Chapitre 12

Le chemin de la falaise serpentait entre des herbes sèches et salées. Il suivait le tracé tourmenté du littoral qui, de La Rochelle, conduisait par un festonnement de criques, de baies, et de promontoires dentelés jusqu'au petit hameau de La Pallice, en face de l'île de Ré. Un sable gris rendait la marche difficile. Angélique n'avançait que lentement.

Elle ne s'en inquiétait pas. Elle avait le temps devant elle et, bien qu'elle eût préféré en avoir terminé avec la mission dont on l'avait chargée, elle commençait à savourer cette promenade impromptue.

Honorine trottait à ses côtés avec beaucoup de vaillance. Depuis le jour de l'assassinat des deux policiers, Angélique ne voulait plus la laisser derrière elle quand elle sortait. D'ailleurs elle-même ne s'absentait que fort peu. Elle ne se risquait qu'avec répugnance hors de la maison. Elle voyait partout des silhouettes suspectes et croyait lire dans les yeux des passants une énigmatique condamnation. Le piège se resserrait, elle en était sûre !

Les heures, les jours s'écoulaient calmes mais, pour Angélique, ils étaient comme le sable qui s'effrite sous des fondations solides. Le sable coulerait encore, encore, et puis tout s'effondrerait !

Autour d'elle, les conjurés de l'évasion s'activaient avec une célérité aussi remarquable que leur discrétion. Dans le quartier, apparemment, rien n'avait changé. On n'eût pu accuser personne de faire ses bagages. Cependant, chaque nuit, des ballots mystérieux gagnaient le port. Les trésors les plus hétéroclites prenaient place dans la cale du Sainte-Marie, le navire négrier, revenu récemment des côtes d'Afrique. Pauvres ou riches, chacun emportait ce qui lui tenait le plus à cœur. On voulait bien partir, mais pas envisager de dormir sans une certaine courtepointe de satin jaune, ni de cuisiner dans d'autre marmite en fonte que celle qui avait servi à tant de succulentes « chaudrées ».

L'armateur Manigault avait de longues discussions avec son épouse qui prétendait emmener la superbe collection de faïence qui faisait l'honneur de ses dressoirs et dont l'auteur était un Huguenot de renom, jadis réfugié à La Rochelle : Bernard Palissy. L'armateur tempêtait, autorisait à la longue un plat par-ci ou une soupière par-là, mais lui-même ne voulait pas renoncer à ses tabatières d'or guilloché.

Dans les magasins du port, les esclaves noirs de la Côte de Guinée mêlaient leur odeur fauve aux senteurs de vanille, de poivre et de gingembre, et se consolaient des peines de leur exil en chantant de nostalgiques complaintes. Dans les entrailles du Sainte-Marie des forgerons révisaient les chaînes qui devaient servir pour leur transport aux îles.

Rien ne laissait soupçonner que ce serait des passagers d'une tout autre sorte qui prendraient leur place.

La pensée de voyager dans la soute aux esclaves était fort pénible à tante Anna.

– Ce sera irrespirable, disait-elle. Et puis tous les enfants vont mourir du scorbut.

Plusieurs fois par jour, elle empilait les livres qu'il lui fallait emporter : sa Bible, un traité de mathématiques, un d'astronomie... La pile était toujours trop haute et la vieille demoiselle soupirait.

Angélique avait acheté dans une petite boutique tenue par un Levantin, une provision de figues et de raisins séchés pour les enfants. Savary lui avait dit autrefois que cela pouvait éviter le scorbut : ce gonflement de tout le corps avec saignement de gencives suivi de mort.

