Chapitre 13

Le huguenot qui conduisait la carriole changea de couleur. Il n'était pas bon pour un ressortissant de la Religion Réformée, de se trouver en compagnie de personnes qu'on devait mener au Palais de Justice.

Mais force lui fut de prendre le chemin désigné. En mettant pied à terre devant le long mur médiéval dont les gouttières en gargouille déversaient des flots d'eau, Angélique croyait encore, inexplicablement, qu'on voulait lui parler des pirates. Puis elle se dit que Nicolas de Bardagne était de retour et cherchait à la rencontrer.

Cependant, on ne lui fit pas monter le grand escalier au fond de la cour, sous les plafonds en caissons dorés, qu'elle connaissait déjà.

On la poussa, ainsi que les trois enfants, vers les bureaux assombris par une avancée d'arcades. Les chandelles y étaient déjà allumées. Dans le désordre des papiers, des encriers et des plumes d'oies, des clercs travaillaient. D'autres étaient assis sur des tabourets, dans les encoignures, et semblaient n'avoir rien d'autre à faire que de se ronger les ongles.

Il régnait cette odeur morose, de suif et de poussière, mêlée pourtant à celle, militaire, de tabac et de cuir de bottes, qui éveillait en Angélique d'inquiétants souvenirs. Une odeur policière. Un homme se leva, examina la jeune femme avec la résignation insolente des « grimaults4 » et ouvrit une porte derrière lui.

– Entre là, dit-il en la poussant.

Ce faisant, il lui prit la main et la sépara de celle d'Honorine.

– Vous, les enfants, restez ici.

– Mais ils peuvent bien venir avec moi, protesta Angélique.

– C'est impossible ! M. Baumier doit t'interroger.

Angélique rencontra les regards de Martial et de Séverine. Ils avaient les lèvres entrouvertes sur leur souffle précipité. Leurs cœurs devaient battre à grands coups. Ils avaient déjà été amenés ici lorsqu'on les avait arrêtés. Elle eut envie de leur crier : « Surtout, ne parlez pas... » car elle avait eu l'imprudence de les entretenir à mi-voix de leur départ pour les Amériques, durant la traversée de l'Ile de Ré à La Pallice. Elle ne put que leur recommander.

– Tenez bien Honorine. Faites-lui comprendre qu'elle doit être sage et qu'il faut se taire...

Les derniers mots se perdirent dans les hurlements d'Honorine, furieuse d'être séparée de sa mère. La porte se referma et Angélique demeura anxieuse dans la pièce où elle venait d'être introduite. Elle tendait l'oreille aux cris de sa fille qui dominaient des voix d'hommes bourrues, bien intentionnées sans doute, essayant de la calmer. Les cris décroissaient. On éloignait l'enfant. Il y eut des bruits d'autres portes refermées et le silence revint.

– Avancez. Asseyez-vous.

Angélique sursauta. Elle n'avait pas remarqué la présence du sieur Baumier, derrière sa table. Il lui désignait un tabouret de l'autre côté.

– Asseyez-vous, dame Angélique.

Elle trouva qu'il appuyait sur son nom avec une intonation qui lui parut indéfinissable. Il affectait de ne pas la regarder pendant qu'elle prenait place, et feuilletait un dossier, tout en grattant d'un doigt son crâne, entre ses cheveux clairsemés.

Des brins de tabac lui sortaient du nez. Il grommela « bien... bien... » à plusieurs reprises, referma le dossier et se renversa en arrière contre le haut dossier de son fauteuil de tapisserie usée.

Baumier avait les yeux très rapprochés, ce regard convergent, un peu louche, et animé d'une lumière fixe, que l'on voit aux inquisiteurs. Autant Nicolas de Bardagne était peu destiné au rôle qui lui avait été dévolu, autant celui-ci était à sa place dans sa fonction.

Angélique le sentit. Elle allait avoir à combattre. Le silence se prolongeait. Il était dans la tactique de Baumier d'impressionner ainsi ceux qu'il avait à interroger, mais en l'occurrence, le temps qu'on lui laissait permettait à Angélique de rassembler ses forces. Elle ne savait pas sur quel point vulnérable il allait d'abord attaquer. Baumier lui-même ne le savait peut-être pas non plus. Il passait sa langue sur ses lèvres minces, tout à l'intensité de ses réflexions et cela lui donnait une impression de renard cruel.

