite, lui fut sympathique. Elle s'empressa de déposer Honorine dans un fauteuil près de l'âtre, et soulevant le couvercle d'une marmite, découvrit des topinambours qui commençaient à se caraméliser mais qu'on pouvait encore sauver de la calcination définitive. Elle jeta une louche d'eau dans le chaudron, atténua la flamme puis, regardant autour d'elle, décida de disposer le couvert sur la longue table centrale.

La discussion finirait bien par s'apaiser et, puisqu'elle était servante, elle se devait de préparer le repas.

Elle demeurait ahurie et péniblement impressionnée par la scène bizarre de l'arrivée. Une maison protestante n'était peut-être pas le refuge idéal. Mais ce marchand avait agi avec humanité à son égard. Il semblait n'avoir aucun soupçon sur sa personnalité. On perdrait sa piste. Qui viendrait la chercher, servante d'un marchand huguenot de La Rochelle ! Elle poussa la porte d'un office sombre et frais et trouva ce qu'elle y cherchait. Des réserves de vivres soigneusement rangées et étiquetées.

– Est-ce votre servante ? demanda la voix de l'intendant.

– Oui, monseigneur.

– Elle appartient à la R.P.R. ?

– En effet.

– Et l'enfant ?... Sa fille. Une bâtarde sans doute. Dans ce cas, elle doit être élevée dans la religion catholique... L'a-t-on fait baptiser ?...

Angélique demeurait soigneusement le dos tourné, à ranger des pommes. Son cœur battait à grands coups. Elle entendit maître Gabriel répondre qu'il avait engagé tout nouvellement cette servante, mais qu'il ne manquerait pas de s'informer de sa situation et de celle de son enfant et de la tenir au courant des lois.

– Et votre fille à vous, monsieur Berne, quel âge a-t-elle ?

– Douze ans.

– Précisément. Un récent décret autorise les filles élevées dans la R.P.R. à choisir dès douze ans la religion à laquelle elles désirent appartenir.

– Je crois que ma fille a déjà choisi, murmura maître Gabriel, vous avez pu vous en rendre compte tout à l'heure.

– Mon cher ami (la voix de l'intendant était sèche), je déplore que vous preniez mes indications avec un certain esprit, comment dirais-je, quelque peu caustique, voire, frondeur. Je suis au regret d'insister. Tout cela est extrêmement sérieux. Et je n'ai qu'un conseil à vous donner : Abjurez... Abjurez, croyez-moi, avant qu'il ne soit trop tard, vous vous épargnerez mille ennuis, mille déboires.

Angélique aurait bien aimé que M. de Bardagne allât s'écouter par ailleurs. Elle était fatiguée de tourner le dos et d'attiser le feu pour se donner une contenance.

Enfin la voix se perdit dans l'escalier. Peu après la porte de la maison, puis celle de la cour claquaient sur des bruits de bottes, de sabots de cheval et les membres de la famille apparurent l'un après l'autre dans la cuisine puis se rangèrent debout autour de la table. La vieille servante, celle qui avait lancé les oignons, trottina comme une souris jusqu'à la cheminée et poussa un soupir de soulagement en constatant que le repas qu'elle avait si complètement oublié dans la fièvre des événements, n'avait pas souffert de dommage.

– Merci, ma belle, souffla-t-elle à Angélique. Sans vous, notre maître m'aurait chanté pouille.

La vieille servante, Rebecca, après avoir déposé le plat, se tint au bout de la table et le pasteur Beaucaire prit la parole pour une courte allocution qui était peut-être une prière appelant sur le frugal repas la bénédiction du Seigneur. Puis chacun s'assit. Angélique demeurait, mal à l'aise, près de l'âtre. Maître Gabriel l'interpella :

– Dame Angélique, approchez et prenez place. Nos serviteurs ont toujours fait partie de la famille. Votre enfant aussi nous honore par sa présence. L'innocence attire la bénédiction de Dieu sur une maison. Il faut lui trouver une chaise à sa taille.

Le jeune garçon, Martial, bondit et revint peu après avec une chaise pour bébé qu'on avait dû reléguer dans les combles, depuis que le dernier-né, le petit garçon de sept ans, avait revêtu son premier haut-de-chausses. Angélique y assit Honorine qui promena sur l'assemblée un regard olympien.