Chacun vaquait à ses préparatifs. Chacun voulait croire que tout irait bien. Et en fait tout se présentait bien. Angélique oscillait entre la confiance tranquille et l'inquiétude. Son instinct ne pouvait la tromper et, déjà de subtiles menaces rôdaient. Mais comment les discerner ? Fallait-il prendre pour des signes dangereux le fait que M. de Bardagne ne revenait pas de son voyage dans la capitale, ou celui, plus étrange, que la disparition de deux hommes, attachés au service de la police, n'avait soulevé aucun commentaire dans la ville, aucune enquête ?... Fallait-il voir dans la mesure récente du prévôt de la police, de fermer de jour comme de nuit les portes de la ville et de ne filtrer qu'avec le plus grand soin ceux qui voulaient en sortir ou y entrer, une décision de surveillance plus étroite des Huguenots ou, au contraire, considérer comme valable le prétexte donné : des pirates, disait-on, rôdaient sur la côte ? Pourtant, on n'avait pas à craindre, comme en Méditerranée, des incursions armées, mais ces bons commerçants savaient en quoi il fallait les redouter. Les pirates jetaient l'ancre aux environs, puis se mêlant dans la ville aux passants, écoulaient le fruit de leurs larcins à des prix imbattables, n'ayant pas eu à acquitter les taxes assez lourdes de droit d'entrée et de vente. Il y avait toujours des négociants pour s'entremettre avec eux en vue d'un bénéfice appréciable et non taxable. Était-il vrai que des individus à mine patibulaire, proposant des fourrures du Canada, avaient été repérés ces jours derniers ? Était-ce à leur seule intention qu'un régiment entier de dragons avait pris ses quartiers à l'intérieur de la ville ? Quoi qu'il en fût, les portes étaient désormais closes et surveillées.

Pour cette raison, Angélique avait été chargée d'aller chercher Martial et Séverine à l'Ile de Ré. Auparavant, maître Gabriel devait s'occuper, l'heure venue, de rapatrier ses deux aînés, mais désormais les protestants ne sortaient plus qu'avec d'extrêmes difficultés. On pointait leurs noms, on les interrogeait longuement, on surveillait aussi leur retour et leur nombre.

D'autre part, le temps pressait. Le départ clandestin était imminent. La flotte hollandaise était annoncée.

Combien de fois Angélique ne s'était-elle pas penchée à la fenêtre sur les remparts pour interpeller Anselme Camisot :

– Apparaissent-ils, les Hollandais ?

Le gardien de la Tour de la Lanterne hochait négativement la tête :

– Pas encore. Pourquoi cette impatience, dame Angélique ? Auriez-vous un galant parmi eux ?

Maintenant le bruit courait qu'ils relâchaient à Brest. Dans deux, trois jours ils seraient là. L'horizon fleurirait de voiles. En quelques heures la mer serait blanche et mouvante comme une grève chargée d'oiseaux. Sur le port déferleraient de lourds gaillards au teint de jambon et à l'accent rugueux.

Et ce serait pour une poignée d'hommes, de femmes et d'enfants traqués, l'embarquement hâtif par une sombre nuit ; les voix chuchotées, les pleurs des bébés qu'on calme en les berçant...

Ils seraient là, ombres furtives, fuyant la ville, leur ville, la cité de leurs pères. En cette nuit, l'orgueilleuse Rochelle protestante récolterait les fruits de sa défaite…

Ce serait, à fond de cale, l'attente anxieuse du départ, chacun guettant les ordres lointains, les pas au-dessus d'eux. Le navire craquerait. On le sentirait s'ébranler, les mouvements de la houle s'accentueraient. Plus tard, viendrait l'instant où, enfin, ils pourraient sortir sans danger de l'entrepont malodorant. La mer autour d'eux serait déserte et ils contempleraient en cet horizon dépouillé l'image de leur liberté.

Angélique aspira profondément l'air saturé d'odeur de sel et d'absinthe amère. Les fleurs petites, d'un jaune sombre, poussaient au creux des dunes. Honorine les cueillait avec application.

– Dépêche-toi, chérie, lui dit Angélique.

– Je suis fatiguée.

– Eh bien ! je vais te porter.

Elle s'agenouilla pour que l'enfant pût se hisser sur son dos.