Enfin, il se décida et se pencha d'un air patelin.

– Dites-moi, ma belle, qu'avez-vous fait des corps ?

– Des corps ? répéta Angélique étonnée.

– Ne commencez pas à jouer l'innocente. Vous ne seriez pas si émue si vous ne compreniez pas de quoi il retourne. Ce n'est pas un bon souvenir pour vous, n'est-ce pas, que ces corps qu'il a fallu transporter... cacher... hein ?

Angélique réussit à maintenir sur son visage le même masque d'ahurissement poli.

Baumier s'impatientait.

– Ne perdons pas de temps inutile... de toute façon, vous serez obligée d'avouer. Ces corps... ces hommes... Vous savez ?... L'un d'eux avait une redingote bleu vif.

Il frappa du plat de la main sur son bureau.

– ... Vous prétendez qu'aucun homme vêtu d'une redingote bleu vif ne vous a accostée dans la rue, le mois dernier, ne vous a tenu des propos galants ?

– Pardonnez-moi, monsieur (elle réussissait à ébaucher un sourire désemparé), je ne comprends rien à ce que vous me dites. Ne vous fâchez pas...

Le préposé aux affaires religieuses devint rouge et sa bouche prit un pli mauvais.

– Vous ne vous souvenez pas de ces deux hommes ?... Le 3 avril dernier très exactement, une heure après midi... Vous reveniez des magasins Manigault, sur le port... Ces hommes vous ont suivie... rue de la Perche, rue de la Soura... Vraiment, vous n'avez pas souvenance ?

Il dosait l'ironie et la persuasion. Elle murmura parce qu'elle ne savait pas à quel point il pourrait la confondre.

– C'est possible.

– Ah ! nous y venons, fit-il satisfait.

Il se carra à nouveau dans son fauteuil, pour la contempler comme une proie qui ne pouvait plus lui échapper.

– Alors, racontez-moi cela.

Angélique réagit. Se laisser intimider par l'assurance diabolique de son interlocuteur la mènerait a sa perte, d'un aveu à l'autre, elle s'enliserait.

– Raconter quoi ? demanda-t-elle en affectant une brusquerie un peu vulgaire. Des hommes qui m'accostent dans la rue, figurez-vous qu'il s'en trouve quelques-uns. La Rochelle est une ville de plus en plus mal famée, soit dit en passant. Et j'ai autre chose à faire qu'à tenir le compte de ces tristes sires et à me préoccuper s'ils portent une redingote bleue ou rouge.

Baumier, d'un geste, négligea sa protestation.

– Mais, de ceux-ci, je suis certain que vous vous souvenez très bien. Voyons, faites un effort. Ils vous ont suivie et... ensuite.

– Ma foi, fit-elle mordante, puisque vous dites tellement qu'ils m'ont suivie, je suppose qu'ensuite je les ai envoyés promener.

– Et vous avez continué votre chemin ?

– Sans doute.

– Le 3 avril, en revenant de chez M. Manigault, JUS êtes rentrée directement dans la maison de naître Berne, rue Sous-les-Murs ?...

Elle sentit le piège, fit mine de réfléchir profondément.

– Le 3 avril, dites-vous ?... Il se peut que je ne sois pas rentrée directement ce jour-là, mais que je me sois rendue d'abord aux magasins de mon maître comme il m'arrivait souvent lorsque j'avais un message à lui remettre de la part de M. Manigault.

Baumier parut satisfait et un sourire découvrit ses dents jaunâtres.

– Heureux pour vous que vous vous soyez enfin souvenue de vos détours ce jour-là. Si vous m'aviez affirmé le contraire, vous auriez dévoilé votre mauvaise foi. Car sachez que ces galants en question, c'est moi qui les avais attachés à vos pas. D'un estaminet sur le port où je me trouvais lorsque vous avez quitté Manigault, je les ai vus entreprendre leur filature. Un autre de mes hommes avec deux archers vous attendait aux alentours de la demeure de maître Berne, rue Sous-les-Murs. Or cet homme témoigne qu'il ne vous a pas vue revenir de tout le jour ni vous, ni vos pseudo-galants avec lesquels il devait opérer sa jonction. Et eux... on ne les a jamais vus revenir.