À la lueur blonde des chandelles, elle parut examiner avec le plus grand soin ces visages citadins surgis de l'obscurité, au-dessus de leurs rabats et de leurs cols immaculés. L'ombre mangeait les vêtements noirs. Les ailes blanches des coiffes des femmes, comme des oiseaux incertains, se tournaient vers elle. Puis son dévolu se fixa sur le pasteur Beaucaire, à l'autre bout de la table et elle lui adressa son plus charmant sourire, avec une mimique expressive et quelques mots qu'on ne comprit pas très bien mais dont l'intention aimable ne faisait aucun doute. Ce tact dans le choix de ses préférences, fixées d'emblée sur le personnage le plus honoré de la société, enchanta tout le monde.

– Seigneur, qu'elle est belle, s'exclama la jeune Abigaël, fille du pasteur.

– Qu'elle est gentille ! dit Séverine.

– Ses cheveux sont comme le cuivre des casseroles, cria Martial.

Ils riaient, charmés, heureux, tandis qu'Honorine continuait à contempler le pasteur avec une admiration dévote. Le vieil homme parut touché et même flatté d'avoir pu inspirer un sentiment aussi exclusif à cette jeune demoiselle. Il demanda à ce qu'elle fût servie la première.

– Les petits sont rois parmi nous. Le Seigneur aimait à les accueillir.

Il parla de la parabole de l'enfant que Jésus avait placé au milieu des adultes aux esprits tourmentés en leur disant : « Si vous ne devenez pareils à ce petit enfant, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux. »

Les visages retrouvèrent leur gravité, pour l'écouter, et le fils aîné de la maison, se levant, fit le service selon l'usage dans les familles bourgeoises.

– Père, dit Séverine, la fille de douze ans, d'un ton passionné, qu'auriez-vous fait si l'on avait obligé l'oncle Lazare à communier. Qu'auriez-vous fait ?...

– On ne peut obliger quelqu'un à communier de force, ma fille. Les Papistes eux-mêmes considéreraient la chose comme sacrilège et non valable vis-à-vis de Dieu.

– Mais s'ils l'avaient fait cependant, comment auriez-vous agi ? Les auriez-vous tués ?

Elle avait des prunelles noires, dévorantes, dans un petit visage crayeux, auquel son bonnet blanc, proche de la coiffe paysanne, conférait une expression vieillotte.

– La violence, ma fille... commença maître Gabriel.

Elle grimaça de sa grande bouche ingrate.

– Naturellement, vous les auriez laissé faire. Et le déshonneur serait sur notre maison.

– Ce ne sont pas les enfants qui peuvent juger de ces choses, tonna maître Gabriel, subitement en colère.

C'était un homme aux apparences paisibles et qu'on eût volontiers imaginé en bon vivant. Il n'y avait, en fait, malgré sa silhouette légèrement bedonnante et la douceur de ses yeux bleus, d'homme plus éloigné d'une telle définition. Angélique devait apprendre à son contact qu'un Rochelais cache la dureté de la glace, sous un tiède revêtement matérialiste. Alors elle se souvenait par éclairs des coups de bâton dont il l'avait elle-même assommée sur la route des Sables-d'Olonne. Fait pour s'attabler devant des ortolans et en savourer toute la moelleuse perfection, il se nourrissait sans aucune peine d'un quignon de pain et d'une gousse d'ail, à la façon du bon roi Henri, lequel avait été longtemps l'hôte de La Rochelle avant d'aller entendre la messe à Paris.

Lorsque la famille se fut retirée dans une autre pièce pour y lire la Bible, Angélique, restée seule avec la vieille servante, se sentit profondément déprimée.

– Je ne sais pas si réellement ce repas vous suffit, dit-elle, mais mon enfant n'a pas assez mangé. Même au fond de la forêt, elle a toujours été mieux nourrie que dans cette maison où pourtant l'on semble riche. Est-ce que la famine et la misère du Poitou se répandent jusqu'ici ?

– Qu'allez-vous chercher là ? s'exclama la vieille indignée. Nous autres Rochelais, nous sommes les plus riches de tous les habitants des autres villes du Royaume. Et pourtant nous revenons de loin. Après le siège, vous n'auriez pas trouvé un radis. Mais allez-y voir, maintenant, dans les entrepôts, sur les quais... Nous regorgeons de marchandises, de vins, de sel et de victuailles.