Il lui était agréable de marcher dans le vent, en sentant contre elle le poids de ce fardeau léger. Les cheveux soyeux d'Honorine, malmenés en tous sens, caressaient sa joue. Elle entendait rire la fillette. Le silence de la lande, fait de mille bruits – ceux du vent, du ressac sur les galets au pied de la falaise – d'un cri d'oiseau s'envolant des joncs – leur plaisait. Angélique s'apercevait – et elle était persuadée qu'Honorine partageait son opinion – qu'elles n'étaient point faites, toutes deux, pour la ville. Hors des remparts, tout à coup, elles retrouvaient leur milieu d'élection : la lande, l'horizon lointain et l'attirance de ce qui s'y cache comme une promesse. Ce pays était plat, sans forêts, nu, sous le voile impalpable d'une brume verdâtre, qui ce jour-là prolongeait indéfiniment la plaine composée de dunes, de marécages et de champs maigres. Sur la droite, au loin, un hameau groupait ses « bourrines » misérables. C'était Saint-Maurice.

Du côté de la mer, la digue de Richelieu dressait encore sa pile centrale, caparaçonnée de coquillages, de chaque côté de laquelle des tronçons de poutrelles entrecroisées achevaient de s'effondrer en pourrissant parmi les courants.

Angélique n'y jeta qu'un regard distrait. La mer des Pertuis s'ouvrait devant elle. Mer intérieure entre les îles d'Oléron et de Ré. Mais déjà tout imprégnée de la nostalgie mouvante de l'Océan.

Honorine resserra l'étreinte de ses petits bras autour de son cou.

– Tu es heureuse ? demanda-t-elle à sa mère avec la douceur indulgente que l'on réserve aux enfants gâtés.

– Oui, je suis heureuse, répondit Angélique.

Et c'était vrai. Le temps de la délivrance était proche. Elle avait la certitude en regardant ce paysage encore si sauvage, indépendant des hommes et de leurs passions, que la mer ne la trahirait pas. Une nouvelle page de sa vie s'ouvrirait.

Quelles qu'en fussent les peines, elle la vivrait avec un cœur nouveau parce que délivrée d'une oppression qui avait pesé sur son existence entière. Pour tout regret sur cette terre ancienne, elle ne laisserait que celui d'une petite tombe à la lisière de la forêt de Nieul, près d'un château blanc en ruine. Pour tout trésor, elle n'emportait que sa fille, l'enfant précieuse, son amie.

Il n'y avait que quelques heures à franchir et elle entrerait dans cette zone de calme où les oiseaux brisés par la tempête se laissent porter, comme ivres, par des courants paisibles. Le bonheur était proche.

– Alors, si tu es heureuse, chante-moi une chanson ! conclut Honorine.

Angélique se mit à rire. Sa fille saurait toujours saisir les bonnes occasions au vol.

Elle se mit à fredonner la chanson préférée de Florimond, celle du Moulin-Vert. Il y était question d'un moulin couvert d'émeraudes, d'un diable qui voulait se l'octroyer, du propriétaire qui s'en défendait. L'histoire était longue.

Tout en chantant, Angélique s'éloignait du bord de la falaise. Il lui fallait maintenant couper à travers la lande pour rejoindre le chemin routier qui lui permettrait d'atteindre le petit port de La Pallice dont les premières masures commençaient à se distinguer.

– Regarde donc par là, dit Honorine, moi j'aperçois le diable du Moulin-Vert.

Sa mère se retourna machinalement pour suivre la direction indiquée par le petit doigt et elle resta le souffle coupé.

Presque à l'emplacement où elles auraient dû se trouver si elles avaient continué à suivre le sentier au bord de la mer, une silhouette venait de surgir. Angélique était maintenant trop éloignée pour distinguer les traits de l'apparition mais ce qu'elle voyait, c'est que c'était un homme de grande taille, vêtu de sombre, avec un immense manteau noir dans lequel s'engouffrait le vent.

C'était Méphisto !

Au même instant la mer souffla vers le rivage une nappe de cette brume qui rôdait et Angélique se trouva au cœur d'un songe immatériel où semblait seule vivre et palpiter l'aile noire du grand manteau.

Elle crut qu'elle avait cessé de vivre ou, tout au moins, que son esprit l'avait quittée d'un bond pour se transporter dans ce pays où se matérialisent les imaginations imprécises, où le rêve devient palpable alors que la vie sensible s'estompe.

Il doit en être ainsi quand on devient fou.