– Ah ! fit Angélique, comme si elle ne comprenait rien au sous-entendu tragique du préposé, dont la voix avait baissé lugubrement d'un ton.

– Ne recommencez pas à jouer l'innocente, cria-t-il en frappant à nouveau sur la table.

Il grinçait des dents de fureur.

– Vous le savez très bien pourquoi ils ne sont pas revenus. C'est parce qu'on les a tués. Et je sais qui. Je vais vous expliquer comment les choses se sont passées puisque vous avez si peu de mémoire. Vous êtes arrivée aux entrepôts de votre soi-disant maître et, là, mes hommes ont suivi leur consigne – oh ! une consigne qu'ils suivaient bien volontiers, je le reconnais – et ils ont cherché à obtenir de vous leur petite récompense. Maître Berne est intervenu avec ses commis. Il y a eu bagarre, mes deux hommes ont succombé sous le nombre et sous les coups. Maintenant, comment les avez-vous fait disparaître, c'est ce que je voudrais savoir ?

Angélique avait réussi à écouter ce récit en ouvrant des yeux de plus en plus effarés. La version de Baumier clochait sur un point, celui des commis, ce qui prouvait qu'il n'était pas entièrement sûr de son fait.

– Grand Dieu ! s'écria-t-elle en exagérant sa naïveté, mais c'est affreux ce que vous me racontez là. Je ne peux en croire mes oreilles. Vous accusez mon maître d'être un assassin ?

– Oui, un assassin ! scanda Baumier.

– Mais c'est impossible, monsieur. C'est un homme très pieux. Il lit sa Bible tous les jours.

– Cela ne prouve rien, au contraire. Ces hérétiques sont capables de tout. Je suis payé pour le savoir, croyez-moi.

L'indignation et la candeur feinte d'Angélique semblèrent quand même l'avoir ébranlé.

Elle insista.

– Il ne ferait pas de mal à une mouche. C'est un homme très tranquille, très doux.

L'inquisiteur eut un sourire déplaisant.

– Je ne doute pas que vous sachiez apprécier de telles qualités, ma belle.

– Mon maître n'a...

– Votre maître ! Votre maître ! grommela-t-il. N'inversons pas les rôles. Il est beaucoup moins votre maître que vous n'êtes sa maîtresse.

Angélique se donna le temps de prendre un air outragé, avant de jouer la carte qu'elle se réservait depuis le début, la seule peut-être qui pût la tirer de ce mauvais pas. L'allusion grossière de Baumier lui en donnait le prétexte.

– Monsieur, dit-elle avec beaucoup de dignité en baissant les yeux, vous n'ignorez pas que M. de Bardagne m'a fait l'honneur de me remarquer, malgré ma modeste condition. Je ne crois pas qu'il apprécierait les accusations douteuses et insultantes que vous portez contre moi.

Il ne parut pas impressionné. Il sourit au contraire, de son sourire patelin et il eut un geste qui emplit Angélique d'un sourd effroi. Il prit une plume d'oie dans un écritoire et il se mit à la tourner rêveusement entre ses doigts. Un geste semblable évoquait pour elle, jusqu'à la nausée, la peur des interrogatoires que lui avait fait subir jadis le redoutable policier François Desgrez. Alors qu'il se préparait en secret à la clouer au pilori, il avait aussi cette manie de jouer avec une plume d'oie.

Angélique ne pouvait plus détacher son regard du mouvement machinal de ce gros pouce, noirci de tabac.

– Précisément, fit Baumier avec une douceur étudiée, M. de Bardagne ne reviendra plus à La Rochelle. On estime, en haut lieu, qu'il a manqué d'énergie dans la tâche qui lui avait été confiée.

Sa lèvre s'allongea, dédaigneuse.

– ... Il fallait des chiffres et non pas des promesses. Or, sous sa juridiction trop indulgente, l'arrogance des Huguenots n'a fait que croître, et il faut reconnaître que les seules conversions qu'on a pu recenser durant cette période étaient dues à mon seul zèle, bien mal reconnu, avouons-le.

Il étala ses deux mains ouvertes devant lui, et soudain, familier, presque bonhomme.

– Donc, la situation est nette, ma petite. Pas de M. de Bardagne pour vous protéger et se laisser prendre à vos filets. C'est avec moi qu'il faut vous entendre désormais. Je gage... oui, oui, que nous y arriverons.