– Mais alors, pourquoi cette parcimonie ?

– Ah ! On voit bien que vous n'êtes pas de chez nous ! Vous savez que pour nous autres, depuis le siège, c'est resté dans nos habitudes de couper un hareng en quatre et de compter les patates. Fallait voir le père de M. Gabriel ! Ah ! l'admirable homme ! On aurait pu lui faire manger des cailloux sans qu'il s'en aperçoive ! N'y avait que pour le vin qu'il était difficile. Les plus beaux vins des Charentes, on les trouve là-dessous dans notre cave, ajouta-t-elle en frappant de son sabot le dallage de la cuisine.

Tout en parlant, elle desservait les écuelles et commençait à les laver dans un baquet rempli d'eau bouillante. Angélique la regardait les bras ballants. Elle faisait décidément une piètre servante. Mais elle avait faim. Elle se sentait même frileuse comme si elle allait tomber malade. La brûlure de son épaule suppurait et collait à son corsage. Chaque mouvement lui rappelait la minute infamante, la peur, les tortures de l'angoisse, toutes choses encore si récentes qu'elle les sentait sur elle comme une ombre froide.

Elle prit Honorine dans ses bras. Honorine ne réclamait pas. Elle ne réclamait jamais. Qu'elle eût le refuge des bras de sa mère paraissait lui suffire en tout. Elle était peut-être comme ces protestants qui ne désirent pour vivre qu'une chose essentielle et peuvent se détacher des autres. Comme ils lui avaient souri tout à l'heure, à l'enfant... L'enfant maudite !... Fallait-il demeurer sous ce toit ?... Fallait-il s'en éloigner ? Pour aller vers quel refuge ?

– Tenez, voilà du caillé et du pain pour la petite, dit la vieille servante en disposant une portion énorme sur un coin de la table.

– Mais si vos maîtres...

– Diront rien, surtout pour elle... Je les connais. Après vous la coucherez là.

Elle montra à Angélique dans un renfoncement de la cuisine un vaste lit très haut et couvert d'édredons.

– N'est-ce pas la place habituelle où vous couchez vous-même ?

– Non, moi j'ai une paillasse en bas, près des magasins. Je dors là pour veiller aux voleurs.

Lorsque Angélique eut rassasié et couché l'enfant, elle revint près de l'âtre. Elle n'aurait pas le courage de dormir cette nuit. Elle préférait cent fois retenir la présence de la vieille Rebecca, bavarde, on le sentait et qui pourrait lui être de bon conseil pour son existence future. La vieille tisonnait quelque peu les braises ardentes.

– Asseyez-vous là, ma belle, dit-elle en désignant un escabeau en face d'elle. Nous allons gratter un crabe. Avec là-dessus un bon petit vin de Saint-Martin-de-Ré. Voilà qui vous remettra le cœur en place.

Le crabe qu'elle avait tiré d'un vivier dans l'office était énorme comme une assiette. Il remuait vaguement et de violet devenait rose puis rouge. Rebecca le retourna d'un tisonnier expert. Après quoi elle le brisa avec dextérité et en remit la moitié à Angélique.

– Faites comme moi, tenez votre couteau de cette façon. Surtout, n'en laissez rien, que la carcasse. Tout est bon dans un crabe.

La chair fumante, extraite de la pince, avait la saveur de la mer, son goût si différent de celui des produits de la terre, qu'il semble qu'on aborde ainsi à la nostalgie des horizons lointains, à la poésie des rivages.

– ... Goûtez-moi ce vin, insista Rebecca. Il fleure le goémon.

Elle tendit une oreille inquiète.

– ... Des fois que dame Anna viendrait par ici. Elle ferait sa tête...

Mais la grande maison était silencieuse. Après le chant des psaumes, chacun était allé se coucher. Une lampe à huile veillait près du vieillard malade. Dans son sous-sol, maître Gabriel faisait ses comptes. Dans la cuisine, le feu crépitait. Et l'on entendait derrière les vantaux fermés une rumeur chuchotante : la mer.

– Pour sûr, non, vous n'êtes pas de chez nous, reprit la vieille. Avec des yeux comme ça, peut-être venez-vous de Bretagne ?...

– Non, je viens du Poitou, dit Angélique qui regretta aussitôt d'avoir parlé.

Quand donc apprendrait-elle à considérer le monde comme hostile, semé d'embûches ?...