Pour avoir si souvent évoqué la boutade du sieur Rochat : « Je souhaite que le Rescator vienne jeter l'ancre devant La Rochelle », voici qu'elle le voyait ! Elle était vivante au sein de l'image créée de toutes pièces par ses fantasmagories.

Elle crut qu'elle venait de perdre la raison. Elle eut peur.

Puis le souffle humide du brouillard passa. Les couleurs de la mer reprirent leur éclat plein de vivacité. Tout redevint net, aigu, incisif, et La Rochelle elle-même fut visible dans le lointain, blanche et dentelée comme une couronne d'argent pur. L'homme étrange levait les bras. Il approchait de ses yeux une longue-vue et observait la ville. Il avait la densité humaine et sa présence d'un noir d'encre au bord lumineux de la falaise, si elle demeurait inquiétante, ne pouvait néanmoins plus paraître fantomatique ni même diabolique.

Solidement planté sur ses jambes bottées de cuir, il prolongeait son observation. Puis il abaissa sa lorgnette et parut faire un signe à d'autres personnes invisibles qui se trouvaient sur la grève.

Angélique reprit conscience. Il allait se retourner, apercevoir une femme arrêtée. Pourquoi eut-elle brusquement la conviction que cet homme, et ceux qui l'accompagnaient, ne tenaient pas à être reconnus, ni même aperçus ?

Elle regarda autour d'elle et, se hâtant, gagna un bouquet de tamaris derrière lequel elle se dissimula avec sa fille. Étendue dans le repli sablonneux, elle distinguait mal ce qui se passait plus loin. Deux hommes avaient rejoint le premier. Ils discouraient entre eux.

Ils disparurent. Elle eût pu croire qu'elle avait rêvé si son oreille collée au sol ne lui eût renvoyé des sons étouffés de voix humaines et de coups frappés à intervalles réguliers comme l'aurait fait le marteau d'un charpentier.

Une rafale de vent lui apporta l'odeur âcre et reconnaissable de la poix fondue. Du rebord de la falaise, qui à cet endroit s'incurvait profondément pour former une sorte de crique, un peu de fumée s'élevait.

– Ne bouge pas, dit Angélique à Honorine.

Mais Honorine ne pensait pas à bouger. Demeurer tapie, dans un pli de terrain, comme un lapeteau aux aguets, correspondait à sa nature farouche et devait lui rappeler les premiers temps de son enfance.

Angélique se glissa en rampant à travers les herbes jusqu'au rebord.

Elle aperçut alors, mouillé au centre de la crique, un trois-mâts qui ne portait aucun pavillon, ni oriflamme. Assez bas sur l'eau et relativement large, il pouvait aussi bien être hollandais qu'anglais, mais certainement pas français, et n'appartenant en aucun cas à la base rochelaise des morutiers. Ceux-ci ne dépassaient pas 180 tonneaux. Or ce bâtiment devait jauger au moins 250 tonneaux ou plus.

Que venait faire un bâtiment de commerce dans cette crique située à une lieue de La Rochelle et peu apte au mouillage, car il était connu que les falaises abruptes mais courtes abritaient mal, et que les fonds étaient boueux et sans profondeur. Dans ces criques ne se réfugiaient que des barques de pêcheurs

Et d'ailleurs pouvait-il s'agir d'un navire de commerce ? L'œil d'Angélique s'était habitué en Méditerranée à reconnaître certains camouflages. Elle était sûre maintenant que le navire devait avoir un double pont, avec une batterie de canons, et que les sabords encastrés, presque invisibles à une courte distance, devaient s'ouvrir, quand il le fallait, sur les gueules noires d'une quinzaine de pièces.

Sur le pont, près de la rambarde particulièrement épaisse et haute, des amoncellements de sacs d'apparence inoffensive devaient dissimuler les couleuvrines. Aussi bien la présence, près de ces sacs, d'une sentinelle était révélatrice.

De même que d'autres tas recouverts de bâches devaient cacher ces longs bois, ces gaffes et ces échelles qui servent en mer à repousser l'assaut d'un autre navire... ou à le mener.

Un caïque se détachait du bâtiment et venait vers la plage. Angélique le perdit de vue quand il aborda.