Les lèvres d'Angélique tremblaient malgré elle.

– Il ne reviendra pas... murmura-t-elle sincèrement atterrée.

– Non... Mais, bah ! Si cet amant présentait pour vous, je le reconnais, de sérieux avantages, maître Berne n'en reste pas moins une valeur sûre, un solide placement. Vous avez eu raison de jeter votre grappin sur ce veuf plein d'argent...

– Monsieur, je ne vous permets pas...

– Et moi, je ne vous permets pas de vous moquer plus longtemps de moi, sale petite hypocrite, brailla Baumier, jouant le jeu de la sainte colère. Comment ?... Vous n'êtes pas sa maîtresse... Et que faisiez-vous donc dans le bureau de maître Berne, ce fameux 3 avril, lorsque l'huissier Grommaire s’est présenté pour la réquisition ?... Il vous a vue !... Vous aviez votre corsage débraillé et tous vos cheveux emmêlés sur les épaules... Et il a fallu tambouriner je ne sais combien de temps avant que ce vicieux de parpaillot ne se décide à ouvrir... Et vous avez le front de me dire en face que vous n'étiez pas sa maîtresse ?... Une menteuse, une intrigante, voilà ce que vous êtes.

Il s'arrêta essoufflé, content de voir les joues de son interlocutrice envahies d'un feu vif.

Angélique se serait maudite de n'avoir pu maîtriser cette rougeur. Comment nier ?... L'huissier, au moins, grâce à l'obscurité du magasin, n'avait pas remarqué que ses vêtements étaient déchirés et tachés de sang. Il n'y avait que demi-mal s'il n'avait attribué le désordre de sa toilette qu'à des ébats frivoles. Mais, aux yeux les plus indulgents, la situation n'était guère défendable.

– Ah ! vous voilà moins fière, jeta son tourmenteur.

Il jubilait d'avoir réussi à lui faire baisser les yeux. L'audace de ces femmes dépasse ce qu'on peut imaginer. Pour un peu, elles vous feraient croire que c'est vous qui divaguez.

– Alors ?... Qu'avez-vous à dire ?

– Monsieur, on peut avoir des faiblesses...

Les paupières de Baumier se plissèrent et ses traits prirent une expression doucereuse et méchante.

– Oh ! Certes !... des faiblesses quand on est une femme comme vous, qui attire les regards des hommes et qui le sait, on peut en avoir... Je dirais, ma foi, c'est votre métier. Le contraire m'étonnerait. Et que vous jetiez votre dévolu sur ce Berne, après tout, c'est votre affaire. Mais vous m'avez menti effrontément sur ce point et si je ne vous avais pas confondue, vous auriez continué à défendre avec indignation votre vertu outragée... Quand on ment de cette façon sur un point, on peut mentir sur tous les autres ! Je vous connais maintenant, ma belle. J'ai pris votre mesure. Vous êtes très forte, mais je serai plus fort que vous.

Angélique commençait à se sentir engluée dans une très mauvaise histoire. Ce petit homme, macéré dans l'encens et la paperasse, était particulièrement retors, à moins que ce ne fût elle qui ait perdu ses réflexes de jadis. Il l'effrayait plus que Desgrez. Avec Desgrez, même ce jour où il lui avait retourné les doigts pour lui faire avouer sa complicité dans une affaire de cambriolage5 il y avait toujours eu quelque chose entre eux – l'attirance charnelle – qui rendait exaltante leur lutte la plus féroce.

Mais à la seule pensée de devoir user de ses charmes pour neutraliser la méchanceté de ce rongeur malodorant, Angélique défaillait de dégoût. C'était au-delà des forces humaines et, d'ailleurs, toute entreprise de ce genre risquait, avec Baumier, d'être vouée à l'échec. Il était, à un échelon plus bas, de la même espèce que des Solignac. Ses voluptés, il les trouvait dans la satisfaction d'accomplir un devoir intransigeant, dans le spectacle d'un être abattu qui demande grâce, dans des regards suppliants, dans le sentiment de puissance qui consiste à détruire d'un trait de plume l'échafaudage de toute une vie.

Il avait croisé ses mains sur son maigre estomac avec le geste de béatitude qu'ont, de préférence, les obèses. Chez lui, cela accentuait son allure étriquée et le faisait ressembler à une vieille fille.