– Il s'est passé du vilain par là, dit l'autre d'un air entendu. Racontez voir un peu.

Ses yeux brillaient de curiosité.

– ... Ah ! je vois ça, reprit-elle comme Angélique demeurait silencieuse, vous en avez tant vu que vous n'osez pas en parler, vous êtes comme la Jeanne ou comme la Madeleine, des cousines au boulanger, ou comme cette grosse Sarah du village de Vernon, qui en est devenue quasiment folle. Faites donc pas cette tête-là, j'ai rien dit. Et mangez plutôt. On s'arrange de tout, allez ! Chacune se croit la plus malheureuse et puis il y en aura toujours une autre qui aura pire à vous raconter. La guerre, les sièges, les famines, qu'est-ce que vous voulez que ça vous apporte une fois que c'est en train ? Du malheur. Et pourquoi seriez-vous oubliée dans la distribution ? Il n'y a pas de raison. « Quand l'enseigne chevauche, la fille perd l'honneur », dit le proverbe. Moi, j'ai vécu le siège, et mes trois enfants y sont morts de faim... Je vais vous raconter cela…

Angélique pensait, légèrement choquée de ce raisonnement simpliste :

« Oui, mais moi, j'étais la marquise du Plessis-Bellière. »

Sous sa haute coiffe, une sorte de hennin tout en largeur, la vieille Rebecca avait une face ratatinée et des yeux rieurs enfouis au milieu de ses rides. Même lorsqu'elle parlait avec gravité de choses tragiques, son regard conservait la même lueur amusée.

– Moi, dit Angélique, cette fois à haute voix (et elle s'étonna de s'entendre) j'ai tenu mon enfant égorgé dans mes bras.

Elle frémit encore tout entière.

– Oui, je vous comprends, ma belle. Quand on a perdu un enfant on passe dans un autre monde. On n'est plus pareille aux autres. Moi, c'en est trois, je dis trois innocents que j'ai couchés dans leur tombe pendant le siège.

« J'ai vécu le Siège, oui ma fille, j'avais vingt-cinq ans et j'étais mère de trois petits dont l'aîné avait sept ans. C'est lui qui est parti le premier, je croyais qu'il dormait et je ne voulais pas l'éveiller en me disant que pendant qu'il dormait il aurait moins faim. Mais vers le soir, de ne pas le voir bouger, j'ai commencé à me sentir mal à l'aise... Et à mesure que j'approchais de son lit, je commençais à comprendre. Il était mort depuis le matin. Mort de faim ! Je vous l'ai dit, ma fille, les guerres, les sièges, pourquoi voulez-vous que cela apporte du bonheur ?

– Mais pourquoi n'essayiez-vous pas de sortir de la ville ? jeta Angélique indignée. Était-ce impossible ?

– Hors de la ville, il y avait les soldats de M. de Richelieu. Et puis ce n'était pas moi qui pouvais décider si la ville était vaincue ou non. Tous les jours on attendait l'Anglais. Mais l'Anglais était venu et puis il était reparti et M. de Richelieu avait construit sa digue. Tous les jours on croyait qu'il allait se passer quelque chose. Quoi au juste ? Les soldats mouraient de faim sur les remparts. Mon homme y partait, tout dolent. Il n'avait plus la force de tenir sa hallebarde et je voyais qu'il s'appuyait au mur. Quand, un soir, il n'est pas rentré, j'ai compris. Il s'était endormi mort sur les remparts et on l'avait balancé dans la fosse commune. On n'osait pas jeter les cadavres par-dessus l'enceinte pour que les troupes royales ne voient pas qu'il ne resterait bientôt plus personne de garnison… La faim, c'est une chose qu'on ne peut pas décrire ni faire comprendre quand on ne l'a pas connue... Surtout quand cela dure longtemps... Quand on sort dans la rue, on espère chaque fois... On doit trouver quelque chose... On cherche partout, derrière chaque borne, sous chaque marche, on cherche sur les murs comme s'il pouvait y avoir quelque chose à manger entre les pierres... Une herbe... Quand j'entendais bouger des souris dans le plancher, quelle aubaine ! Je les guettais des heures et mon petit aîné était très habile à les attraper. Il y a un marchand flamand qui a vendu des peaux vieilles de six ou sept ans. Elles firent grand bien. La ville en a acheté 800 qu'elle a fournies aux soldats et aux habitants capables de porter les armes. De leurs bouillons on faisait de bonnes gelées... J'ai pu en obtenir pour les deux enfants qui me restaient... Et il ne se passait toujours rien qu'un peu plus de douleur chaque jour... On ne voyait dans les rues que des squelettes terreux, des corps ensevelis qu'on traînait à peine au sépulcre... Le mari portait sa femme sur l'épaule, comme une pièce de lard... Deux filles sur un brancard, le vieux père... la mère portait le fils sur les bras comme au baptême...