Très doucement, elle s'avança encore, et releva la tête avec précaution.

Les voix lui parvinrent, plus sonores ; elle ne distinguait pas quelle langue était employée. Au-dessous d'elle, elle aperçut, installée sur un feu parmi les galets, une grosse marmite où mijotait la poix de Suède, ou goudron, qui servait au radoubement des navires. Des tonnelets étaient rangés alentour. Des matelots, dont elle n'apercevait que l'échine et les têtes hirsutes ou coiffées de bonnets de laine, Trempaient des morceaux d'étoupe dans le goudron et les rangeaient dans des corbeilles en attendant qu'elles fussent chargées sur le caïque.

L'équipage de celui-ci était pour le moins curieux. On aurait dit que chacun des quatre hommes qui le composaient était d'une race différente, et qu'ils s'étaient rassemblés pour représenter, au cours d'une fête nautique, le ballet des quatre parties du monde. L'un, mince et agile, avait le teint hâlé, les yeux immenses des races méditerranéennes : un Sicilien, un Grec, un Maltais ? L'autre, trapu comme un ours sous son bonnet de fourrure, semblait ne pas pouvoir bouger tant étaient raides sa casaque et ses bottes de peaux de phoque. Le troisième était franchement pain d'épice avec des yeux bridés. Les muscles de ses gros bras nus saillaient tandis qu'il hissait sur son crâne, sans effort apparent, un tonneau de taille respectable contenant des morceaux de brai – un Turc, sans doute. Le dernier, un Maure altier et gigantesque, se gardait bien de prendre part aux grossières besognes du reste de l'équipage, se contentant, son mousquet dans les bras, de surveiller les alentours.

« Les pirates !... »

Ainsi les prétextes du lieutenant de la prévôté, pour clore les portes de la ville, n'étaient pas faux. Les pirates aperçus existaient réellement et ils étaient là ! Leur audace dépassait même ce qui était concevable : quelques encablures les séparaient du Fort Saint-Louis de La Rochelle et une distance à peine plus longue de Saint-Martin-de-Ré, base de l'escadre royale !

La voilure était carguée de telle manière qu'elle pouvait être déployée très rapidement : cela indiquait un navire aux aguets et prêt à réappareiller à la première alerte. Il était bizarre qu'il ait à calfater dans ces conditions. Sans doute cela donnait le change à une observation lointaine et superficielle, aussi bien venant de la terre que du bord d'un navire croisant en rade.

Un bruit d'éboulis proche la fit se coller plus étroitement au sol. Il y eut des grognements assez surprenants et inattendus, suivis de cris déchirants qui auraient paru tragiques s'ils n'avaient été poussés par deux solides cochons que leurs propriétaires, des paysans du hameau de Saint-Maurice, essayaient de faire descendre sur la plage. Le matelot au bonnet de fourrure vint à eux et commença à discuter les prix. Apparemment les paysans avaient fait bon ménage avec le bateau de pirates installé dans leur voisinage. Ce n'en restait pas moins une cargaison d'aventuriers prêts à tout. Ils étaient bien réels, ces pirates. Elle les voyait, les entendait, les touchait presque. Mais c'était l'homme au manteau noir qui ne devait pas être vrai. C'était impossible qu'il soit venu en chair et en os jeter l'ancre devant La Rochelle. Surtout lui !... Pourquoi lui ?... Elle avait rêvé. D'ailleurs il n'était plus visible. À part les sentinelles immobiles, le bateau semblait désert. Il se balançait mollement et la lumière faisait luire les moulures dorées du château arrière qui frappait par son importance et son luxe. La décoration de poupe n'eût pas été désavouée par un bâtiment royal et Angélique réussit à déchiffrer un nom étrange tracé en lettres d'or « Gouldsboro ».

La pression d'une petite main sur son bras la ramena à elle. Honorine, qui devait trouver le temps long, l'avait rejointe avec la prudence d'un chaton.

À sa vue, Angélique comprit qu'elles ne pouvaient rester là.