– Allons, ma jolie, soyons bons amis. Pourquoi donc êtes-vous allée vous acoquiner avec ces hérétiques ? En d'autres temps, le Berne et ses écus auraient pu avoir des avantages, je ne dis pas. Mais vous êtes assez fine pour avoir compris qu'au jour d'aujourd'hui la fortune d'un réformé n'est que du vent. À moins qu'il ne se convertisse. Là, ce serait une autre affaire. Si vous aviez été maligne, il y aurait longtemps que vous nous auriez apporté la conversion de Gabriel Berne et de sa famille. Vous auriez gagné sur tous les tableaux, tandis que vous voici dans de beaux draps : complice d'un assassin, complice des entreprises huguenotes, vous perdez votre avantage d'être catholique. On peut vous accuser de vouloir adhérer à leur coupable confession. Là, c'est très grave.

Il consulta à nouveau un petit papier.

– Le curé de la paroisse la plus proche de votre lieu de service, Saint-Marceau, dit qu'il ne vous a jamais vue assister aux offices, ni ne vous a entendue en confession. Qu'est-ce que cela signifie ? Que vous vous détachez de la foi catholique ?

– Non, certes pas, dit Angélique avec un sursaut qui eut la précieuse qualité d'être sincère.

Baumier le sentit et fut déconcerté. Les choses ne marchaient pas tout à fait comme il voulait. Il s'offrit une prise de tabac, renifla, éternua bruyamment sans songer à s'excuser et se moucha longuement, avec un soin répugnant.

Angélique ne put s'empêcher d'évoquer l'instant où Honorine avait surgi, cramoisie sous son bonnet vert, les yeux étincelants de haine, et levant son bâton sur Baumier en criant : « Celui-là, ze veux le tuer. »

Son cœur s'emplit d'amour pour la petite créature indomptable qui, déjà, se dressait comme elle contre ce qui était bas, haïssable.

Il fallait sortir de là, reprendre Honorine, gagner les quelques heures qui les séparaient de leur fuite.

– Et cela, dit Baumier. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Il lui tendait des feuillets. C'était une liste de noms. Il y avait ceux de Gabriel Berne et de sa famille, ceux des Mercelot, des Carrère, des Manigault, d'autres encore. Angélique la relut, par deux fois, intriguée, puis inquiète. Elle jeta sur son vis-à-vis un regard interrogateur.

– Tous ces gens-là vont être arrêtés demain, fit-il, avec un sourire épanoui.

Et, brusquement, il lui assena :

Parce qu'ils veulent s'enfuir.

Alors Angélique reconnut la liste. C'était la copie de celle qui avait été établie par Manigault des passagers clandestins du Sainte-Marie, tous étaient là jusqu'au petit Raphaël, dernier-né des Carrère, celui qui avait été déclaré « bâtard d'ordonnance » parce que les pasteurs n'étaient plus reconnus comme auparavant officiers d'état civil pour l'enregistrement des naissances.

Son nom à elle y était inscrit également venant à la suite de la famille : dame Angélique, servante.

– Le Sainte-Marie ne partira pas, reprit Baumier. D'ores et déjà il est soumis à la plus étroite surveillance.

Les solutions et les attitudes les plus diverses se succédaient dans l'esprit d'Angélique à un rythme effrayant, et elle les abandonnait l'une après l'autre. Ses facultés surexcitées lui montraient aussitôt de quelle manière Baumier les retournerait contre elle. Il savait beaucoup de choses. Il savait tout. Mais elle ne le laisserait pas faire. N'importe quoi valait mieux que le silence qui, en se prolongeant, prendrait figure d'aveu.

– S'enfuir, dit-elle, pourquoi ?

– Tous ces Huguenots cherchent à sauver leur fortune en se retirant chez les ennemis de la France plutôt que d'obéir au Roi.

– Je n'ai jamais ouï de tels bruits... Et pourquoi serais-je sur cette liste ? Je n'ai pas de conversion à fuir, ni de fortune à sauver.

– Vous pourriez craindre de demeurer à La Rochelle... Après tout, vous êtes la complice d'un assassin.

– Ah ! Monsieur, cria Angélique en feignant une grande terreur, je vous en supplie, ne répétez pas une pareille accusation. Je vous fais serment qu'elle est fausse. Je pourrais vous en donner la preuve.