– Ne pouviez-vous quitter la ville ? Fuir la faim ?

– Hors des remparts, les soldats du Roi nous attendaient. Les hommes, ils les pendaient, les femmes ils en faisaient ce qu'ils voulaient, les enfants ?... Peut-on savoir ce qu'ils devenaient entre leurs mains. Et puis quitter la ville, ça ne se pouvait pas. Ça voulait dire qu'elle était vaincue. Il y a des choses qu'on ne peut pas faire. On ne sait pas pourquoi. Fallait mourir avec elle ou bien... Je ne me souviens plus quand mon second est mort. Je me rappelle seulement que, lorsque les députés sont allés s'agenouiller devant le roi Louis XIII pour porter sur un coussin les clés de La Rochelle, il me restait plus que le plus petit... On criait, on se hâtait : « Aux portes... des chariots, du pain... » Et moi je courais aussi... je croyais que je courais mais je devais me traîner comme les autres, comme des fantômes, en m'appuyant d'un mur à l'autre.

« Tous des fantômes, on aurait dit... Je regardais le petit, ses yeux noirs si gros dans sa figure toute menue, et je me disais : C'est fini, les députés ont apporté la soumission... Le Roi entre dans la ville, le pain entre dans la ville !... C'est fini, la ville est vaincue. Mais il te restera celui-là. Au moins, celui-là. La soumission est venue à temps pour ce petit-là, me disais-je... quelques jours encore et tu aurais été une mère aux bras vides. Dieu soit loué ! Eh bien, vous ne savez pas ce qui est arrivé ?

– Non, dit Angélique en la regardant avec des yeux terrifiés, sans penser que le Siège remontait déjà à quarante-quatre ans.

– Eh bien ! – buvez donc un coup au lieu de laisser votre vin se réchauffer : faut le boire bien frais le vin de l'île de Ré – eh bien ! voilà donc aux portes les soldats qui distribuaient des miches de pain chaudes encore des fours du camp militaire. Ils avaient ordre de bien se comporter envers les vaillants Rochelais... Alors, les soldats quand on ne les pousse pas, vous savez, c'est aussi à l'occasion des hommes comme les autres... j'en ai même vu qui pleuraient en nous regardant... Moi, donc, j'ai mangé, j'ai mangé, et le petit mangeait aussi, en tenant sa miche à deux mains comme un écureuil... Et puis, tout à coup, il est mort... D'avoir trop mangé, trop vite... La tête lui est tombée sur l'épaule et c'était fini. J'avais plus qu'à l'enterrer, comme les autres... Et qu'est-ce que vous pensez que je suis devenue après ?... Folle, bien sûr, quasiment folle... Eh bien ! ma fille, retenez quand même une chose de tout cela. Quoi qu'on ait passé, quoi qu'on ait enduré, la vie c'est comme une araignée, ça renoue tous les fils cassés, plus vite qu'on ne croirait et on ne peut pas l'en empêcher...

Un instant, elle s'interrompit et on entendit le grattement de son couteau agile dans la carapace du crabe.

– Ce qui me consolait, au début, reprit-elle, c'était de manger. De voir toutes ces choses dont on avait été privé à portée de la main, cela me donnait comme une sorte de contentement et, pendant ce temps-là, j'oubliais. Et puis après, ce qui me consolait, c'était de regarder la mer. Je m'en allais sur les falaises et je restais là longtemps. J'entendais le bruit des pioches qui démolissaient les remparts et les tours de La Rochelle, de notre ville orgueilleuse. Mais la mer était là et personne ne pourrait me l'ôter. Voilà ce qui me consolait, ma fille... Et puis un homme m'a aimée. C'était un papiste. Il y en avait tant maintenant à La Rochelle ! On aurait dit qu'il en sortait des pavés. Mais celui-là savait bien parler d'amour et c'était tout ce que je lui demandais. On se serait bien mariés, mais quelle histoire ! Fallait alors me convertir. Ça, vraiment, ce n'était pas dans mes goûts. Il est parti sur un navire pour Saint-Malo, où il avait des parents et un héritage. Je ne l'ai plus revu... Bast ! Il m'avait donné un enfant, un garçon... Et voilà, fallait me remettre à vivre, pas vrai... Les enfants, ça vous donne de la force.