Surprises par les pirates, qu'adviendrait-il d'elles ? Les insoumis de la mer n'ont pas la réputation d'être des cœurs tendres. Dans la mesure des dangers qu'ils couraient, ils se montreraient intraitables. Et si leur chef était réellement ce Rescator qu'elle avait cru reconnaître tout à l'heure, qu'aurait-elle à gagner à retomber entre ses mains ?...

Avec d'infinies précautions, se glissant de dunes en dunes, elle parvint à s'éloigner vers l'intérieur des terres. Lorsqu'elle atteignit enfin la route carrossière, elle reprit Honorine sur son dos et marcha, en toute hâte, vers La Pallice. Elle se jeta dans la salle de l'auberge, où les pêcheurs venaient boire un verre de vin après avoir relevé leurs filets.

– On dirait que vous avez vu le diable, lui dit la patronne, en lui apportant d'office une cruche de vin de l'île de Ré.

– Mais oui, on l'a vu, approuva Honorine.

– Délurée, la petite ! dit la femme en riant.

Angélique demanda du lait et une tartine pour sa fille et pour elle du bouillon chaud. Malgré l'insistance de son hôtesse elle déclina le vin qui aurait achevé de lui couper les jambes. Elle ne devait pas oublier qu'elle était venue là pour aller chercher Martial et Séverine à l'île de Ré.

Deux heures plus tard, elle abordait la petite capitale de Saint-Martin, toute chatoyante des redingotes bleues ou rouges, chamarrées d'or, des officiers royaux.

Elle s'informa et trouva sans difficulté la maison de Mme Demuris, la sœur de maître Berne. Angélique, encore pâle et l'air un peu absent, était en parfaite disposition pour jouer le rôle qui lui avait été dévolu. Maître Gabriel Berne, tombé subitement malade, était au plus mal, et réclamait ses enfants avant de mourir.

Sa sœur n'aurait pas le cœur de les retenir. Ce fut elle d'ailleurs qui parut le plus frappée de la nouvelle. Ce n'était pas une mauvaise femme. Elle s'était convertie parce qu'elle avait de l'ambition et qu'elle était assez intelligente pour comprendre que fille de la religion réformée, elle ne connaîtrait en ces temps-ci qu'avanies et déboires. Cadette de maître Gabriel, elle avait beaucoup souffert de rompre avec son frère qu'elle admirait. Elle sanglota, ne pensant qu'à cette mort imminente et laissa partir les deux aînés dont elle avait été chargée par le lieutenant du Roi en oubliant qu'elle avait interdiction de les laisser quitter sa demeure sans une autorisation spéciale.

Le patron de la barque, qui les ramenait vers le continent, regardait le ciel se couvrir de nuages sombres. Une tempête se préparait. La barque se mit à danser sur de grosses lames noirâtres et panachées de blanc, et comme ils abordaient, des rafales de pluie fine les assaillirent. Angélique trouva à louer une carriole bâchée. De toute façon, elle n'aurait osé revenir à pied par la lande. Le conducteur, un huguenot, était content de rendre service aux enfants de maître Berne.

La randonnée fut courte. Ils arrivèrent rapidement sous les remparts de La Rochelle, aux abords de la Porte Saint-Nicolas. Une sentinelle la gardait, abritée par une capote de toile huilée. Il ne se dérangea guère et laissa passer la charrette du paysan. Angélique se félicitait déjà de la bourrasque qui leur permettait de s'en tirer à si bon compte, lorsque deux archers sortirent du corps de garde.

Ils se postèrent devant le cheval pour l'arrêter et jetèrent un regard à l'intérieur de la carriole.

– La voilà, dit l'un d'eux.

Angélique reconnut celui qui l'avait interrogée sur ses nom et qualités lorsqu'elle était passée dans la matinée, afin de sortir de la ville.

– C'est bien vous, dame Angélique, servante chez maître Gabriel Berne, sis au coin de la rue Sous-les-Murs et de la place de la Marque-au-Beurre ?

– Oui, c'est moi.

Les deux hommes se consultèrent. L'un d'eux se hissa sur le siège à côté du cocher.

– Nous avons reçu l'ordre, quand vous repasseriez, de vous faire conduire au Palais de Justice.

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