– Vous savez quelque chose ?

– Oui, oui.

Angélique plongea son visage dans son mouchoir.

– Monsieur, je vais vous dire toute la vérité.

– À la bonne heure, s'écria Baumier dont le visage s'illumina de triomphe. Parlez, mon enfant, je vous écoute.

– Ce... ces hommes que vous dites avoir envoyés à ma suite, ce 3 avril, c'est vrai, je me souviens très bien d'eux.

– Je m'en doutais.

– Surtout de ce garçon en redingote bleue. Comment vous expliquer, monsieur, j'ai honte. Mais, en vérité, contrairement à ce que vous croyez avoir compris, mon maître est un homme austère et, dans sa maison, la vie n'offre guère de distractions. Je suis une pauvre fille avec une enfant à charge. J'ai accepté de servir chez ce Huguenot parce qu'il m'offrait un bon salaire. Mais il est très sévère. Il faut travailler, travailler et lire la Bible, c'est tout. Ce jour-là, quand ce jeune homme aimable m'a abordée, rue de la Perche, j'ai pris plaisir à écouter ses propos. Ne vous fâchez pas, monsieur.

– Je ne me fâche pas, bougonna Baumier, cela prouve qu'il faisait bien le métier pour lequel je le payais. Et alors ?

– Alors, nous avons continué notre chemin en devisant agréablement et quand je suis arrivée aux magasins de maître Berne où je devais me rendre, je crois que j'avais su lui faire comprendre... que je le reverrais volontiers plus tard... et dans des conditions plus intimes. Je me souviens qu'il a discuté avec son camarade et qu'il lui a dit quelque chose de ce genre : « Le vieux crabe nous a rempli les poches pour mener cette affaire... »

– Le vieux crabe ? sursauta Baumier.

– Je ne sais pas de qui il parlait, monsieur, maintenant je suppose que c'était peut-être... de vous.

– Continuez, fit-il furieux.

– Oui, ils semblaient dire qu'ils avaient de l'argent à leur disposition.

Elle s'avançait beaucoup, c'était là un détail qu'elle ignorait. Mais elle pouvait supposer que, lorsque le Président des Commissions royales lançait sur le pavé de La Rochelle ses suborneurs patentés, il devait les pourvoir suffisamment pour éblouir les belles. Sa déduction s'avéra juste car il ne cilla pas. Angélique s'enhardit :

– Il a continué : « Pour une fois que nous en avons une plaisante et qui ne nous met pas la main sur la figure, on ne va pas gâcher notre chance. Va m'attendre à la Taverne de Saint-Nicolas et offre-toi un pot aux frais du vieux... hum ! Et, ensuite, nous aviserons. »

– Qu'est-ce qu'il voulait dire par là ? demanda Baumier qui semblait fumer de rage contenue.

– Je ne sais pas, monsieur... Je vous avoue que j'avais autre chose en tête. C'était un garçon si aimable. Il faut reconnaître que vous l'avez bien choisi. Il était fort hardi. Ce n'était pas pour me déplaire, surtout, comme je vous l'ai expliqué, que ma vie est si peu distrayante chez ces Huguenots et qu'il y avait longtemps que je n'avais pas goûté certains... plaisirs. La ruelle était déserte.

Elle se prenait en horreur d'improviser une aussi vilaine histoire, mais pour l'instant Baumier semblait y mordre. Il était tellement ébranlé, et cela stimulait l'imagination d'Angélique.

– Ce qui a tout gâché, c'est que mon maître, M. Berne, nous a surpris. Il est très violent et il s'est mis dans une grande colère. Il est très fort aussi et mon nouvel ami n'était guère en état de lutter contre lui. Il a pris le parti de détaler, ce qui était le parti le plus sage, n'est-ce pas ?

– La peste soit de ces freluquets. Pourquoi s'étaient-ils séparés ? Si je les envoie par deux, c'est qu'il y a des raisons !...

– Quant à moi, mon maître m'a traînée dans son bureau pour me tancer. Il était, je vous l'ai dit, très en colère...

– Jalousie !

– Peut-être, fit Angélique avec un mouvement de coquetterie, mais toujours est-il qu'il était sur le point de me donner du bâton lorsque l'huissier Grommaire est intervenu et m'a épargné la correction.