Quand Rebecca eut terminé son récit, elle se leva en secouant son tablier pour en détacher les esquilles de carapace qui y demeuraient. Puis elle tendit de nouveau l'oreille, attentive.

– Non, c'est la mer que j'écoute. Elle se fâche, la gueuse... on dirait. Allons voir.

Au fond du réduit, où se dressait le lit, elle tira le vantail d'une fenêtre, ouvrit la croisée aux meneaux de plomb. L'air s'engouffra dans un coup de vent avec sa riche odeur d'algues et de sel ; le bruit des vagues se brisant contre les remparts obligeait a élever la voix.

Des nuées couraient avec de bizarres nuances de plomb fondu lorsqu'elles passaient sur la lune, des fumerolles, des mouvements d'écharpes couleur d'encre. Sur le clair-obscur de la nuit agitée, l'immobilité des remparts figeait leur masse noire. À gauche se profilait une tour surmontée d'une haute pyramide gothique au sommet de laquelle s'allumait un fanal. Phare pour les navires qui franchissaient les courants de la mer des Pertuis entre les îles. La silhouette d'une sentinelle avec sa hallebarde se profilait. Le soldat allait le dos courbé contre le vent. Après avoir ranimé la flamme que l'on voyait danser entre les ogives de la tourelle, il redescendit les escaliers en tournevis pour se réfugier dans le corps de garde.

La maison de maître Gabriel n'était séparée des remparts que par une ruelle étroite. Un garçon agile eût pu, de la fenêtre, s'amuser à sauter sur le chemin de ronde. Rebecca expliqua à Angélique qu'elle connaissait tous les militaires qui prenaient la garde de jour et de nuit à la Tour de la Lanterne. Car elle écossait ses pois devant la fenêtre ouverte, ou ravaudait les bas de la maisonnée, eux passaient en bâillant et on bavardait. Elle était la première à connaître toute la vie du port car les sentinelles de la Tour de la Lanterne devaient signaler l'arrivée des flottes de sel ou de vin, venant de Hollande, des Flandres, d'Espagne, d'Angleterre ou d'Amérique, chaque navire, de guerre ou de commerce, étranger ou rochelais. Dès qu'une voile blanche pointait, à l'horizon, sous les îles d'Oléron ou de Ré, l'homme embouchait sa trompe. Puis à l'entrée du havre, une cloche sonnait longuement. Et l'effervescence s'emparait des courtiers, des marchands, des armateurs. À La Rochelle, on ne s'ennuyait jamais à cause de tous ces navires qui, chaque jour, déversaient sur ses quais la vie du monde entier.

Autrefois, on signalait les arrivées de la Tour Saint-Nicolas, mais maintenant qu'elle avait été à moitié jetée à bas, la si belle tour, cet honneur en revenait à la Lanterne.

C'était heureux pour la maison de maître Gabriel. Rebecca pouvait louer le Seigneur d'avoir été guidée vers cette maison pour y offrir ses services.

Elle referma la fenêtre, remit les panneaux de bois et le silence revint, plus profond d'avoir été arraché aux tourments de la tempête. Angélique passa sa langue sur ses lèvres. Elles étaient fraîches et salées.

Elle s'aperçut qu'Honorine avait été réveillée. Dressée sur le lit, avec sa chevelure luisante sur ses petites épaules nues, elle ressemblait à un bébé-sirène qui a entendu l'appel des flots. Ses yeux vagues étaient pleins d'un songe étrange. Angélique la recoucha et la reborda. Elle se rappelait qu'Honorine était marquée du signe de Neptune. Le petit garçon de sept ans était assis sur la dernière marche de l'escalier qui menait aux autres étages. Caché dans l'ombre, il avait dû écouter avidement les récits de la vieille servante.

Celle-ci passa devant lui en hochant la tête à plusieurs reprises.