Baumier s'agitait. Il était évident que la nouvelle présentation des événements le déconcertait.

– C'est tout !

– Non, ce n'est pas tout, murmura Angélique en baissant la tête derechef.

– Quoi encore ?

– Ce garçon à la redingote bleue, je... je l'ai revu.

– Où ? Quand ?

– Le soir même. Nous avions eu le temps de nous glisser la promesse d'un rendez-vous du côté des remparts. Et puis aussi le lendemain...

Elle avançait en tâtonnant. En essayant de parachever la véracité de son récit, n'allait-elle pas faire s'écrouler le fragile édifice de ces mensonges ?

– Et puis, je ne l'ai plus revu. J'ai supposé qu'il avait quitté la ville... Il y avait fait allusion... J'ai été quand même déçue.

Baumier secoua les épaules avec un amer désenchantement.

– Tous les mêmes ! On s'échine à leur apprendre un métier, on les persuade de leur rôle, on leur confie des missions d'une importance capitale, et les voilà qui filent à la cloche de bois, chercher fortune ailleurs. Quand même, de la part de Justin Médard, cela m'étonne. À qui se fier ?

Angélique ne lui laissa pas le temps de trop s'étonner sur la conduite inexplicable du malheureux Justin Médard qui, en fait, avait payé en servant de pâture aux crabes son dévouement à une juste cause et sa courageuse conscience professionnelle. Elle supplia :

– Et maintenant, monsieur, que je vous ai tout avoué, vous n'allez pas être trop dur avec moi. Je vous promets que dès demain je vais quitter ces Huguenots. Cela m'attire trop d'ennuis d'être chez eux. Tant pis ! Je ne sais pas encore où je pourrai aller, mais je les quitterai, je vous le promets.

– Mais pas du tout, vous ne les quitterez pas, protesta-t-il. Au contraire, vous devez rester chez eux et me tenir au courant de tout ce qui se trame. Voyons, leur fuite sur le Sainte-Marie, vous êtes au courant ? Vous étiez inscrite.

– Qu'y puis-je ? Je ne sais pas de quoi il s'agit, monsieur. Il me semble que si mon maître devait partir, il m'en aurait informée ou se serait livré à certains préparatifs.

– Vous n'avez rien remarqué ?

– Non.

Elle essayait d'avoir l'air naïf. Baumier manipulait entre ses doigts la liste révélatrice.

– Pourtant mes renseignements semblent exacts.

– Si ceux qui vous les fournissent gagnent aussi bien leur argent que votre Justin Médard... pouffa Angélique.

– Vous, taisez-vous, hurla Baumier. Parce que je vous ai écoutée avec indulgence, voilà déjà que vous redressez la tête. Insolente ! Effrontée ! Vous mériteriez que je vous fasse enfermer aux Filles Repenties, car vous n'êtes, en réalité, qu'une p... de la pire espèce... Mais, si vous êtes réellement cela, vous me serez plus utile dehors que dedans.

Il la considéra, à nouveau calmé, avec une rêveuse attention.

– Si vous êtes réellement cela, répéta-t-il à mi-voix.

Il se leva et fit le tour de la table. Angélique se demandait avec appréhension ce qu'il méditait. Il fallait espérer qu'il ne lui demanderait pas un baiser en échange de sa libération. Mais il se dirigeait de sa démarche trottinante vers la porte.

– Monsieur, monsieur, pria-t-elle, les mains jointes, dites-moi que vous allez me libérer et me rendre ma fille. Je n'ai rien fait de mal.

– Oui, je crois que je vais vous libérer, décida-t-il avec une olympienne condescendance. Pour cette fois... juste une petite vérification à effectuer... et vous serez libre.

Il sortit.

Si elle n'avait pas été si tendue, elle aurait perçu la nuance inquiétante de sa voix lorsqu'il avait dit « Juste une petite vérification à effectuer ». Mais elle était toute au soulagement de sa promesse. « Je vais vous libérer. » La situation lui avait paru un moment désespérée. Pourvu qu'on lui rende les enfants Berne en même temps qu'Honorine !

Ses épaules s'affaissèrent. Elle ferma les yeux et deux larmes de faiblesse coulèrent sur ses joues.

Puis la porte se rouvrit et quelqu'un entra dans la pièce.

C'était le policier François Desgrez.

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