– C't'enfant a pris la vie de sa mère en venant au monde. L'est point aimé...

Elle commença de descendre en marmonnant.

– ... Des orphelins qui souffrent, des mères qui pleurent, c'est ainsi... S'arrêtera pas de sitôt, la ronde des larmes, c'est moi qui vous le dis...

Le point blanc de sa coiffe se perdit dans l'obscurité.

– Il faut aller te coucher, dit Angélique au petit garçon.

Il se leva docilement. Il avait un visage souffreteux. Son nez coulait. Ses cheveux raides accentuaient son aspect minable.

– Comment t'appelles-tu ? interrogea-t-elle.

Il ne répondit pas et se mit à monter l'escalier en frôlant les murs. Il ressemblait à un rat craintif. Elle s'avisa, alors qu'il était déjà à l'étage au-dessus, qu'il n'avait pas demandé de lumière et elle le rejoignit vivement.

– Petit, attends, tu n'y vois rien, tu pourrais tomber.

Elle lui prit la main, une petite patte froide et fluette, et cela lui fit un choc au cœur. C'était le rappel d'un geste infiniment doux qu'elle n'avait pas accompli depuis longtemps.

Il montait toujours et elle le suivait. Il était semblable à une petite ombre à peine incarnée, mystérieuse et qui l'entraînait. C'était lui maintenant, semblait-il, qui l'avait prise par la main.

– Est-ce là que tu loges ?

Il fit oui du menton, en la regardant cette fois, comme s'il ne croyait pas à sa présence. On avait aménagé dans le grenier un lit qui ressemblait plutôt à un grabat. La paillasse ne devait pas être souvent secouée, les draps étaient douteux, la couverture bien légère pour la saison. En hiver, il devait faire glacial ici. Dans l'encadrement d'une lucarne ronde, la lune par instants montrait son visage blême, et éclairait, sous l'entrecroisement des fortes poutres, l'amoncellement d'objets hétéroclites, coffres, meubles désaffectés.

Juste en face du lit, il y avait même un grand miroir fêlé.

– Te plais-tu ici ? demanda-t-elle à l'enfant. N'as-tu pas froid, ou peur ? Y a-t-il des choses qui bougent, quelquefois ?

Elle capta son regard effrayé.

« Certainement, il y a des rats », se dit-elle, et il a peur.

Elle commença à le déshabiller. Ces épaules maigres sous ses mains, c'était le corps fragile de Florimond quand il était petit, ces lèvres closes, celles de Cantor qui parlait si peu, mais chantait en secret, cette nostalgie dans le regard, celle de l'enfant Charles-Henri qui rêvait à sa mère.

Il semblait étonné qu'on l'aidât à se déshabiller. Il voulait lui-même ôter ses vêtements. Il les plia sur un escabeau avec le plus grand soin. Dans sa chemise blanche, il paraissait encore plus maigre.

« Cet enfant meurt de faim. »

Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle. Des larmes coulaient de ses yeux sans qu'elle y prît garde. Elle n'avait jamais été qu'une mère superficielle, se disait-elle. Elle les avait défendus du froid et de la faim à la façon des bêtes, parce qu'ils étaient ses petits, mais cette délectation du cœur à les serrer contre elle, à s'emplir les yeux de leur vue, à vivre de leur vie, elle ne l'avait pas connue et ne l'avait pas recherchée. Les racines qui la liaient à eux, elle ne les avait ressenties que depuis qu'on les lui avait arrachées si cruellement. La plaie vive continuait de saigner, creusant en elle la douleur de ce qui aurait pu être et qu'elle avait négligé.

« O mes fils ! mes fils !... » Ils étaient venus trop tôt. Ils avaient encombré sa vie. Elle leur en avait voulu parfois de leur présence qui la forçait à se détourner de son propre destin pour s'occuper du leur. Elle n'était pas mûre pour les délicats bonheurs. Il faut que la femme s'enfante avant que naisse la mère.

Elle borda le petit garçon dans son lit en lui souriant pour qu'il ne s'étonnât pas de ses larmes. Après l'avoir embrassé, elle redescendit.

Dans l'arrière-cuisine, près du lit, elle ôta son premier corsage, puis se brossa longuement les cheveux. Maintenant, elle ne voulait plus s'en aller. La maison des remparts, devant la mer, était pleine pour elle d'attente et la protégerait.

Загрузка...